Feuerbach - La Religion/Mort et immortalité. — Considérations préliminaires

Traduction par Joseph Roy.
A. Lacroix, Verboeckhoven & Cie, Éditeurs (p. 173-215).


MORT ET IMMORTALITÉ


Nota. — J’ai retranché une quarantaine de pages de cette première partie des considérations sur la mort et l’immortalité. Écrites au point de vue métaphysique elles laissaient un peu à désirer pour la clarté et la précision. Je pouvais d’autant mieux me le permettre que le même sujet a été traité supérieurement chez nous. On n’a qu’à lire l’admirable chapitre de Proudhon sur la mort au point de vue moral et intellectuel.

MORT ET IMMORTALITÉ


Ire PARTIE

CONSIDÉRATIONS PRÉLIMINAIRES

Aussi vrai et aussi sûr que l’être infini est infini et éternel, aussi vrai et aussi sûr est-il que tout ce qui dans son être est déterminé et borné l’est aussi dans son existence, et que, par conséquent, une personne particulière ne vit qu’un temps borné et déterminé. Reconnais-tu que tu es un être borné, et non l’être en général, eh bien ! tu dois reconnaître aussi que tu es aujourd’hui, et non en tout temps. Tu dis : moi, cet individu, je veux être immortel ; mais tu n’es individu qu’en tant que différent des autres, et tu ne peux faire abstraction de cette différence. Elle est la borne de ton être, et elle ne peut être enlevée sans que tu cesses toi-même d’exister, pas plus qu’on ne peut enlever à un oiseau particulier la différence par laquelle il se distingue des autres, sans le détruire lui-même. Or toute détermination, toute distinction n’a son fondement que dans cette vie réelle, et n’est réelle et possible que dans les conditions d’ici-bas. Ce n’est donc que dans cette vie tu es homme. — Cesse-t-elle tu cesses toi-même d’exister.

Tu n’es individu qu’aussi longtemps que tu es capable de sentir. La sensation seule donne à l’individu la certitude de son existence. La conscience est l’être de l’être ; seule elle est l’être d’une certitude et d’une réalité absolues ; mais la sensation n’est pas autre chose que la conscience individuelle identique à l’individu lui-même, elle n’accompagne pas l’être, elle est l’être même, et cette proposition : « Je suis un individu déterminé, » n’a son expression et son sens vrais que dans celle-ci : « Je suis un être qui sent. » — Or, le temps est inséparable de la sensation ; si je sens, ce n’est que dans ce maintenant passager, dans ce moment fugitif. On ne se figure le temps que sous la dimension de la longueur, comme une ligne continue ; mais on peut se représenter chaque instant exclusif comme une perle, comme une goutte d’eau qui, séparée du liquide continu, prend la forme d’une sphère. Je ne sens que lorsque, séparant du fleuve toujours égal et ininterrompu du temps cette perle de l’instant, je concentre, pour ainsi dire, mon être dans cet étroit espace. Je n’ai jamais que des sensations déterminées, circonscrites ; mais dans ce sentiment déterminé est contenu mon individu, mon être tout entier, parce que chaque sentiment particulier est en même temps le sentiment de moi-même. De même que les rayons du soleil concentrés dans un même foyer produisent la flamme et brûlent, de même la concentration de tout mon être dans le foyer d’un instant allume en moi le feu de la sensation. Pourquoi n’y a-t-il aucune jouissance continuelle ? Parce qu’une jouissance continuelle ne serait plus jouissance, parce que le sentiment n’est sentiment que s’il est passager. Là seulement où se trouvent des interruptions, des périodes, des époques, là seulement il y a sensation ; elle disparaît dans l’uniformité ; là où le temps cesse, elle cesse aussi, et avec elle l’individualité. Si donc, dans une autre vie où l’on fait abstraction du temps, tu promets à l’individu existence personnelle, sensation et surtout jouissance éternelle, tu n’obéis qu’à la fantaisie pour laquelle tout est possible, et non à la raison.

La personne déterminée n’est pas seulement inséparable du temps, elle existe nécessairement dans l’espace. La pensée, la raison sont en dehors du temps ; mais ce ne sont point des individus ; ceux-ci n’existent plus dès que le temps est aboli. Si par conséquent tu admets après la mort une vie dans laquelle tu seras le même être personnel que dans celle-ci, quelques efforts que tu fasses pour te la représenter aussi spirituelle que possible, tu seras obligé de la mettre dans un lieu quelconque. Maintenant où est ce lieu ? — Mais qu’il soit où il voudra ; quoique différent du lieu où se trouvent les vivants, il aura avec lui l’espace de commun, car évidemment il n’y a point d’espace en dehors de l’espace. Mais l’espace appartient essentiellement à cette vie ; il est, pour ainsi dire, la propriété des vivants, et puisque les immortels vivent dans un lieu, et que ce lieu est dans l’espace, la vie qui suit la mort est la même que celle qui la précède. En effet, existent-ils dans l’espace, et il le faut aussi sûrement qu’il y a une raison et une vérité, alors ils existent aussi dans le temps, car le temps et l’espace ne peuvent être séparés, et non-seulement dans le temps, mais encore avec les mêmes attributs sensibles et dans les mêmes conditions que dans cette vie, car le temps et l’espace sont inséparables de ces attributs et de ces conditions. Les immortels doivent-ils néanmoins vivre dans l’espace et le temps sans être soumis aux pénibles conditions qui leur sont nécessairement liées, alors il ne reste plus qu’à se les représenter comme des figures mathématiques, comme des lignes ou des triangles ; — mais les lignes et les triangles se trouvent déjà dans la vie d’ici-bas.

Puisque la vie après la mort est la même que celle-ci, il était tout à fait naturel que dans les temps nouveaux, après qu’on se fut délivré de la croyance en un ciel imaginaire et des lugubres images d’un empire des ombres et des fantômes, d’un sombre séjour de morts dans ou sur la terre, on se décidât à transporter ce séjour dans les étoiles, localité qui a pour elle cet avantage que, par là, la vie qui précède la mort et celle qui la suit se trouvent au moins en apparence éloignées l’une de l’autre, et que les trépassés ne peuvent plus gêner les vivants comme c’était le cas dans leur demeure précédente. Cette manière d’envisager les étoiles vient chez les individus du principe général que ces corps innombrables existeraient en vain s’ils n’étaient pas peuplés, et qu’ainsi la sagesse du Créateur ou la prévoyance de la nature, qui ne font rien d’inutile, se trouveraient en flagrant délit de contradiction.

Tu as raison de regarder la vie comme le but d’un corps ; mais tu es dans l’erreur quand tu crois que tel ou tel astre, que tu fixes des yeux dans un certain point de l’espace, est tout à fait inutile s’il ne contient pas ce que tu vois sur la terre, et quand, dans cette fausse idée, tu peuples sans exception et sans distinction tous les mondes des ombres de ta luxuriante fantaisie. Ce qui te frappe et te trompe, c’est leur existence isolée, particulière, c’est l’espace immense qu’ils occupent. Mais je dois t’avouer que même ici, sur cette terre pleine d’esprit et de vie, je me heurte partout contre une existence superflue, inutile, sans but, et que si j’examine la nature avec les mêmes idées que toi les mondes, alors tout l’espace, toute la nature me paraissent inutiles, tout me semble vide et désert. Demandes-tu : Pourquoi y a-t-il des corps si la vie n’est pas en eux ? je te répondrai par cette autre question : Pourquoi y a-t-il en général de l’être, de l’espace, de la matière ? pourquoi la nature ? car ton Dieu aurait pu fondre et concentrer l’univers dans un atome. Tout ce qui dépasse la grandeur d’un atome est une existence superflue et inutile. Pourquoi y a-t-il tant d’hommes ? pourquoi pas un seul ? Autant d’hommes en dehors de moi, autant d’enlevé à mon propre être. Pourquoi un son unique n’est-il pas toute une symphonie ? pourquoi est-il unique ? Dans ce son isolé tu trouves déjà cet espace vide, cette existence inutile qui te saute aux yeux dans les étoiles, à cause de leur grandeur sensible. Ce son est tout à fait poreux, puisque les autres sons ne sont pas en lui. Pourquoi tout n’est-il pas inséparablement contenu dans un ? Le but de l’arbre, c’est le fruit ; pourquoi la feuille, la branche, le tronc, l’écorce ? Ne serait-ce pas mieux si le but était sans tant de façons immédiatement réalisé ? Si, voyant pour la première fois un embryon humain, tu le considérais au même point de vue, quelle mine ferais-tu si l’on te disait : Cet embryon est destiné à devenir homme ; cet être végétatif, muet, sans mouvement doit être un jour plus fort, plus parfait, capable d’agir. Ah ! quelle triste organisation ! Pourquoi ce pauvre être n’a-t-il pas son but déjà réalisé en lui ? pourquoi ne doit-il l’atteindre qu’après une longue suite d’années, et par un grand nombre de degrés ? Si tu ne t’étonnes pas de ce que cet embryon n’est pas un homme, pourquoi veux-tu t’étonner que tous les corps ne soient pas habités, que les comètes ne soient pas des planètes ? Vraiment, si l’on étendait à tout tes idées téléologiques, on arriverait à cette conclusion, que toute vie sensible, matérielle est pure superfluité, dépense inutile, et que le mieux serait qu’il n’y eût rien, parce que dans le rien serait l’unité, et qu’ainsi toute inutilité, toute superfluité disparaîtraient.

