Feuerbach - La Religion/Essence de la religion

Traduction par Joseph Roy.
A. Lacroix, Verboeckhoven & Cie, Éditeurs (p. 85-172).

ESSENCE DE LA RELIGION

I

Le sentiment que l’homme a de sa dépendance, voilà le fondement de la religion. L’objet de ce sentiment, ce dont l’homme dépend et se sent dépendant n’est dans l’origine rien autre chose que la nature. La nature est le premier objet de la religion comme le prouve suffisamment l’histoire de toutes les religions et de tous les peuples.

II

Cette assertion que la religion est naturelle, innée dans l’homme, est complètement fausse si l’on entend par religion les conceptions du déisme ; elle est vraie au contraire si par religion l’on n’entend rien de plus que le sentiment de la dépendance humaine, que la conscience qu’a l’homme qu’il n’existe et ne peut exister sans un être différent de lui. La religion, dans ce sens, est aussi nécessaire à l’homme que la lumière à l’œil, l’air aux poumons, la nourriture à l’estomac. La religion est l’ensemble des idées par lesquelles nous reconnaissons et affirmons ce que nous sommes. Mais nous ne pouvons exister sans lumière, sans air, sans eau, sans aliments ; en un mot, nous dépendons de la nature. Cette dépendance n’est point sentie par l’animal ; l’être seul qui peut en faire l’objet de sa conscience, de sa pensée a seul aussi la puissance de s’élever à des idées religieuses. Ainsi toute vie dépend du changement des saisons ; mais l’homme seul fête ce changement par des représentations dramatiques, par des sacrifices solennels, et ces fêtes qui n’expriment et ne représentent que les alternatives des saisons, que les phases de la lune, sont les fêtes les plus anciennes, les premiers aveux religieux de l’humanité.


III

Un homme particulier, un peuple, une tribu, ne dépendent pas de la nature en général, mais de tel ou tel sol, de tel ou tel pays, de tel ou tel fleuve. L’Égyptien n’est pas Égyptien en dehors de l’Égypte, l’Indien ne peut être Indien en dehors de l’Inde. De même que l’homme civilisé, universel par l’intelligence adore comme une divinité cette intelligence qui pourtant lui appartient, de même les anciens peuples bornés dans leurs idées, attachés de corps et d’âme à leur sol, ne connaissant pas encore l’unité de leur nature dans l’humanité, mais divisés partout en peuples et en tribus, adoraient comme des êtres divins les montagnes, les arbres, les animaux, les fleuves de leur pays : car toute leur existence, tout leur être avaient pour fondement la conformation et les propriétés de ce pays, leur nature à eux.

IV

C’est la fantaisie seule qui a fait naître l’idée que l’homme n’aurait pu s’élever au-dessus de l’état de pure bestialité sans la Providence, sans le secours d’êtres surhumains tels que des dieux, des esprits, des anges et des génies. Certainement l’homme n’est pas devenu seulement par lui-même ce qu’il est aujourd’hui ; il avait besoin pour cela de l’appui, de la protection d’autres êtres ; mais ces êtres étaient des créatures réelles et non imaginaires, au-dessous et non au-dessus de lui : car tout ce qui aide l’homme dans son activité, soit méditée, soit involontaire, tous les dons et toutes les facultés utiles lui viennent d’en bas et non d’en haut, lui viennent des profondeurs de la nature. Ces êtres secourables, ces génies protecteurs de l’homme, ce furent surtout les animaux. C’est par leur aide qu’il s’est élevé au-dessus d’eux, c’est sous leur protection que la semence de la civilisation humaine a pu prospérer. « Le monde subsiste par l’intelligence du chien, est-il dit dans le Zend-A-Vesta, dans la partie de ce livre la plus ancienne et la plus authentique, dans le Vendidad ; s’il ne veillait pas sur les chemins, tous les biens seraient enlevés par les loups et par les voleurs. » Cette importance des animaux pour l’homme surtout à l’époque de la formation des sociétés justifie pleinement les honneurs religieux qu’on leur rendait. Ils étaient pour l’homme des êtres indispensables, nécessaires ; d’eux dépendait son existence humaine ; mais ce dont la vie, ce dont l’existence de l’homme dépend, cela est Dieu pour lui. Si les chrétiens n’adorent plus la nature, c’est tout simplement parce que selon leur croyance, leur vie n’a pas sa source dans la nature, mais dans la volonté d’un être surnaturel. Malgré cela ils ne considèrent et n’honorent cet être comme l’être suprême que parce qu’ils voient en lui l’auteur et le conservateur de leur existence et de leur vie. C’est ainsi que l’adoration de Dieu n’est qu’une conséquence, une manifestation de l’adoration de l’homme par lui-même. Si je n’ai que du mépris pour moi-même et pour ma vie, — et dans l’origine l’homme ne fait aucune distinction entre sa vie et lui-même, — comment pourrai-je louer, honorer ce d’où provient cette vie méprisable ? La valeur que je donne à la cause de la vie ne fait qu’exprimer la valeur que sans en avoir conscience, je donne à la vie elle-même. Plus devient grande dans notre esprit la valeur de la vie, plus grandissent en importance et en dignité les dieux qui en sont les dispensateurs. Comment les dieux pourraient-ils briller dans l’or et dans l’argent, tant que l’homme ne connaît pas encore la valeur de l’argent et de l’or ? Quelle différence entre l’amour et la plénitude de la vie chez les Grecs et le vide et le mépris de la vie chez les Indiens ! mais aussi quelle différence entre la mythologie de la Grèce et les fables de l’Inde, entre le père Olympien des hommes et des dieux, et le grand serpent à sonnettes, ce père de la race indienne !

V

Les chrétiens se réjouissent de la vie tout autant que les païens ; mais ils adressent leurs prières et leurs actions de grâces au Père éternel qui est dans les cieux ; aussi accusent-ils les païens d’idolâtrie, parce que ceux-ci ne rendent des honneurs qu’aux créatures, au lieu de s’élever à la cause suprême, à la seule cause véritable de tous les bienfaits. Mais dois-je mon existence à Adam, au premier homme ? L’honoré-je comme mon père ? Pourquoi ne pas m’arrêter à la créature ? N’en suis-je pas une moi-même ? Pour moi qui ne date que d’hier, pour moi être déterminé, individuel, la cause la plus proche, déterminée, individuelle, n’est-elle pas la cause dernière ? Mon individualité inséparable de mon existence ne dépend-elle pas de l’individualité de mes parents ? Si je vais trop loin en arrière, ne risqué-je pas de perdre toute trace de mon être ? N’y a-t-il pas nécessairement un point d’arrêt dans ce retour vers le passé ? Ce qu’on appelle cause générale, devant tout exprimer, n’exprime absolument rien. En effet, dans toute explication des choses, on est obligé de la laisser de côté. De même la suite interrompue des causes secondes, que les anciens athées regardaient comme infinie, et les déistes comme s’arrêtant à Dieu, cette suite de causes, ainsi que le temps dont tous les instants s’ajoutent les uns aux autres sans différence aucune, n’existe que dans la pensée, que dans l’imagination de l’homme. L’ennuyeuse uniformité de leurs effets successifs est brisée, détruite dans le monde réel par l’individualité des choses et des êtres, qui est toujours quelque chose de nouveau, d’indépendant, d’absolu. Certainement l’eau, substance divine au point de vue des religions de la nature, est un composé d’oxygène et d’hydrogène ; mais elle n’en est pas moins un être neuf, original, dans lequel disparaissent les propriétés des éléments qui le composent. Certainement la lumière de la lune, que le païen, dans sa simplicité religieuse, adore comme une lumière indépendante, est une lumière dérivée, réfléchie ; mais elle n’en est pas moins une lumière différente de celle du soleil, une lumière qui n’existerait pas si la lune n’existait pas. De même, le chien, que le Parse, à cause de sa vigilance et de sa fidélité, implore dans ses prières comme un être bienfaisant et par cela même divin le chien est une création de la nature et n’est pas par lui-même ce qu’il est ; mais ces admirables qualités n’appartiennent qu’à lui. Suis-je obligé, pour m’en rendre raison, de tourner le dos au chien et de diriger mes regards vers la cause première, générale ? Mais cette cause générale est aussi bien la cause du chien, ami de l’homme, que du loup, son ennemi, du loup, dont, en dépit de cette cause universelle, je dois détruire la vie, si je veux conserver la mienne.

VI

L’être divin qui se révèle dans la nature n’est pas autre chose que la nature elle-même, qui, en se révélant à l’homme, le force à la reconnaître comme un être divin. Dans la multitude de leurs dieux, les Mexicains avaient un dieu du sel. Ce dieu du sel va nous révéler l’essence du dieu de la nature en général. Le sel nous représente dans ses effets économiques, thérapeutiques et technologiques, l’utilité et la bienfaisance de la nature objet des louanges des déistes ; par ses effets sur l’œil, par ses couleurs, son éclat, sa transparence, il nous représente sa beauté ; par sa forme et sa structure : cristalline, sa régularité et son harmonie ; par sa composition, l’union des éléments les plus opposés pour la formation d’un seul tout, union que de tout temps les déistes, dans leur ignorance de la nature, ont regardée comme une preuve irréfutable de l’existence d’un dieu séparé du monde. — Qu’est donc, en définitive, ce dieu du sel ? ce dieu dont l’existence, l’empire, la révélation, les effets, les qualités, sont contenus dans le sel ? Ce n’est pas autre chose que le sel lui-même, qui, à cause de ses propriétés, paraît à l’homme un être divin, c’est-à-dire bienfaisant, magnifique, digne de louange et d’admiration. « Divin, » telle est l’épithète que lui donne Homère. Eh bien ! de même que le dieu du sel ne fait que révéler la divinité du sel, de même le dieu du monde ou de la nature en général n’est que la révélation et l’expression de la divinité de la nature.

VII

Croire que dans la nature il se manifeste un autre être que la nature elle-même, c’est croire que des esprits et des démons peuvent s’emparer de l’homme, et s’exprimer par son organe, c’est croire que la nature est possédée par un être étranger, au-dessus et en dehors des sens. Pour les croyants de cette espèce, c’est bien réellement un esprit qui domine et gouverne la nature ; mais cet esprit n’est pas autre chose que l’esprit de l’homme : c’est la fantaisie humaine qui, involontairement, transforme la nature et en fait un symbole, un miroir de son propre être.

VIII

La nature n’est pas seulement l’objet primitif des religions, elle en est encore le fondement persistant, le dernier soutien, quoique caché à tous les regards. Si l’on croit que Dieu, même conçu comme différent du monde, est autre chose qu’une idée, existe en dehors de la pensée de l’homme, est un être objectif, comme disent les philosophes, c’est tout simplement parce que les êtres qui existent en dehors de l’homme, c’est-à-dire la nature, l’univers, sont dans l’origine Dieu lui-même. L’existence de la nature ne se fonde pas, comme le pense le déiste, sur l’existence de Dieu ; non ! Tout au contraire, l’existence de Dieu, ou plutôt la croyance que Dieu existe se fonde seulement sur l’existence de la nature. Si tu es forcé de penser Dieu comme un être existant nécessairement, c’est parce que la nature te force de préposer l’existence de la nature à la tienne propre, car ta première idée de Dieu n’est pas autre chose que l’idée de l’existence qui a dû précéder la tienne. Si tu crois que Dieu existe en dehors du cœur et de la raison de l’homme, existe d’une manière absolue, sans s’inquiéter si l’homme est ou n’est pas, le connaît ou ne le connaît pas, le désire ou ne le désire pas, eh bien, tu n’as dans la tête que l’idée de la nature, dont l’existence n’a point pour fondement l’existence de l’homme et encore moins les besoins de son intelligence ou de son cœur. Si donc les théologiens, et principalement les rationalistes, placent surtout l’honneur de Dieu dans son existence en dehors de la pensée de l’homme, ils feront bien de réfléchir que l’honneur de cette existence appartient aussi aux dieux du paganisme, aux étoiles, aux pierres, aux animaux, et qu’ainsi la manière d’exister de leur dieu ne se distingue pas de celle du bœuf Apis.

IX

Les attributs qui fondent et expriment la différence qui existe entre l’être divin et l’être de l’homme, ou du moins de l’individu, ne sont dans l’origine que les attributs de la nature[1]. — Dieu est le plus puissant des êtres ou plutôt l’être tout-puissant, c’est-à-dire, il peut ce que l’homme ne peut pas, ce qui dépasse même infiniment toutes les forces humaines, et c’est là ce qui fait entrer dans le cœur de l’homme le sentiment de sa limitation, de sa faiblesse et de son néant. « Peux-tu, dit Dieu à Job, défaire les liens qui attachent les sept étoiles ou bien attacher ceux d’Orion ? Peux-tu commander aux éclairs et faire qu’ils partent à ton ordre et s’écrient : Nous voici ? Est-ce toi qui donne sa force au coursier ? est-ce par ton intelligence que vole l’épervier ? as-tu un bras aussi puissant que celui de Dieu et peux-tu tonner avec une voix égale à la sienne ? » Non ! l’homme n’a point un tel pouvoir et sa voix ne peut point se comparer au tonnerre. Mais quelle est la puissance qui se manifeste dans le fracas du tonnerre, dans la force du coursier, dans le vol de l’épervier, dans la marche irrésistible et éternelle des constellations ? La puissance de la nature. — Dieu est l’être éternel : — mais il est écrit dans la Bible : Une génération passe, une autre vient, la terre seule reste éternellement. » Dans le Zend-A-Vesta le soleil et la lune sont nommés immortels. « Tu adores un Dieu mort sur la croix, disait un Inca du Pérou à un dominicain, et moi j’adore le soleil qui ne meurt jamais. » — Dieu est l’être bon et miséricordieux, car il fait luire son soleil pour les méchants comme pour les bons et il laisse tomber la pluie sur les justes et les injustes ; mais l’être qui ne fait aucune différence entre les bons et les méchants, entre les justes et les injustes, qui ne partage point les biens de la vie d’après la valeur morale des individus, et qui ne paraît bon à l’homme que parce que ses effets tels que par exemple, la lumière du soleil et l’eau des pluies, sont la source des sensations les plus agréables et les plus bienfaisantes, cet être, c’est la nature. — Dieu est l’être universel, immuable, qui embrasse tout, — mais il n’y a qu’un seul et même soleil qui éclaire tous les êtres de la terre et du monde (car dans toutes les religions la terre est le monde lui-même), il n’y a qu’un seul et même ciel qui les couvre tous, une seule et même terre par laquelle tous sont portés. « Ce qui prouve qu’un Dieu existe, dit saint Ambroise, c’est qu’il n’y a qu’un monde. » — « De même que le soleil, la lune, le ciel, la terre et les mers sont communs à tous, dit Plutarque, mais cependant portent différents noms chez des peuples différents ; de même il y a un esprit qui dirige le monde honoré partout sous des noms et des cultes divers. » Dieu n’est point un être qui habite dans des temples construits par la main des hommes, mais la nature non plus. Les anciens Germains et les Perses qui n’adoraient que la nature faisaient leurs sacrifices et toutes les cérémonies de leur culte sur les montagnes, à la face du ciel. — Dieu est l’être grand, infini, incommensurable ; mais c’est parce que le monde son ouvrage est grand, infini, incommensurable, ou du moins paraît tel aux yeux de l’homme. L’œuvre loue celui qui l’a faite ; la magnificence du créateur se fonde sur la magnificence de la créature. — Dieu est l’être supra-terrestre, surhumain, le plus élevé de tous ; mais dans l’origine cet être représente seulement ce qu’il y a de plus haut et de plus éloigné dans l’espace, c’est-à-dire le ciel avec ses brillants phénomènes. Toutes les religions placent leurs dieux dans la région des nuages, dans le ciel ou dans les étoiles ; tous les dieux vont se perdre à la fin dans les vapeurs azurées du ciel. Même le dieu spiritualiste des chrétiens a son siège dans les cieux. Dieu est l’être mystérieux, incompréhensible ; mais c’est parce que la nature est mystérieuse et incompréhensible pour l’homme, surtout pour l’homme religieux. « Sais-tu, dit Dieu à Job, comment se forment les nuages ? es-tu allé jusqu’au fond des mers ? connais-tu la grandeur de la terre ? Etc., etc. » Dieu enfin est l’être élevé au-dessus de l’arbitraire de l’homme, insensible aux besoins et aux passions de l’humanité, éternellement égal à lui-même, régnant par des lois immuables et dont la volonté embrasse tous les temps ; mais cet être n’est pas autre chose que la nature toujours égale, obéissant toujours aux mêmes lois et dont l’action est nécessaire, irrésistible, sans égards et inexorable.

