Feuerbach - Qu'est-ce que la Religion ?/L’essence du Christianisme. — Chap. IV

Traduction par Hermann Ewerbeck.
Ladrange, Garnier frères (p. 154-162).

Chapitre IV.

Dieu considéré comme Loi Morale.


Niez l’homme, et vous niez implicitement la religion. Elle ne veut point de cet être purement abstrait, infini, indéfini, universel et dépourvu de tout anthropomorphisme, dont le chap. III s’est occupé ; elle se détournerait de cet être qui lui dirait, à tout instant, de sa voix terrible : Homme, tu n’es rien. La religion est avec Luther, qui s’écrie : « Dieu n’est pas sérieusement en colère, même quand il a l’air de l’être (8, 208). » Cette grande colère divine, c’est un anthropomorphisme, c’est la manière allégorique dont on se représente l’indignité et la méchanceté humaines ; c’est encore Luther qui vous le dira : « Écoute, mon ami : là où tu vas placer mon Dieu, tu dois aussi placer l’homme (Liv. de la Concorde, 8). » Pour trouver la paix de Dieu, il faut absolument que ce Dieu soit essentiellement co-naturel avec nous, qu’il nous ressemble au fond. Longtemps déjà avant Luther, le chef des grands mystiques allemands, le moine Tauler, déclarait : « Chaque être ne saurait se reposer que dans l’élément, dans l’endroit d’où il est né ; or, c’est de Dieu que j’ai mon origine, c’est en lui et de lui que je suis né, Dieu, c’est ma vraie patrie, à moi. J’ai déjà préexisté Dieu avant en ma naissance terrestre (Sermons de quelques Maîtres, 1621, p. 81. Hambourg, en allem.) »

Ainsi, vous le voyez, un Dieu qui n’exprime que la raison, ne plaît point aux âmes religieuses. La raison s’intéresse pour tout, à tout, de tout ; elle fait de l’insecte le plus mesquin, d’une substance vile et abjecte un objet de ses recherches les plus scientifiques : elle en fait autant de l’homme, qui s’appelle l’image de Dieu. Combien de reproches les premiers chrétiens n’ont-ils pas fait aux païens, de s’occuper de l’univers au lieu du salut de l’âme ? Ce n’est guère au christianisme dogmatisant, ce me semble, c’est à l’enthousiasme rationnel pour la nature, que nous devons la minéralogie, la botanique, la physique, la zoologie, l’astronomie et les autres sciences. La raison est panthéiste et universelle, le christianisme dogmatique est anthropothéiste.

La seule manifestation d’intelligence et de raisonnement dans la religion, c’est le postulat de la perfectibilité morale. Dieu, en ce cas, est le commandement suprême de la morale, la règle suprême du bien moral ; ce Dieu n’est rien autre chose que notre conscience humaine, qui nous crie constamment : tu dois te perfectionner, tu dois progresser.

Mais, je le répète, le Dieu de la morale abstraite, un Dieu séparé de l’homme, laissera ses adorateurs froids, parce que ceux-ci sentent l’énormité de la distance qu’il y a entre lui et eux. L’éternité et la toute-puissance sont trop immenses pour se prêter à la moindre comparaison avec ce petit point chétif et caduc qui s’appelle homme ; il faut donc nous prêcher, tant bien que mal, l’imitation de ce Dieu de la très-haute morale, représentée sous forme d’une loi. La loi s’adresse a notre volonté, elle éveille notre activité. Nous ne saurions, en effet, nous imaginer une volonté parfaite qui soit une avec la loi, sans y ajouter l’idée du devoir, de la stricte et rigoureuse observance. L’idée d’un être suprême de la morale pure et abstraite n’a rien de rafraîchissant, parce qu’elle nous fait trembler en nous excitant à courir vers un but que nous n’atteindrons jamais. Cette influence de la loi morale, adorée comme être suprême, s’opère en ce sens que nous plaçons, vis-à-vis de nous, un être qui n’est point autre chose que notre conscience, mais un être qui est étranger au nôtre, un être enfin qui ne sait que condamner et anathématiser.