La nature, me réponds-tu, est avide de vie ; des espaces si immenses et point habités, comment cela peut-il s’accorder ? Mais dans ton ivresse de vie, tu oublies de remarquer que le penchant créateur de la nature est en même temps un penchant destructeur, que la naissance d’un être est la mort d’un autre, et que la conservation repose sur la destruction. Tu ne vois pas quelle triste chose c’est que l’existence et la vie d’un seul être, puisqu’il ne peut exister sans entrer en lutte et en contradiction avec d’autres, combien la vie est bornée et à combien de conditions elle est soumise, puisqu’elle ne peut être que sous peine de contradiction, et que tout être vivant a son ennemi mortel. C’est dommage que la nature ne soit pas aussi avide de vie que toi, et qu’elle ne soit pas organisée selon ta manière de voir, d’après laquelle l’unité sensible, l’individu vivant est la chose dernière et absolue. Si elle était ce que tu te la représentes, elle aurait divisé, séparé la vie, donné un monde particulier à chaque espèce de plantes et d’animaux, et de même un monde comme propriété à chaque homme qui, même pris à part, a une existence plus libre, plus vaste, plus importante que celle de toute espèce animale ou végétale. Cette organisation serait sûrement plus conforme à son but que celle qui existe, et dans laquelle sont accumulées l’une sur l’autre des vies qui s’entre-dévorent. Un homme ainsi isolé, indépendant, habitant un monde particulier, ne mourrait jamais. Car l’homme ne meurt que par l’homme ; il n’existe en effet et ne vit que dans une séparation et une liaison essentielle avec d’autres, et la mort n’a lieu que là où se trouvent unité et différence. Si l’état, et par conséquent l’histoire du monde, — car l’origine de l’état est l’origine de l’histoire, — si le langage, et par conséquent la raison sont le produit de l’union et des rapports de tous, pourquoi la mort n’aurait-elle pas aussi son fondement dans le contrat social ? Même les animaux et les plantes ont fait ensemble cette convention qu’ils se feraient place réciproquement, et que l’entrée de l’un dans la vie serait amenée par la sortie d’un autre. Une espèce de plante particulière, transportée dans un monde à part, y trouverait une sphère infinie pour son existence, et dans cette unité et cette solitude absolues disparaîtraient tout fondement et toute nécessité de la mort. Par cette organisation, par ce partage de la vie, tous les mondes seraient habités, la paix régnerait sur la terre, une vie éternelle dans toute la nature, deux grands maux seraient abolis et deux mouches importunes seraient tuées du même coup… — La vie sur la terre seule te paraît donc trop bornée pour l’immense univers ; c’est pourquoi tu développes cette vie jusqu’à l’infini et tu la transportes dans d’autres êtres, sur d’autres mondes, comme si les espaces célestes n’étaient ouverts à tes regards que pour te permettre d’y déposer, comme dans des cellules d’abeilles, le miel de tes fantaisies. Mais ici encore tu ne fais que heurter de la tête contre des masses de pure matière, et tandis que tu te figures, en remplissant les espaces, rendre la création complète et parfaite, emporté par la machine à vapeur de ton cerveau excentrique, tu ne vois pas sur la terre un manque énorme, une lacune immense, et cette lacune qui crie contre le ciel, ce manque le plus terrible de tous qui devrait t’effrayer plus que le désert dans l’immensité, cette grande blessure ouverte dans la création, c’est la fin, la négation de la vie elle-même, c’est la mort. Car la mort est le désert le plus triste, le vide le plus effroyable. Il est vrai qu’un nouvel être remplace toujours celui qui est mort ; mais cet être qui est maintenant, qui bientôt ne sera plus, cet être déterminé ne reviendra jamais, il est à jamais perdu ; ce lieu où il vivait sera toujours vide, et l’être qui viendra prendre sa place, par cela même qu’il est différent, ne la remplira pas ; car il faudrait, pour qu’il la remplît, qu’il fut tout à fait le même. La terre entière est par conséquent aussi percée qu’un crible ; aussi poreuse qu’une éponge ; autant de morts, autant d’espaces vides, autant de places inoccupées ; chaque mort est une blessure ouverte dans la nature vivante. Qu’est maintenant le vide de tes corps célestes, vide insignifiant et qui n’existe que dans ton imagination à côté de celui que produit la mort ? O fou ! qui, à force de voir des lacunes, ne vois pas la véritable ! Si tes idées sur la nature étaient réalisées, la vie ne serait interrompue ni par la mort ni dans l’espace, car les êtres qui vivent dans Saturne et dans Uranus ne réparent pas la perte de ceux qui meurent sur la terre. Toutes les vies devraient se continuer sans interruption les unes les autres. Cette plante qui vit sur la terre doit, d’après la sombre et mélancolique organisation de la nature ici-bas, voir bientôt finir sa vie ; eh bien ! cette vie devrait se continuer dans Uranus, au point où elle s’arrête ici, et comme ici elle se développe par des feuilles, des branches et des fleurs, les plantes célestes se continueraient en branches et en fleurs comme dans de fantastiques arabesques. La période dans Uranus une fois accomplie, elle recommencerait dans une autre étoile, et ainsi à l’infini. Mais les périodes célestes ne devraient contenir aucune forme différente des formes terrestres, car avec chaque changement il se ferait un vide, une lacune qu’il faudrait remplir. Ainsi le monde serait parfait s’il n’y avait aucun changement, parce qu’avec chaque changement quelque chose périt, et, comme toute vie repose sur le changement, ce n’est que dans le cas où il n’y aurait aucune vie que tu ne trouverais aucun manque, aucune négation de la vie.

Tout ce qui existe est borné et limité et ne peut pas être autrement. Existence, borne, limitation s’appellent l’une l’autre. Le néant seul est sans bornes. Chaque chose est une preuve de la vérité, de cette assertion. Contre le néant il n’y a qu’une seule arme possible, et cette arme, c’est la limitation ; voilà pour chaque chose le soutien, le retranchement de son être. En effet, la limite n’est pas quelque chose d’extérieur comme une haie autour d’un champ ; elle est le milieu propre, le centre d’un être. Tout dans la nature est ce qu’il est non par la matière dont il est composé, mais bien plutôt par la détermination de la matière indéfinie en soi, par les rapports, par le mode particulier d’agrégation des éléments, et c’est justement en cela que consiste la borne comme l’essence des choses. La manière dont sont disposées ces parties élémentaires change-t-elle, les choses changent elles-mêmes ? L’essence, la vie des êtres, est par conséquent mesure, forme, espèce, loi. Cette mesure ne s’étend pas seulement à la matière chimique, elle pénètre partout. Le rapport, par exemple, des éléments matériels qui composent ce poisson n’est pas seulement pesé ; mais son organisme, son corps tout entier a une forme qui le distingue des autres animaux, et qu’est cette forme sinon limitation et mesure ? Ses rapports avec l’extérieur ne sont pas non plus illimités ; il se meut, mais son mouvement est déterminé par sa forme ; il vit dans un climat particulier, dans un élément particulier, dans l’eau et non pas dans toute eau, mais dans telle ou telle eau. Cette vérité, tu peux la vérifier en toi-même, bien qu’elle y subisse quelques modifications provenant de la nature de l’esprit. Tu es un être moral, libre ; les autres hommes le sont également. La matière, l’élément qui te constitue comme être moral, c’est la volonté, la liberté. Comme élément la volonté est pareille chez tous les hommes ; avec et dans la même volonté que tu veux veut aussi l’autre. Mais par ta manière de vouloir cet élément commun à tous est spécifié, borné, différencié, en un mot, devient caractère. Comme le poisson vit dans une eau particulière, de même tu vis dans une volonté déterminée et hors de là tu n’es rien. Cette détermination imposée par toi à la volonté partout égale à elle-même, c’est ta nature, ton être. Ton caractère ou la mesure particulière de la volonté en toi change-t-elle, tu changes aussi : tu n’es toi-même que dans cette mesure.

