Feuerbach - Qu'est-ce que la Religion ?/L’essence du Christianisme. — Chap. XVI

Traduction par Hermann Ewerbeck.
Ladrange, Garnier frères (p. 256-266).

Chapitre XVI.

Le Mystère du Christ chrétien ou du Dieu personnel.


Tous les dogmes fondamentaux du christianisme sont des désirs humains exaltés et mystiquement réalisés dans cette exaltation. L’essence de cette religion réside sans contredit dans la passivité de l’âme humaine. dans ses émotions si profondes, si chaleureuses, si enthousiastes, mais passives : bref, dans ce qu’on désigne en allemand par le mot collectif de Gemuth. Ainsi, il est plus doux et plus saisissant de souffrir que d’agir, de se laisser affranchir que de s’affranchir soi-même, de faire dépendre son salut spirituel d’une personne étrangère que de sa propre activité individuelle. Il est plus doux à ce Gemuth, à cette passivité affective de se savoir aimé de Dieu, que de s’aimer soi-même par l’amour égoïste, mais naturel de tous les êtres organiques ; il est plus attendrissant de mettre un objet d’amour à la place de l’objet de tendance ; l’âme affective et passive préfère de se mirer dans les yeux resplendissants d’amour d’un autre être, que de regarder dans le miroir concave du propre moi, ou dans tes profondeurs tranquilles et cristallines, mais glaciales. de la grande nature universelle, dont l’océan pacifique ne parle guère à l’âme passive. Il est plus doux de se laisser affecter de sa propre âme âme comme si elle était un autre être, que de se déterminer soi-même selon les règles immuables de la raison. Cette passivité est, pour ainsi dire, le cas oblique du moi, c’est le moi comme accusatif, comme quatrième cas de la déclinaison tandis que le moi de Fichte est éminemment antipathique à cette passivité, parce qu’il est accusatif et nominatif à la fois, un vrai indéclinable. La passivité de l’âme, c’est précisément le moi qui se laisse affecter par soi-même, comme si l’affectant était ici différent de l’affecté. Le moi passif, c’est cette passivité (Gemuth) qui change le modus passif en modus actif, et vice versa. Cette phase du moi a cela de particulier, qu’elle prend le pensant pour le pensé, et le pensé pour le pensant : elle ne fait que rêver, elle ne saurait agir qu’en rêvant, et rêver lui est la plus sublime manifestation possible. Or. qu’est-ce que le rêve ? C’est le revers de la conscience du moi : dans le rêve l’actif est le passif, et vice versa ; dans le rêve, je prends les émotions que mon âme se fait à elle-même pour des émotions venues du dehors ; mes sensations affectives me paraissent des événements, mes représentations me paraissent des êtres extérieurs : le rêve a la faculté de la double réfraction des rayons, et c’est là la véritable cause pourquoi il nous plaît tant. En rêvant, le même moi existe comme en veillant ; l’unique différence est que, pendant le jour, le moi s’agite en lui-même, et, pendant le sommeil, est agité, —  par qui ? Par lui-même, comme si cela était un autre être. Le rationaliste dit : Je me pense ; la religion dit : Je suis pensé par Dieu et je le sais. La passivité de l’âme est comme un rêve à l’œil ouvert, la religion est le rêve que la conscience du moi fait ; le rêve est te mot de l’énigme en matière de religion.

