FEU BRESSIER.

SECONDE PARTIE.[1]

XVI.
FRÉDÉRIC MORNAUD À LOUIS DE WEIRSTEIN.

« Comment, Louis, n’as-tu pas plus de constance dans tes résolutions ? J’apprends par hasard que ton mauvais génie est encore avec toi. Ne le connais-tu donc pas, ou as-tu découvert en lui quelque précieuse qualité qui nous ait échappé à tous jusqu’à présent ? Quel charme peut donc avoir pour toi la société d’un garçon qui n’a ni cœur ni esprit, si ce n’est quand il répète tes mots, qui ne peut t’amuser, qui ne mérite pas ton intérêt, et qui ne t’aime pas ? Dix fois déjà tu l’as secoué comme un cheval secoue un taon qui le gêne. Pendant tout le temps qu’il ne vit pas à tes dépens, il va vivre avec d’autres et se plaint de toi, parle de ton peu de reconnaissance pour les services qu’il t’a rendus, met en circulation sur toi et sur tes bizarreries mille contes saugrenus. C’est sa manière de payer son écot à la table des gens qui ne t’aiment pas. Si par hasard il se trouve avec d’autres auprès desquels il a lieu de croire que ton amitié est une recommandation, alors seulement il parle de toi avec éloges, mais c’est pour dire nous au lieu de il, en racontant ce que l’on sait de toi de bon et d’honorable. Avec ceux-là, il n’est pas ton ami, il est ton frère ; tout est commun entre vous. L’un n’a rien qui n’appartienne à l’autre. Il n’explique pas que tu es toujours l’un.

« Puis, quand il a épuisé les complaisances des autres, quand il voit qu’il ne peut plus vivre à leurs dépens, il revient près de toi. Il est toujours sûr de te retrouver, quelque sérieux que soient les griefs qui t’aient fâché contre lui lors de votre dernière rupture ; il n’en est pas moins le bien-venu.

« Il est triste et blessant pour tes autres amis qui sont dignes de ce titre de voir sans cesse un pareil homme l’emporter sur eux dans ton affection.

« Il n’y a rien de nouveau ici. Les devoirs de ma place ne me permettront pas de m’éloigner de tout l’été. Toi qui es libre, tu sais avec quel plaisir tu seras accueilli, si un bon vent te pousse par ici.

« À toi,
« Frédéric. »
XVII.
LOUIS DE WIERSTEIN À FRÉDÉRIC MORNAUD.

« Hélas ! oui, mon cher Frédéric, notre homme est avec moi. Il est venu déjeuner avec moi un matin, et voilà deux mois que dure ce déjeuner.

« Ne crois rien m’apprendre sur son caractère ; je connais Louis Dubois depuis long-temps. Je ne l’aime pas. Au bout de quelques jours passés avec moi, il me devient insupportable. Ses mauvais procédés me donnent facilement un prétexte pour me brouiller avec lui. Le jour de son départ, je suis le plus heureux des hommes. Eh bien ! lorsque, six ou huit mois après, je le vois arriver un matin, j’en suis enchanté, je romps tout projet d’affaires ou de plaisirs pour passer la journée avec lui.

« J’ai cherché souvent le secret de cette influence qu’il exerce sur moi, et qui est plus inexplicable mille fois que l’amour du chevalier Des Grieux pour Manon Lescaut. Voici tout ce que j’ai trouvé : le hasard a fait que tous mes amis d’enfance sont plus âgés que moi. Vous m’avez tous abandonné en me précédant dans la vie. Toi, tu t’es marié et tu es devenu procureur du roi ; d’autres, avec des places ou des mariages, se sont trouvés éloignés de moi, ou par la distance des lieux ou par la différence des intérêts et des occupations.

« Je n’ai pas fait d’autres amis dans le cours de mon existence. Les amitiés sont comme les religions, comme les royautés : il n’y a de vraie royauté, de vraie religion, de véritables amitiés, que celles dont l’origine est oubliée. L’amitié doit avoir été tissue avec la vie, comme les fils d’une étoffe de deux couleurs.

« Plus tard, on rencontre des connaissances, des sympathies, des entraînemens ; mais deux fleuves qui ne se réunissent qu’après un long cours séparé ont mêlé à leurs eaux chacun des limons différens, et ne se confondent pas bien ensemble.