X

On peut bien se représenter Dieu en tant que créateur comme distinct de la nature ; mais ce qu’il contient et exprime, c’est ce que contient et exprime la nature même et rien de plus. « On reconnaît l’arbre à ses fruits, est-il dit dans la Bible, et l’apôtre saint Paul proclame que l’univers est l’œuvre à laquelle on reconnaît l’existence et les attributs de Dieu, car ce qu’un être produit le contient tout entier, nous montre ce qu’il est et ce qu’il peut. Nous avons donc dans la nature tout ce que nous mettons ensuite en Dieu, c’est-à-dire Dieu créateur est pour nous non un être moral, spirituel, mais un être naturel, physique. Un culte fondé sur l’idée d’un Dieu simplement créateur, si l’on n’accordait pas à ce Dieu d’autres attributs puisés dans l’essence de l’homme, si on ne le regardait pas en même temps comme un législateur moral et politique, serait un culte purement naturel. Il est vrai qu’on accorde au créateur de la nature intelligence et volonté ; mais ce que veut cette volonté, ce que pense cette intelligence, c’est précisément ce pour quoi il n’est besoin ni d’intelligence ni de volonté, c’est ce que peuvent parfaitement accomplir, soit des forces mécaniques, physiques et chimiques dans le monde matériel, soit des instincts, des tendances et des inclinations dans la vie animale.

XI

La nature n’est pas plus l’œuvre d’une intelligence et d’une volonté que ne le sont la formation de l’enfant dans le sein de la mère, les battements du cœur, la digestion et les autres fonctions organiques. Si la nature est dans l’origine un produit de l’esprit et par conséquent un phénomène spirituel, une apparition d’esprit, alors les phénomènes d’aujourd’hui sont nécessairement aussi des phénomènes spirituels. Qui dit A doit dire B : un commencement surnaturel exige une continuation surnaturelle. L’homme ne cherche la cause de la nature dans une intelligence que là où les phénomènes naturels dépassent la portée de son esprit ; comme il veut tout s’expliquer par lui-même, il est obligé de faire dériver de la volonté d’un maître absolu, d’un Dieu, ou de la puissance et de la volonté d’esprits d’un ordre inférieur, tels que des anges et des génies, tous les phénomènes dont il ne peut se rendre compte. Mais lorsque, comme aujourd’hui, on ne regarde plus la toute-puissante parole de Dieu comme le point d’appui de la terre et des étoiles, lorsqu’on ne fait plus diriger leurs mouvements par un esprit ou par des anges, mais par des forces mécaniques, on doit admettre que la cause première de ces mouvements est purement mécanique ou naturelle. Faire dériver la nature d’une intelligence ou d’une volonté, c’est faire naître l’homme d’une vierge par l’opération du Saint-Esprit, c’est faire du vin avec de l’eau, c’est apaiser les tempêtes par une simple parole, ou par un seul mot rendre la vue aux aveugles. Les gens qui ne veulent pas entendre parler de miracles, de démons et d’esprits, c’est-à-dire des causes secondes de la superstition, et qui cependant admettent la doctrine de la création, cette cause première de toutes les croyances superstitieuses, sont tout simplement ridicules et absurdes.

XII

Plusieurs Pères de l’Église ont soutenu que le Fils de Dieu ne provient point de la volonté, mais de l’essence du Père, que l’acte de la génération, comme acte provenant de l’essence, de la nature de Dieu, a dû précéder l’acte de la création, qui est un acte de la volonté. C’est ainsi que, même dans la conception du Dieu surnaturel du christianisme, quoique par une contradiction flagrante avec l’essence même de ce Dieu, la vérité de la nature a fait valoir ses droits. Avant l’activité de la conscience, de la volonté, on croit devoir mettre l’activité de la nature, — et c’est avec raison. La nature doit exister avant qu’il y ait des êtres qui puissent se distinguer d’elle et la prendre pour objet de leur intelligence et de leur volonté. Aller de l’absence de toute intelligence à l’intelligence, c’est le chemin de la sagesse ; si l’on suit la marche opposée, on va directement dans la maison des fous de la théologie. Faire précéder la nature par l’esprit, c’est placer le ventre de l’homme sur sa tête. Le parfait suppose l’imparfait. Plus un être est élevé, accompli, plus il suppose l’existence d’autres êtres avant la sienne. Ce ne sont pas les êtres produits les premiers, non ! ce sont les derniers venus, les plus dépendants de la nature, les plus compliqués dans leur organisation, les plus remplis de penchants et de besoins qui sont les plus parfaits. Un être qui a l’honneur de n’être précédé par rien a aussi l’honneur de n’être rien du tout. Mais les chrétiens sont très habiles dans l’art de faire avec rien quelque chose.

XIII

Toutes choses viennent de Dieu et en dépendent, disent les chrétiens, d’accord en cela avec leur foi ; mais, ajoutent-ils aussitôt, entraînés par leur raison impie, seulement d’une manière médiate. Dieu est la cause première, mais derrière lui s’étend à perte de vue l’innombrable armée des dieux subalternes ; après l’effet immédiat de sa volonté vient le gouvernement des causes secondes. Ces causes secondes sont en vérité les seules réelles et actives, les seules qui se fassent sentir. Un dieu qui ne donne plus la mort à l’homme avec les flèches d’Apollon, qui n’épouvante plus l’imagination avec l’éclair et la foudre de Jupiter, qui n’active plus les feux de l’enfer pour les pécheurs opiniâtres avec les comètes, les étoiles filantes ou d’autres météores ignés, qui ne dirige plus avec bienveillance de sa propre main l’aiguille de la boussole, qui ne produit plus le flux et le reflux des eaux, et ne protège plus les continents contre la puissance des mers qui les menacent sans cesse d’un nouveau déluge, un dieu, en un mot, qui est chassé de l’empire des causes secondes, n’est plus une cause que de nom, n’est plus qu’une simple hypothèse pour résoudre une difficulté de théorie, pour expliquer, par exemple, le commencement de la nature ou de la vie organique. En effet, si le déiste a recours à l’idée d’un dieu pour s’expliquer l’existence de la nature, c’est tout simplement parce qu’il ne peut trouver dans la nature l’explication de la vie, c’est parce qu’il attribue aux choses l’impuissance qui est en lui ; c’est parce que les limites de son intelligence sont pour lui les limites de la nature elle-même.

XIV

Création et conservation sont inséparables. Si c’est un être différent de la nature, si c’est un dieu qui nous a créés, c’est aussi ce dieu, c’est sa force qui nous conserve, et non la force du pain, de l’eau, de l’air et de la chaleur. « En lui nous sommes, en lui s’accomplissent nos mouvements et notre vie. » « Ce n’est pas le pain, dit Luther, c’est la parole de Dieu qui nourrit le corps naturellement, comme elle crée toutes choses et les conserve. Parce que nous voyons le pain, nous croyons que c’est lui qui nous nourrit ; mais c’est la puissance divine qui nous nourrit sans que nous le puissions voir… Toutes les créatures sont des larves de Dieu, qu’il fait agir avec lui, et par lesquelles il laisse faire ce qu’il peut faire lui-même et ce qu’il fait aussi souvent sans leur concours. » D’après cette manière de voir, la nature n’est qu’un jeu qui nous cache la divinité, ce n’est qu’une apparence vaine, qu’un être inutile et superflu. Or, il est évident que nous ne sommes redevables de notre conservation qu’aux propriétés, aux vertus et à la puissance des êtres naturels ; nous sommes donc forcés de conclure que c’est aussi à la nature que nous sommes redevables de notre existence. Nous vivons dans la nature, avec elle et par elle, et l’on voudrait que notre origine fût ailleurs ! Quelle contradiction !

XV

La terre n’a pas toujours été ce qu’elle est maintenant ; elle n’est arrivée à son état actuel qu’après une suite de révolutions successives, et la géologie a prouvé qu’à chaque période de ce développement correspondaient diverses espèces de plantes et d’animaux, qui n’existent plus aujourd’hui ou qui n’existaient pas dans les périodes précédentes. Ainsi il n’y a plus de trilobites, d’ammonites, de ptérodactyles, d’ichthyosaures, de plésiosaures, de dinothériums, etc. Et pourquoi ? parce que les conditions de leur existence sont détruites. Mais si une vie cesse nécessairement lorsque disparaissent ses conditions, de même elle doit commencer lorsque ses conditions commencent à se produire. Même aujourd’hui, que les plantes et les animaux, du moins ceux des classes élevées, arrivent à l’existence par la génération organique, nous en voyons partout, dès que se présentent les conditions particulières essentielles à leur vie, se montrer en nombre infini à nos regards, d’une manière extraordinaire et encore inexpliquée. La production de la vie organique ne doit donc pas être considérée comme un acte isolé. Lorsque la terre, après s’être développée et cultivée dans le cours du temps, en vertu de sa propre nature, a pu acquérir un caractère compatible avec l’existence de l’homme, un caractère humain, pour ainsi dire, c’est alors seulement qu’elle a produit l’homme, sans avoir besoin pour cela d’une autre puissance que la sienne.

XVI

La puissance de la nature n’est pas illimitée comme la toute-puissance divine, c’est-à-dire comme la puissance de l’imagination de l’homme ; elle ne peut pas tout faire à volonté, en tout temps et dans toute circonstance ; elle ne peut créer où produire que dans certaines conditions. Si par conséquent la nature ne produit plus aujourd’hui ou ne peut plus produire aucun organisme par une génération spontanée, immédiate, il ne s’ensuit pas qu’elle n’ait pu avoir autrefois cette puissance. Le caractère de la terre est maintenant celui de la stabilité ; le temps des révolutions est passé, les volcans ne sont plus que quelques têtes turbulentes qui n’ont aucune influence sur la masse et ne peuvent troubler l’ordre existant. Le plus terrible phénomène volcanique que l’on connaisse, le soulèvement du Jorullo, dans le Mexique, n’a été qu’un accident local. De même que l’homme ne développe des forces extraordinaires que dans des circonstances extraordinaires, et n’a la puissance de faire ce qui lui est ordinairement impossible que dans les moments de surexcitation ; de même que la plante n’accomplit qu’à certaines époques des fonctions opposées à celles de la vie végétale ordinaire, telles que la production de la chaleur, la combustion du carbone et de l’hydrogène, en un mot ne se fait animal (Dumas) que dans des circonstances déterminées ; de même la terre n’a développé sa force de production zoologique que dans la période de ses révolutions, lorsque ses diverses puissances et ses divers éléments étaient dans un état de tension et de fermentation extraordinaires. Nous ne connaissons la nature que dans son état présent de statu quo ; comment pourrions-nous conclure que ce qui n’a pas lieu aujourd’hui ne peut en général jamais avoir lieu, pas même dans d’autres temps et dans des circonstances bien différentes ?

XVII

Les chrétiens se sont toujours extrêmement étonnés de ce que les païens honoraient comme des divinités des êtres qui avaient eu une origine, un commencement. Ils auraient dû au contraire les admirer, car les honneurs rendus à ces êtres avaient pour fondement une intuition profonde et exacte de la nature. Commencer, pour un être, c’est s’individualiser ; tous les êtres individuels ont eu un commencement ; tous les éléments primitifs, au contraire, tous les êtres impersonnels et fondamentaux de la nature n’en ont point eu ; ils ont toujours existé. Mais l’être individuel est par la qualité infiniment supérieur à celui qui ne l’est pas. Honteuse est sans doute la naissance et douloureuse la mort ; mais quiconque ne veut commencer ni finir doit renoncer à la dignité d’être vivant. L’éternité est l’exclusion de la vie, la vie l’exclusion de l’éternité. L’individu, il est vrai, ne peut point exister si un autre être ne l’a précédé et produit ; mais l’être producteur est au-dessous et non au-dessus de l’être produit. Comme cause d’existence, il est au premier rang ; mais en même temps comme simple moyen, comme condition de cette existence, il est un être subordonné. L’enfant dévore la mère, en épuise les forces, colore ses joues avec son sang, et cependant l’enfant est l’orgueil de la mère, elle le met au-dessus d’elle-même, elle subordonne sa propre existence, son propre bonheur à l’existence et au bonheur de son enfant. Même chez les animaux, la femelle sacrifie sa propre vie pour la vie de ses petits. Ce qu’il y a de plus affreux pour un être, c’est la mort ; mais le fondement de la mort, c’est la génération. Engendrer, c’est se rejeter soi-même, c’est se mettre au nombre des choses communes, c’est se perdre dans la foule, se dépouiller pour d’autres êtres de son originalité, de sa personnalité exclusive. Rien de plus contradictoire que de faire produire les êtres naturels par un être spirituel doué des plus hautes perfections. S’il en était ainsi, pourquoi les hommes, au lieu de se former dans la matrice, ne se formeraient-ils pas dans l’organe le plus parfait, c’est-à-dire dans la tête.

XVIII

Les anciens Grecs donnaient pour origine à toutes les sources, à tous les torrents, à tous les lacs à toutes les mers le grand océan qui entoure le monde, et les Perses faisaient naître du mont Abbordy toutes les montagnes de la terre. Fait-on autre chose quand on prétend que tous les êtres de l’univers sont les créations d’un être parfait ? Non ; on suit en tout la même manière de penser que les anciens. De même que le mont Abbordy est aussi bien une montagne que toutes celles qui sont issues de lui, de même l’être divin est la même chose que les êtres dérivés ; mais de même que l’Abbordy se distingue des autres monts en ce qu’il en possède les propriétés à un degré suprême exalté par la fantaisie, de même l’être primitif, divin, ne se distingue des autres êtres qu’en ce qu’il en possède les qualités à un degré infini. S’il est ridicule de chercher dans une eau primitive la source de toutes les eaux différentes, ou dans une montagne primitive l’origine de toutes les montagnes, il ne l’est pas moins de chercher dans un être primitif la cause première de tous les êtres divers. Stérile est l’unité, fertile seulement est le dualisme, c’est-à-dire le contraste, la différence. Les montagnes et les eaux proviennent des éléments les plus divers et les plus opposés. De même que l’esprit et le jugement ne se forment et ne se développent que par contraste, par conflit, de même la vie n’est produite que parle conflit de forces, d’êtres et d’éléments différents et opposés les uns aux autres.

XIX

« Celui qui a fait l’oreille, comment pourrait-il ne pas entendre ? celui qui a fait l’œil comment pourrait-il ne pas voir ? » Cette explication déiste de l’existence des êtres doués du sens de la vue et du sens de l’ouïe par un être qui lui-même voit et entend, ou pour nous exprimer comme les philosophes, des êtres spirituels par un être spirituel aussi, cette explication dit absolument la même chose que l’explication biblique de la pluie par un rassemblement d’eaux célestes dans les nuages ou au-dessus ; c’est toujours le même procédé que celui des Grecs et des Perses cité plus haut. L’eau vient de l’eau, mais d’une eau infinie qui embrasse tout ; les montagnes viennent d’une montagne, mais d’une montagne dont le sommet se perd dans les cieux ; et de même l’esprit vient de l’esprit, la vie vient de la vie, l’œil de l’œil, mais d’un œil, d’une vie et d’un esprit qui ont l’infini pour domaine.

XX

Quand un enfant fait chez nous cette question : « Mais d’où viennent donc les petits enfants ? » on lui fait entendre que c’est la nourrice qui les tire d’une fontaine dans laquelle ils nagent comme des poissons. C’est ainsi que nous répond la théologie quand nous la questionnons sur l’origine des êtres naturels ou organiques. Dieu est la belle et profonde fontaine de la fantaisie, dans laquelle sont contenues toutes les réalités, toutes les forces, toutes les perfections et où les choses futures, déjà toutes faites, nagent comme de petits poissons. La nourrice qui les tire de là, c’est la théologie ; mais la personne principale, la nature, la mère qui engendre les enfants dans la douleur et les porte neuf mois sous son cœur, cette personne est entièrement oubliée dans cette explication, acceptable autrefois, mais aujourd’hui à peine bonne pour des enfants. Bien sûr, cette explication est plus jolie, plus agréable, plus légère et plus intelligible pour les enfants de Dieu que l’explication naturelle qui ne se fait jour qu’à travers mille obstacles. Mais l’explication que donnaient nos pieux ancêtres de la grêle, des épidémies, de la sécheresse, du tonnerre et des tempêtes, en les attribuant à des enchanteurs et à des sorciers ou sorcières, est beaucoup plus « poétique, » plus claire, et encore aujourd’hui bien plus intelligible pour les ignorants que l’explication de ces mêmes phénomènes par des causes naturelles.

XXI

La nature est l’objet primitif des religions, mais non pas la nature telle qu’elle nous apparaît au point de vue du déisme de la philosophie et des sciences naturelles. L’homme ne voit d’abord dans la nature que ce qu’il voit en lui-même, c’est-à-dire un être personnel, vivant, capable de sentir ; il ne fait aucune différence entre elle et lui, et les sensations que produisent en lui les objets naturels, il les regarde comme des qualités des objets eux-mêmes. Les sensations agréables, bienfaisantes, sont l’œuvre d’un bon génie dans la nature : les sensations désagréables, au contraire, telles que le froid, la faim, la maladie, sont produites par un être méchant, ou du moins par la nature dans l’état de colère. C’est ainsi que l’homme, sans le vouloir et sans le savoir, c’est-à-dire nécessairement, quoique cette nécessité soit seulement relative, historique, transforme les êtres naturels en êtres imaginaires, subjectifs ou humains. Il n’est pas étonnant qu’il en fasse ensuite, mais cette fois avec conscience et volonté, des objets de la religion, c’est-à-dire des êtres accessibles à ses prières, dociles à ses caprices et à sa fantaisie. En effet, l’homme triomphe de la nature et la soumet à sa volonté dès qu’il la fait semblable à lui et lui attribue ses propres passions. D’ailleurs il ne lui accorde pas seulement des penchants, des inclinations et des mobiles humains ; même dans les corps naturels il voit des hommes véritables. Ainsi les Indiens de l’Orénoque prennent pour des hommes le soleil, la lune et les étoiles. Pour les Patagons, pour les Groënlandais, ces mêmes astres sont leurs ancêtres, qui, dans quelque circonstance particulière, ont été transportés dans le ciel. Il en est de même chez beaucoup d’autres peuples. Ainsi, dans la religion, l’homme n’a affaire qu’à lui-même ; son Dieu, c’est son propre être ; si même il rend des honneurs aux choses les plus différentes, les plus éloignées de lui, c’est parce qu’il met en elles ses propres attributs, qu’il les regarde comme des êtres qui lui ressemblent. La religion, dans ce phénomène, manifeste son essence contradictoire d’une manière frappante, quoique facile à comprendre, et il n’en peut être autrement. Tandis qu’au point de vue déiste, l’être humain en général est adoré comme Dieu, parce qu’il paraît différent de l’homme particulier, dans les religions naturelles, au contraire, les êtres différents de l’homme sont adorés comme divins, parce qu’ils paraissent à l’homme entièrement semblables à lui.