La suprême loi de l’âme affective, passive est l’unité immédiate de ta volonté et de l’action, du désir et de la réalisation : cette toi se trouve accomplie par le Christ comme Sauveur. Car absolument comme un miracle extérieur réalise immédiatement, et en faisant contraste avec l’activité naturelle, les besoins et les désirs physiques : de même le Sauveur fait contraste avec l’activité spontanée de l’homme naturel ou rationaliste en fait de morale, et satisfait immédiatement tous tes besoins et tous les désirs moraux. Le miracle extérieur épargne a l’homme l’emploi pénible des moyens, et le Sauveur rend superflue pour l’homme toute activité médiatrice intérieure Tu désires la félicité future au paradis : l’as déjà de par le Sauveur. Tu n’as pas besoin de t’occuper de la vertu, pour arriver à la félicité céleste : celle-ci t’est déjà assurée, ne te donne donc plus la peine de t’acquérir ; la seule condition est de croire fermement ce que ton Dieu sauveur t’a prescrit, tu soupires après un soulagement de ta conscience : elle est déjà soulagée, le médiateur divin s’en est chargé, et la paix ne te manquera plus. Ainsi, ce point de vue tu n’as plus à suivre la loi divine, mais le médiateur, lui qui a accompli la loi ; voilà ton unique boussole ; le médiateur est désormais la loi de ton existence. Le médiateur est ici la loi vivante, c’est-à-dire il l’a réalisée ; or en la révisant complètement il l’a annulée, il l’a rendue superflue, il l’a absorbée. La loi de l’Ancien Testament, c’est la loi non accomplie, celle du Nouveau-Testament est la loi accomplie.

Cette loi nouvelle abroge l’ancienne, elle est bien plus douce : « mon joug est doux, » puisque le commandement est remplacé par l’exemple vivant, qui est un objet de l’amour, de l’admiration et de l’imitation ; voilà donc comment le médiateur me sauve de mes péchés. La loi telle qu’elle est ne me donne point l’énergie nécessaire pour la remplir, la loi est même barbare, elle menace sans faire attention mes faiblesses, tandis que celui qui me donne un bon exempte me communique par là en partie sa propre force. L’exemple fait des miracles, dit un proverbe. La lettre de la loi est morte, mais l’exemple vivifie ; il entraîne avec lui ceux qui y manquaient d’abord de force. La loi parle durement à l’intelligence, elle s’oppose aux besoins de la chair : l’exemple en appelle à une faculté humaine qui est des plus puissantes, à l’imitation involontaire, il saisit irrésistiblement l’âme affective et l’imagination. Et un mot, l’exemple possède des forces magiques, et appartient par là à la matière ; la force magique n’est rien autre chose que la force d’attraction, qui est une qualité essentielle de la matière.

Les anciens avaient dit que la vertu, si elle pouvait se montrer aux yeux des mortels, les charmerait tous par sa beauté et les enthousiasmerait : les chrétiens étaient si heureux d’en voir la réalisation dans la personne du Dieu médiateur ! Les israélites avaient une loi divine écrite, les païens une loi traditionnelle, non écrite ; mais les chrétiens avaient mieux que tout cela, une loi devenue chair, une loi incarnée, vivante, humanisée. Delà l’immense joie des premiers christicoles, de là aussi la réputation du christianisme de pouvoir résister tout seul au péché et à l’enfer. Cette gloire, personne ne la niera ; seulement veuillez remarquer que la force de l’exemple de la vertu n’est pas tant la force de la vertu que plutôt celle de l’exemple en général : la puissance de la musique religieuse de même n’est pas celle de la religion, mais la puissance de la musique en général. Augustin en fait un aveu intéressant : « Ita fluctuo inter periculum voluptatis et experimentum salubratis : magisque adducor… cantandi consuetudinem approbare in ecclesia, ut per oblectamenta aurium infirmior animus in affectum pietatis adsurgat ; tamen cum mihi accidit, ut nos amplius cantus, quam res quæ canitur moveat, pœnaliter me peccare confiteor (Confess. X, 33) ; » le chant dans l'église lui plaît davantage que l’objet mis en musique il en est désolé comme d’un péché affreux ; mais cela ne nous regarde pas, prenons seulement acte de son observation. L’exemple de la vertu fait naître des actes vertueux, le sentiment de la vertu peut toutefois y faire défaut.