« Dubois seul, quoiqu’un peu plus âgé que moi comme vous autres, n’a pris dans la vie aucune position, ne s’est pas classé ; je le retrouve toujours le même. Son aspect me rappelle toute ma vie passée.

« Tiens, j’ai fait l’autre jour, sans y songer, une comparaison qui te fera mieux comprendre ma pensée. J’ai passé par hasard devant la pension où nous avons été ensemble ; je n’ai pu me défendre d’y entrer. Je ne sais si tu te rappelles un escalier de pierre de deux ou trois marches, qui était si mal placé dans la cour, qui causait de si fréquens accidens, sur lequel je me suis si bien fendu la tête un certain jeudi ; eh bien ! on l’a ôté. Certes, la cour est bien mieux ainsi, n’est-ce pas ? Pourtant l’absence de l’escalier de pierre m’a ôté tout le plaisir que j’attendais de cette visite.

« Pour bien comprendre tout le prix que j’attache aux souvenirs, il faut se rappeler que j’ai laissé en arrière tous les intérêts de ma vie ; il faut savoir, comme vous le savez, vous autres, ce qu’un premier amour trompé a mis pour moi d’amertume dans le présent et de défiance dans l’avenir, comment une horrible déception, comme un vent brûlant, a desséché avec les premières fleurs de ma vie, avec les nobles et belles illusions de la jeunesse, les fruits qui devaient succéder aux fleurs.

« Mais où vais-je me laisser emporter, et de quoi vais-je me plaindre ? J’ai regardé la vie, et je vois que je n’ai rien perdu : on ne m’a volé qu’un trésor imaginaire. Ce que je voulais n’existe pas.

« Voilà ce que je retrouve quand je cherche pourquoi je revois Dubois avec plaisir.

« Du reste, en ce moment il m’est utile : j’ai besoin de lui pour mettre à fin une entreprise qui m’intéresse plus que rien ne m’a intéressé depuis long-temps. Je te raconterai cela une autre fois.

« Louis. »
XVIII.
MÉLANIE À CAROLINE.

« Continue à m’envoyer des descriptions, ma chère Caroline. Si tes lettres d’hiver étaient remplies de récits intéressans, de bals et de soirées, d’où le deuil me proscrivait, tu peux aujourd’hui me parler des belles fêtes de la nature et des plaisirs de l’été. Ici, à la ville, nous n’avons que quelques arbres qui vont perdre leurs panaches déjà flétris, et nous ne sommes qu’au mois de juillet ; les marronniers ont leurs feuilles entourées d’un cercle jaune : on dirait de grandes émeraudes enchâssées dans l’or.

« On a souvent bien médit des vieilles tantes, on a plaint les jeunes filles obligées de vivre avec des personnes âgées qui n’ont plus leurs goûts, et qui ne se les rappellent que pour les blâmer et les poursuivre d’une haine, la plus implacable des haines, celle qu’on éprouve pour ce qu’on a aimé.

« Eh bien ! j’aimerais mieux avoir deux vieilles tantes qu’une seule jeune comme la mienne.

« Tu connais ma tante : elle a dix ans de plus que moi, mais je n’en ai que dix-huit, c’est une des plus jeunes comme une des plus jolies veuves qu’on puisse voir. Mariée une première fois par ses parens, elle veut cette fois, dit-elle, se marier elle-même ; mais le mari qu’elle veut trouver est quelque chose de plus difficile à rencontrer que les merles blancs et les cygnes noirs, deux oiseaux que la patience des naturalistes a joué à la sagesse des proverbes le mauvais tour de découvrir. On dit qu’un peintre ou un sculpteur ancien fit une Vénus composée des perfections d’une trentaine de femmes choisies entre les plus belles. Ma tante Arolise a fait mieux : elle a fait une liste de tous les défauts qu’elle a pu trouver dans les hommes qu’elle a connus, et elle a formé une seconde liste de qualités opposées à ces défauts ; c’est de ces qualités que doit être muni son second mari. Ce second mari, à te dire vrai, me semble une invention dans le genre des tapisseries de Pénélope. Ma tante est coquette ; elle aime sa position ; dire qu’on veut se remarier, c’est couvrir d’un vernis d’honnêteté la manière dont la coquetterie tend ses gluaux dans le monde. Elle ne veut pas trouver de mari, mais elle veut autoriser la mansuétude avec laquelle elle se fait faire la cour.