XXII

Ce qui fait que la nature est regardée par l’homme comme un être doué de volonté, auquel il se sent obligé de rendre des honneurs et d’adresser ses prières, c’est qu’elle montre une certaine inconstance, surtout dans les phénomènes qui lui font le plus sentir sa dépendance et son néant. Si le soleil restait toujours au milieu du ciel, jamais il n’aurait allumé dans le cœur de l’homme le feu des sentiments religieux. Mais il disparaît le soir à l’horizon en faisant place à la nuit avec ses ombres et ses terreurs, et l’homme primitif, en le voyant ensuite reparaître, tombe involontairement à genoux devant lui, ne se possédant plus de joie à ce retour inattendu. Les anciens Appalachites, dans la Floride, saluaient le soleil à son lever et à son coucher par des chants de reconnaissance et le priaient de revenir au temps convenable les réjouir de sa lumière. Si la terre portait toujours des fruits, quel serait le fondement des fêtes religieuses célébrées au temps des semences et de la moisson ? C’est parce que tantôt elle ouvre son sein, et tantôt le referme, que ses fruits paraissent à l’homme des dons volontaires pour lesquels il doit la remercier. Les changements de la nature seuls rendent l’homme incertain, inquiet, religieux. Je ne sais pas si demain la température sera favorable à mes travaux, si je récolterai ce que j’aurai semé ; je ne puis point, par conséquent, compter sur les dons de la nature comme sur un tribut qui m’est dû, comme sur une conséquence nécessaire ; mais là où finit la certitude mathématique, là commence la théologie, même encore aujourd’hui, dans les têtes faibles. Tout ce qui est nécessaire paraît à la religion quelque chose d’arbitraire lorsque des circonstances variées semblent parfois y apporter quelque modification. La manière de voir entièrement opposée, celle de l’impiété et de l’irréligion, est représentée par le cyclope d’Euripide lorsqu’il dit : « La terre doit, qu’elle le veuille ou non, produire de l’herbe pour mes troupeaux. »

XXIII

Le sentiment de notre dépendance de la nature, allié à cette idée que la nature est un être personnel doué d’une activité volontaire, tel est le fondement du sacrifice, l’acte le plus essentiel des religions. Je me sens dépendant de la nature quand j’ai besoin d’elle ; ce besoin exprime et me fait sentir que sans elle je ne suis rien ; mais inséparable du besoin est la jouissance, sentiment tout opposé, sentiment de ma valeur personnelle, de mon indépendance, de ma différence d’avec la nature. Dans le besoin, l’homme a la crainte de Dieu, il est humble et religieux ; dans la jouissance, il est fier, orgueilleux, oublieux de la divinité, méprisant et frivole. Et cette frivolité, ou du moins ce manque de respect dans la jouissance, est pour l’homme une nécessité pratique, une nécessité sur laquelle se fonde son existence, mais qui n’en est pas moins en contradiction directe avec le respect qu’en théorie il a pour la nature : car, du moment qu’il en fait un être vivant, personnel, sensible et égoïste comme lui-même, il doit la craindre et la traiter avec beaucoup de ménagements et d’égards, sachant que comme lui elle est très susceptible et n’aime pas à se laisser prendre ce qui lui appartient. Aussi, toutes les fois que l’homme se sert des choses naturelles, il lui semble qu’il viole un droit, qu’il commet, pour ainsi dire, un crime. C’est pourquoi, afin de faire taire sa conscience et d’apaiser en même temps l’objet que, dans son imagination, il croit avoir offensé, pour lui prouver que, s’il l’a dépouillé, ce n’est pas par insolence ou par caprice, mais par besoin, il se modère dans la jouissance, il rend à l’objet une partie de ce qu’il lui a pris. Ainsi les Grecs croyaient que, lorsqu’on coupait un arbre, l’âme de cet arbre, la dryade, poussait des gémissements et demandait vengeance au Destin. Aucun Romain n’aurait osé tailler ou couper un buisson dans son champ sans sacrifier en même temps un jeune porc au dieu ou à la déesse de ce buisson. Quand les Ostiaques ont tué un ours, ils en suspendent la peau à un arbre, font devant elle mille gestes exprimant le regret et la vénération et prient ainsi l’ours de les excuser de lui avoir donné la mort ; « ils croient se préserver par cette politesse du mal que pourrait leur faire l’âme de l’animal. » Les tribus de l’Amérique du Nord apaisent les manes des animaux tués par de semblables cérémonies. Pour nos ancêtres, l’aune était un arbre sacré ; lorsqu’il leur fallait l’abattre ils avaient coutume de faire cette prière : « Femme aune, donne-moi de ton bois, je te donnerai du mien quand il croîtra dans la forêt. » Le brahmine ose à peine boire de l’eau ou fouler la terre sous ses pieds, parce qu’à chaque pas, à chaque gorgée d’eau, il tue ou fait souffrir des animaux ou des plantes ; aussi se croit-il obligé de faire pénitence pour se faire pardonner la mort des créatures que, sans le savoir, il pourrait anéantir jour et nuit[2]. »

XXIV

L’essence de la religion se concentre tout entière dans le sacrifice, et par là se manifeste à nous de la manière la plus sensible. L’origine du sacrifice, c’est le sentiment de notre dépendance, c’est-à-dire la crainte, le doute, l’incertitude du succès l’inquiétude de l’avenir, le remords d’une faute commise ; mais le résultat, le but du sacrifice, c’est le sentiment de nous-mêmes, c’est-à-dire le courage, la jouissance, la certitude du succès, la liberté et le bonheur. Le sentiment de notre dépendance, voilà le fondement ; mais la destruction de cette dépendance, la conquête de la liberté, voilà le but de la religion. Ou bien : La divinité de la nature est la base de toutes les religions, y compris le christianisme, mais la divinité de l’homme en est le but final.

XXV

La religion suppose le contraste, la contradiction entre vouloir et pouvoir, entre désir et réalisation, intention et réussite, imagination et réalité, pensée et être. Dans la volonté, le désir, l’imagination, l’homme est illimité, libre, tout-puissant, dieu ; dans la réalité, au contraire, lorsqu’il s’agit pour lui d’atteindre le but de ses désirs et de ses efforts, là il se heurte partout contre des obstacles sans nombre ; en un mot, il est homme, c’est-à-dire un être borné, tout le contraire de Dieu. « L’homme propose et Dieu dispose. » Ma pensée et ma volonté m’appartiennent ; mais ce que je pense et ce que je veux est en dehors de moi, hors de la portée de ma puissance. Détruire cette contradiction telle est la tendance, tel est le but de la religion. Et l’être dans lequel cette contradiction est détruite, dans lequel sont réalisées toutes les choses possibles pour ma pensée et mon imagination, mais impossibles pour mes forces, cet être, c’est l’être divin.

XXVI

Ce qui est au-dessus de la volonté et du savoir de l’homme est l’affaire originelle particulière, caractéristique de la religion, est l’affaire de Dieu. « J’ai planté, dit l’apôtre saint Paul, Apollon a arrosé, mais Dieu a donné la moisson ; ce n’est ni celui qui plante ni celui qui arrose, mais seulement celui qui accorde prospérité et réussite, qui a de la valeur. » « Nous devons louer et remercier Dieu, dit Luther, de ce qu’il fait croître le blé, et reconnaître que ce n’est pas à notre travail, mais à sa grâce et à sa bienveillance, que nous devons le pain, le vin et tous les fruits qui servent à notre nourriture et à notre conservation. » Hésiode dit aussi que l’homme des champs, après mille fatigues, recueillera une riche moisson si Jupiter veut bien couronner ses travaux par une bonne fin. Labourer, semer, arroser, tout cela dépend de moi ; mais récolter n’est pas en mon pouvoir ; la réussite, la récompense de mes efforts est entre les mains de Dieu. Mais qu’est-ce que Dieu ? Rien autre chose que la nature considérée comme un être que les prières peuvent émouvoir, et par conséquent doué de volonté. Jupiter est la cause des phénomènes météorologiques, mais ce n’est pas là ce qui constitue son caractère religieux, divin ; l’incrédule aussi sait qu’il y a une cause de la pluie, de la neige et des tempêtes. S’il est Dieu, c’est parce que ces phénomènes sont des effets de sa volonté, de sa puissance et de son bon plaisir. La religion fait dépendre de la volonté de Dieu toutes les choses sur lesquelles la volonté de l’homme n’a aucune prise ; mais en même temps elle les met au pouvoir de l’homme en en faisant l’objet de la prière. En effet, tout ce qui dépend de la volonté est quelque chose d’arbitraire, de susceptible de changement, et peut, par la prière, être obtenu ou écarté. « Les dieux mêmes se laissent émouvoir et diriger à notre gré ; un mortel peut faire changer leurs desseins par des prières, d’humbles vœux, par l’encens et les libations. »

XXVII

L’objet de la religion, du moins là où l’humanité s’est élevée au-dessus de l’état d’incertitude, de hasard et de volonté sans puissance et sans direction qui caractérise le fétichisme proprement dit, c’est uniquement ce qui est objet des besoins et des efforts de l’homme ; aussi les êtres naturels les plus utiles, les plus indispensables pour lui, ont-ils toujours reçu les honneurs religieux les plus grands et les plus universels. Mais ce qui est un objet de mes efforts et de mes besoins est en même temps un objet de mes vœux. La pluie et la chaleur du soleil me sont indispensables pour que ma semence prospère. Après une trop longue sécheresse je désire la pluie, après une trop longue pluie j’appelle de tous mes vœux les rayons du soleil. Le vœu est un désir dont la satisfaction, souvent possible en elle-même, n’est pas cependant en ma puissance dans tel ou tel moment, dans telle ou telle circonstance ; c’est une volonté qui n’a pas la force de se réaliser. Eh bien, ce vœu lui-même a un pouvoir que n’a pas mon corps, que n’ont pas mes forces en général. Ce que je désire ardemment, je l’anime, je l’enchante par mes désirs[3]. Dans la passion, — et c’est dans la passion, le sentiment que la religion a sa racine — l’homme traite les choses mortes comme si elles étaient vivantes, regarde comme arbitraire ce qui est nécessaire anime par ses soupirs l’objet de son amour, parce que dans cet état il lui est impossible de s’adresser à des êtres privés de sentiment. Le sentiment ne garde point la mesure que lui prescrit la raison, il se trouve à l’étroit dans la poitrine, il faut qu’il déborde, qu’il se communique au monde extérieur, et qu’il fasse de l’insensible nature un être sensible comme lui. — Cette nature enchantée par le sentiment de l’homme, devenue sensible elle-même, c’est la nature telle que la conçoit la religion lorsqu’elle en fait un être divin. L’essence des dieux n’est pas autre chose que l’essence du vœu ; les dieux sont des êtres supérieurs à l’homme et à la nature ; mais nos vœux sont aussi des êtres surhumains et surnaturels. Suis-je en effet, encore un homme dans mes vœux et dans ma fantaisie lorsque je désire être immortel ou être délivré des chaînes du corps terrestre ? Non ! Qui n’a pas de désirs n’a pas non plus de dieux. Là où tu n’entends pas des chants funèbres et des lamentations sur le sort mortel et sur les misères de l’homme là tu n’entends pas non plus des cantiques de louanges en l’honneur des dieux heureux et immortels. Ce sont les larmes du cœur qui, en s’évaporant dans le ciel de la fantaisie, forment l’image nuageuse de la divinité. Homère donne pour origine à tous les dieux l’Océan qui entoure le monde ; mais cet Océan, si riche en divinités, n’est, en réalité, qu’une effluve des sentiments de l’homme.

XXVIII

En général, ce n’est que dans le malheur que l’homme pense à Dieu et a recours à lui ; c’est là un phénomène que les païens avaient déjà remarqué avec blâme, et qui nous conduit à la source même de la religion : car ce sont précisément les phénomènes irréligieux de la religion qui nous en dévoilent le mieux l’essence et l’origine. Dans le malheur, dans le besoin, que ce soit le sien ou celui des autres, l’homme fait la douloureuse expérience qu’il ne peut pas ce qu’il veut et que ses mains sont liées. Mais ce qui paralyse les nerfs moteurs ne paralyse pas toujours les nerfs sensibles ; ce qui est une chaîne pour mes forces corporelles n’en est point une pour mon cœur et pour ma volonté. Tout au contraire, plus mes mains sont liées, plus mes désirs sont exagérés, plus est vive mon aspiration à la délivrance, plus est énergique mon penchant pour la liberté. La puissance surhumaine de la volonté et du cœur de l’homme, exaltée et portée au plus haut degré par la puissance du besoin, constitue la puissance des dieux, pour lesquels il n’y a ni besoins ni obstacles. Les dieux peuvent ce que les hommes désirent, c’est-à-dire ils exécutent, ils accomplissent les lois du cœur humain. Ce que les hommes ne peuvent que dans la volonté, dans la fantaisie, c’est-à-dire spirituellement, comme, par exemple, se transporter en un instant dans un lieu éloigné, ils le peuvent physiquement. Les dieux sont les vœux de l’homme réalisés, doués d’un corps ; chez eux, les bornes naturelles imposées à l’homme n’existent plus, et les forces du corps sont égales aux forces de la volonté. La manifestation irréligieuse de cette puissance surnaturelle de la religion se trouve dans la sorcellerie des peuples barbares, pour laquelle la simple volonté de l’homme est le dieu qui commande à la nature. Si le dieu des Israélites arrête le soleil sur l’ordre de Josué, fait pleuvoir à la prière d’Élie ; si le dieu des chrétiens, pour prouver sa divinité, c’est-à-dire la puissance qu’il a d’accomplir les vœux de l’homme, apaise les tempêtes, guérit les malades par une simple parole, il est aisé de voir qu’ici, de même que dans la sorcellerie, la volonté pure est proclamée la puissance qui gouverne le monde. Il y a cependant une différence : le sorcier réalise le but de la religion, d’une manière irréligieuse ; le juif et le chrétien le réalisent d’une manière religieuse. Le premier s’attribue à lui-même ce que les seconds n’attribuent qu’à Dieu ; il regarde comme résultant de sa volonté ce que ceux-ci font dépendre de la soumission de leur volonté, d’une prière ou d’un pieux désir ; en un mot, ce que le sorcier fait par lui-même, c’est par Dieu que les juifs et les chrétiens le font. Mais on peut appliquer ici le proverbe : Quod quis per alium fecit, ipse fecisse putatur, ce qu’un homme fait par l’entremise d’un autre lui est imputé comme sa propre action ; ce qu’un homme fait accomplir par Dieu, c’est en vérité lui-même qui l’accomplit.

XXIX

La religion, du moins dans l’origine, et par rapport au monde extérieur, n’a pas d’autre tendance, d’autre tâche, que de transformer l’être mystérieux de la nature en un être connu et familier, d’en adoucir au foyer brûlant du cœur le caractère rigide et indomptable et de le rendre souple et docile aux desseins de l’homme. Elle a donc le même but que la civilisation, dont la tendance est précisément de rendre la nature intelligible, et d’en faire, au point de vue pratique, un être obéissant dont l’homme puisse se servir pour la satisfaction de ses besoins. Mais la route suivie par l’une est bien différente de la route suivie par l’autre. La civilisation arrive à son but par des moyens empruntés à la nature elle-même tandis que la religion y arrive sans moyens, ou, ce qui revient au même, par les moyens surnaturels de la prière, de la foi et des sacrements. Tout ce qui, par conséquent, dans la suite du développement de l’humanité, est devenu l’affaire de la civilisation, de l’activité humaine, de l’anthropologie, a été, dans le principe, l’affaire de la religion ou de la théologie, comme, par exemple, la jurisprudence, la politique, la médecine, qui encore aujourd’hui chez les peuples barbares n’a pour moyens de guérison que des pratiques religieuses[4]. Le progrès de l’humanité reste assurément toujours bien loin derrière les vœux de la religion ; il peut aller jusqu’à rendre la vie humaine plus longue, mais jamais il n’en fera une vie immortelle. — L’immortalité est un désir religieux illimité, irréalisable.