Il y a cependant encore un autre sens religieux dans la conciliation chrétienne opérée par le médiateur, ce sens doit être cherché dans la composition extraordinaire de la personne médiatrice, qui est à la fois Dieu et Homme. Nous sommes donc encore arrivés au miracle comme centre de la médiation, et elle se présentera à nous désormais comme ce désir accompli de notre âme affective, d’être affranchie de toutes les règles montes, qui sont autant de conditions pour acquérir la vertu dans une voie naturelle. Nous dirons donc que ce dogme est le désir transcendant de jouir de la félicité et du salut éternel par un tour de force, par un coup de main pour ainsi dire, et d’une manière tout à fait merveilleuse, sans avoir besoin de subir le travail assez dur et quelquefois ingrat de nous débarrasser pas à pas de nos maux moraux. La nature du miracle est par conséquent la même partout, dans le domaine des choses spirituelles comme dans celui des choses corporelles. Luther (XVI, 490) dit qu’il nous faut seulement écouter et entendre la parole divine pour être sauvés. Mais prenez y garde, entendre cette parole et par conséquent en apprendre la foi, cela est à son tour un don de Dieu ; d’où s’ensuit que la foi est un miracle psychologique que Dieu opère dans l’homme. Or, comme l’homme, d’après la théologie, ne devient bon et vertueux que par sa foi, sa bonté et sa vertu ne pourront être que le résultat d’un miracle, et les vertus du paganisme ne sont au fond que des vices éblouissants.

La force miraculeuse, disions-nous tout a l’heure, est identique avec la notion de l’être médiateur et s’il était nécessaire d’en apporter encore une preuve historique, la voici : les miracles de l’Ancien-Testament, la législation, la providence ; bref, tous les éléments constitutifs de la religion sont plus tard transplantés chez les israélites dans la sagesse divine, dans le Logos. Dans Philon, ce Logos balance encore un peu dans l’air entre le ciel et la terre ; il y est tantôt un abstrait, tantôt un concret, parce que Philon balance entre la philosophie judaïco-hellénique et le mosaïsme orthodoxe de ses pères. entre l’élément positif de la religion et l’idée métaphysique de la divinité ; ce qu’il y a là de remarquable, c’est que l’élément abstrait, chez Philon, devient plus ou moins fantastique. Ce Logos n’acquiert de la consistance complète que dans le christianisme ; l’abstrait se change en un concret sans retour : en d’autres termes, la religion se concentre alors exclusivement dans un objet qui constitue une différence caractéristique, de sorte que l’essence de la religion se personnifie dans le Logos.

Dieu, comme Dieu le Père, c’est l’âme affective, mais l’âme encore fermée ; Dieu, comme Dieu le Fils, c’est l’âme épanouie et devenue objet à elle-même. Voilà donc pourquoi l’âme affective, le cœur, ne trouve la paix que dans le Christ ; Dieu le Père, c’est le cœur qui soupire, qui n’ose pas encore dire ; mais le Christ c’est le cœur qui se prononce sans arrière-pensée. Le soupir devant la première Personne de Dieu, se transforme en chant triomphal devant la deuxième ; en face de la première, on ne fait qu’espérer, on y est même exposé au doute ; mais en face du Christ, on est rempli de la conviction la plus forte d’avoir une résurrection, la rémission du pèche, la victoire sur la mort, le bonheur éternel. Dieu le Christ est un composé de tous les désirs transcendants déjà réalisés : « Dieu nous a donné son Fils, cela suffit il nous a donné avec lui tout le reste, existence, justice, ciel, enfer, mort, démon, bref, tout, n’importe le nom : tout cela doit être à nous, parce que le Fils de Dieu. comme un cadeau qu’on a fait, nous appartient, et dans ce Fils il y a tout ensemble (XV, 311). » « Ce qu’il y a de meilleur dans la résurrection s’est déjà fait il y a longtemps, car le Christ est ressuscité, il a traversé la mort et l’enfer, il est revenu des morts et monté au ciel. Le Christ est le chef de la chrétienté. Ainsi, mon âme. qui est ce qu’il y a de meilleur en moi a traversé déjà, elle aussi, la mort, et est entrée avec le Christ dans l’essence céleste. Que me ferait donc la mort ? (XVI, 235). » « Un chrétien possède une force égale à celle du Christ. (XIII, 648) » « Et celui qui s’attache au Christ possède autant que lui » (XVI, 574). »