La vie humaine aussi a sa limite nécessaire sans laquelle elle ne peut exister, et le même lien qui en est la source et le séjour en est aussi la frontière. L’essence de la vie de l’homme est d’être seulement sur la terre, de n’être possible que dans les conditions imposées à la nature par la forme de la terre et par son organisation. Comme il est de la nature de la truite de ne pouvoir vivre que dans une eau particulière, de la nature de telle ou telle plante de ne pouvoir vivre que dans tel ou tel climat ; de même le caractère de la vie de l’homme est d’être terrestre, d’être bornée par les années terrestres, les saisons, etc. Il y a bien dans la vie sur la terre différentes mesures, différents degrés ; chaque espèce de plantes et d’animaux, chaque race d’hommes, chaque âge même a sa manière de vie propre ; mais toutes ces manières d’être sont contenues dans la mesure générale, dans les rapports suprêmes de la nature, en tant que nature terrestre. La terre est bien une mesure déterminée ; mais dans le sein de cette détermination elle est infinie, générale, inépuisable, parce qu’elle produit et conserve les espèces les plus diverses, les genres les plus variés et les plus contrastants. Si sa mesure de vie était bornée, si dans sa limitation elle n’était pas générale, infinie, alors seulement on serait en droit, on serait même obligé de la dépasser par la pensée et de chercher quelque chose en dehors d’elle. Mais comme elle contient des espèces et des différences infinies et que toutes sont contenues dans la mesure commune qui fonde sa nature propre, il s’ensuit que la nature terrestre, par cela même qu’elle embrasse tout, est la borne infranchissable de tout ce qui vit sur la terre et par conséquent de la vie de l’homme. Ainsi, là où les conditions indispensables à la vie humaine ne sont pas complètes, là aucune vie humaine n’est possible. Si, par exemple, l’expérience te démontre que dans un corps céleste il n’y a ni eau ni atmosphère, alors la raison, la nature même exigent de toi l’aveu qu’il n’y a là pour toi aucune place.

Si l’homme ne devait trouver l’accomplissement de sa destinée que sur Saturne, Uranus ou partout ailleurs, il n’y aurait ici-bas aucune philosophie et aucune science. Au lieu de vérités générales, abstraites, au lieu des principes des idées et des connaissances qui peuplent maintenant notre cerveau, ce seraient nos frères célestes, les êtres de Saturne et d’Uranus qui en seraient les habitants. Au lieu de mathématiques, de logique, de métaphysique, nous aurions toujours présents à notre esprit les portraits les plus exacts de ces êtres auxquels nous serions appelés à ressembler un jour. Ils se mettraient entre nous et les objets de la pensée, nous fermeraient la vue et produiraient comme une éclipse de soleil dans notre intelligence ; car ils nous seraient plus proches, plus parents que les pensées et les idées, n’étant pas comme elles des êtres abstraits, mais des êtres à la fois sensibles et spirituels qui n’exprimeraient que l’essence de l’imagination. Notre vie ne serait plus qu’un rêve, qu’une vision d’un plus bel avenir. Celui que la pesanteur de la raison empêche de nager à la surface de l’Océan sans bornes de la fantaisie reconnaîtra donc que, dans les profondeurs de notre esprit, comme dans un gaz irrespirable pour eux, les anges et les autres êtres semblables ne peuvent vivre et que les esprits supportent aussi peu la lumière de l’esprit que les spectres et les fantômes celle du jour. Tous les êtres individuels abstraits de l’humanité et placés au-dessus d’elle ne sont pas autre chose que des ornements, que des enroulements gothiques au temple de notre esprit, et comme les statues dans les palais des grands, ils ne forment que l’atrium, que le portique de notre intérieur. Car, du moment que nous pouvons nous élever, pour ainsi dire, au-dessus de nous-mêmes, au-dessus de notre existence et de notre vie sensibles, nous n’avons pas besoin de nous heurter en passant contre des êtres plus parfaits pour arriver dans l’esprit même à la conception de l’être infini. La puissance qui nous a été donnée de dépasser le monde des sens et de nous élever ainsi jusqu’à la raison, jusqu’à des pensées, c’est-à-dire jusqu’à des intelligibles purs, clairs, universels, est la preuve en fait que notre existence terrestre est notre existence dernière, notre manière d’être la plus parfaite, la plus sublime. Si la nature de la terre n’avait pas ici-bas son entier accomplissement, si elle ne développait pas toutes les formes possibles que peuvent revêtir les êtres qu’elle produit sans cesse, si en créant l’homme elle n’avait pas crié : « Jusqu’ici et pas plus loin ! » eh bien ! l’homme ne penserait pas. La pensée est l’expression de la satiété, de la satisfaction, de la perfection complète ; par elle le dernier sceau est mis à l’œuvre de vie ; c’est la frontière suprême, infranchissable des êtres qui pensent. Aussi la vie la plus sublime, c’est la vie dans la religion, dans la science et dans l’art. Voilà la vie au-dessus de la vie passagère, la vie au-dessus de la mort. La science, l’art et la religion, voilà les vrais génies, les anges de l’humanité. C’est en eux seulement et non dans Saturne ou dans Uranus que l’homme continue à exister même après la mort.

Cette idée qu’après la mort on voyage d’étoile en étoile et que déjà chacune d’elles est un séjour tout prêt et commode pour des êtres vivants est en contradiction avec la nature et l’esprit, vide et plate, surtout en ce qu’elle fait entrer la grande et sérieuse tragédie de l’univers dans le cercle commun de la vie civile, économique et bourgeoise, en ce qu’elle change les précipices immenses de la nature en simples petits ruisseaux au bord desquels les individus ne font que contempler leur image ou cueillir quelques aimables Vergissmeinnicht[1]. Le monde est ainsi transformé en un palais ou en un hôtel garni dans lequel on se promène de chambre en chambre, et on oublie tout ce qu’il contient de sombre et de terriblement sérieux. Ce n’est pas comme financier ou économe que Dieu a créé le monde ; il s’est oublié lui-même quand il l’a produit ; c’est bien avec conscience et volonté, mais non par la puissance de la volonté et de la conscience qu’il l’a enfanté ; ce n’est pas comme architecte, comme père de famille calculant tout avec prudence, c’est comme un poète transporté, hors de lui, qu’il a composé la grande tragédie de la nature.