XXX

Dans les religions de la nature, l’homme s’adresse à des objets qui sont tout à fait en contradiction avec le sens et l’objet de la religion ; il y sacrifie en effet ses sentiments à des êtres insensibles, son intelligence à des êtres inintelligents ; il met au-dessus de lui ce qu’il voudrait pour ainsi dire fouler aux pieds ; il se fait l’esclave de ce dont il voudrait être maître ; il rend des honneurs à ce qu’au fond il abhorre ; il appelle à son secours précisément ce contre quoi il cherche protection. Ainsi les Grecs sacrifiaient aux vents pour apaiser leur fureur ; les Romains consacraient un temple à la fièvre ; les Tongouses, lorsque règne une épidémie, la supplient de vouloir bien épargner leurs cabanes ; les Indiens, à l’approche d’un orage, s’adressent au manitou, à l’esprit de l’air ; dans un voyage maritime, au manitou des eaux ; en général, beaucoup de peuples honorent expressément non pas l’être bon, mais l’être méchant ou qui leur paraît tel dans leur nature. C’est ce que l’on voit dans le culte rendu aux animaux nuisibles. L’homme va jusqu’à faire des déclarations d’amour à une statue, à un cadavre ; aussi ne faut-il pas s’étonner si, pour se faire écouter, il a recours aux moyens les plus insensés, les plus désespérés ; si, pour se rendre la nature propice, il se dépouille de tout ce qu’il possède ; si, pour lui inspirer des sentiments humains, il verse le sang de l’homme lui-même. Les Germains du Nord croyaient que des sacrifices sanglants pouvaient donner le sentiment et la parole à des idoles de bois, et faire rendre des oracles aux pierres consacrées sur lesquelles le sacrifice s’opérait. Mais tous les efforts pour animer ce qui ne vit pas sont inutiles ; la nature ne répond pas aux plaintes et aux questions de l’homme, elle le renvoie à lui-même impitoyablement.

XXXI

De même que les bornes que l’homme, au point de vue de la religion, attribue à sa nature, comme par exemple l’impossibilité de connaître l’avenir, de vivre éternellement, d’être toujours heureux, de vivre à la manière des anges sans aucun penchant sensuel, en un mot l’impossibilité de réaliser tout ce qu’on désire ; de même que ces bornes n’existent que dans l’imagination ou la fantaisie, et ne sont pas des bornes véritables, réelles, parce qu’elles ont leur fondement dans l’être lui-même, dans la nature des choses, de même l’être infini, illimité, n’est qu’un produit de l’imagination et du sentiment gouverné par elle. Tout ce qui est objet de l’adoration religieuse, que ce soit un caillou ou un escargot, n’a de valeur que dans la fantaisie ; aussi peut-on affirmer que les hommes n’adorent pas les pierres, les arbres, les animaux, les fleurs pour eux-mêmes, mais seulement les dieux, les manitous, les esprits qui résident en eux. Mais ces esprits des êtres naturels ne sont pas autre chose que leurs images imprégnées dans la mémoire, de même que les esprits des morts ne sont que leurs images ineffaçables dans le souvenir, que les êtres autrefois réels devenus imaginaires ; si l’homme religieux les regarde comme existant encore par eux-mêmes, c’est qu’il ne sait pas encore distinguer l’idée de l’objet. Cette pieuse et involontaire illusion de l’homme est dans les religions de la nature une vérité palpable, qui saute aux yeux ; car l’homme y fait des yeux et des oreilles à l’objet de son culte ; il voit, il sait que le tout est fait de bois ou de pierre, et cependant il croit que ce sont des yeux, des oreilles qui voient et entendent. Dans la religion, l’homme a des yeux pour ne pas voir, pour être aveugle ; l’intelligence, pour ne pas penser, pour être stupide. Ce qui dans la réalité n’est qu’une pierre, un morceau de bois, pour elle est un être vivant ; ce qui visiblement est loin d’être un dieu en est un invisiblement, c’est-à-dire dans la foi. Aussi la religion de la nature est toujours en danger de voir ses illusions détruites ; il ne faut qu’un coup de hache pour la convaincre que de ses arbres vénérés aucun sang ne coule, et que par conséquent aucun être vivant, divin, ne les a choisis pour demeure. Comment se délivre-t-elle de ces contradictions grossières auxquelles l’expose le culte de la nature ? Elle fait de ce qu’elle adore un être invisible, qui ne peut être l’objet que de la foi, de l’imagination, de la fantaisie, de l’esprit en un mot, c’est-à-dire un être spirituel.

XXXII

Dès que l’homme devient un être politique, se distingue de la nature, se concentre en lui-même, aussitôt son Dieu devient aussi un être politique et différent de la nature. Pour en arriver là, l’homme doit d’abord par son union avec ses semblables faire partie d’une société dans laquelle des puissances différentes de celles de la nature et qui n’existent que dans sa pensée, telles que les puissances abstraites, morales, politiques de la loi, de l’opinion, de l’honneur, de la vertu, s’emparent de son esprit et lui fassent sentir leur autorité ; il doit en être venu à subordonner son existence physique à son existence civile et morale et à faire de la puissance de la nature qui dispose de la vie et de la mort un simple attribut de la puissance politique. Jupiter est le dieu des éclairs et du tonnerre, mais il n’a dans les mains ces armes terribles que pour en écraser ceux qui désobéissent à ses ordres, les violents et les parjures. Jupiter est le père des rois : aussi soutient-il leur pouvoir et leur dignité avec le tonnerre et l’éclair. La puissance de la nature comme telle disparaît avec le sentiment de dépendance qu’elle inspire à l’homme devant la puissance politique ou morale. Tandis que l’esclave de la nature est si ébloui de l’éclat du soleil que chaque jour il l’implore en s’écriant comme le Tartare : « Ne me donne pas la mort en me perçant de tes rayons ; » l’esclave politique, au contraire, est tellement frappé de la splendeur de la majesté royale qu’il tombe à genoux devant elle comme devant une puissance divine, parce qu’elle dispose à son gré de la vie et de la mort. Même parmi les chrétiens, les empereurs romains avaient pour titres « votre divinité » « votre éternité. » Même aujourd’hui encore la sainteté et la majesté, titres et attributs de Dieu, sont aussi les titres et attributs des rois. Les chrétiens cherchent bien à s’excuser de cette idolâtrie politique en prétendant que les rois sont les représentants de Dieu sur la terre et que Dieu est le roi des rois ; mais cette excuse est illusoire : Dieu ne devient le régent du monde, n’est considéré en général comme un être politique que là où l’homme est tellement dominé et fasciné par la nature imposante de la royauté qu’elle lui paraît l’être suprême. « Brahma, dit Menou, forma pour son service à l’origine des temps le génie du châtiment avec un corps de pure lumière, comme le fondateur de la justice et le soutien de toutes les choses créées. C’est la crainte seule du châtiment qui met le monde en état de jouir de son bonheur. » Ainsi l’homme va jusqu’à faire du châtiment une puissance qui régit l’univers et du code pénal le code de la nature. Il ne faut donc pas s’étonner quand on le voit croire que la nature s’intéresse à ses passions et à ses souffrances politiques, et rendre l’existence du monde dépendante du maintien d’un trône ou d’une chaire pontificale. Ce qui a de l’importance pour lui en a naturellement pour tous les autres êtres ; ce qui trouble ses regards trouble aussi l’éclat du soleil ; ce qui émeut son cœur met en mouvement le ciel et la terre ; son être est pour lui l’être universel, l’être des êtres.

XXXIII

D’où vient que l’Orient n’a pas comme l’Occident une histoire vivante et progressive ? C’est que dans l’Orient l’homme n’a pas oublié la nature pour l’homme, l’éclat des étoiles et des pierres précieuses pour l’éclat de l’œil humain, le cours du soleil et des constellations pour les affaires du jour, les changements des saisons pour les changements de la mode. L’Oriental se prosterne bien dans la poussière devant l’éclat de la puissance et de la dignité royales ; mais cet éclat n’est pour lui qu’un reflet de celui du soleil et de la lune ; il ne regarde pas le roi comme un être terrestre, humain, mais comme un être céleste, comme un dieu. Or, à côté d’un dieu, l’homme disparaît ; il faut donc que les dieux quittent la terre et montent dans le ciel, que d’êtres réels ils deviennent des êtres imaginaires, pour que l’homme trouve enfin assez de place pour lui et qu’il puisse se montrer tel qu’il est. Entre l’homme de l’Orient et celui de l’Occident il y a la même différence qu’entre l’homme des champs et l’homme des villes. Le premier dépend de la nature, le second de l’homme ; le premier se règle sur les signes du zodiaque, le second sur les signes perpétuellement variables de l’honneur, de la mode et de l’opinion. Seuls les hommes des villes font l’histoire, car l’histoire a pour principe la « vanité » humaine. Celui-là seul est capable d’actions historiques qui peut sacrifier la puissance de la nature à la puissance de l’opinion, sa vie à son nom, son existence corporelle à son existence dans le souvenir et dans la bouche de la postérité.

XXXIV

Le monde, la nature sont pour l’homme ce qu’ils lui paraissent être ; son imagination, ses sentiments sont, sans qu’il le sache, la mesure de la réalité, et cette réalité lui apparaît telle qu’il est lui-même. Dès que l’homme est arrivé à avoir conscience que malgré le soleil et la lune, le ciel et la terre, l’eau et le feu, les plantes et les animaux, il est obligé de faire usage de ses propres forces pour conserver sa vie, que c’est injustice de la part des mortels de se plaindre des dieux parce que le malheur provient pour eux de leur manque d’intelligence, que le vice et le folie ont pour conséquence la maladie et la mort ; la sagesse et la vertu au contraire, la santé, le bonheur et la vie, et que par conséquent la raison et la volonté sont les puissances qui déterminent le destin de l’homme ; ainsi, dès qu’il n’est plus comme le sauvage jouet du hasard des impressions et des sensations que chaque instant amène, mais un être pensant qui agit d’après des règles de prudence et des principes rationnels, alors aussi la nature, le monde est pour lui un être que l’intelligence et la volonté dirigent et gouvernent.

XXXV

Dès que l’homme par l’intelligence et la volonté s’élève au-dessus de la nature et se prétend « maître des poissons dans la mer, des oiseaux dans l’air, et de tous les animaux qui vivent et rampent sur la terre ; » dès lors ce qu’il peut concevoir de plus sublime, c’est la domination sur la nature, et l’être suprême, l’objet de son adoration, c’est le créateur de l’univers, car la création est la connaissance nécessaire ou plutôt le principe de l’empire absolu. Si le maître de la nature n’en était pas en même temps le créateur, il n’aurait sur elle qu’une puissance bornée, défectueuse ; la nature dans ce cas serait indépendante de lui par son origine et son existence, — car s’il avait pu la faire, pourquoi ne l’aurait-il pas faite ? — et sa domination serait pour ainsi dire illégitime, usurpée. Cela seul que je produis, que je fais est complètement en mon pouvoir ; de l’acte de la production découle le droit de propriété. C’est la création seule qui est la garantie, la réalisation de la puissance et qui en épuise la nature et l’idée. Les dieux des païens étaient bien déjà des maîtres de la nature, mais ils n’en étaient pas les créateurs. Ce n’étaient point des monarques absolus, mais des rois constitutionnels, obligés de ne pas dépasser certaines limites ; c’est-à-dire les païens n’étaient pas encore supranaturalistes radicaux, absolus, comme le sont les chrétiens.

XXXVI

Si la doctrine de l’unité de Dieu est pour les déistes une doctrine révélée, d’origine surnaturelle, c’est qu’ils n’ont pas vu que l’homme a en lui la source du monothéisme et que le fondement de l’unité de Dieu c’est l’unité de la conscience et de l’esprit de l’homme. Le monde se déroule à mes regards avec l’infinie variété de ses êtres innombrables, et cependant tous ces êtres divers, le soleil, la lune et les étoiles, le ciel et la terre, ce qui est loin et ce qui est près, ce qui est présent et ce qui est passé ou absent, tout cela est embrassé par mon esprit, par ma tête. Cet esprit, cette conscience de l’homme qui paraît extraordinaire, surnaturelle à l’homme religieux, c’est-à-dire ignorant et grossier, cet être qui embrasse tout sans être lui-même une chose visible, soumise aux conditions de l’espace et du temps, voilà ce que le monothéisme place au sommet de l’univers et proclame comme sa cause. Dieu parle, Dieu pense le monde et aussitôt le monde est ; Dieu pense, Dieu dit, veut qu’il ne soit plus et aussitôt il n’est plus ; cela veut dire : Je puis dans ma pensée, par la force de l’imagination ou de la fantaisie, produire à volonté toutes choses et par conséquent le monde lui-même, lui donner l’existence et la lui enlever aussitôt. Le Dieu qui a tiré le monde du néant et qui peut l’y replonger quand bon lui semble n’est pas autre chose que l’essence de l’abstraction humaine par laquelle je puis me représenter le monde comme existant ou n’existant pas. De ce néant subjectif, de ce néant du monde dans la fantaisie, le monothéisme fait un néant objectif, réel. Le polythéisme, les religions de la nature en général transforment les êtres réels en êtres imaginaires ; le monothéisme fait des êtres imaginaires des êtres réels, ou mieux : l’essence de la pensée, de la puissance de l’imagination est pour lui l’être nécessaire, absolu, l’être suprême.

XXXVII

Le déisme proprement dit ou le monothéisme ne prend naissance que là où l’homme se regarde comme le centre, comme le but final de la nature, là où voyant que non-seulement elle pourvoit à ses besoins et aux fonctions nécessaires, organiques de sa vie, mais encore se laisse employer comme un instrument sans conscience et sans volonté à l’accomplissement de ses desseins, il en vient à croire qu’elle est uniquement faite pour lui[5]. Là où la nature a son but en dehors d’elle-même, là elle a aussi en dehors d’elle son fondement et son principe ; là où elle n’existe que pour un autre être, là elle provient aussi d’un autre être, et, en vérité, d’un être qui en la créant avait pour but l’homme destiné par lui à en jouir et à la faire son esclave. Si l’origine de la nature est en Dieu, sa fin est dans l’homme ; ou bien cette doctrine : Dieu est le créateur de l’univers n’a de fondement et de sens que dans celle-ci : L’homme est le but de la création. Rougissez-vous de croire que le monde a été créé, fait pour l’homme ? Eh bien ! rougissez aussi de croire à une création en général. Là où il est écrit : « Au commencement Dieu créa le ciel et la terre, » là il est aussi écrit : « Dieu fit deux grandes lumières et avec elles les étoiles, et les plaça à la voûte du ciel pour éclairer la terre et former le jour et la nuit. » La croyance que l’homme est le but de la nature vous paraît-elle avoir sa source dans l’orgueil humain ? Eh bien ! soyez assez conséquents pour ne voir, dans la croyance à un créateur du monde que la manifestation de l’orgueil de l’homme. Seule la lumière qui ne brille que pour l’homme est la lumière de la théologie ; seule la lumière qui n’existe que pour des êtres doués de la vue suppose comme sa cause un être capable de voir.

XXXVIII

« L’être spirituel » que l’homme suppose au-dessus de la nature comme son créateur et son maître n’est pas autre chose que l’être spirituel de l’homme lui-même ; mais cet être lui paraît incomparable, différent du sien, parce qu’il en fait la cause de la nature, la cause de phénomènes que ni l’intelligence ni la volonté de l’homme ne peuvent produire, parce qu’ainsi à cet être humain il allie l’être de la nature qui en diffère[6]. C’est l’esprit divin qui fait croître le gazon, qui forme l’enfant dans le sein de la mère, qui dirige le soleil dans son cours, soulève les montagnes, déchaîne et apaise les vents et renferme les mers dans des bornes infranchissables. Qu’est l’esprit de l’homme à côté de cet esprit ? Quelle infirmité ! quel néant ! Si donc le rationaliste rejette l’incarnation de Dieu, l’union de la divinité et de l’humanité dans un seul être, c’est tout simplement parce que derrière son Dieu il n’a dans la tête que la nature, la nature telle que l’a dévoilée aux regards de l’homme le télescope de l’astronomie. Comment, s’écrie-t-il, cet être immense, universel, infini, dont l’action ne peut dignement se manifester que dans l’immensité de l’univers, pourrait-il descendre sur la terre pour les besoins de l’homme, sur la terre qui n’est qu’un atome, un rien dans l’incommensurable espace ? Oh ! bien sûr, il faut avoir une intelligence bien grossière et bien bornée pour imposer à l’être universel la terre et l’homme comme limites ! Mais tu ne vois pas, rationaliste à courte vue, que ce qui s’oppose en toi à l’union de l’homme avec Dieu, et te fait regarder cette union comme une contradiction insensée, ce n’est pas ton idée de Dieu, mais l’idée de la nature ou du monde. Le trait d’union, le tertium comparationis entre Dieu et l’homme, ce n’est pas l’être à qui tu accordes directement ou indirectement la puissance et les effets de la nature ; c’est cet être suprême que tu distingues de la nature, parce que et de même que tu t’en distingues toi-même, qui possède intelligence, conscience et volonté, parce que tu es intelligent, conscient et libre. Que peux-tu donc trouver à redire, si cet être humain en vient à se manifester à tes yeux comme un homme réel ! Comment peux-tu rejeter les conséquences si tu conserves le principe, comment renier le fils si tu reconnais le père ? Si l’homme-Dieu te paraît une création de la fantaisie humaine, si tu veux un être sans anthropomorphismes, rejette Dieu en général, et appuie-toi sur la nature seule comme sur la dernière base de ton existence. Tant que tu laisseras subsister une différence entre la nature et Dieu, aussi longtemps tu laisseras subsister une différence humaine, aussi longtemps tu diviniseras en Dieu ton propre être ; car, de même que tu ne connais que la nature comme être différent de l’homme, de même tu ne connais que l’homme comme être différent de la nature.