Le plus grand désir du cœur[1] est de voir Dieu ; ce désir s’est réalisé dans le Christ. Dieu. comme être de la pensée, reste éloigné ; le rapport entre lui et te penseur est abstrait, bien que semblable aux relations amicales qui existent entre nous et les hommes chers à notre cœur, mais personnellement inconnus et vivant dans une contrée lointaine ; tes œuvres de ce Dieu sont des épreuves de son amour, elles nous présentent son essence, mais notre âme affective languit encore, elle veut absolument le regarder de face en face et non comme dans un miroir (hôs en catoptro), parce que l’aspect physique seul détruit toute espèce de doute. Le Christ, c’est le Dieu personnellement connu, la conviction bienheureuse de notre âme affective, que Dieu soit précisément tel qu’il lui convient. Dieu, comme objet de la prière, c’est-à-dire, Dieu première Personne, est sans doute déjà un être humain, qui exauce les désirs et qui se soucie de la misère des mortels, mais il n’est pas encore homme réel, et partant éloigné de l’horizon de la conscience religieuse. Dieu deuxième Personne, au contraire, l’Homme-Dieu, est la solution du mystère de l’âme religieuse, seulement, il n’y faut pas se laisser prendre par le langage particulièrement allégorique dont la religion se sert, car ce qui se fait essence en Dieu est devenu manifestation dans le Christ. Dans ce sens, on peut appeler le christianisme la religion absolue. Toute religion veut réaliser son Dieu, qui n’est au fond que l’être humain ; elle veut l’introduire dans la réalité, où il sera, sous forme humaine, un objet à la conscience du Moi, et c’est évidemment la religion chrétienne qui atteint ce but par l’incarnation de Dieu, qui n’est point un acte passager : le Christ y reste homme, même après son ascension, homme de cœur et de forme, à ce petit changement près, que son corps est devenu invulnérable. Les incarnations des Orientaux, spécialement des Hindous, n’ont pas cette signification intensive ; elles se répètent si souvent, qu’elles perdent en valeur. L’humanité de Dieu est sa personnalité, et dire : Dieu est un être personnel, signifie : Dieu est un être humain ou, Dieu est homme. La personnalité est une abstraction qui n’a de la réalité que dans l’homme réel, d’où s’ensuit le mensonge et le ridicule dans les spéculations modernes que la théologie métaphysique entreprend sur la personnalité de son Dieu. Elle ferait bien, comme elle n’est pas scandalisée par un Dieu personnel, de le compléter par la matérialité et de proclamer franchement un Dieu personnel et physique à la fois. Rien de plus absurde qu’une personnalité abstraite sans chair et os ; c’est un fantôme. Chez les Hindous, la divinité est continuellement occupée de s’incarner en diverses personnalités, mais celles-ci sont par là-même extrêmement fugitifs, ce qui répond mal au besoin d’avoir une personnalité exclusive et permanente. Avec leurs nombreuses incarnations, les Hindous peuvent aisément en admettre encore d’innombrables, le jeu de l’imagination fonctionne sans interruption et sans bornes ; mais alors précisément arrive-t-il que les incarnations déjà réalisées ne se distinguent pas des incarnations à faire, les unes comme les autres appartiennent à la classe des illusions, des simples fantasmagories. Là au contraire, où l’on n’a qu’une seule personne divine incarnée, elle impose par sa grandeur unique et historique, et il n’est plus permis à l’imagination d’en inventer encore d’autres. Cette personnalité unique me frappe tellement, qu’elle finira par m’inculquer la croyance a sa réalité ; le signe caractéristique de la personnalité réelle est précisément l’exclusivité, c’est le principe de la différence, selon Leibniz, qui dit : « Il n’y a aucune chose existante qui soit parfaitement égale à une autre. » L’effet psychologique de cette personnalité une et isolée est tel, qu’elle se présente à l’esprit immédiatement comme une réelle, et elle devient, d’objet imaginatif qu’elle était, un objet de la vulgaire intuition historique. L’âme affective est dans un état de languissement perpétuel, elle cherche toujours un Dieu personnel ; remarquez cependant que ce désir, tout tendre et pressant qu’il soit, n’est vrai et sérieux que là où il se contente d’une personnalité divine. Donnez-lui-en plusieurs et la vérité de ce besoin va disparaître sur-le-champ, la personnalité lui devient un article de luxe, une aspiration imaginative. Or, ce qui frappe l’homme par la puissance de la nécessité, du besoin, lui paraît réel ; c’est surtout l’âme affective qui comprend comme réelle une essence qui lui est nécessaire. Le désir languissant s’écrit : Il faut absolument qu’il existe un Dieu personnel, il ne peut pas ne pas être ; l’âme satisfaite dit en triomphant : Ce Dieu personnel existe, la garantie de son existence est dans sa nécessité pour l’âme. Le besoin peut briser du fer, dit un proverbe allemand ; il casse les lois naturelles et celles de la raison. Voilà donc comment l’âme affective arrive de la nécessité d’un seul Dieu personnel à l’existence de ce Dieu. Or, comme la personnalité n’est vraie que là où elle est une et unique, il ne lui reste qu’un pas à faire pour arriver à un Dieu incarné en chair et os. Le sang vital est le grand élément qui donne en dernière instance la garantie d’une personnalité réelle ; on se rappelle la fameuse preuve que l’auteur du quatrième évangile cite comme décisive de la réalité de la personne physique de Dieu : c’est que des témoins oculaires avaient vu du sang s’écouler de la blessure latérale du crucifié. Les gouttes ce sang, dit l’Évangile, démontrent irréfragablement que le Christ n’était point un fantôme (phantasma), comme des sectes hérétiques prétendaient, mais bien un homme vivant, dont la chair était absolument comme la nôtre. Cette preuve anatomique de l’existence de Dieu ne doit pas nous paraître absurde. Le sang est un liquide tout particulier, dit le démon Méphistophélès au docteur Faust, et le démon a raison cette fois. Un Dieu incarné qui est avec l’objet du besoin le plus pressant de l’âme, que dis-je ? qui est ce besoin même, la personnification de la souffrance, doit lui-même souffrir, et comme il est une chair vivante, il doit saigner[2]. Regarder Dieu ne suffit pas, l’âme affective n’a pas une entière confiance dans tes yeux, elle veut sentir, sentir par les nerfs de la peau ; il lui faut donc du sang rouge, bouillant, fumant. Voilà enfin, dit-elle, un Dieu personnel, qui sent comme un homme, et elle se déclare satisfaite.