Si on laisse valoir les anciens principes de la connaissance, on est en droit de soutenir que tout ce qui n’est pas le fondement suffisant de la connaissance d’une chose ne l’est pas non plus de son être et de son existence. Dieu conçu comme personnel, comme anti-panthéistique, comme extrême contraste de la substance n’est point suffisant pour nous faire connaître la nature et l’expliquer ; il n’est pas, par conséquent, le fondement de son existence et de son être. Cela seul a une histoire, qui, comme unité essentielle toujours présente, est le principe de ses propres changements et dont les changements sont en vertu de cette puissance intime intérieurs, immanents. La pierre qui passe des mains d’un mendiant à celles d’un roi, qui va d’Amérique en Europe et de là en Asie n’a pas pour cela une histoire, car elle n’est pas le principe de ces changements de lieu. La plante, au contraire, en a une, parce que toutes ses transformations ont leur principe en elle-même. Le changement n’est pas un accident passager, superficiel ; c’est une détermination nouvelle et essentielle de l’idée dans les choses qui le subissent. Toutes les transformations d’un être sont les moments principaux de sa vie intime, forment sa vie elle-même. Ce qui, par conséquent, est histoire ou a une histoire, cela a sa vie non du dehors, mais du dedans, de soi et par soi-même. Histoire est vie, vie est histoire ; une vie sans histoire est une vie sans vie. La vie est éternelle, ne peut avoir de commencement, ne peut être donnée. Tout ce qui vit a le fondement et le principe de son être en soi ; mais le fondement d’une chose, c’est son être, son essence même, car où pourrait-il être ailleurs ? La vie n’est donc que là où l’origine et l’existence sont identiques, où le principe de l’être est l’être même. Une montre n’est une montre, n’est une œuvre mécanique, morte, que parce que son principe, le fondement de son existence est en dehors d’elle ; elle remplit son but en indiquant les heures par des mouvements qui ne viennent point d’elle ; l’esprit de l’horloger est son moteur. Or, la nature se présente à l’œil de l’observateur comme histoire, et l’histoire ne s’accorde pas avec une création, une construction. Une œuvre faite n’a point d’histoire. Elle est donc le principe de ses propres transformations et ne peut être connue et comprise que par elle-même. Tu peux te convaincre de la vérité de ces propositions par l’examen de ta propre personne. Ton père et ta mère t’ont engendré et en cela on peut dire qu’ils sont le principe de ton existence et que dans l’origine tu es un être médiat, dérivé. Mais du moment que tu entres dans la vie, c’est-à-dire que tu deviens indépendant — car l’indépendance est inséparable de la vie — dès lors le principe de ta vie n’est plus hors de toi ; il est en toi, un avec toi, tu n’es plus un enfant, un être subordonné — est subordonné tout ce qui séparé de son principe est en même temps lié nécessairement avec lui — tu deviens un être original, incomparable, immédiat ; tu gardes bien dans le sanctuaire de la piété filiale les reliques de ton origine ; mais dans la vie, dans la nature tous les liens sont rompus par le fier sentiment de ton originalité et de ta liberté. Tu deviens homme, c’est-à-dire tu acquiers le sentiment de ta primordialité, le sentiment du principe commun à tous les hommes, le sentiment de l’espèce, de l’humanité. Cela seul a son fondement ailleurs qu’en soi qui, comme un tissu, peut être défait et au moyen de fils rattaché à autre chose. La montre est un tel tissu. Mais il n’en est pas ainsi de la vie ; c’est l’unité indivisible, infinie en soi, commencement et principe de soi. Te figures-tu que la nature, que la vie a été créée, faite, alors tu défais la vie comme un bas de coton, tu la démontes comme une montre, en un mot, tu la tues.

Revenons à notre individu immortel ; en temps que contenu dans le temps et dans l’espace, il vit avec un corps et il n’est individu qu’à cette condition. C’est ce dont il est si bien persuadé lui-même, qu’il regarde comme très convenable d’en avoir un même dans la vie future, mais non pas aussi lourd, aussi grossier, aussi empirique que cet habit de tous les jours qu’il porte sur la terre ; non ! un corps tissu d’une matière fine, légère, idéale, un corps tout à fait délicat et transparent. L’individu trouve aussi très naturel que le même progrès ait lieu dans le monde de la matière que dans le monde de l’esprit ; c’est-à-dire que, de même que l’esprit suit de degré en degré une marche ascendante, de même le corps revête des formes de plus en plus parfaites. À cette idée d’une perfection croissante des corps jusqu’à l’infini rien ne s’oppose assurément, si ce n’est la raison. Si tu n’admets pas de limite, c’est-à-dire pas de raison, tu peux sans difficulté te représenter un corps qui consiste simplement en lumière ou en parfum de rose, ou même en une fantaisie ou une belle sonate de Mozart. Mais la raison, qui voit partout des bornes, une fin, un but, une mesure et des lois, la raison te montre ici la limite infranchissable. Le dernier corps dans l’ordre des corps, c’est-à-dire le corps parfait, spirituel, éthéré, c’est déjà le corps humain. Un corps spirituel et céleste n’est pas autre chose qu’un corps vivant pénétré d’une âme. La terre, l’eau, la pierre, voilà des corps matériels, terrestres, esclaves de la pesanteur. Mais déjà dans la plante la matière commence à revêtir une forme idéale, à s’élever vers le ciel. À partir de ce moment, nous voyons dans la nature ce perfectionnement, cette résurrection successive des corps, qui, par une série de degrés à travers les formes les plus différentes du genre animal, vient enfin s’arrêter à la forme humaine. Cette forme, embrasée et éclairée par une âme, indépendante en elle-même, par elle-même déterminée, c’est-à-dire voulant et pensant, animée enfin par un esprit, est la forme absolument belle, la forme sensible.

Examine avec soin le corps vivant, organisé. Compare-le avec la pierre, la terre, l’eau, avec une œuvre mécanique, ou même avec l’idée que tu te fais de ce qui est corporel ou matériel. Ce corps est-il composé, composé de parties qui peuvent être séparées ? Il n’est organique qu’en tant que vivant, et il n’est vivant que parce qu’il est un tout un, indivisible, absolu. Divise-le, dissèque-le, il a déjà cessé de vivre. Du moment qu’il meurt par la dissection, il prouve son indivisible unité : car, s’il était divisible, après la division il vivrait encore. Ses parties ne sont pas des parties, mais des membres ; ces membres, séparés extérieurement, sont un d’après leur but, qui est la vie, et tous ensemble ne produisent qu’une activité, qu’un sentiment, la vie. C’est parce que ces parties sont des organes pour un but, c’est à cause de cette unité indivisible, essentielle, que le corps vivant est un corps incorporel, une matière immatérielle ; et, si tu t’élèves de la considération de la matière pure à la contemplation de ce corps, tu verras que c’est un corps raffiné, spirituel, extra-sensible. La nature aussi a son ciel, et ce ciel, dans lequel le corps ressuscite, est transfiguré, ce ciel c’est la vie, c’est l’âme. La résurrection et le perfectionnement des corps doivent donc être cherchés dans la nature même, et non en dehors.

Quand tu ne dis et ne sais rien du corps que ceci : « Il est matière », tu ne dis rien, tu ne sais absolument rien. Ce n’est point là une détermination intime, qui aille au fond des choses et puisse être le principe de leur connaissance. Au contraire, tu te perds dans une vide abstraction, dans l’idée de la matière pure qui n’existe nulle part, et tu laisses de côté tout ce qui constitue l’organisme. L’animal se distingue des plantes et encore davantage des autres êtres par la fonction du boire et du manger ; l’homme aussi mange et boit ; mais le boire et le manger suffisent-ils pour déterminer la nature de l’homme ? Est-ce une définition de l’homme que celle-ci : L’homme est un être qui mange et boit ? Aussi stupide est cette définition, aussi stupide es-tu si tu ne comprends ton corps que sous l’idée de la matérialité pure et si tu ne lui donnes pas pour attribut l’immatérialité même. Ta seule connaissance de la vie consiste en ce que tu reconnais et avoues que tu n’en connais rien ; le plus haut degré où tu puisses arriver c’est à avoir conscience de ton manque complet d’idées, et, pour ce qui regarde le corps, à reconnaître qu’il est la négation de toutes tes imaginations sur la matière et sur l’âme, imaginations que, par contradiction avec toi-même, tu regardes comme nécessairement admissibles, comme absolues ; à avouer, enfin, que la réalité est trop vaste et trop sublime pour se laisser embrasser par tes hallucinations et tes rêves.

Il en est de la pesanteur comme de la matière par rapport au corps organique. La pesanteur est-elle une détermination qui le caractérise ? Si l’on dit du cerveau, par exemple, qu’il pèse deux ou trois livres, en dit-on quelque chose ou rien ? Le métal est bien caractérisé par l’attribut de la pesanteur, comme la lumière par celui de l’impondérabilité ; mais le corps est au-dessus de l’une et de l’autre de ces déterminations. Le métal est pesant : aussi ne peut-il changer de lieu ; le corps a le principe de motion libre en lui-même ; il peut changer de place, c’est-à-dire la pesanteur n’est en lui qu’une détermination à chaque instant détruite, tout à fait subordonnée, et ce n’est pas par elle qu’il est ce qu’il est. Il est vrai que le corps ne triomphe de l’espace, comme tout ce qui est dans l’espace, qu’au moyen du temps ; tu ne peux pas te trouver en un lieu éloigné aussi vite avec ton corps qu’avec tes désirs ; la pesanteur est ainsi une chaîne importune pour ton imagination, et, comme partout tu prends tes désirs pour mesure de ce qui doit être, tu peux te fonder sur ce désaccord entre l’idéal et le réel pour te prouver l’existence future d’un corps plus docile à tes vœux. Mais je ne vois pas du tout pourquoi tu n’attends ce corps désiré qu’à la mort du corps organique. Ce corps qui, avec ton désir sera en même temps au lieu désiré, est un corps identique au désir lui-même. S’il était réel, ou si jamais il le devenait, sa réalité serait pour ton imagination un obstacle, une barrière. Comme réel, ce serait une contradiction qu’il fût en même temps imaginaire. Il ne serait plus sentimental comme un soupir, léger et libre comme un vœu, sans frein comme la fantaisie. Ce corps qui n’en est pas un, qui n’est que le soupir et le désir d’un corps, n’est lui-même qu’un désir ou une imagination pure. Pourquoi donc fais-tu des plaisanteries si drôlatiques, pourquoi es-tu assez bizarre et assez inconséquent pour ne dater son existence que de la mort du corps vivant et réel ?