« Elle me disait dernièrement : — Une femme qui avoue qu’elle aime, c’est un roi qui abdique. — Je ne sais pas si ce regret est bien féminin, du moins je ne le trouverais pas dans mon cœur.

« À toi seule, ma bonne Caroline, je puis dire tout ce que je souffre auprès de cette femme, qui n’est pas méchante, mais qui est d’une coquetterie féroce ; elle n’aime personne assez pour ne pas lui arracher les yeux, si cela était la mode d’en porter en bracelet. Elle se croit le but et l’objet unique de la création ; tout ce qui existe n’a, dans ses idées, d’autre rôle à jouer que de lui bien aller, de contribuer à faire valoir ses attraits ou par l’harmonie ou par le contraste.

« J’ai accepté cette position, parce que c’était le seul moyen d’assurer l’existence de ma pauvre mère, — veuve d’un autre genre, qui a toujours porté son crêpe dans le cœur, — en lui laissant ma petite part de notre petite fortune. Mme de Liriau m’a prise auprès d’elle, parce que c’est plus convenable et plus décent que d’aller seule dans le monde ; parce que, pour abréger un peu les ennuis de convenance du deuil, elle se permet quelques infractions à la couleur de règle, en disant : — Il faut bien que je distraie un peu cette pauvre petite ; je ne puis l’ensevelir dans mon deuil. — Et tout le monde l’approuve et la loue de sa bonté ; personne n’ignore, du reste, que je suis une parente pauvre dont elle prend soin, qu’elle veut marier (autre prétexte pour voir le monde) ; je lui sieds bien.

« Ma position dans le monde qu’elle voit est on ne saurait plus triste. Quoique parente, je joue un peu le rôle de suivante de comédie ; je me couche et je me lève à ses heures, je vais où elle s’amuse, je vois les gens qui lui plaisent et auxquels je ne plais pas trop. Outre que ma tante est plus jolie que moi, elle est riche ; les gens qui l’entourent ne sont pas de ceux qui peuvent penser sérieusement à moi. Beaucoup s’occupent de moi, mais je sais qu’ils ne m’épouseraient pas ; leurs galanteries sont offensantes, et je ne puis m’en offenser.

« D’ailleurs, je vis au milieu d’un luxe que je ne pourrai garder quand je serai mariée, si je me marie jamais ; ma tante m’oblige à une toilette telle que, du jour où j’aurai fait le mariage auquel je puis raisonnablement prétendre, il n’y a pas une de mes paires de bas qui ne soit ridicule, à moins de quelque hasard extraordinaire, comme il en arrive au théâtre plus que dans la vie.

« Il y a une chose remarquable cependant dans la vie des femmes. Un homme ne s’écarte guère, sauf quelques rares exceptions, de la place où le hasard l’a fait naître ; on peut compter d’avance les échelons qu’il pourra monter ou descendre. Mais une femme qui a perdu la partie au jeu de hasard de la naissance a encore un grand coup à jouer : c’est celui du mariage. Il n’y a pas de ravaudeuse qui ne puisse demain se réveiller duchesse. Il suffit de passer un jour dans telle rue, d’être rencontrée par tel homme ; on peut du dernier échelon se trouver sur le premier, sans passer, comme les hommes, par les échelons intermédiaires.

« Du reste, je ne compte guère sur un pareil moment, et je te dirai même que ce n’est pas un bonheur qui m’éblouirait. Je n’épouserai jamais qu’un homme que j’aimerai. Cela diminue beaucoup pour moi le nombre des chances dont je te parlais tout à l’heure.

« Pour en revenir à ma tante, sa coquetterie m’inflige une foule de petits supplices ingénieux dont je ne puis lui savoir bien mauvais gré, tant son égoïsme la préserve de toute méchanceté. Elle ne croit pas qu’il y ait d’autres gens qu’elle, conséquemment elle n’a jamais l’idée de faire du mal à qui que ce soit. Aussi n’en tirerai-je de ma vie d’autre vengeance que de te les raconter en te priant de n’en jamais dire un mot à personne.