Le Livre de la Concorde (art. VIII) contient le passage suivant : « Ainsi, nous rejetons comme une erreur dangereuse, la doctrine qui dérobe au Christ, en tant qu’homme, la majesté divine, et qui ôte par là même aux chrétiens leur suprême consolation ; selon sa promesse solennelle, ce n’est pas seulement sa divinité (qui on le sait, est en face de nous, pauvres pécheurs, comme la flamme dévorante dans la paille sèche), mais c’est aussi lui, lui-même en personne qui a parlé à eux… Il est notre frère charnel et nous sommes chair avec sa chair.

On a dit que le christianisme s’occupe de trois personnalités divines au lieu d’une ; c’est faux. Les trois hypostases existent dans la dogmatique, mais le Saint-Esprit est une personnalité arbitraire, illusoire et sans consistance, et plusieurs notions impersonnelles, comme par exemple quand on l’appelle le don (donum) du Père et du Fils, dont on l’entoure, l’ont radicalement affaiblie au lieu de l’étayer, ce qui déjà a été très bien développé par Fauste Socin Defens, animadv. in assert. theol. coll. Posnan. de Trino et Uno Deo, Irenopoli, 1656. C. XI). Le Saint-Esprit procède d’une manière qui est d’une mauvaise pronostic pour la force de sa personnalité, car, enfin, elle n’est pas un produit de son aller et venir, de la spiratio qui est tout à fait indéterminée, mais bien un produit de la génération. Le Père lui-même, qui représente la notion de Dieu dans toute sa rigueur, est un être personnel seulement d’après l’imagination capricieuse, et non d’après la nature de ses attributs logiques ; il est une notion abstraite, une entité toute rationaliste, tandis que le Christ est la personnalité plastique par excellence. Le Christ, à lui seul, est le Dieu personnel, le seul vrai Dieu des chrétiens, c’est une vérité qu’on ne saurait trop répéter à leurs oreilles. Dans lui seul la religion tout entière, l’essence de la religion s’est concentrée : les écrits des orthodoxes contre les hétérodoxes, surtout contre les sociniens, le font voir. Quelques théologiens modernes ont eu la singulière idée d’appeler antibiblique la divinité du Christ de l’Église ; ils se trompent. Cette divinité, il est vrai, ne se trouve pas encore dans l’Évangile absolument telle qu’elle se montrera plus tard dans la dogmatique, mais les dogmatiseurs n’en ont fait que tirer les conséquences nécessaires. En effet, un être qui (saint Jean, 16, 30) est la richesse corporelle de Dieu, qui est tout-puissant par des miracles, qui a devancé tous les autres êtres et toutes les choses du monde, d’après le rang et le temps, qui porte en lui la vie, bien que donnée, mais toujours la vie comme le Père, un pareil être ne serait donc pas Dieu en personne ? Que serait-il alors ? Le Christ est un avec le Père, d’après la volonté, et l’unité de volonté ne se base que sur l’unité d’essence ; le Christ est l’envoyé, le vicaire de Dieu, et Dieu ne pourrait se faire représenter que par Dieu, sans cela il dérogerait à lui-même. Ainsi. il n’y a plus de doute, dans Dieu le Christ se concentrent toutes les joies de l’âme affective et toutes ses souffrances ; il est l’unité personnifiée et vivante de l’âme affective et de l’imagination.