Le délicat individu immortel s’inquiète d’ailleurs fort peu, pour ce qui regarde son corps futur et en général la vie et la mort, s’il est possible qu’une personne particulière puisse être encore la même après sa séparation d’avec le corps ; il trouve même au-dessous de sa dignité de s’informer si l’âme peut ou non se séparer du corps et si à la mort elle le quitte réellement. Au contraire, c’est pour lui une vérité indubitable que, comme l’oiseau dans une cage, l’eau dans un vase, de même l’âme est enfermée dans le corps, s’y trouve retenue comme dans une prison, et qu’à la mort elle s’en échappe comme la fumée d’une cheminée. Mais l’âme n’est pas dans le corps, et on ne peut pas, par conséquent, l’en faire sortir. Elle n’est ni en lui ni en dehors de lui, car dans l’un ou l’autre de ces deux cas elle serait quelque chose de matériel. La non-matérialité de l’âme est sa seule manière d’être hors du corps. Elle n’est pas dans le corps d’une manière sensible, elle n’y est que d’une manière spirituelle, essentielle.

L’âme, quoique incorporelle, est aussi peu âme sans son corps que le maître n’est maître sans esclaves, le but sans moyens. Le rapport de l’âme au corps est, pour ainsi dire, celui du feu à la matière combustible. Le corps est la mèche, la matière nutritive de l’âme. Là où il n’y a pas de matière, là il n’y a pas de feu. En ce sens, on peut dire que le feu est subordonné à la matière, qu’il en est l’instrument ; mais lorsqu’il la dévore, alors il en est le maître, c’est une puissance. De même que le feu cesse dès qu’il ne reste plus rien du corps combustible, de même, quand l’âme a dévoré tout son corps, quand il est usé et détruit par un usage continu, quand il n’y a plus en lui d’éléments contre lesquels elle puisse montrer son activité, et par la destruction desquels elle est ce qu’elle est, âme, alors vient la mort. Le corps est objet de l’âme, elle n’est âme que dans la destruction et dans l’anéantissement continuel de cette proie. L’immatérialité n’est pas un attribut paisible, fixe, mort, qui lui appartienne comme à une chose une propriété quelconque ; l’âme n’est immatérielle qu’en tant qu’elle nie et dévore la matière. Elle n’est pas une chose, un être fixe, en repos, qui soit dans le corps comme l’huître dans sa coquille ; elle est vie pure, pure activité, feu sacré et incorruptible ; elle n’est pas quelque chose de fini, d’accompli ; elle devient toujours, elle n’est jamais. Mais cette activité pure, cette âme telle qu’elle est, identique à un corps particulier, finit avec ce corps.

Si, dégageant tout ce qui est matériel de ces idées et de ces expressions grossières : « L’âme est dans le corps, elle est en dehors ou s’en sépare, » on cherche à en exprimer le sens véritable en pesant la différence importante de l’âme et de l’esprit, de la pensée et de la raison, alors on arrive à les interpréter ainsi : — Cette proposition : « L’âme est dans le corps, » n’a pas d’autre sens que celui-ci : « Elle est sensation ;  » et cette autre : « Elle est en dehors du corps, » signifie seulement : « L’âme n’est pas seulement âme, mais encore liberté, conscience, raison. » L’âme, en tant que sensation, est le fondement et l’origine de l’individualité ; dans la sensation elle est individu et en tant qu’individu unie avec le corps. Si l’on entend par âme le principe de la vie on peut, du moment que la sensation constitue ce qu’on nomme vie, dire avec droit que l’âme est sensation ou simplement sentir. L’âme est dans le corps, cela veut dire : « Le corps est son objet, car l’esprit, l’âme, ne peut être dans une chose qu’en tant que cette chose lui est objet ». Mais déjà dans la sensation l’âme est en rapport avec elle-même : car comment pourrait-elle sentir, comment son propre corps pourrait-il lui être objet si elle n’était pas objet à elle-même, si elle-même ne se sentait pas ? Dans ce cas, il est vrai, c’est par un intermédiaire, c’est par le moyen du corps qu’elle a conscience de son sentiment. Lorsque, au contraire, elle est, comme on dit, en dehors du corps, c’est-à-dire lorsqu’elle est pensée, volonté, liberté, raison, alors elle n’est plus dirigée vers les choses qui tombent sous les sens, elle n’a affaire qu’à elle-même et tous les rapports avec l’extérieur sont rompus.

De même que cette expression : « L’âme est hors du corps » n’a pas d’autre sens que celui-ci : « L’âme est en soi, n’a rapport qu’à soi, est par conséquent esprit, raison », de même cette image sensible : « L’âme sort du corps, s’en sépare », n’exprime que le développement, que la marche ascendante de l’âme vers l’esprit, que la naissance de la raison en elle. « L’âme se sépare du corps », cela veut dire non pas dans ton opinion, mais en vérité : « L’âme se distingue elle-même d’avec le corps ; elle laisse le monde sensible pour se retirer dans son monde intérieur, et dans cette abstraction, dans ce rapport libre avec elle-même, dans cette unité exclusive qui rejette loin de soi le corps vivant lui-même, comme pure matière, comme chose indifférente, elle devient esprit, conscience. » Penses-tu que cette séparation de l’âme signifie autre chose que la distinction qu’elle fait elle-même entre elle et le corps, distinction par laquelle elle devient raison, conscience ? Eh bien ! tu te représentes les rapports du corps et de l’âme comme ayant lieu dans l’espace, et l’âme elle-même comme quelque chose de matériel. Quand tu dis qu’à la mort l’âme se débarrasse du corps, devient libre, tu fais de cette séparation spirituelle, essentielle, intérieure, une séparation sensible, de l’activité la plus sublime un événement particulier qui a lieu dans le temps et dans l’espace et qui commence à la mort. Si certaines maladies mentales de l’homme consistent en ce que pour lui ses imaginations deviennent des phénomènes réels, en ce qu’il se voit double comme un autre Sosie, en ce que sa propre image lui apparaît comme un être extérieur, indépendant, eh bien, ta croyance à l’immortalité dans le sens qu’à la mort l’âme quitte le corps réellement est une folie théorique, une maladie mentale. Car, de même que le fou donne un corps à ses conceptions imaginaires, en fait une réalité sensible, de même, en séparant l’âme du corps, tu la matérialises, tu fais de sa délivrance et de sa liberté, de son développement vers la raison, de la liberté et de la conscience, de cette action spirituelle, intérieure, de l’esprit lui-même, un état particulier, une passion, un événement soumis aux conditions de l’espace et du temps. Ta croyance à l’immortalité, en ce sens qu’elle repose sur la nature de l’âme, se fonde par conséquent sur une manière de la concevoir aussi matérielle que possible ; seulement ton matérialisme est d’une autre espèce que le matérialisme ainsi nommé ordinairement.

II

Ce en quoi l’infini n’habiterait pas ne pourrait pas mourir. — Désirer quelque chose après la mort est donc une erreur, une illusion. Si tu meurs, c’est parce qu’avant la mort se trouve tout ce que tu te figures devoir être après elle. La mort ne provient pas d’un manque, d’une pauvreté dans les choses, mais au contraire d’une trop grande abondance, et pour ainsi dire de leur satiété. C’est le poids de l’être infini qui fait éclater de toutes parts l’enveloppe de ton existence bornée.

Là où il n’y a aucun esprit, aucune liberté, aucun être intérieur, là il n’y a point de mort. La mort présuppose l’esprit. Tu meurs, parce que tu es un être libre et conscient. Conscience est scission ; cela seul a conscience qui peut s’opposer à soi, distinguer son être de soi, se subsumer sous lui comme quelque chose de particulier, de circonscrit, et se prendre soi-même pour objet. Est mort, tout ce qui n’est qu’objet. De même que par la pensée tu te sépares intérieurement de ton être, de même tu dois en être un jour séparé extérieurement, dans ton existence, car tout ce qui est spirituel, intérieur, essentiel, doit se révéler, se manifester, se produire au dehors. La mort ne vient dans l’homme que de l’homme, elle ne fait qu’achever son action sur lui-même, qu’y mettre le dernier sceau. Tu meurs, parce que tu es à la fois sujet et objet, parce que la distinction que tu fais en toi doit devenir action extérieure, séparation dans la nature ; dans la mort, cette distinction se manifeste d’une manière sensible, tu deviens objet purement et simplement. L’esprit, la liberté, la conscience, sont donc le fondement de ta mort comme ils sont le fondement de ta vie. Si les plantes et les animaux meurent comme toi, c’est pour la même raison ; c’est parce qu’en eux l’esprit commence à poindre, la liberté prend racine, et que dans leur nature il s’opère déjà une scission entre espèce ou généralité, et particularité ou existence, ou mieux entre subjectivité et objectivité. Au-dessous d’eux, il n’y a pas de mort ; ce qui est homogène est éternel, c’est-à-dire sans esprit et sans vie.