Pour sortir de cette angoisse infernale, où nous sommes mis par l’adoration rigide et glaciale de la loi morale, il ne nous reste qu’un seul point d’appui le cœur. Le cœur est clément et doux, miséricordieux et pardonnant : la loi despotise, dit le vieux proverbe sacré, l’amour affranchit. Les anciens mystiques disaient : Dieu est l’être le plus sublime et le plus ordinaire à la fois. Leur dieu était le cœur, l’amour, tandis que la loi nous tue, comme Luther s’exprime (XVI, 320). L’amour, c’est l’idéalisme de la nature de l’univers, il est lui-même esprit ; les rossignols ne chantent, les roses ne fleurissent que par amour, et notre déplorable vie sociale d’aujourd’hui tressaillit plus souvent, plus profondément qu’elle n’ose en convenir, quand l’amour fait fuir sa grande et pénétrante lumière sur l’abîme de notre désorganisation. C’est bien lui qui unit ce qu’avaient séparé la foi religieuse et les préjugés ; il joint Dieu, à l’homme et l’homme à Dieu ; vrai terme moyen, comme disent les anciens docteurs du mysticisme, il est le principe médiateur entre ce qui est parfait et ce qui est imparfait, le lien entre l’être entaché de péchés et l’être qui est au- dessus de tout péché. Il est donc évident que les péchés ne sauraient être remis que par un être aimant, doué de chair et d’os, de nerfs et de sang, c’est-à-dire par l’Homme-Dieu ; un dieu moral, je veux dire la morale elle-même, ne pardonnerait jamais des actions immorales. C’est ici le point pivotal d’un dogme dont le chapitre suivant aura à s’occuper ; c’est d’ici que le sang du Christ, le sang humain devenu mystère, est tenu, car le véritable Dieu chrétien, personnifié dans la figure de Jésus-Christ, a le droit, a le besoin de pardonner, chose qu’il ne peut point faire tant qu’il reste renfermé dans la terrible et immense majesté de Dieu-père, de Jehova, de la loi morale : « Dieu seul, si vous voulez traiter avec lui sans son fils, n’est qu’un Dieu de la terreur, qui ne vous apportera aucune consolation (Luther, XV, 298). »

La nature, l’univers sont sans valeur aux yeux du vrai chrétien ; il ne pense qu’au salut de son âme ; saint Bernard dit : « A te incipiat tuya et in te finiatur, nec frustra in alia distendaris, te neglecto. Praeter salutem tuam nihil cogites, » Et encore : « Si te vigilanter homo attendas, mirum est si ad aliud unquam intendas (Tractat. de XII. grad.) Orbe sit sol major, etc. » « Il importe peu de savoir si le soleil soit plus grand que la terre, ou si n’ait que la dimension d’un pied ; si la lune possède une lumière propre à elle, ou si elle l’emprunte d’un autre astre quelconque ?  » « Quae necque scire competndium, neque ignorare detrimentum est ullum… Res vesira in ancipiti sita est : salus dico animarum vestrarum, » dit Arnobius (adv. gentes, 2, 61). Lactance trouve qu’il importe peu de connaître la source géographique du Nil, peu d’avoir appris le radotage des astronomes : « Quaero igitur ad quam rem scientia referenda sit : si ad causas rerum naturalium, quae beatitudo erit mihi proposita, si sciero unde Nilus oriatur, vel quicquid de coelo physici delirant ? (Instit. dic., 3. 8). » Aurèle Augustin (de More eccl. cath., I, 21) s’exprime aussi sévèrement : « Etiam curiosi esse prehibemur… sunt enim qui desertis virtutibus et nescientes quid sit Deus… magnum aliquid se agere putant, si universam istam corporis molem, quam mundum nuncupamus, curiosissime intentissime que perquirant… Reprimat igitur se anima ab hujusmodi vanae cognitionis cupiditate, si se castam Deo servare disposuit ; tali enim amore plerumque decipitur, ut nihil putet esse nisi corpus. » Écoutez Ambroise (Hexaem., 1,6) : « De terrae quoque vel qualitate vel positione tractare, nihil prosit ad spem futuri, cum satis sit ad scientiam, quod scripturarum divinarum series comprehendit, quod Deus suspendit terram in nihilo : » Il lui suffit de savoir que Dieu a suspendu notre globe dans le vide ; voilà toute la science naturelle dont Ambroise se contente, et saint Augustin qui sait que la chair humaine aura un jour sa résurrection est convaincu de savoir plus que les médecins qui étudient scientifiquement le corps de l’homme : « Longe utique praestantius est, nosse resurrecturam carnem ac sine fine victuram, quam quicquid in ea medici scrutando discere potuerunt (Sur l’âme et son origine, 4, 10). »