XXXIX

Avant de considérer son propre être comme un être différent du sien, avant de pouvoir par abstraction détacher de sa propre nature ses vertus et ses qualités pour les élever à une puissance infinie dans un être à part, dans un Dieu, l’homme a dû d’abord considérer la nature comme un être intelligent et sensible, comme un être humain. L’intelligence et la volonté lui paraissent être les forces primitives, le fondement et la cause des phénomènes naturels, parce que ces phénomènes, vus à la lumière de l’intelligence, lui semblent produits à dessein, dans un but, parce qu’ainsi la nature est pour lui un être intelligent ou du moins une pure affaire d’intelligence. De même que rien n’échappe aux regards du soleil (« le dieu du soleil, Hélios, voit tout et entend tout »), parce que l’homme voit tout à sa lumière, de même toutes les choses du monde sont pensées parce que l’homme les pense, et sont l’œuvre d’une intelligence parce qu’elles sont l’objet de son intelligence. Il mesure la grandeur des étoiles et les distances qui les séparent ; c’est pourquoi cette grandeur et ces distances ont été mesurées ; les mathématiques lui sont nécessaires pour la connaissance de la nature ; c’est pourquoi elles ont été aussi nécessaires pour sa production ou création, parce qu’il voit d’avance le but d’un mouvement, le résultat d’un développement, la fonction d’un organe : tout cela a été prévu ; en examinant la position ou la direction d’un corps céleste, il peut se figurer des positions et des directions contraires et en nombre infini ; mais comme il s’aperçoit que, si cette direction était changée, avec ce changement disparaîtraient une foule de conséquences utiles et bienfaisantes, alors cette suite de conséquences devient pour lui le fondement du choix qui, dans l’origine, a été fait de cette direction entre mille autres qui n’existent que dans sa tête, choix fait par conséquent avec une admirable sagesse. C’est ainsi que pour l’homme, immédiatement et sans distinction aucune, le principe de la connaissance est le principe de l’existence, l’objet pensé, l’objet réel, l’a posteriori, l’a priori. L’homme se représente la nature autrement qu’elle n’est ; rien d’étonnant qu’il lui donne pour cause un être différent d’elle et qui n’existe que dans son imagination. Il renverse l’ordre naturel des choses, place le monde sur la tête, la pyramide sur son sommet. La chose première dans l’intelligence, le but pour lequel quelque chose existe est pour lui la chose première dans la réalité, la cause productrice. Voilà pourquoi il fait de l’être intellectuel non-seulement en logique, mais encore dans le monde réel, l’être primitif et fondamental.

XL

Tout le secret de la téléologie repose sur la contradiction qui existe entre la nécessité de la nature et l’arbitraire de l’homme, entre la nature telle qu’elle est réellement et la nature telle que l’homme se la représente. « Si la terre se trouvait partout ailleurs, à la place de Mercure, par exemple, tout sur sa surface serait détruit par l’intensité de la chaleur. Combien grande est par conséquent la sagesse qui lui a donné la seule place qui convînt à son organisation ! » Mais en quoi consiste cette sagesse ? Tout simplement dans le contraste de la réalité avec la folie humaine qui, en imagination, par un acte arbitraire de la pensée, assigne à la terre un tout autre lieu que celui qu’elle occupe réellement. Si tu commences par séparer ce qui dans la nature est inséparable, comme par exemple la position astronomique d’un corps céleste et son organisation physique, il est évident qu’ensuite l’unité de la nature devra t’apparaître comme le concours des forces vers un même but, la nécessité comme un plan, la place réelle, nécessaire d’un corps en comparaison de celle que tu as pensée et choisie, comme la seule place raisonnable, la seule choisie avec sagesse. « Si la neige avait une couleur noire, ou si cette couleur régnait dans toutes les contrées du pôle, les régions septentrionales de la terre seraient un sombre désert où la vie organique ne pourrait jamais se produire… C’est ainsi que la disposition des couleurs des corps fournit une des plus belles preuves de l’organisation du monde, en vue d’un but conçu d’avance. » C’est vrai, si l’homme ne faisait pas du noir avec du blanc, si la folie humaine ne disposait pas de la nature selon son bon plaisir, la nature ne paraîtrait pas, ne serait pas non plus gouvernée et organisée par une sagesse divine.

XLI

« Qui a dit à l’oiseau qu’il n’a besoin que de lever la queue quand il veut s’abaisser et de la baisser quand il veut s’élever ? Il doit être complètement aveugle celui qui dans le vol des oiseaux n’aperçoit pas une sagesse supérieure qui a pensé pour eux. » Oui, il doit être aveugle s’il ne voit pas que c’est l’homme qui fait de son être le type de la nature, de l’intelligence la force première, de ses idées abstraites des lois universelles, lois que les oiseaux doivent suivre dans leur vol, comme les cavaliers les règles de l’équitation, les nageurs celles de la natation, avec cette différence que chez eux l’emploi des règles du vol est quelque chose d’inné. Le vol chez les oiseaux n’est point un art ; ils ne peuvent pas voler autrement qu’ils ne volent, ils ne peuvent pas même ne pas voler, il faut qu’ils volent. L’animal n’a le pouvoir de faire qu’une seule chose, et il la fait d’une manière admirable, parfaite, parce que l’accomplissement de cette chose unique épuise toute sa puissance, exprime entièrement sa nature. Si tu ne peux t’expliquer sans leur présupposer une intelligence les actions des animaux, surtout de ceux qui sont doués de penchants dits artistiques, cela provient tout simplement de ce que tu t’imagines que les objets de leur activité sont pour eux objet, de la même manière qu’ils sont objet de ta conscience et de ta pensée. Regardes-tu les œuvres des animaux comme des œuvres d’art, comme des œuvres arbitraires, tu dois naturellement leur donner pour cause l’intelligence, parce qu’aucune œuvre d’art ne se fait sans choix, sans dessein, sans intelligence, et puisque l’expérience te montre que les animaux ne pensent pas, tu es nécessairement conduit à faire penser un autre être à leur place[7]. « Qui pourrait se mêler de donner des conseils à l’araignée pour l’aider à attacher ses fils d’un arbre à un autre, du bord d’un ruisseau à l’autre bord ? » Personne, assurément ; mais crois-tu donc que des conseils sont ici nécessaires et que l’araignée se trouve dans la même position que celle où tu te trouverais si tu avais à résoudre le même problème avec ta tête, et que pour elle comme pour toi le ruisseau a deux côtés opposés ? Entre l’araignée et l’objet auquel elle attache les fils de sa toile, il y a un rapport aussi nécessaire qu’entre tes os et tes muscles ; car cet objet est pour elle le point d’appui du fil de sa vie même ; elle ne voit point ce que tu vois : toutes les séparations, toutes les distances, telles que te les montre l’œil de ton intelligence, n’existent point pour elle. Voilà pourquoi cette œuvre qui te paraît un problème insoluble en théorie, l’araignée l’accomplit sans penser, c’est-à-dire sans éprouver aucune des difficultés qui n’existent que pour ta pensée. « Qui a dit au puceron qu’en automne il trouvera mieux sa nourriture à la branche, au bourgeon qu’à la feuille ? Pour le puceron qui est né sur la feuille, le bourgeon n’est-il pas une contrée lointaine, complètement inconnue ? J’adore le Créateur, et je me tais. » Et tu fais bien de te taire, si pour toi les pucerons sont des prédicateurs du déisme et si tu leur prêtes tes propres pensées, si tu les fais à ton image ; pour le puceron véritable la feuille n’est pas une feuille, la branche n’est pas une branche, c’est tout simplement une matière qu’il peut s’assimiler, à laquelle il est lié par des rapports d’affinité chimique. Ce n’est que le reflet de ton œil qui te fait regarder la nature comme l’œuvre d’un être qui voit et qui te force à chercher dans la tête d’un être pensant l’origine des fils que l’araignée tire de son derrière. La nature n’est pour toi qu’un spectacle, qu’une fête pour ta vue ; ce qui charme tes regards te semble enchanter le monde ; de la lumière céleste dans laquelle il t’apparaît tu fais l’être céleste qui l’a créé, du rayon de l’œil le levier de la nature, du nerf optique le nerf moteur de l’univers. Faire provenir la nature de la puissance et de la sagesse d’un créateur, c’est produire des enfants d’un regard, apaiser la faim avec l’odeur des mets, remuer les rochers par des sons harmonieux. Si le Groenlandais croit que le requin provient de l’urine de l’homme parce qu’il en a l’odeur, cette genèse zoologique est tout aussi fondée que la genèse cosmologique du déiste qui croit que la nature a pour principe l’intelligence, parce qu’aux yeux de son intelligence elle paraît avoir une pensée et un but. L’ensemble des phénomènes par lesquels se manifeste à nous la nature est bien pour nous raison ; mais la cause de ces phénomènes est aussi peu raison que la cause de la lumière n’est lumière.

XLII

Pourquoi la nature produit-elle des monstres ? parce que le résultat des choses qu’elle forme n’est pas pour elle un but conçu d’avance. Pourquoi chez quelques animaux des membres trop nombreux ? parce qu’elle ne compte pas. Pourquoi ce qui doit être à droite se trouve-t-il quelquefois à gauche et réciproquement ? parce qu’elle ne connaît ni côté gauche ni côté droit. C’est pourquoi les anciens athées, et même quelques déistes qui ont affranchi la science de la tutelle de la théologie, ont donné les monstres comme preuve que les productions de la nature ne sont ni prévues, ni voulues, ni conçues d’avance. En effet, toutes les raisons alléguées pour les expliquer, même celles des nouveaux naturalistes d’après lesquels ils ne sont qu’une conséquence des maladies du fœtus, toutes ces raisons disparaîtraient si la puissance qui a créé ou formé la nature était douée de conscience, d’intelligence et capable de prévoir. Mais si la nature ne voit pas, elle n’est pas pour cela aveugle ; si elle ne vit pas, — dans le sens de la vie humaine, subjective, sensible, — elle n’est cependant pas morte, et bien que ses productions ne soient pas voulues, elles ne proviennent pourtant point du hasard. Quand l’homme juge la nature comme morte et aveugle, il la juge d’après la mesure de son propre être, d’après ce qui la distingue de lui ; il la trouve défectueuse parce qu’elle n’a pas ce qu’il a. La nature agit, produit, crée, et ses créations sont partout et toujours en rapport les unes avec les autres sans qu’il puisse en être autrement, et ces rapports, cette harmonie sont pour l’homme raison, car partout où il trouve des rapports, là il trouve aussi sens, matière à penser, « raison suffisante, » système ; — elle crée et ne peut créer que par et avec nécessité. Mais cette nécessité n’est pas une nécessité humaine, c’est-à-dire logique, métaphysique, mathématique, en un mot abstraite, car les êtres de la nature ne sont pas des êtres spirituels, mais des êtres réels, sensibles, des individus, et leur nécessité est par conséquent excentrique, irrégulière, et à cause de ces anomalies elle paraît aux yeux de l’homme liberté, ou du moins un produit de la liberté. La nature ne peut en général être comprise qu’en elle-même et par elle-même ; son concept ne dépend d’aucun autre, et il est impossible d’arriver à la connaître en se servant d’une mesure humaine quelle qu’elle soit, bien que nous soyons obligés de comparer ses phénomènes avec des phénomènes humains analogues pour nous les rendre intelligibles, et que l’essence même de notre langage nous force à employer vis-à-vis d’elle des idées et des expressions telles que celles de but, d’ordre, de loi, expressions et idées qui n’ont leur fondement que dans l’apparence subjective des choses.

XLIII

La providence qui se manifeste dans l’ordre naturel des choses, dans leur concours vers un but où leur obéissance à des lois n’est point la providence de la religion. Celle-ci a pour base la liberté, celle-là la nécessité ; celle-ci est infinie, sans condition aucune, spéciale, individuelle ; celle-là est bornée, soumise à mille conditions, n’embrasse que l’ensemble et laisse l’individu en proie au hasard. « Un grand nombre d’hommes, dit un écrivain déiste, se représentent la conservation de l’univers et du genre humain comme un soin immédiat, spécial de la divinité, comme si Dieu gouvernait et dirigeait selon son bon plaisir les actions de toutes les créatures. C’est ce qu’il nous est impossible d’admettre après l’examen des lois de la nature ; le peu de protection qu’elle accorde aux êtres particuliers en est une preuve[8]. Elle sacrifie sans attention et sans remords des milliers d’entre eux, les hommes y compris. Près de la moitié meurent avant d’avoir atteint la deuxième année de leur vie, ne sachant pas s’ils ont vécu. Si l’on pèse toutes ces circonstances, si l’on songe à tous les malheurs qui frappent les hommes, soit les bons, soit les méchants, il est évident que l’idée d’une surveillance spéciale et continuelle du créateur est insoutenable. » — Mais une providence qui n’est pas spéciale ne répond pas au but, à l’idée d’une providence. Une providence générale qui laisse subsister, qui ne détruit pas le hasard, n’est rien. Ainsi, par exemple, c’est une « loi de l’ordre divin dans la nature, » c’est-à-dire une conséquence des causes naturelles que la mortalité de l’homme soit dans un certain rapport avec le nombre des années, que dans la seconde année de la vie il meure un enfant sur trois, dans la cinquième un sur vingt-cinq, dans la septième un sur cinquante ; etc. ; mais que cet enfant-ci ou que celui-là meure plutôt que les autres, c’est ce que cette loi ne détermine pas. De même le mariage est « une ordonnance divine, » une loi de la providence naturelle pour la conservation et la propagation de l’espèce ; mais quelle femme dois-je épouser ? celle que je choisirai ne sera-t-elle pas stérile par quelque défaut de son organisme ? Là-dessus cette providence ne me dit rien. Et c’est justement parce que dans l’exécution de la loi, dans le moment critique où je veux me décider sous l’impulsion du besoin, c’est parce qu’alors la providence de la nature m’abandonne et me laisse en plan que j’en appelle à la puissance surnaturelle des dieux dont l’œil brille sur moi lorsque la lumière de la nature s’éteint, dont le gouvernement commence dès que le gouvernement de la nature ne se fait plus sentir. Les dieux savent et me disent ce qu’elle laisse dans les ténèbres ou abandonne au hasard. Le domaine du hasard, des choses individuelles, incalculables, impossibles à prévoir, tel est le domaine des dieux, le domaine de la providence religieuse. Et comment la religion change-t-elle pour l’homme le hasard en providence, l’obscurité en lumière, l’incertitude en certitude, ou du moins en confiance ? Elle arrive à ce but par des moyens surnaturels, par des oracles et des prières[9].