C’est chose étrange que les hommes ne reculent d’effroi que devant les abîmes de l’avenir, et que regardant toujours en avant, jamais en arrière, ils ne s’inquiètent que du rien ou du quelque chose qui suivra la vie, sans songer au rien qui l’a précédée. Admettons, — car tu cherches par toutes sortes d’imaginations à écarter de toi la connaissance de la vérité, — admettons que déjà avant cette vie tu aies existé quelque part comme individu, avec cela tu n’auras rien gagné, car tu ne sais pas que tu as existé. L’existence de l’homme ne commence qu’avec la conscience qu’il en a ; la durée de la connaissance mesure la durée de l’existence : dès que l’une finit l’autre finit aussi. Exister sans que je sache que j’existe, pour moi, ce n’est point exister. « C’est vrai, nous ne pouvons savoir dans cette vie si avant elle nous avons déjà vécu ; mais cela nous sera révélé un jour. » Qu’importe ! quand même il te serait révélé qu’autrefois tu as vécu, tu ne ferais pas disparaître pour cela le néant qui est en arrière. Cette existence et cette vie d’autrefois ne seront jamais ta vie et ton existence. Mais qu’est-il besoin de sortir de la vie présente ? À son origine tu n’étais pas encore toi, cet être personnel, déterminé, qui par la connaissance de soi devient personne et a dans sa personnalité la mesure et la durée de son existence. Ce n’est pas par toi, c’est par les autres que tu sais que tu as été enfant, et que tu es encore le même qu’autrefois. Les autres sont tellement mêlés à ta vie la plus intime, tellement impliqués dans l’unité de ta conscience personnelle, que la connaissance que tu as de toi-même t’est procurée d’abord par eux et seulement par eux. Ce n’est que tard qu’en devenant indépendant à l’extérieur par ton corps tu deviens aussi indépendant à l’intérieur par l’esprit. La science des autres sur toi devient alors ta propre science, et tu te charges des fonctions qu’ils remplissaient à ta place. De même que d’abord tu étais enfermé dans le sein de ta mère, de même le sein maternel de ton être, c’est la conscience d’autrui dans laquelle tu étais connu avant de te connaître ; de même que ta première nourriture préparée dans le corps de ta mère a été le lait maternel, de même tu as sucé ton existence personnelle du sein de l’humanité. La mort n’est pas autre chose que l’action par laquelle tu rends aux autres la conscience que tu avais reçue d’eux. La connaissance de toi-même t’abandonne pour devenir, comme à l’origine, connaissance de toi dans autrui, et désormais elle porte le nom de mémoire, de souvenir, La conscience est une fonction que tu as remplie pendant la vie et que tu déposes à la mort. Tu n’existes plus désormais que dans la conscience des autres, de même qu’à l’origine tu n’existais que dans leur conscience.

La conscience est l’atmosphère générale, universelle d’esprit et de vie par l’aspiration de laquelle tu vis et tu es conscient, par l’expiration de laquelle tu perds la conscience et la vie. La conscience est formée par la connaissance que tous les hommes ont les uns des autres, par leur manière de voir réciproque, par le savoir de tous en tant qu’ils forment un ensemble un et indivisible. L’individu n’existe que par la connaissance, ou mieux par la faculté de distinguer. Tu n’es qu’autant que tu te distingues toi-même. Mais pour que cela soit possible, il faut qu’il y ait d’autres personnes en dehors de toi, et tu ne peux te connaître que dans ta différence d’avec elles. Cette nécessité pour l’individu d’exister avec d’autres, pour ta conscience d’être en même temps la conscience des autres, pour toi de ne pouvoir te connaître qu’en eux et par eux, est la manifestation de cette vérité que la conscience est l’unité absolue de tous les hommes ou de toutes les personnes. Reconnais et contemple en elle le grand secret du tout, le grand secret de l’unité. Comme la nature sensible, la conscience est un monde dans lequel chaque individu fait son entrée. Comme l’épi mûrit au soleil, ainsi tu mûris et tu deviens une personne à la lumière du soleil de la conscience éternellement jeune, éternellement créatrice, éternellement en voie de développement au sein de l’humanité. Quand tu meurs, tu retombes fatigué de la chaleur brûlante de ce soleil des esprits qui travaille et dévore les individus particuliers dans le sommeil éternel, dans l’inconscient repos du néant. Comment peux-tu te plaindre d’être mortel si tu ne te plains pas d’avoir été enfant, de n’avoir point existé autrefois ? Comment peux-tu trembler devant la mort, lorsque tu l’as déjà supportée, traversée, lorsque tu as déjà été un jour ce que tu dois devenir de nouveau ? Jette au moins un regard dans ta vie et tu trouveras en elle ce que tu n’appréhendes qu’à son terme. Ton existence se borne toujours à l’instant présent ; le passé, quoique vivant dans ton souvenir, n’existe déjà plus ; tu n’es réellement que dans cet instant qui passe et s’évanouit. Pendant ta vie entière, tout passe en toi avec toi-même sans interruption, et tout devient en disparaissant un objet du souvenir, un objet de l’esprit. Le torrent du temps, voilà l’Achéron qui transporte les vivants dans l’empire des ombres, dans l’empire de la pensée ; le temps seul forme la transition entre l’existence et l’être, seul il apporte dans le monde l’intelligence et la réflexion. Pour devenir un objet de la pensée, de la connaissance, les choses doivent être passées ; tant qu’elles sont quelque chose, elles ne sont l’objet que de la passion, que d’un amour aveugle ou d’une aveugle haine. Ta vie, en devenant à chaque instant souvenir, se spiritualise incessamment ; car le souvenir métamorphose ton existence corporelle en existence idéale, et par là cette existence peut être exprimée, communiquée. Tant qu’elle est existence pure, immédiate, identique à ta personne, bornée au présent, elle n’appartient qu’à toi seul ; une fois passée, une fois devenue objet de la mémoire, elle est objet de l’esprit et en même temps objet des autres hommes. Puisque ta vie entière se transforme ainsi sans cesse en souvenir, et par là se spiritualise, peux-tu regarder la mort comme le terme de cette transformation ? Ne dois-tu pas la reconnaître, au contraire, comme sa révélation et son entier accomplissement ? Tu n’existes déjà dans la vie, pour ce qui regarde la partie de tes jours déjà écoulée, que comme une personne dont tu te souviens et dont on se souvient ; ta vie entière doit se terminer, par conséquent, lorsque tout ton être est devenu enfin un être idéal, lorsque ta personne est devenue une personne objet de l’imagination pure, lorsque tu n’es plus qu’une chose qui se communique et peut se communiquer, un mot, un nom. — Tu ne vis qu’aussi longtemps que tu as quelque chose dont tu puisses faire part aux autres. As-tu tout donné ? Ne reste-t-il plus rien en toi que la dernière et sèche enveloppe de ta personnalité ? Alors tu te donnes toi-même. Cet abandon complet de toi, c’est la mort. La mort est ton dernier mot, dans lequel tu t’exprimes tout entier, par lequel tu te communiques aux autres pour la dernière fois.