Luther dit : « Eh bien, laissez donc cette science naturelle : si vous savez que l’eau est fluide et que le feu est chaud, vous en savez assez ; vous savez comment administrer votre ménage, la terre, le bétail, vos enfants, et cela suffit. Mais apprenez avec zèle ce que c’est le Christ, il vous enseignera le reste ; vous connaîtrez ainsi Dieu et vous-mêmes, ce qu’aucune doctrine naturelle, aucun professeur naturel ne saurait vous dire (XIII, 264). » « Celui qui est bien malheureux, dit Augustin (dans les Confessions, 5, 4) qui connaît toutes les créatures sans connaître toi, ô mon Dieu bien heureux est celui qui te connaît sans les connaître. » on peut citer une quantité innombrable de passages comme ceux-là, sans en apprendre autre chose que l’indifférence singulière du christianisme dogmatique à l’égard des sciences et des beaux-arts, et il me répugne d’entendre cette frivolité de nos chrétiens modernes, ou mieux dit de nos pseudo-chrétiens (St. Augustin et les autres grands athlètes de la religion mystique ne les reconnaîtraient assurément point pour frères), quand elle nous vante toujours comme le glorieux résultat du christianisme la civilisation et la culture des nations modernes. Voyez plutôt avec quelle sincérité nos anciens chrétiens s’expriment sur ce point : « Pourquoi, mon cher Érasme, écrit Luther (XIX, 37) ne t’étonnes-tu pas aussi de ce que, depuis le commencement du monde, il y avait parmi les païens des hommes plus distingués, plus savants, plus intelligents, plus versés dans les beaux-arts et les industries, que parmi les chrétiens, ce peuple de Dieu ? Mon cher Érasme, le Christ l’a déjà dit : « Les enfants du monde sont plus savants, plus prudents que les enfants de la lumière divine ; c’est un mot important. Je passe les Grecs, Démosthène et tant d’autres, et je ne trouve personne parmi les chrétiens que je pourrai comparer à Cicéron, quant à l’intelligence et quant à l’esprit, » Philippe Mélanchthon (et al. declam. 3. de vera invoc.) s’écrie : « quid igitur nos antecellimus ? num ingénio, doctrina, morum moderatione illos (paganos) superamus ? Nequaquam ; sed vera Dei agnitione, invocatione et celebratione praestamus » : ainsi ce réformateur religieux, qui n’en est pas moins un ancien chrétien, dit que les chrétiens ne sont supérieurs aux païens qu’à l’égard de la connaissance et de l’adoration de de Dieu, et point quant au génie ni aux mœurs. Ceci est un aveu important. [1] Le caractère le plus saillant du christianisme dogmatique est sans contredit le dualisme. Des contradictions se trouvent aussi dans le paganisme ; où n’y aurait-il pas des contradictions et des contrastes ? Mais, remarquez le bien, les contradictions du paganisme n’ont point un sens métaphysique, elles n’ont point été poussées jusqu’au dernier mot ; ce ne sont que des contradictions naturelles, matérielles, secondaires, et qui ne naissent, comme les péchés et les souffrances des païens, que de la sphère de l’irritabilité de l’organisme humain, tandis que celles du christianisme viennent du principe psychologique de la sensibilité de l’organisme. Certes, elles ont inquiété et labouré le cœur du païen, mais sans attaquer aussi sa tête, sans détruire cette célèbre tranquillité de l’âme (tranquilitas animi), cette énergie si naïve et grandiose que nous admirons aux anciens Hellènes et Romains. Le christianisme, qu’il faut distinguer de la doctrine de Jésus le Nazaréen, a ajouté à tant de maux naturels encore des maux fort superflus, fort inutiles, aux luttes nécessaires des luttes transcendantes, aux souffrances du corps des souffrances spirituelles, aux contradictions naturelles des contradictions contre-naturelles : comme par exemple la contradiction si poignante, si navrante entre Dieu et l’univers, entre la terre et le ciel la grâce et la nature, la chair et l’esprit, la raison et la foi, etc. Le gigantesque combat de l’église et de l’état n’était que l’expression extérieure, politique de toute cette longue série de contradictions, les plus impitoyables qui aient jamais déchire l’âme de l’homme. Les philosophes parmi les païens connaissent, il est vrai, la discorde qui existe entre raison et passion, entre volonté ou science et action (Aristote dans l’Eth. à Nicom. 7, 3 ; Bayle, dictionn. artic. Ovide), et entre esprit et chair ; le mot chair, caro, sarx, se lit dans Sénèque (epist. 74, il dit : « ne mettons pas la somme du bonheur dans notre chair ») et cela opposé au mot animus. Sénèque dit : « peccavimus omnes » (de Clem. 1, 6) : omnes mali sumus (de Ira 3, 26) : « Il n’y a personne d’entre nous qui puisse s’appeler innocent absous », ajoute-t-il (1, 14 de Ira). Les stoïciens savent fort bien que la racine du mal existe dans notre intérieur ; elle nous rend tous malades, mais malheureusement nous ne le savons pas (epist. 50). De te apud te male existima (68) ; connais-toi toi-même.