« Voilà six mois passés que son mari est mort. Le deuil des veuves est fort rigoureux ; celui d’un oncle l’est, au contraire, fort peu. Au bout de quelques jours, j’aurais pu mettre du blanc et des bijoux. Or, ma tante est plus que lasse du noir, qui, du reste, ne lui sied guère, ni à moi non plus. Tu ne pourrais te figurer ce que les couleurs prennent de charmes aux yeux d’une femme condamnée à n’en pas porter. Elle s’affublerait avec empressement des couleurs les plus dures, les plus féroces, les plus discordantes. J’ai vu ma tante jeter un regard d’envie sur un bonnet à rubans capucine et rose.

« Le noir d’ailleurs, excepté à quelques blondes privilégiées, ne sied un peu qu’autant qu’on met du blanc autour du visage. Ma tante n’en est pas encore là, et cela la désespère. Quelquefois, à la voir profondément triste, on pourrait croire qu’elle adorait son mari, tandis que son chagrin ne vient que de la nécessité de porter du noir.

« Jamais un romancier n’imaginerait toutes les ruses qu’elle a trouvées pour m’obliger à ne pas profiter de la lointaine parenté qui m’unissait au défunt et qui rendait mon deuil si court. D’abord des flatteries : le deuil m’allait à ravir ; puis de la sensibilité : elle ne pouvait plus voir que du noir ; puis de l’économie : puisque les robes sont faites, il faut les user ; puis des finesses de tout genre, des modes nouvelles qui exigent que je fasse défaire et refaire tout ce que j’ai, etc. Enfin, comme on commençait à plaisanter sur l’opiniâtreté de mon deuil, il a semblé arriver un incident opportun. Ma tante m’a annoncé un jour qu’une lettre arrivée le matin lui apportait une fâcheuse nouvelle : un frère d’elle et de ma mère venait de mourir. C’était un nouveau deuil nécessaire. Je m’étonnai un peu de cette épidémie qui tombait si à propos sur les oncles ; puis je me résignai. Mais un hasard m’a appris que l’oncle que je pleurais officiellement, dont je portais pieusement le deuil, ce frère de ma mère et de ma tante, est mort il y a vingt-deux ans, à l’âge de onze mois et demi. Je n’ai pas parlé à ma tante de cette découverte, et je suis en deuil plus que jamais. Ma tante cependant commence à porter quelques bijoux.

« Comme ce qui se trouve encore de plaisirs à la ville continue à nous être défendu, comme nous ne pouvons aller ni au théâtre ni aux concerts, ma tante m’a annoncé ce matin qu’elle allait peut-être louer une maison de campagne pour la fin de la saison. Le deuil y sera moins officiel ; on n’y recevra que quelques amis.

« Pardon de ma trop longue lettre, chère Caroline ; mais je t’écris un peu comme le barbier du roi Midas parlait dans le trou qu’il avait creusé. Mes ennuis sont de telle nature, que je n’en puis parler à personne qu’à toi, et de temps en temps je sens mon cœur si plein, qu’il déborderait si je ne l’épanchais dans le tien. D’ailleurs, pour te raconter mes petits chagrins, je les habille, sans le faire exprès, de costumes comiques, et moi-même j’en ris un peu. Cela diminue leur importance quand je me retrouve seule avec eux.

« Mélanie. »
XIX.
MÉLANIE À CAROLINE.

« Depuis ma dernière lettre, ma tante et moi nous sommes devenues extrêmement pastorales. Je vais te dire comment cela est arrivé.

« Un de ces jours derniers, comme nous allions voir, je crois, la vingtième des maisons de campagne qu’on nous avait indiquées, nous ne trouvâmes pas une vieille femme qui est chargée de la faire voir. L’extérieur de cette maison plaisait assez à ma tante ; mais il eût été bien ennuyeux de revenir un autre jour. On résolut d’attendre le retour de la vieille femme, et on demanda s’il n’y avait rien de curieux à voir dans le pays.

— Il y a l’île à Richard, nous dit un paysan.