De même que la vie de chaque personne particulière, l’histoire de l’humanité n’est pas autre chose qu’une transformation ininterrompue du présent en souvenir, dans laquelle l’esprit métamorphose en sa propre substance les existences indépendantes et fait des individus ce qu’en eux-mêmes ils sont déjà, des objets de sa conscience. Sans mort il n’y a pas d’histoire, et réciproquement. L’individu meurt parce qu’il n’est qu’un moment successif dans la marche de transformation de l’esprit. L’humanité n’est pas un tout, une unité pareille à celle d’un troupeau de moutons, dont chaque mouton en particulier existe uniquement pour lui-même, satisfait à part ses besoins, et n’a à souffrir, par cela même qu’il fait partie d’un troupeau, aucune espèce de dommage. Comme son principe est un esprit, elle forme un tout qui a sa réalité dans chacun de ses membres ; elle est une unité vivante qui pénètre les individus, les dévore et les dissout en elle. L’histoire est la manifestation de cette unité dans le temps ; elle confirme la négation que les individus ont à souffrir par l’unité de l’être dans leur existence extérieure. Le temps n’est que l’esprit ardent et colère, plein d’une fureur divine qui, dans l’emportement de son enthousiasme, entraîne le monde avec lui. Que ceux qui, du banquet de l’histoire, n’emportent qu’une espèce d’indigestion morale, impuissants à recevoir en eux le feu sacré de l’enthousiasme et à le nourrir, attendent une autre vie pour s’y guérir avec les sels d’ici-bas, — car les remèdes de l’avenir sont les mêmes que ceux du présent, — qu’ils errent sur les hauteurs sublimes de l’histoire en y cherchant les plantes dont ils prépareront les sucs pour leur vie future, — au soleil de la conscience leur avenir fond comme du beurre. L’éternité, c’est-à-dire l’unité du passé, du présent et de l’avenir dans la conscience, voilà le terrain, le fondement intime de l’histoire. Comme le corps organique, l’humanité est dans un mouvement perpétuel ; elle crée, renouvelle et métamorphose sans cesse ses membres, les individus, mais elle-même comme tout, comme conscience est au-dessus du temps, qui n’est que le rapport du tout aux membres, de l’unité aux individus. La conscience est un présent immuable au milieu des changements historiques. Depuis les temps les plus éloignés dans lesquels peut à peine pénétrer le regard de l’observateur, et où l’histoire elle-même se perd dans les ténèbres d’une vie inconsciente d’elle-même, depuis ces temps jusqu’à nos jours la conscience n’a jamais été brisée, interrompue. Si la conscience, en effet, pouvait être interrompue par le temps, non-seulement l’histoire mais encore l’existence de toute époque déterminée serait impossible, comme il te serait impossible à toi-même d’avoir une histoire, si ta conscience tombait dans le temps, et si, par lui, elle était brisée, séparée comme le sont les sensations et les événements de ta vie. Au-dessus du changement des temps et des individus, au-dessus des vagues des choses qui viennent et disparaissent, plane la conscience toujours égale, une et indivisible, et c’est dans le sein de cette unité qui lie, embrasse et éclaire les individus, les temps et les peuples, que l’humanité se meut, agit et se développe sans interruption.

L’histoire, révélation de l’esprit par lui-même, n’est pas un simple cours, comme, par exemple, le cours de l’eau. Loin d’être uniforme, elle est variée, différenciée, et suit une marche rationnelle qui a un but. précis. L’existence historique de l’individu est une existence déterminée par un but, et s’il meurt, ce n’est pas seulement par cette cause indéfinie qu’il est membre d’un tout ; c’est précisément parce qu’il est un membre déterminé. Chaque homme a une vocation qui se manifeste en lui comme penchant, talent, inclination. Cette vocation est ce qu’il y a de sacré, d’inviolable dans son être, c’est l’âme de son âme, le principe de sa vie, le génie providentiel de son existence. « Tu dois, tu es obligé, » lui dit-elle ; mais ce devoir et cette obligation sont quelque chose de doux, d’affable ; il n’y a dans leur ordre aucune violence, aucune contrainte. Cet ordre est d’accord avec l’inclination de l’homme, c’est son être même ; il n’y a rien en lui qui provienne d’une nécessité extérieure. L’homme vit aussi longtemps que sa vocation est encore en lui, une avec lui. S’est-elle une fois séparée de son individualité, c’est-à-dire est-elle devenue objet, s’est-elle réalisée dans le monde réel, alors son âme, son être même est devenu objet, et par là, lui le sujet, n’a plus de raison d’exister et meurt. La puissance, le talent d’un individu pour une chose, voilà le fonds sur lequel il vit ; cette puissance une fois : épuisée, la vie s’épuise aussi. La limite et la mesure intérieures de l’homme sont aussi sa limite et sa mesure extérieures ; la vocation de sa vie en est le principe et la conclusion. C’est donc une folie que de lui attribuer une existence démesurée et de chercher la vraie vie dans une vie future, c’est-à-dire dans une vie sans but et sans détermination, car une existence sans bornes est une existence indéfinie et sans signification aucune. Le but concentre les forces, porte à la réflexion, impose une limite, et la conséquence de cette concentration et de cette limitation, c’est la mort. Cette autre vie où les individus vivent, éternellement, vie sans détermination, sans but et sans mesure, — car, si elle en avait dans sa nature, elle en aurait aussi dans sa durée, — cette vie est sans concentration, sans sérieux et sans raison ; elle n’est qu’un jeu, qu’une apparence vaine. Ce n’est donc que là où la personnalité nue, dépouillée de toute importance historique, sans signification et sans caractère, c’est-à-dire le rien, est regardée comme quelque chose, tandis que l’histoire, la vie réelle est regardée comme rien, ce n’est que là qu’il n’y a rien après la mort, si même après la mort le rien n’est pas encore quelque chose.

De la grandeur et de l’importance de la vocation de l’individu dépendent l’importance et la grandeur de la place qu’il obtient après sa mort, comme être idéal, dans l’empire des ombres ou des esprits, dans l’empire de la mémoire. Cette vocation était-elle bornée, étroit le cercle des actions qui l’ont réalisée ; alors le cercle du souvenir est aussi étroit et s’évanouit bientôt. Était-elle au contraire grande, générale, et l’action qui l’a réalisée d’une importance et d’un intérêt universels ; alors le souvenir qui en reste est aussi universel, est un souvenir historique. La qualité de ce souvenir dépend de la qualité morale des actions : punition et malédiction pour le crime, récompense et reconnaissance pour la vertu. L’enfer et le ciel n’ont leur fondement et leur existence que dans l’histoire ; ils ne doivent leur origine qu’à la vie historique des anciens peuples qui, conservant dans un rapport intime le présent et le passé, regardaient l’histoire comme une vie réelle, et non comme une sèche narration des faits accomplis. Considérant le passé comme le fondement essentiel du présent, ils ne se séparaient pas, comme les individus du monde moderne, de la vie commune, réelle, historique, pour se renfermer dans une personnalité stérile et abstraite. Pour eux, la vie suprême consistait à continuer de vivre dans le cœur reconnaissant de la postérité, et le châtiment le plus terrible était d’être condamné et maudit par cette même postérité. Les chantres des peuples représentaient, et les peuples eux-mêmes regardaient le souvenir comme un empire véritable, réel, et il était impossible qu’il en fût autrement, parce que le souvenir, en tant que général, universel et immuable, forme un monde où toute action est réellement payée selon son mérite. Même après la dissolution des sociétés antiques, lorsque l’idée de l’humanité eut détruit les différences entre les peuples, même dans le christianisme, dans l’ancien il est vrai, la croyance au ciel et à l’enfer ne se sépara pas, ne fit pas abstraction de la vie commune et historique ; le ciel n’était destiné qu’à ceux qui vivaient en unité avec l’Église, le peuple et l’état de Dieu ; tous les dissidents étaient rejetés dans l’enfer. Dans le monde moderne il en est autrement. Aux individus qui font de leurs sensations et de leur conscience personnelle la mesure du réel, la rémunération de l’histoire ne suffit pas. S’ils ne sentent pas, s’ils ne voient pas ce qui est après la mort, pour eux, après la mort, il n’y a rien. S’ils ne reçoivent pas eux-mêmes des récompenses pour leurs bonnes actions, ils s’écrient qu’il n’y a aucune compensation et aucune justice ; ils ne s’inquiètent que d’eux-mêmes, que de leur propre distinction ; ils ne mettent d’importance que dans ce qui les sépare des autres. Ne leur parlez pas du bien en lui-même et pour lui-même : pas un mot de la vérité, de la justice, de l’amour qui unit tous les êtres et fait disparaître leurs différences ; faire le bien pour le bien, aimer la vérité pour la vérité même,

jusque-là ne va point leur désintéressement.