XLIV

Les dieux, dit Épicure, existent dans les intervalles du monde[10]. C’est vrai ; ils n’existent que dans l’espace vide, que dans l’abîme qui sépare le monde de la réalité du monde de l’imagination, la loi de son exécution, l’action de sa réussite, le présent de l’avenir. Les dieux sont des êtres de fantaisie qui doivent leur existence non au présent, mais à l’avenir et au passé. Les dieux que produit le passé sont les êtres qui ne sont plus, les morts, les êtres qui ne vivent que dans l’imagination ou dans les regrets du cœur et dont le culte forme toute la religion chez beaucoup de peuples et en constitue la partie la plus importante chez un grand nombre d’autres. Mais infiniment plus puissantes que celles du passé sont les influences de l’avenir sur nous ; le passé ne laisse derrière lui que le sentiment silencieux du souvenir ; le temps futur nous montre de loin les terreurs de l’enfer ou les félicités du ciel. Les dieux qui prennent naissance dans les tombeaux ne sont que des ombres de dieux ; les dieux véritables, vivants qui disposent à leur gré de l’éclair et du tonnerre, de la pluie et des rayons du soleil, de la vie et de la mort, de l’enfer et du ciel, sont les fils de deux puissances suprêmes, l’espérance et la crainte, gui illuminent en les peuplant d’êtres imaginaires les ténébreuses profondeurs des âges qui ne sont pas encore. Le présent est prosaïque, accompli, immuable, exclusif ; en lui l’imagination et la réalité ne font qu’un ; il ne laisse à la divinité aucune place ; en un mot, il est impie. Mais l’avenir est l’empire de la poésie, l’empire du hasard et d’innombrables possibilités ; il peut être tel que je le désire ou tel que je le crains ; il hésite entre l’être et le non-être ; bien au-dessus de la « commune et grossière réalité, » il appartient encore à un monde invisible mis en mouvement non par les lois de la pesanteur, mais par la puissance de nos nerfs sensibles. » Tel est le monde des dieux, et l’attribut essentiel de ces dieux c’est la bonté. Mais comment peuvent-ils être bons s’ils ne sont pas tout-puissants et si dans les cas décisifs ils ne se montrent pas maîtres de la nature, amis et bienfaiteurs de l’homme, en un mot, s’ils ne font pas de miracles. La divinité ou plutôt la nature a pourvu l’homme pour sa conservation de forces corporelles et spirituelles ; mais ces moyens naturels sont-ils toujours suffisants ? ne se présente-t-il pas souvent des cas où nous sommes perdus sans ressource si une main surnaturelle n’arrête pas le cours inexorable des choses ? Les miracles sont par conséquent inséparables de la Providence divine ; seuls ils nous révèlent et nous prouvent qu’il y a des dieux, c’est-à-dire des puissances, des êtres qui diffèrent de la nature et lui sont supérieurs. Rejeter les miracles, c’est rejeter les dieux eux-mêmes. En quoi diffèrent les hommes et les dieux ? en ce que ceux-ci possèdent à un degré infini ce que ceux-là ne possèdent que d’une manière limitée, en ce qu’ils sont toujours ce que les hommes ne sont que momentanément[11]. De même que la vie future n’est pas autre chose que la vie terrestre continuée malgré la mort, de même l’être divin n’est que l’être de l’homme élevé à une puissance infinie malgré la nature et au-dessus d’elle. Et quelle différence y a-t-il entre les miracles et les effets de la nature ? la même qu’entre les dieux et les hommes. Par le miracle, toutes les forces, toutes les propriétés des choses naturelles, pernicieuses dans certains cas, deviennent utiles et bienfaisantes. Grâce à lui, je ne me noie pas dans l’eau si j’ai le malheur d’y tomber ; le feu ne me brûle pas, la pierre qui tombe sur ma tête ne me fait aucun mal ; en un mot, la nature tantôt funeste, tantôt bienfaisante, tantôt amie, tantôt ennemie de l’homme, devient par son intermédiaire un être toujours bon. Les dieux et les miracles ne doivent leur origine qu’aux exceptions à la règle. La divinité est l’abolissement, la suppression de tout défaut, de toute limitation dans l’homme ; le miracle est la suppression de toute défectuosité, de toute limite dans la nature. Les êtres surnaturels sont déterminés, circonscrits, et dans des circonstances exceptionnelles deviennent par cela même nuisibles et funestes à l’homme ; mais aux yeux de la religion ce caractère exclusif des choses n’est rien de nécessaire ; c’est un acte arbitraire de la volonté de Dieu, c’est un obstacle que Dieu peut détruire dès que la nécessité, c’est-à-dire dès que le bien de l’homme l’exige. Rejeter les miracles sous prétexte qu’ils ne s’accordent pas avec la dignité et la sagesse du créateur, sagesse qui dès l’origine des temps a tout établi pour le mieux et pour l’éternité, c’est sacrifier l’homme à la nature, la religion à la raison, c’est au nom de Dieu prêcher l’athéisme. Un Dieu qui n’exauce que les vœux et les prières qui pourraient être exaucés sans lui, que les vœux dont l’accomplissement n’est pas au-dessus des limites et en dehors des conditions des causes naturelles, qui ne peut secourir qu’avec le secours de l’art et de la nature et dont les remèdes sont épuisés dès que la matière médicale est épuisée aussi, un tel Dieu n’est pas autre chose que la nécessité de la nature, déguisée et personnifiée sous le nom de Dieu.

XLV

« Dieu gouverne le monde ; » oui, mais ce Dieu n’est pas autre chose que ce qui dans l’opinion des hommes passe pour Dieu, pour saint en général, pour juste, pour sacré ; ce n’est que l’opinion dominante, consacrée, c’est-à-dire la foi d’une époque ou d’un peuple. Là où l’homme croit que sa vie dépend non d’une providence, mais d’une prédestination, d’un destin aveugle ou inévitable, que ce destin soit ou non pour lui un décret de la volonté divine, là sa vie n’est en réalité protégée par aucune providence, parce que jamais il n’interroge sa raison sur ce qu’il doit ou ne doit pas faire, parce qu’il ne prend aucune mesure de prudence et se jette aveuglément dans le danger. Lorsque, comme au seizième siècle, dans les châteaux des chevaliers, dans les palais des rois, dans les bibliothèques des savants, sur chaque feuille de la Bible, dans les églises, dans les chambres des juristes, dans les laboratoires des médecins et des naturalistes, dans la grange, l’écurie et l’étable, en tout et partout était le diable ; lorsque le tonnerre, la grêle, l’incendie, la sécheresse la peste étaient attribués au diable et aux sorciers, alors le Dieu arbitre de l’univers et du destin de l’homme n’était en réalité que le — Diable, — mais ce diable de l’humanité n’était pas autre chose que la croyance de la chrétienté au diable. Là où, comme dans les temps de barbarie et aujourd’hui encore chez les peuples sauvages, la force est regardée comme un droit, l’homme à cause de sa supériorité physique comme maître absolu de la femme, la femme comme son esclave, sa bête de somme, comme une marchandise qu’il vend pour une bouteille d’huile de baleine, ainsi que l’habitant d’Oualasckka, ou qu’il offre à un moindre prix encore, même gratuitement, par pure complaisance comme une pipe de tabac à l’hôte qui vient le visiter, là aucun regard d’amour ne veille sur la femme pour la protéger, là son sort est décidé inexorablement par la puissance physique, par la force brutale. Et là où le meurtre des enfants est regardé comme un sacrifice religieux, ou du moins, sous quelque prétexte que ce soit, est devenu dans certains cas une coutume ; là où les nouveau-nés du sexe féminin sont enterrés vivants comme chez les Guanas dans le Paraguay, ou exposés à la faim et aux bêtes féroces, comme chez les Madécasses, quand ils sont nés dans des mois ou des jours réputés malheureux ; là où on leur brise bras et jambes dans le sein de leurs mères, comme chez les Kamtschadales et où, comme dans la Guyane, la naissance de jumeaux passe pour honteuse et contre nature, de sorte que l’un d’eux est toujours sacrifié ; là, en un mot, où aucune intelligence humaine aucun cœur humain, aucune loi de l’homme ne protège les enfants, là ils ne sont pas protégés non plus par un père dans le ciel. La seule providence de l’humanité, c’est la culture, c’est la civilisation. Sagesse, bonté, justice ne règlent la vie de l’homme que là où l’homme est lui-même sage, bon est juste. « La providence, dit-on, est à chaque époque toujours d’accord avec le degré de mesure que l’humanité a jusqu’alors atteint. » Cela veut dire tout simplement : la limite de la civilisation est la limite de la providence : là où finit la première, la seconde finit aussi, là l’homme est livré sans armes aux puissances effrénées de la nature et des passions. Aussi n’est-ce que chez les peuples qui ont déjà une véritable culture historique que l’on trouve l’idée de providence ; chez ceux qui n’en ont pas, une idée si flatteuse pour l’homme n’a pas le moindre fondement et par conséquent ne peut être encore née.

XLVI

Croire en Dieu, c’est ou bien croire à la nature (l’être objectif) conçue comme un être subjectif, humain, ou bien croire à l’être de l’homme lui-même conçu comme essence, comme fondement de la nature. La première croyance est religion naturelle, polythéisme[12] ; la seconde est religion spirituelle, humaine, monothéisme. Le polythéiste se sacrifie à la nature, il lui donne un cœur et un œil humains ; le monothéiste sacrifie la nature à lui-même, il la subordonne à la puissance et à la domination de l’œil et du cœur de l’homme. Le premier dit : Si la nature n’est pas, je ne suis pas non plus ; le second dit au contraire : Si je ne suis pas, le monde, la nature n’est rien. Le premier principe de la religion est celui-ci : Je ne suis rien à côté de la nature ; à côté de moi tout est Dieu, tout m’inspire le sentiment de ma dépendance, tout peut, fût-ce même par hasard, — et dans l’origine l’homme ne fait aucune distinction entre ce qui est l’effet d’une cause et ce qui est l’effet du hasard, — tout peut m’apporter le bonheur ou le malheur, le salut ou la perdition. Tant que l’homme en est encore à ce degré de sentiment confus et sans critique de sa dépendance, tous les objets sont des objets religieux et l’on voit régner le fétichisme proprement dit, la base du polythéisme. La conclusion de la religion au contraire est celle-ci : à côté de moi tout n’est rien ; la splendeur des constellations, ces divinités suprêmes du polythéisme, s’évanouit devant la splendeur de l’âme humaine, la puissance du monde entier devant la puissance du cœur humain, la nécessité de la nature morte et inconsciente devant la nécessité de l’homme, de l’être conscient ; car tout n’est pour moi que moyen, que simple instrument. Mais la nature ne serait pas faite pour moi si elle ne provenait pas de Dieu. Si elle existait par elle-même, si elle avait par conséquent en elle-même le principe de son existence, elle serait un être indépendant, original, sans rapport avec l’homme. L’idée que la nature n’est rien, sinon un instrument, a sa source dans l’idée de la création, et cette signification de la nature se révèle surtout dans les cas où l’homme entre en lutte avec elle, comme dans le besoin, dans un danger de mort et où elle est sacrifiée à son bien, à son intérêt, ce que l’on voit dans les miracles. La création est la prémisse du miracle, le miracle est la conclusion, la conséquence, la vérité de la création. Il y a entre la création et le miracle la même différence qu’entre le genre ou l’espèce et l’individu. Le miracle est l’acte créateur dans un cas particulier, c’est-à-dire la création est la théorie, le miracle est la pratique, l’exécution. Dieu est la cause, l’homme est le but de l’univers ; Dieu est le premier des êtres eh théorie, l’homme le premier dans la pratique. La nature n’est rien pour Dieu, elle n’est qu’un jouet de sa toute-puissance, mais seulement pour que dans le besoin, pour qu’en général elle ne puisse rien contre l’homme. Dans le créateur l’homme fait disparaître les bornes de son être, les bornes de son corps, « de son âme, » dans le miracle de son existence ; là il fait de son être invisible, pensant et pensé, ici de son être visible, individuel le principe de l’univers, là il légitime le miracle, ici il l’accomplit. Le miracle remplit le but de la religion d’une manière populaire, sensible ; en lui la domination de l’homme sur la nature, sa divinité, deviennent une vérité palpable. Dieu fait des miracles, mais à la prière de l’homme et sinon à une prière expresse, du moins dans le sens de ses vœux les plus secrets, les plus intimes. Sara se mit à rire lorsque dans sa vieillesse le Seigneur lui promit un fils ; mais même alors la naissance d’un fils était encore sa pensée suprême, son dernier vœu. L’homme est donc d’abord, à l’origine même des temps, le secret, le mystérieux thaumaturge ; mais dans le cours du temps, — et le temps dévoile tous les secrets, — il devient et il doit devenir le thaumaturge réel, visible, manifeste à tous les regards. D’abord les miracles sont faits pour lui, à la fin il les fait lui-même ; d’abord il est l’objet de Dieu, à la fin il est Dieu lui-même ; il commence par être Dieu dans la pensée, dans le cœur, et il finit par être Dieu en chair et en os. Mais la pensée est pleine de pudeur et de réserve, les sens sont effrontés ; la pensée est silencieuse et garde ses secrets, les sens parlent sans détours et ce qu’ils expriment est souvent en butte à la moquerie, parce que, lorsqu’ils contredisent la raison, la contradiction est chez eux palpable, indéniable. Voilà pourquoi les rationalistes rougissent de croire au Dieu de chair et aux miracles visibles, mais ne rougissent pas de croire au Dieu-esprit et aux miracles invisibles, déguisés. Le temps viendra cependant où sera accomplie la prophétie de Lichtemberg, où la croyance en un Dieu, même au Dieu rationaliste, passera pour superstition, comme aujourd’hui déjà la croyance au Dieu charnel, au Dieu chrétien et thaumaturge, et où à la place du cierge d’église de la foi et du crépuscule de la croyance rationnelle, la pure lumière de la raison éclairera et échauffera l’humanité.

XLVII

Quiconque n’a pas d’autres matériaux pour construire son Dieu que ceux que lui livrent les sciences naturelles, la philosophie, et en général la contemplation de la nature, quiconque ne voit en lui que la cause ou le principe des lois de la physique, de l’astronomie, de l’anthropologie etc., devrait avoir assez de sincérité pour se passer du nom de Dieu, car un principe naturel est toujours un être naturel, et non ce qui constitue un dieu. De même qu’une église dont on ferait un cabinet d’histoire naturelle ne serait plus et ne pourrait plus être appelée une maison de Dieu, de même un être dont l’essence et les attributs ne se révéleraient que dans des œuvres astronomiques, géologiques ou anthropologiques, ne serait point et ne pourrait point être un dieu. Dieu est un mot, un objet, un être religieux, et non pas un être physique, astronomique, en un mot, cosmique. « Dieu et culte, dit Luther, sont choses relatives ; l’un ne peut aller sans l’autre : car Dieu doit être Dieu d’un homme ou d’un peuple ; il veut des êtres qui l’honorent et lui adressent leurs prières. » Dieu suppose donc l’homme : son idée ne dépend pas de la nature, mais de l’homme religieux ; un objet de l’adoration n’existe pas sans un être capable d’adorer, c’est-à-dire Dieu est un objet dont l’existence n’est possible qu’avec l’existence de la religion, et qui ne contient rien de plus qu’elle. Faire de Dieu un objet de la physique ou de l’astronomie, c’est comme si l’on voulait faire du son un objet de la vue. De même que le son n’existe que dans et pour l’oreille, de même Dieu n’existe que dans et pour la religion ; de même que le son, en tant qu’objet de l’ouïe, n’exprime que la nature de l’ouïe, de même Dieu, en tant qu’objet, — et il ne peut être objet que de la religion et de la foi, — n’exprime que la nature de la foi et de la religion. Mais qu’est-ce qui fait d’un objet un objet religieux ? Comme nous l’avons vu, c’est la fantaisie, c’est l’imagination, c’est le cœur de l’homme. Que tu adores Jéhovah ou le bœuf Apis, le tonnerre ou le Christ, ton ombre ou ton âme, le flatus ventris ou ton génie, c’est tout un ; la religion n’a pour objet que ce qui est objet de la fantaisie et du sentiment ; et, comme cet objet n’existe pas dans la réalité, et de plus est en contradiction avec elle, il est par cela même objet de la foi. Telle est, par exemple, l’immortalité, simple affaire de foi : car la réalité prouve justement son contraire, la mortalité de l’homme. Croire, c’est se figurer que ce qui n’est pas est. C’est se figurer, par exemple, que cette image est un être vivant, que ce pain est chair, que ce vin est sang, c’est-à-dire qu’il est ce qu’il n’est pas. C’est donc trahir la plus grande ignorance de la religion que de chercher Dieu avec le télescope dans le ciel de l’astronomie, avec la loupe dans un jardin botanique, ou avec le scalpel et le microscope dans les entrailles des animaux. On ne peut le trouver que dans la foi, dans l’imagination, dans le cœur de l’homme, parce qu’il n’est pas autre chose que l’essence de la fantaisie, que l’essence du cœur humain.

XLVIII

« Tel est ton cœur, tel est ton dieu. » Tels sont tes désirs, tels sont tes dieux. Les Grecs avaient des dieux bornés dans leur nature, c’est-à-dire, ils avaient des désirs bornés. Les Grecs ne voulaient pas vivre éternellement ; ils voulaient seulement ne pas vieillir, ne pas mourir, du moins ne pas mourir à la fleur des ans ou d’une mort violente et douloureuse ; ils ne voulaient pas la félicité, mais le bonheur ; ils ne se plaignaient pas comme les chrétiens d’être soumis à la nécessité de la nature et aux besoins du penchant sexuel, du sommeil, du boire et du manger ; ils n’exaltaient pas leurs vœux au-dessus des limites de la nature humaine ; ils ne faisaient pas de rien quelque chose ; ils ne puisaient pas le contenu de la vie divine et heureuse dans l’imagination, mais dans les richesses du monde réel ; enfin, pour eux, le ciel des dieux était élevé sur le fondement inébranlable de cette terre. Les Grecs ne faisaient pas de l’être divin c’est-à-dire de l’être possible, le modèle, la mesure et le but de l’être réel, mais de l’être réel la mesure du possible. Même lorsqu’à l’aide de la philosophie ils eurent raffiné, spiritualisé leurs dieux, leurs désirs ne dépassaient pas cependant le domaine de la réalité, de la nature de l’homme. Ainsi les dieux d’Aristote sont d’éternels penseurs, parce que le dernier vœu du philosophe est de pouvoir penser sans interruption et sans obstacles. Pour lui la divinité consiste dans l’activité éternelle de la pensée ; mais cette activité est réalisée déjà sur cette terre dans la nature humaine, quoique avec des interruptions nécessaires ; c’est une activité réelle, et par cela même bornée, misérable aux yeux des chrétiens, et incapable de procurer la félicité. Les chrétiens n’ont point un Dieu borné, mais un Dieu infini, surhumain, transcendant, c’est-à-dire, ils ont des vœux transcendants, infinis, dépassant par leur portée l’homme et le monde, en un mot, absolument fantastiques. Les chrétiens veulent être infiniment plus heureux que les dieux de l’Olympe. Leur désir est un ciel dans lequel toute limite, toute nécessité de la nature disparaîtront ; dans lequel il n’y aura plus ni besoins, ni souffrances, ni blessures, ni combats, ni passions, ni changements, ni alternatives de jour et de nuit, de lumière et d’ombre, de plaisir et de douleur, comme dans le ciel des Grecs[13]. L’objet de leur foi n’est plus un dieu déterminé qui s’appelle Jupiter ou Neptune, mais le Dieu purement et simplement, le Dieu sans nom, parce que l’objet de leurs vœux n’est pas un bonheur terrestre qu’on puisse décrire, une jouissance déterminée comme celle de la liberté, de l’amour, de la pensée, mais une jouissance qui contient toutes les autres, infinie, indicible, indescriptible. Dieu et félicité sont une seule et même chose. La félicité, en tant qu’objet de la foi, de l’imagination, c’est Dieu ; Dieu, en tant qu’objet de la volonté[14], des désirs, des aspirations du cœur, c’est la félicité. Dieu est un concept qui n’a que dans la félicité sa vérité et sa réalisation. Aussi loin que s’étend ton désir de bonheur, aussi loin et pas plus loin s’étend ton idée de Dieu. Quiconque n’a pas de désirs surnaturels n’a pas non plus de dieux, d’êtres surnaturels.