Les païens, eux aussi, connaissent un état primitif, où l’humanité avait été meilleure et moins malheureuse mais ils se le représentent sous l’image d’une concorde naïve et simple, qui n’a rien de transcendant ni de magique : Illi quidem non aurum, nec argentum, etc. etc. « Les mortels de cet âge primitif n’avaient ni de l’or, de l’argent, ni des pierres précieuses arrachées aux entrailles de la terre, et ils ne tuaient point les animaux ; l’homme fort n’avait pas encore mis la main sur l’homme faible, aucun avare n’avait encore caché son superflu en appauvrissant les autres hommes ; chacun avait pour les autres autant de soin que pour lui-même » : par erat alterius ac sui cura . En même temps les païens comprennent tout ce qu’il y avait d’imparfait dans cet état primitif : sed quamvis egregia illis vita fuerit et carens fraude, non fuerunt sapientes, « les hommes d’alors étaient des ignorants, car ce n’est point la nature qui donne la vertu, et pour devenir bon il faut que l’homme se donne de la peine », dit Sénèque (epist. 90) : non enim dat natura vitutem, ars est bonum fieri, et il ajoute qu’ils n’étaient bons et vertueux que par ignorance : « Quid ergo ? ignorania rerum innocentes erant, multum autem interest, utrum peccare aliquis nolit an nesciat ; deerat illis justitia, deerat prudentia, deerat temperantia ac fortitudo ; » ils n’étaient donc ni justes, ni prudents, ni modérés par principe, comme les stoïciens l’exigent de tout homme raisonnable.

Les païens parlent de la chute de l’homme (Horace, Od. 3 liv. I. Sénèque : a natura descivit luxuria) ; mais ils le font comme si l’état primitif eût été destiné à se changer en un état moins innocent et plus développé. Ils sont trop intelligents pour croire que l’état de la naïveté primitive aurait dû continuer à l’infini et suivant l’ordre formel de Dieu, tandis que dans le christianisme dogmatique cet état n’a cessé que par la ruse imprévue, sinon improvisée, du démon: et remarquez-le bien ce démon lui-même avait été bon au commencement. Les païens philosophes se représentent Dieu comme un être qui, loin de participer à la matière, se concilie avec nous par son essence, par sa nature : dii immortales, qui nec volunt obesse nec possunt (Seneca, De Ira 2, 37), natura enim illis placida et mitis est ; les dieux immortels, selon le chef des stoïciens romains, sont des puissances personnelles, bienfaisantes envers l’homme parce qu’elles ne sont exposées ni aux souffrances, ni aux injures et insultes. Les classes inférieures des païens voyaient dans leurs dieux immortels des êtres passionnés comme elles ; on s’adressait à un dieu quelconque pour obtenir de lui les objets désirés, et ce désir rempli, on lui en rendait grâce ; si le dieu faisait la sourde oreille, on lui grondait mais il n’y avait point de rapport métaphysique, point de relations mystérieuses entre l’âme du bas peuple païen et ses innombrables fétiches. Aux yeux d’un païen élevé dans les écoles stoïciennes, au contraire, la vertu était le Bien absolu sans être toutefois une abstraction, sans être une qualité personnelle ; elle était le bien commun des mortels et des immortels, une force universelle, la source de sa vie morale et intellectuelle. La vertu était à ses yeux la vraie intelligence.