III

Si tu dis d’un être quelconque qu’il est mort, c’est seulement parce que tu le compares avec ce qu’il était auparavant et avec ce que tu es toi-même. La fin d’un individu n’a de réalité que pour toi ; pour lui-même elle n’est qu’un pressentiment, et tant qu’il ne fait que la pressentir, elle n’est pas encore là. Dès qu’elle est, il n’est plus. La mort ne serait mort pour lui que si dans la mort il vivait encore : car pour l’individu il n’y a de réel que ce qui peut être l’objet de ses sensations et de sa conscience. Quand il n’est plus, ce n’est pas pour lui-même qu’il n’est plus, c’est seulement pour les autres. La mort n’est quelque chose que pour les vivants ; elle n’est rien de positif et d’absolu, elle n’existe que dans ton imagination. C’est un être si fantastique qu’il n’est quelque chose que quand il n’est pas encore et qu’il n’est plus rien dès qu’il est. Tu compares l’être mort avec l’être autrefois vivant et par cette comparaison tu fais de la mort quelque chose de réel ; tu te la représentes avec effroi comme un anéantissement cruel de la vie, anéantissement sensible au mort lui-même. Mais la mort n’est point une destruction positive : elle est la mort de la mort même ; en détruisant la vie elle se détruit elle-même, elle meurt de son propre vide, de son manque absolu de réalité. Une destruction véritable n’a lieu qu’au sein du monde réel ; elle n’est que partielle et non totale, elle n’enlève aux choses qu’une partie de leurs qualités, de leurs attributs et ne fait pas disparaître la sphère de la réalité tout entière. Tels sont, par exemple, la douleur, le mal et l’infortune. Quand par la vicissitude des choses je passe de l’abondance et du superflu de tous les biens à une extrême misère, cette destruction de mon bonheur passé est quelque chose de réel, ma pauvreté présente est un état complètement opposé à mon état d’autrefois. Mais ce qui détruit l’existence, se détruit et se nie en même temps, nie et détruit ce en quoi, pour quoi et par quoi son existence serait possible. La mort prouve donc son propre néant par l’anéantissement de tout ce qui est réel ; elle est l’affirmation la plus complète de la réalité absolue de l’existence et de la vie.

La vie serait limitée ? la mort la preuve de cette limitation ? Une chose n’est limitée que par une autre. Tout être a dans ce qui le limite une révélation de sa vraie nature. Ainsi l’enfant cesse d’être enfant dès que l’homme commence en lui. L’homme accompli, parfait ; telle est la limite de sa nature d’enfant ; mais quand il cesse d’être enfant pour devenir homme il ne change pas pour cela de nature. Les choses ne sont limitées que parce que ce qui fait leur limite est par rapport à elles infini, contient la réalité à un degré beaucoup plus élevé. Si la mort était une limite positive de la vie, elle devrait être par conséquent plus que la vie même ; mais comme elle n’est rien et que la vie par cette prétendue limitation cesse d’être, devient rien, il s’ensuit que l’on peut dire de la vie qu’elle est infinie, de même que l’on dit d’une chose qu’elle est une et indivisible lorsque par la division elle cesse d’exister. Bien que la vie n’ait sa manifestation, son expression la plus élevée que dans la sensation et la conscience, elle révèle néanmoins son infinie réalité dans ses degrés inférieurs. Cette plante que tu vois ici et qui charme tes yeux par sa beauté doit bientôt se flétrir et mourir ; mais peux-tu faire de cet évanouissement de l’existence en elle une marque de sa limitation ? dis-tu quelque chose d’une plante quand tu dis qu’elle est passagère ? cet état transitif, est-ce pour elle un attribut ? La plante est ce qu’elle est par les conditions et les qualités déterminées de son organisme ; si tu dis d’elle qu’elle passe, tu fais disparaître toutes ses qualités, toute sa vie si pleine et si riche dans cet attribut insipide, incolore et inodore de la transition. Cette fin de la plante n’est pas pour elle une scission, une rupture, une limite ; elle meurt parce que sa vie est mesure. Mais cette mesure est son être et sa vie mêmes : il est dans sa nature de n’exister pas plus longtemps qu’elle n’existe. Dans sa mort elle ne se heurte contre rien d’étranger, elle n’arrive à aucune frontière, pour ainsi dire, elle est ce qu’elle était à son origine : son être même est sa fin comme son commencement.

Si la mort n’est qu’une négation qui se nie elle-même, de même l’immortalité, dans le sens ordinaire, comme simple contre-partie de cette négation, n’est qu’une stérile affirmation de l’individu, de l’existence et de la vie. Quand je dis de toi que tu es un être vivant, capable de sentir, d’aimer, de vouloir et de connaître, je dis de toi quelque chose de bien plus réel, plus caractéristique et plus profond que si je dis : Tu es un être immortel. Dans chaque action, dans chaque sensation, dans chaque connaissance il y a infiniment plus que dans l’immortalité. L’essence et la réalité des choses consistent dans leurs qualités qui, prises ensemble, forment leur contenu, leur valeur et leur importance. Mais ce contenu est au-dessus et en dehors du temps, il a en lui-même sa détermination et la mesure de sa réalité ; la mort ne lui ôte rien, l’immortalité ne lui donne rien non plus. De même que la mort n’est qu’une négation apparente, de même l’immortalité n’est qu’une apparente affirmation. Les seuls véritables sages sont ceux qui soutiennent qu’il ne s’agit pas de savoir si tu vis longtemps, mais comment tu vis. La durée et par conséquent l’immortalité ne déterminent rien : on ne sait quelque chose que par le comment. Tu es un être immortel ; cela veut dire en vérité : tu es un être qui a de la valeur et de l’importance. Le seul être réellement mortel et passager, c’est l’être indifférent dont il importe peu qu’il soit ou ne soit pas. Mais l’intérêt de l’être consiste dans ses qualités, dans son contenu. Être immortel, c’est être quelque chose ; car, dès que tu es quelque chose, tu cesses d’être indifférent, sans importance et sans valeur ; sois donc quelque chose, et tu es immortel.

La vie immortelle est la vie qui a sa vocation, son but et sa valeur en elle-même ; c’est une vie bien remplie. Mais déjà notre vie terrestre a en elle-même sa valeur et son but. Chaque instant est une existence pleine et entière, d’une importance infinie, satisfaite en soi, affirmation illimitée de sa propre réalité. À chaque instant tu vides jusqu’au fond le calice de l’immortalité qui, comme la coupe merveilleuse d’Obéron, se remplit de lui-même incessamment. Les fous disent que la vie n’est qu’un son stérile et vide, qu’elle passe comme un souffle, qu’elle fuit comme le vent. Non ! la vie est musique, chaque instant est une mélodie, ou bien c’est un ton parfait plein d’âme et de sentiment. Le ton est bien passager ; mais comme ton il a une signification et une valeur et devant cette valeur intime, devant cette âme mélodieuse disparaît comme un rien le peu de durée de son existence. Une vie passagère et temporaire est celle dans laquelle le passé, le présent et l’avenir ne se distinguent pas l’un de l’autre, car dans le temps comme tel il n’y a point de différence.

La qualité seule de chaque moment déterminé met dans le temps la différence et la distinction. Chaque moment particulier, chaque qualité, chaque borne dans le temps est la négation du temps, est en dehors et au-dessus du temps. L’éternité est par conséquent force, énergie, action et victoire. Victorieux et triomphant est, celui-là seul qui s’élève au-dessus du malheur, qui nie et dompte le malheur dans le malheur même et non celui qui sommeille loin de lui dans le sein de la fortune. Les tons musicaux, quoique dans le temps, sont cependant, par leur signification, en dehors et au-dessus de lui. La sonate qu’ils composent est aussi de courte durée ; on ne la joue pas éternellement ; mais n’est-elle que longue ou courte ? Que dirais-tu, je te le demande, de celui qui pendant qu’on la joue n’écouterait pas, mais compterait, prendrait sa durée pour base de son jugement, et quand les autres auditeurs chercheraient à exprimer leur admiration par des paroles précises, ne trouverait pour la caractériser que ces mots : Elle a duré un quart d’heure ? Sans doute, le nom de fou te paraîtrait encore trop faible pour un tel homme. Comment faut-il donc nommer ceux qui croient juger la vie en disant qu’elle est passagère et limitée ? Ce avec quoi l’on ne dit rien, l’on ne pense rien, l’on ne détermine rien, est-ce autre chose que rien ? Comment faut-il les nommer ceux qui font du rien quelque chose et qui en retour réduisent à rien la réalité de la vie ? Ils se donnent eux-mêmes le nom de chrétiens, d’hommes pieux, de rationalistes, de philosophes même ; toi, nomme-les fous, insensés et affirme encore à ton dernier souffle la réalité et la vérité de cette vie.




  1. Vergissmeinnicht, mot-à-mot : ne m’oubliez pas. Petite fleur, le myosotis.