XLIX

Ce n’est pas ta tête dis-tu, mais ta conscience, qui t’empêche de saisir le drapeau de l’incrédulité, « de nier Dieu », c’est-à-dire de le reconnaître comme l’essence de la nature et de l’homme. Ah ! ta conscience n’est pas autre chose que ta crainte de l’autorité, de l’opinion et de l’habitude. Quels battements de cœur, quelle angoisse durent d’abord ressentir les protestants lorsqu’ils osèrent attaquer le remplaçant de Dieu sur la terre, le pape et ses saints ! Sans remords, rien de nouveau ne peut se faire dans le monde, car l’habitude est la conscience des hommes d’habitude, dont le nombre est légion. C’est ainsi que les Carthaginois se faisaient autrefois un reproche d’avoir adouci le culte sanglant et insensé de leurs pères, en immolant des enfants étrangers à la place de leurs propres enfants. Ils se sentaient la conscience tourmentée pour être devenus un peu plus humains. O conscience, peut-on dire ici, que de crimes tu as sur la conscience !

L

« C’est un besoin général de l’homme d’admettre et d’honorer des êtres supérieurs, surhumains. » C’est vrai ; mais c’est aussi un besoin général de l’homme de mettre tout au-dessous de lui-même, de tout soumettre à ses besoins. Et c’est justement ce que dans la théorie, c’est-à-dire dans l’imagination, il place au-dessus de lui, c’est justement cela qu’il se subordonne dans la pratique, c’est-à-dire dans la réalité. En théorie, les dieux sont les maîtres de l’homme, mais seulement pour en être, en fait, les serviteurs. L’homme entre les mains de Dieu est bien le commencement, mais Dieu entre les mains de l’homme est la fin, le but de la religion. « Les croyants, dit Luther, gouvernent à leur gré la divinité ; » et le Psalmiste : « Dieu fait ce que désirent ceux qui le craignent. » Or ce n’est que dans son but final que la religion manifeste son fondement et son principe. Les dieux ne sont les puissances surhumaines qu’en seconde instance ; mais la puissance surhumaine en première instance, celle devant qui l’homme se met à genoux pour la première fois, c’est la puissance du besoin, de laquelle dépendent la vie et la mort.


LI

Vivre, c’est se servir d’autres êtres comme d’instruments pour son propre bien, c’est se faire valoir en dépit d’eux, c’est être une personne absolue rapportant tout à soi. Vie est égoïsme. Quiconque ne veut pas d’égoïsme veut qu’il n’y ait aucune vie. Mais en quoi diffère l’égoïsme religieux de l’égoïsme naturel ? Ils ne diffèrent que de nom. Dans la religion, l’homme s’aime au nom de Dieu ; en dehors de la religion, il s’aime en son propre nom.

LII

Quelle différence y a-t-il entre le culte d’un peuple civilisé et celui d’un peuple sauvage et idolâtre ? La même qu’entre le festin d’un Athénien et le grossier repas d’un Esquimaux, d’un Samoyède ou d’un Ostiaque. Dès que l’homme s’élève à un certain degré de civilisation, il veut se satisfaire d’une manière complète, universelle ; il veut satisfaire les besoins non-seulement de son ventre et de son estomac, mais encore de sa tête, de tous ses sens en général. Alors l’objet du besoin doit être un objet de plaisir, — c’est-à-dire d’un besoin plus élevé : — le nécessaire doit être en même temps beau et agréable. Mais dès que l’esthétique devient un besoin, une nécessité pour l’homme, ses dieux deviennent naturellement des êtres esthétiques, objets d’un culte en rapport avec leur nature. Le nègre crache à la figure de ses dieux les aliments qu’il a mâchés et remâchés, l’Ostiaque les couvre de sang et de graisse et leur remplit le nez de tabac à priser. Combien hideuses, combien dégoûtantes sont ces offrandes à côté de celles des Grecs ! Mais quels étaient les dieux auxquels les Grecs, non pas en imagination mais en réalité, offraient préparés avec art les meilleurs morceaux de leurs victimes sacrifiées, en l’honneur desquels ils faisaient fumer l’encens avec tant de prodigalité ? Ces dieux étaient les sens cultivés des Grecs. C’est lui-même, lui seulement que sert l’homme en servant la divinité. Ce n’est qu’à son amour de la magnificence, à son penchant pour la prodigalité, pour le luxe, qu’il immole des hécatombes.

LIII

Dès que l’homme n’attribue plus qu’une valeur secondaire à la jouissance et à la beauté physiques, à la richesse et à la puissance, dès que les biens moraux, la sagesse et la vertu sont considérés par lui comme le bien suprême de la vie, dès lors ses dieux deviennent des êtres moraux qui ne veulent plus être adorés ou implorés pour quelque bien extérieur spécial. Le profit et la récompense de l’adoration se trouvent dans l’adoration elle-même, car nous ne pouvons honorer un être que par ce qu’il honore lui-même, que par des sentiments et des actions d’accord avec sa nature, des êtres libres, bienveillants, sans passions, que par des intentions qui leur soient sympathiques. Les dieux accordent tout à celui qui pense comme les dieux ; en effet, il ne leur demande rien qui ne soit déjà en lui-même, rien qui dépende des caprices du hasard et de la fortune.

LIV

Les idéalistes et les romantiques modernes ont fait de la religion une affaire de galanterie, de vaine sentimentalité, un kaléidoscope, « de pensées spéculatives. » Les athées et les déistes anciens, presque sans exception, soutenaient que l’homme n’avait adoré comme des êtres divins le soleil, l’eau, le feu, les arbres et les animaux qu’à cause de leur utilité, et ils avaient complètement raison. Cela seul qui a quelque utilité, quelque influence sur la vie peut devenir l’objet de l’adoration religieuse ou du moins d’un culte proprement dit. L’être utile est pour la religion un être bienfaisant. L’utile renvoie à quelque chose autre que lui ; l’être bienfaisant enchaîne le regard, fixe sur lui l’attention et s’élève ainsi au rang d’objet religieux. Mais les hommes n’ont-ils pas adressé des honneurs à des choses et à des êtres qui n’avaient manifestement en eux rien qui pût leur être utile ou nuisible ? Ne doit-on pas faire entrer en ligne de compte dans le culte des animaux de tout autres propriétés, telles que leur nature énigmatique, leurs formes bizarres, leurs mouvements, leurs couleurs étranges, leurs merveilleux penchants naturels et artistiques ? Sans aucun doute ; mais l’homme attribue superstitieusement, dans son imagination, des propriétés miraculeuses à tout ce qui frappe et éblouit sa vue. Quelles merveilleuses puissances, quels effets extraordinaires n’attribuait-on pas autrefois aux pierres précieuses ?

LV

« Les peuples même les plus grossiers ont foi en une divinité. » Oui, et c’est justement la preuve que l’homme admet d’autant plus facilement des êtres surhumains qu’il est lui-même plus profondément au-dessous de l’homme, qu’il s’élève plutôt jusqu’à Dieu que jusqu’à lui-même, jusqu’à « des esprits » que jusqu’à l’esprit, qu’il arrive plutôt à l’être imaginaire qu’à l’être réel, à la religion qu’à l’humanité.

LVI

Qu’est-ce que l’invisible pour les religions ? C’est la cause des phénomènes sensibles encore insaisissable pour l’homme et hors de la portée de sa vue, en raison de son manque d’expérience et de son peu de connaissance de la nature. Qu’est-ce que le monde surnaturel ? C’est le monde des sens transformé et éternisé par la fantaisie et l’imagination, suivant les caprices et les besoins impérieux du cœur. C’est pourquoi l’homme, du moins ordinairement, n’est divinisé et adoré que lorsque la mort d’être visible a fait de lui un être invisible, c’est-à-dire d’être réel un être imaginaire. Le tombeau de l’homme est le berceau des dieux.

LVII

Si on l’examine au point de vue politique et social, la religion n’a pour fondement que la méchanceté des hommes, que le mauvais état des choses et des rapports de la société humaine. Parce que la vertu n’est pas toujours heureuse et récompensée, parce qu’en général il y a dans la vie mille contradictions, mille maux, mille calamités, il doit y avoir un ciel, il doit y avoir un Dieu. Mais le plus grand malheur de l’homme vient de l’homme lui-même. C’est seulement sur le manque de justice, de sagesse et d’amour dans l’humanité que repose la nécessité de l’existence de Dieu. Dieu est ce que les hommes ne sont pas, — du moins pas tous, — du moins pas toujours, — mais ce qu’ils devraient être. Dieu prend sur lui les fautes des hommes, il est leur remplaçant, il les dispense du devoir d’être les uns par rapport aux autres ce qu’il est à leur place. S’il est en effet un être qui répare les maux que je fais aux autres, ou que je laisse subsister en raison de ma confiance en un dédommagement divin, pourquoi chercherais-je à les empêcher ou à les détruire par mes propres forces ? Dieu est la consolation du malheur, de la pauvreté, mais aussi la sécurité de l’abondance et du superflu ; l’aumône du mendiant, mais aussi l’hypothèque de l’usurier ; le lieu de refuge des persécutés, mais aussi le rempart des persécuteurs, qu’ils le soient justement ou injustement, directement ou indirectement. Bien sûr la religion est consolante pour moi, mais très-peu pour les autres ; car elle m’apprend à supporter avec une patience chrétienne non seulement mes propres maux, mais encore ceux d’autrui, et surtout quand je crois, comme doit le croire un chrétien, que les malheurs de l’homme sont la volonté de Dieu, des épreuves qu’il nous envoie pour notre salut. Où serait mon droit à ne pas vouloir ce que Dieu veut ? Le plus mauvais compliment qu’on puisse faire à la religion lui est donc fait par les politiques lorsqu’ils soutiennent que sans elle aucun État n’a jamais pu et ne pourra jamais subsister. En effet jusqu’ici, dans tout État conforme à l’idée que se font de l’État les politiques ordinaires qui prennent le statu quo pour le non plus ultra de la nature humaine, le droit s’est toujours appuyé sur l’iniquité, la liberté sur l’esclavage, la richesse sur la misère, la civilisation sur la barbarie, l’honneur du citoyen sur l’infamie de l’homme, l’insolence des rois sur l’abaissement religieux des peuples.

LVIII

« Vous reconnaissez la méchanceté de l’homme, et pourtant vous voulez trouver en lui de quoi vous satisfaire ? Vous ne voulez pas avoir recours à un Dieu ? » Non ! car les vices de l’un sont compensés et réparés par les vertus de l’autre. Celui-ci dans son avidité me ravit ce que je possède, celui-là par bienveillance et libéralité m’offre ce qui lui appartient ; tel par méchanceté cherche à m’ôter la vie, tel autre par amour me défend et me sauve au péril de la sienne. Ceux qui ont écrit cette sentence : Homo homini lupus est, l’homme est pour son semblable un être malveillant et funeste, les mêmes ont écrit celle-ci : Homo homini deus est, l’homme est pour l’homme un être bienfaisant, un être divin. Or, de ces deux sentences laquelle exprime l’exception, laquelle exprime la règle ? Évidemment c’est la dernière : car comment une société quelconque serait-elle possible entre les hommes si la première était la plus générale ? Mais en toute occasion nous devons juger d’après la règle, si nous ne voulons pas que notre jugement soit faux, anormal, contraire à la réalité.

LIX

Quel rapport y a-t-il entre la religion et le sacerdoce ? Le même et aussi nécessaire qu’entre la pensée et la parole, l’intention et l’action, l’être et le phénomène. L’objet de la religion est un être tout à fait dans le sens et dans l’intérêt de l’homme, un être qui doit entendre ses prières, et cependant ne les entend pas, qui existe dans la foi et n’existe pas dans la réalité. Comment faire disparaître cette insupportable contradiction ? Par un médiateur entre Dieu et l’homme, par le prêtre. Le prêtre remplit une lacune entre l’existence de Dieu dans l’imagination, dans la foi et sa non-existence dans le monde réel. Il est le remplaçant de la divinité ; bien que réellement homme, il ne représente pas l’homme mais Dieu ; il met sous nos yeux d’une manière palpable l’essence de la religion. De même que le contenu de la religion, bien que naturel et humain, paraît être surnaturel et divin, ou du moins est représenté comme tel, de même le prêtre semble être tout autre chose que ce qu’il est en vérité. Apparence, masque, telle est sa nature. Il est donc forcé, non seulement par la prudence et la ruse, mais encore par la foi et la religion, de se distinguer des autres hommes, même par son extérieur, par ses vêtements, ses manières, son genre de vie, pour s’entourer d’une apparence sainte, pour avoir l’aspect d’un état particulier, extraordinaire. C’est en ne paraissant pas être ce qu’il est réellement, c’est par la négation ou du moins par le déguisement de sa vraie nature humaine que l’être qui n’est pas en lui paraît être cependant. La religion est une illusion pieuse, inconsciente, involontaire ; le sacerdoce est une illusion politique, consciente, raffinée, sinon dans le commencement, du moins dans le cours du développement religieux. La religion croit à des esprits, le prêtre ou le jongleur les conjure ; elle croit aux miracles, le prêtre ou le jongleur fait des miracles. Ce que l’homme croit une fois il veut, le voir ; ce qui est une fois pour lui un être dans l’imagination doit se montrer à ses yeux comme un être réel.

LX

Qu’a de commun la religion avec la politique ? est-elle favorable à la liberté ou au despotisme ? La religion est un mot et une chose à plusieurs significations, sans rien de déterminé, fourmillant de contradictions ; car Dieu est le résumé chaotique de toutes les réalités, de toutes les propriétés essentielles de l’humanité et de la nature. Dieu est l’amour, le père, l’unité du genre humain. Comment le despotisme pourrait-il fleurir sous la protection d’un cœur de père embrassant tous les hommes d’un égal amour ? c’est impossible. Mais Dieu n’est pas seulement père, il est aussi maître, non seulement amour, mais encore puissance. Toute puissance par conséquent, même politique, est une expression et un écoulement de la divinité, de la puissance suprême. Comment le maître céleste n’autoriserait-il pas les maîtres de la terre à des intentions dominatrices, à des mesures d’autorité ? Lors même qu’en pensant à Dieu nous penserions seulement au père et non au souverain, il possède néanmoins la puissance paternelle, patria potestas, à laquelle nous devons nous soumettre en enfants dociles. Pourquoi, sous le saint prétexte et la sainte protection de la puissance paternelle dans le ciel qui ne se fait pas sentir directement, pourquoi un père spirituel ne s’emparerait-il pas de mon intelligence et de ma volonté dans le but d’accomplir ses desseins ? Puis-je être en même temps un enfant religieux et un homme politique ? Et d’ailleurs tous les hommes sont-ils égaux ? N’y en a-t-il pas de privilégiés par rapport aux autres ? De ces privilèges naturels et politiques ne dois-je pas conclure qu’ils ont la faveur particulière, la prédilection du père céleste ? Et pourquoi ce père céleste n’aurait-il pas confié à ses favoris sa puissance paternelle sur moi ? Ne dois-je pas me soumettre en aveugle à ses projets et à ses vues ? Le père n’a-t-il pas des yeux pour son enfant ? Si j’ai une volonté, une intelligence et un œil qui veillent sur moi dans le ciel, c’est sans doute pour que je ne me serve ni de ma volonté, ni de mon intelligence, ni de mon œil ici-bas. Cette douce idée d’un père céleste ne devient-elle pas ainsi un moyen habile de désarmer l’homme et de le faire servir d’instrument au despotisme civil ou clérical ? Le Saint-Père à Rome n’est-il pas une conséquence du père dans le ciel ?