Ce qui révolte le plus tous ces stoïciens, c’est la prétention du christianisme dogmatique de déduire la conciliation de Dieu avec l’homme d’un événement extérieur, d’un fait historique comme l’incarnation du Christ. Comment, disent-ils, vous savez la distance qu’il y a entre votre force individuelle et l’idée du beau, par exemple, et vous n’y voulez pas de médiateur ? Pourquoi vous faut-il un médiateur seulement dans la science, dans l’art de la vertu ? Faites-vous donc si peu de cas de vos autres faiblesses, que vous devez pourtant percevoir à chaque moment, quand vous mesurez votre Moi et un idéal vers lequel vous marchez ? Vous avez beau dire Dieu a été concilié par le grand sacrifice du Fils éternel : ce Dieu ne se défait point de la possibilité, de la faculté qu’il a de manifester sa colère ; cette terrible colère divine reste en essence, et la conciliation n’est qu’une apparence, qu’un remède palliatif. Saint Aurèle Augustin, ce sophiste fervent, se trompe singulièrement (Cité de Dieu, IX, 5 ; XV, 95), et Lactance a raison : la colère du Dieu chrétien veut être entendue dans un sens littéral ; elle est loin d’être une allégorie, d’autant plus que la négation de cette colère, la conciliation, est entendue littéralement, comme ayant été un fait isolé, matériel, historique, local. Si vous appelez l’une allégorie, appelez l’autre aussi allégorie. Or, votre Dieu est une personnalité ; vous appuyez si fortement sur cette conception : agréez-lui donc ce qui appartient spécialement aux personnalités, c’est la faculté de s’apercevoir d’un affront et d’y réagir, c’est-à-dire, de se mettre en colère. Le stoïcien, au contraire, ne demande pas qui, mais quoi est Dieu ? Et, content de savoir que c’est la vertu qui est l’Essence de ce Dieu, le stoïcien parle de la Divinité en singulier et en pluriel, sans attacher beaucoup d’attention à cette différence grammaticale.

L’individualité personnelle n’est point un attribut exclusif de Dieu, et le Démon des chrétiens lui aussi est un être individuel, tandis que le vrai criterium, le véritable caractère distinctif de la divinité est l’ensemble de toutes les qualités sublimes, belles et bonnes ; bref, le divin, en sens neutre et impersonnel : To théion, comme disaient les Hellènes. Mélanchthon a parfaitement le droit de dire : Deus vere irascitur (dans sa Philos. Mor.), et, en le disant, il a raison contre des théologiens qui nous parlent d’allégorie ou de symbole.

Les païens avaient du péché une idée aussi profonde que riche ; il leur était le plus affreux de tous les malheurs dont l’homme peut être accablé : Tibi persuade, dit Cicéron (Epist. ad. famil., 5, 24), praeter culpam ac peccatum homini accidere nil posse quod sit horribile aut pertimescendum. Le péché lui-même était, selon eux, le châtiment du péché ; cette idée est assurément plus sublime que toute autre : Prima et maximus peccantium est poena paccasse… sceleris in sceler supplicium est (Epist. Cic. 97), et Senèque (De Ira, II, 30 ; III, 26), Jam sibi dedit paenas qui peccarit. Les religions orientales ajoutent au péché une punition surnaturelle, après cette vie ; le philosophe païen, au contraire, avait dans la vertu une force plastique (vis plastica), une puissance réelle, un motif suffisant (causa efficiens), une source morale et même physique où il puisait l’énergie nécessaire pour rétablir la santé de son âme, de son cœur, de son esprit.

Quicquid animam rexit etiam corpori prodest : studia mihi nostra saluti fuerunt, dit Senèque (Epist. 78), et il ajoute ces grandes paroles ; « Oui, je dois ma résurrection à la philosophie ; « je lui dois ma convalescence, ma vie (morale), et c’est assez. » Le sage du paganisme, en reconnaissant la nullité intérieure du péché, reconnaît en même temps cette indestructible toute-puissance de la vertu qui se manifeste même dans le méchant (Seneca, De benefic., IV, 17), et il demeure fort et content sous l’égide de cette énergie vertueuse.

  1. Cette dissertation a été transcrite de l’ouvrage de Pierre Bayle, par M. Louis Feuerbach (1838, Ansbach) chap. I. le Catholicisme ou la Chair et l’Esprit. (Note du traducteur)