Me voilà donc arrivé à une conclusion importante. Toute autre religion a cela de particulier, qu’elle laisse subsister une séparation entre l’imagination et le cœur (ou l’âme affective). Le christianisme les réunit. Dans le christianisme, l’imagination ne peut plus divaguer, elle y suit la direction du cœur. elle est une périphérie circulaire dont le cœur forme le centre. Dans le christianisme,l’imagination est restreinte par tes besoins du cœur, elle ne réalise que les désirs de l’âme affective, elle ne se porte que sur la seule chose qui est nécessaire ; elle y a, en général du moins, une tendance pratique, concentrée, et point une tendance poétique et extravagante par excellence. Les miracles chrétiens, conçus dans le sein de l’âme affective en douleurs, ne sont pas les produits d’une spontanéité libre et indépendante, ils nous conduisent sur le sol de la vie ordinaire et réelle, et précisément parce qu’ils se fondent sur la nécessité de l'âme affective, ils frappent avec une irrésistible puissance les hommes dans lesquels celle-ci prédomine. La religion chrétienne est la religion du cœur triomphant, tandis que chez les Orientaux et les Grecs, l’imagination se souciait peu des besoins du cœur, elle s’y abandonnait aux jouissances terrestres. Le christianisme la fait descendre du palais doré des dieux dans les cabanes des pauvres, il l’humilie sous le joug du cœur nécessiteux ; mais plus cette imagination chrétienne perd de force extensive, plus elle y gagne d’intensivité. Ils étaient longtemps bien joyeux, ces 0lympiens toujours heureux et satisfaits ; l’imagination arriva avec le cœur, et le rire inextinguible des immortels cessa.

Cette alliance souveraine entre la liberté de l’imagination et la nécessité de l’âme affective, c’est Dieu le Christ, auquel toutes choses sont soumises. Lui seul est le maître de l’univers, il fait du monde ce qu’il veut. Ce pouvoir illimité, qu’est-il donc sinon celui du cœur compatissant ? Le Christ impose silence à la nature insurgée, mais seulement pour exaucer les soupirs des hommes.


  1. Le talmud avec son profond tact religieux, dit : « L’homme corporel ne voit Jehova qu’à l’instant de sa mort, et dans le moment même où son regard mourant est frappé de l’aspect de la terrible majesté de Dieu, l’âme doit quitter les membres. »  (Le traducteur)
  2. Ce même procédé psychologique est probablement le motif de l’adoration idolâtre que les jésuites au XVIIe siècle prêchaient pour le cœur sanglant de la Sainte-Vierge, et les piétistes allemands d’aujourd’hui pour les cinq blessures du Christ ; mais comme elle est dépourvue de la naïveté de l’antiquité, elle est nécessairement rebutante.  (Le traducteur)