LXI

Chez les Israélites, le prêtre seul avait le droit de voir le Saint des saints. Cinquante mille soixante-dix Bethsénites périrent pour avoir par malheur vu et touché l’arche d’alliance[15]. Chez les Grecs la plus terrible malédiction et la peine de mort frappaient l’initié aux mystères qui en dévoilait quelque chose aux profanes. Chez les Germains le prêtre précipitait dans la mer les servants qui l’avaient aidé à laver ou purifier l’image sacrée de Dieu, afin qu’ils ne pussent rien dire de ce qu’ils avaient vu. C’est ainsi que la religion, — la religion, dis-je, et non le sacerdoce qui lui emprunte toute sa puissance, bien qu’il puisse s’en servir pour son propre intérêt, — c’est ainsi que la religion fait des choses visibles des choses invisibles en ne les laissant pas voir, de ce qu’il y a de plus commun un mystère en le tenant secret, du lieu profane un sanctuaire en le déclarant sacré, de ce qu’il y a de plus intelligible ou même de plus absurde, un dogme incompréhensible en le dérobant à la lumière de la raison investigatrice, en l’imposant à la conscience comme un article de foi indubitable et inattaquable. La religion agit comme la politique. La religion dit : Que cet objet te soit sacré, bien qu’il n’y ait en lui rien de saint ; l’État dit : Que cela t’appartienne et ceci à moi, bien que les deux soient pareils et communs ; la première dit : Ceci est pur, cela impur, ceci religieux, cela profane, bien qu’on ne voie aucune différence ; le second dit : Ceci est permis, cela défendu, ceci juste, cela injuste, bien que la justice ou l’injustice n’aient rien à faire là-dedans. La religion sacrifie la raison naturelle à ses articles de foi absurdes, l’État, le droit naturel, le jus gentium au droit positif arbitraire ; la religion fait dépendre le salut éternel de pompeuses cérémonies, l’État le salut temporel de formalités juridiques ; la religion met les devoirs envers Dieu, et l’État les devoirs envers le prince, au-dessus des devoirs envers l’homme ; la religion justifie ses cruautés par les motifs insondables de la divine sagesse et l’État ses brutalités par des motifs impossibles de très-haute importance politique ; la religion punit celui qui d’un bois sacré, et l’État celui qui d’une forêt de l’État a emporté un rameau vert. La religion immole la vie de l’homme à ses crocodiles, à ses serpents et à ses taureaux divins ; l’État fait du bien de ses sujets la proie de ses lièvres, de ses daims et de ses sangliers. Sous le pieux Guillaume, duc de Bavière, les paysans devaient faire dans les buissons qui entouraient leurs champs des issues aux quatre points cardinaux pour que le gibier pût facilement trouver sa nourriture. « Contre les hommes, dit un jurisconsulte, à propos d’une loi de chasse qui n’a été abolie en Bavière qu’en 1806, il y a un droit de légitime défense ; mais contre les lièvres, les cerfs et les sangliers, il n’y en a point. Pour tout autre que le maître qui a seul droit de les chasser, ces animaux sont inviolables, — sacrosancti, — la moindre égratignure à leur peau est punie d’un châtiment terrible. »

LXII

Les criminalistes chrétiens ont mis Dieu en tête du Code pénal ; ils ont fait de l’offense à la Divinité le premier et le plus grand des crimes. Mais comme Dieu n’est pas un être sensible, un individu palpable, et qu’au contraire il n’existe que dans la foi, dans l’imagination ; comme il est impossible d’attenter à sa liberté, à sa propriété et à sa vie, il ne peut se commettre contre lui d’autre crime que l’injure, le blasphème. Les criminalistes modernes tout à fait humanisés ont soutenu de leur côté que Dieu ne pouvait pas même être offensé dans son honneur, qu’aucune injure n’était possible à son égard, et ils ont métamorphosé le blasphème contre Dieu en une injure contre ceux qui l’honorent. C’est ainsi que nous voyons confirmée par le droit criminel cette proposition : tout ce qui d’abord est placé en Dieu se déplace avec le temps pour se replacer dans l’homme. Mais même à l’époque où pour la conscience humaine le blasphème paraissait être une injure réelle faite à la Divinité, même alors il n’était regardé et puni comme un crime que parce que, sans le savoir, on en faisait une offense contre les adorateurs de Dieu ; car l’objet que nous honorons est pour nous une affaire d’honneur. Celui qui honore un objet honteux se couvre lui-même d’ignominie. Nous mettons l’être honoré au-dessus de nous-mêmes, parce que nous voyons en lui l’expression de notre nature, notre idéal et notre modèle. À mesure que grandit sa dignité nous sentons croître la nôtre. Celui qui honore Dieu comme un être élevé bien au-dessus du soleil, de la lune et des étoiles, celui-là s’élève lui-même à cette hauteur. Aussi les chrétiens reprochaient-ils aux païens d’abaisser et d’avilir l’homme en consacrant un culte à la nature, qui lui est inférieure et n’existe que pour son usage et son plaisir. « Moi, dit Clément d’Alexandrie, j’ai appris à fouler la terre aux pieds et non à l’adorer. » Ce que l’on accorde à Dieu, on se l’accorde à soi-même indirectement ; croire à un Dieu tout-puissant, c’est croire à une prière également toute-puissante ; avoir un Dieu éternel, c’est avoir une éternelle vie. Attaquer l’honneur de Dieu, lui attribuer ce qui ne lui convient pas ou lui refuser ce qui lui convient, c’est nous attaquer dans notre dignité propre, dans notre point d’honneur le plus haut. Le voleur ne me ravit qu’un bien étranger, le calomniateur que mon honneur de citoyen, le meurtrier que mon corps ; mais le blasphémateur m’enlève mon Dieu, mon ciel et mon âme ; — le blasphème est le plus horrible crime. Ainsi, de même que l’Église ne fait que réaliser l’être divin en tant qu’être secourable et bon, que réaliser le ciel et nous en ouvrir les portes, puisqu’elle a le pouvoir de faire grâce, de nous remettre nos péchés, de disposer des sources de la félicité, de même le droit criminel chrétien n’est que la réalisation de Dieu en tant qu’être irrité, implacable dans le ressentiment et la vengeance, que la réalisation de l’enfer. Si dans l’Église, du moins telle qu’elle devrait être d’après son idée première, c’est-à-dire une union de tous dans un même amour, l’homme se montre à l’homme un bienfaiteur, un Dieu, dans le droit pénal, au contraire, il se montre son ennemi, un vrai démon. Sous prétexte de ne pas laisser offenser en lui la dignité du Dieu dont il est l’image, il dispose arbitrairement de la vie et de la mort, il revendique le droit et le pouvoir de s’emparer du blasphémateur, réel ou prétendu, de le déchirer avec des tenailles brûlantes, de lui enlever des lanières de chair, le rouer, le rompre vif, de couper sa langue maudite en la tirant de la bouche autant que possible, et de réduire son corps encore vivant en cendre et en poussière. C’est ainsi que l’état chrétien nous démontre que le feu de l’enfer n’est pas une fantasmagorie, et que les peines éternelles ne sont pas une illusion : car tous ceux qui ont eu à subir les tortures infligées par le code inquisitorial ont dû trouver certainement qu’elles duraient une éternité.

LXIII

Dans le ciel de la théologie chrétienne, nous recouvrerons notre corps, mais il sera parfait. Il aura comme le corps terrestre tous ses organes, sans en excepter un seul, mais aucun d’eux n’accomplira ses fonctions physiologiques : ce sera un corps divin, sans besoins d’aucune espèce. Ce que fait ici la théologie, elle le fait en tout et pour tout. De même qu’elle préfère un corps fantastique à un corps réel, la perfection surnaturelle d’un corps imaginaire à la perfection réelle du corps terrestre, de même, en général, elle sacrifie la terre au ciel, l’humanité à la divinité c’est-à-dire la vérité à l’imagination, la réalité à l’apparence. De même que le corps céleste est un corps sans rien de ce qui constitue un corps, de même l’être divin est un être personnel sans personnalité, réel sans réalité, vivant sans vitalité. De même que le corps céleste a tous les organes, mais sans but, sans fondement et sans besoin de même l’être divin a toutes les qualités de l’homme, esprit, intelligence, volonté et amour, mais sans en avoir besoin aucunement, car l’esprit suppose la chair, la volonté l’absence de volonté, l’amour le manque, le désir de quelque chose. De même que le corps céleste est un pur article de luxe, de même l’être divin théologique est l’être le plus superflu du monde, un être qui ne peut satisfaire, par conséquent, que des besoins imaginaires, superflus. Des besoins réels ne peuvent être satisfaits que par un être plein de besoins lui-même. Si la femme n’avait pas besoin de l’homme, elle ne pourrait pas non plus le satisfaire. Si elle y réussit, c’est que dans cette satisfaction de l’homme elle trouve elle-même sa propre joie. Qui n’a pas de sentiment pour soi n’en a pas non plus pour autrui. L’amour rend heureux les êtres qu’il possède, parce que chacun d’eux a la conscience qu’en agissant dans l’intérêt de l’autre il agit aussi dans le sien, qu’en lui faisant du bien il se rend à lui-même le plus grand bienfait. Perfection n’est pas absence de besoins ; perfection est satisfaction des besoins. La perfection du monde n’a pas son fondement dans l’existence imaginaire d’un être en dehors et au-dessus de lui ; elle se fonde sur ceci, que tous les êtres réels qui habitent l’univers ont besoin les uns des autres et se complètent.

LXIV

Les Grecs, dit Apulée, honorent leurs dieux par des danses et des chants, les Égyptiens par des lamentations. Ces quelques mots en disent plus sur la religion des deux peuples que de gros ouvrages bien savants, sur leurs mythologies. Le culte seul révèle l’essence d’une religion ou d’un dieu. Cela seul qui a la force de déborder à l’extérieur et de se manifester aux sens peut prétendre à la valeur d’un être réel et vrai ; ce qui ne se montre pas n’est qu’une vaine abstraction. Confiez-vous aux indications des sens, même dans un domaine d’où on a coutume de les bannir. Les sens sont d’infaillibles flambeaux, et ils projettent leur lumière dans les profondeurs les plus impénétrables de la religion et de la divinité. Ainsi, dans l’Église et le culte catholique, tous les sens de l’homme peuvent être satisfaits : l’œil par des images, l’oreille par des chants, l’odorat par des parfums, le sentiment par des cérémonies de significations diverses. Cette richesse sensuelle n’est-elle qu’apparence, forme, accident ? Bien s’en faut ; elle est l’expression manifeste de la divinité catholique et de l’Église, dont le pape est la tête. Le pape est le remplaçant du Christ sur la terre, c’est-à-dire le dieu terrestre, réel et présent ; il n’est pas un être abstrait, mais un être qu’on peut voir, toucher et entendre. Dans l’Église protestante, au contraire, on n’a besoin que d’un seul sens, le sens de l’ouïe, pour les actes essentiels du culte. Pourquoi cette pauvreté et cette limitation ? C’est que le dieu réel du protestantisme n’est que la sainte Écriture, la parole de Dieu. Ce que dit la Bible, ce que le prêtre dit au nom et dans l’esprit de la Bible, c’est Dieu qui le dit. Or, c’est par l’oreille seulement que la parole nous est communiquée. L’essence de la parole révèle l’essence du protestantisme. L’être révélé par la parole n’est plus l’être en chair et en os, c’est l’être in abstracto, l’être spirituel. Quiconque n’existe que dans ses paroles ou dans ses actes, quand ces actes ne sont connus que par tradition, et non tous les jours renouvelés comme ceux des saints catholiques, celui-là n’existe plus pour nous, et quoique autrefois être réel, il n’est plus qu’un esprit, objet de la foi, de la pensée et de l’imagination. L’action transmise par tradition est morte, n’a plus qu’une importance historique ; vivante, éternelle, immuable, est la parole écrite, la doctrine. La parole surpasse le miracle, la doctrine l’action. Mais il n’y a pas loin de la parole à l’intelligence de la parole, c’est-à-dire du protestantisme au rationalisme, au Dieu pur, spirituel, complètement abstrait. Or, un dieu qui ne manifeste plus son existence, pas même par le tonnerre du verbe, qui n’est perceptible pour aucun sens, pas même pour le plus spirituel de tous, l’ouïe, un tel dieu n’existe plus du tout. D’un être qui n’est plus qu’un être de raison, il n’y a pas loin jusqu’à la raison elle-même, c’est-à-dire jusqu’à la conclusion de toutes les théologies, y compris la théologie dite rationnelle.

  1. Socrate rejetait la physique comme une étude trop au-dessus de l’homme et de plus inutile, parce que, disait-il, quand bien même on saurait comment se forment les pluies, on ne pourrait point cependant faire pleuvoir. Aussi ne s’occupait-il que de l’homme, que de la morale. Cela veut dire : tout ce que l’homme peut est humain, ce qu’il ne peut pas est surhumain, divin. Un roi des Cafres disait aussi : « Nous croyons en une puissance invisible, qui nous fait tantôt du bien, tantôt du mal et produit le vent, le tonnerre, la grêle, enfin tout ce que nous ne pouvons pas imiter. » — « Peux-tu faire croître le gazon ? demandait un Indien à un missionnaire ; je ne le crois pas : personne ne le peut excepté le grand Manitou. » C’est ainsi que l’origine de l’idée de Dieu conçu comme être différent de l’homme n’est pas autre chose que la nature.
  2. On pourrait ajouter à tous ces exemples les nombreuses règles de convenance que dans toutes les anciennes religions l’homme était obligé d’observer à l’égard de la nature, pour ne pas l’offenser ou la profaner.
  3. Dans l’ancienne langue allemande le mot (wünschen, désirer) signifie (zaubern enchanter.)
  4. Dans des temps barbares et chez des peuples barbares la religion est par conséquent un moyen de civilisation pour l’humanité ; mais dans les temps civilisés c’est tout le contraire.
  5. Un Père de l’Église nomme en propres termes l’homme le lien de toutes choses, συνδέσμων ἄπαντων, parce que Dieu a voulu concentrer en lui l’univers, parce que tout se rapporte à lui et n’a pour but que de lui être utile. Certainement l’homme est la conclusion de la nature ; mais ce n’est pas dans le sens anti- et supranaturaliste de la théologie.
  6. Cette association, ce mélange de l’être moral et de l’être physique, de l’être de l’homme et de l’être de la nature produit un troisième être qui n’est ni homme ni nature, mais qui tient de l’un et de l’autre et par ce caractère amphibie, énigmatique est devenu l’idole de la spéculation et du mysticisme.
  7. C’est ainsi qu’en général dans toutes les conclusions tirées des phénomènes naturels et tendant à prouver un Dieu, les prémisses sont empruntées à la nature humaine ; dès lors rien d’étonnant que le résultat soit un être humain ou semblable à l’homme. Le monde est-il une machine, naturellement il doit avoir un constructeur, un architecte. Les êtres naturels sont-ils aussi indépendants les uns des autres que les individus humains, qui ne se laissent employer et réunir dans un but quelconque, comme par exemple le service militaire, que par une puissance supérieure, nécessairement il doit y avoir un régent, un général en chef de la nature, « un capitaine des nuages » pour que tout ne tombe pas dans l’anarchie. L’homme fait d’abord de la nature, sans en avoir conscience, une œuvre humaine, c’est-à-dire il fait de son être même l’être fondamental ; mais comme ensuite il remarque une différence entre les œuvres de la nature et celles de l’art humain, cet être qui est le sien lui apparaît autre, mais analogue, semblable. Toutes les preuves de l’existence de Dieu n’ont par conséquent qu’une signification logique ou plutôt anthropologique.
  8. La nature a aussi peu de soins des genres et des espèces que des individus. L’espèce se maintient par cette raison toute simple qu’elle n’est que l’ensemble des individus se conservant et se propageant par la génération. Les influences destructives auxquelles sont exposés tels ou tels membres particuliers n’existent pas pour les autres. La pluralité est une cause de conservation. Malgré cela les mêmes causes qui font périr les individus font aussi quelquefois périr les espèces. La dronte, le cerf géant ont disparu. Aujourd’hui encore, soit à la suite de destructions faites par l’homme, soit devant la marche de la civilisation, beaucoup d’autres espèces disparaissent des lieux où elles abondaient autrefois, comme par exemple les chiens de mer des îles du sud de l’Écosse, et avec le temps finiront par disparaître tout à fait.
  9. Voyez dans Xénophon ce que Socrate dit des oracles.
  10. Le sens des idées d’Épicure est ici tout à fait indifférent.
  11. Cette mise de côté de toute limitation pour l’être divin entraîne bien aussi un changement, mais elle ne détruit pas l’identité.
  12. Cette détermination du polythéisme en général, comme simple religion naturelle, n’a de valeur que relativement, pour servir d’antithèse.
  13. « Là où est Dieu, dit Luther, là doivent se trouver tous les biens, tout ce qu’on peut désirer. » Le Coran dit de même des habitants du paradis : « Tous leurs désirs seront comblés. » — Seulement ces désirs sont d’une autre espèce.
  14. La volonté, telle que l’entend le moraliste, n’appartient point à l’essence spéciale de la religion ; car je n’ai pas besoin de l’assistance des dieux dans toutes les circonstances où la volonté me suffit pour l’accomplissement de mes desseins. On peut être moral sans croire à Dieu, mais heureux, heureux dans le sens chrétien on ne peut l’être sans Dieu, parce que la félicité céleste dépasse la puissance de la nature et de l’humanité et suppose pour sa réalisation un être surnaturel qui peut ce qui est impossible à l’homme et à la nature. Kant, en faisant de la morale l’essence de la religion, était avec le Christianisme dans le même rapport qu’Aristote avec la religion grecque lorsqu’il faisait de la pensée l’essence même des dieux. Un Dieu qui n’est qu’intelligence pure n’est pas plus un Dieu qu’un être purement moral ou la loi morale personnifiée n’en est un.
  15. Les exégèses ont du reste mis en doute ce nombre énorme. — Josèphe et d’autres avec lui parlent de 70 sur 50,000 ; — d’autres plus modernes ont accepté le nombre, laissant incertain s’il devait son énormité à une erreur ou à l’exagération orientale.