« L’île à Richard est un cabaret au milieu d’une rivière ; ce cabaret est quelquefois fréquenté par une société passable, à cause de sa situation. C’est un bois de saules, de peupliers, entouré d’une eau admirable. On y arrive en bateau ; on s’y promène, on y pêche, on y dîne assez bien, à ce que disent les connaisseurs. C’est une fraîcheur, une verdure, des parfums, des murmures qui ravissent l’esprit.

« Nous n’étions pas seules ce jour-là. Du reste, nous ne le sommes presque jamais. Notre écuyer était un M. de Lieben, dont il faut que je te parle un peu.

« Un des adorateurs de ma tante a présenté à la maison ce M. de Lieben comme prétendant à ma main, comme on dit. Ma tante a été d’abord, je dois lui rendre justice, enchantée de cette perspective d’un mariage avantageux pour moi. M. de Lieben a fait la demande ; il a été agréé par ma tante et ajourné par moi. M. de Lieben est un homme comme tout le monde ; il ne m’a séduite ni par sa figure, qui est passable, ni par ses manières, qui sont celles d’un homme bien élevé sans être celles d’un homme distingué. J’ai pensé que des qualités de cœur que je découvrirais sans doute plus tard m’inspireraient peut-être pour lui un sentiment de préférence, sans lequel je ne me marierai jamais.

« M. de Lieben est donc devenu un des habitués de la maison ; mais voici ce qui est arrivé.

« Ma tante ne se soucie en aucune façon de M. de Lieben, et, je suis persuadée, n’en voudrait à aucun prix ; mais elle est comme tous les collectionneurs, l’insecte le plus laid, la fleur la plus insignifiante, rendent plein de désir et d’envie l’entomologiste ou l’horticulteur auquel manquent précisément cette fleur ou cet insecte.

« Ma tante Arolise m’abandonne certes de bonne grace le cœur de M. de Lieben, mais sa vanité et sa coquetterie n’admettent pas que M. de Lieben paraisse être venu à la maison me choisir ; il est donc nécessaire que l’attitude de mon attentif exprime bien ceci : qu’il m’a demandée et m’épouse parce qu’il n’aurait osé aspirer à ma tante. Or, quelques coquetteries risquées pour arriver à ce but ont tourné la tête du pauvre homme, il est devenu sérieusement amoureux de ma tante ; il continue à venir pour moi, il m’épousera même si je le veux ; mais, s’il m’aime comme on aime une femme, il adore ma tante comme on adore une divinité. Mon humilité ne va pas jusqu’à accepter un cœur ainsi préoccupé, et j’aurais déjà notifié mon refus, si ma tante, qui n’aime nullement la personne de M. de Lieben, n’était arrivée à aimer un peu son amour, son adoration et sa servilité !

« Donc, accompagnées de M. de Lieben, nous nous sommes fait descendre sur le bord de la rivière ; là, M. de Lieben a commencé à me déplaire singulièrement ; il a appelé le batelier qui devait nous conduire dans l’île ; cet homme n’a pas entendu probablement et n’est venu qu’à un second appel. M. de Lieben lui a reproché son retard avec une hauteur ridicule. Ce pauvre garçon, qui est un jeune homme grand et d’une belle figure, est devenu rouge et a lancé à M. de Lieben un regard plein de fierté qu’il a baissé aussitôt, se rappelant sans doute l’humilité de sa situation.

« J’en ai été le reste de la journée fort malveillante pour M. de Lieben. Rien ne me choque autant, de la part des gens du monde, que leur arrogance à l’égard des gens du peuple. C’est d’ailleurs une chose terrible que de voir un homme humilié. Cela m’aurait paru sans doute moins odieux et moins ridicule à la ville, où l’homme du monde est dans sa puissance, où il est entouré de tout ce qu’il a édifié pour faire respecter cette singulière démarcation entre lui et le peuple.

« Mais nous étions à la campagne, il nous fallait traverser une rivière rapide ; les avantages que peut avoir l’homme de salon n’étaient plus rien ; c’était de force et d’adresse qu’il était question. Le batelier était alors au-dessus du citadin, tout y contribuait ; son costume commode, qui laissait voir les muscles de ses bras, contrastait avec le costume étriqué et gênant de M. de Lieben. Son visage basané était en harmonie avec cette nature riche et un peu âpre, bien plus que les mains et le visage pâle qui, dans un salon, donnent quelque distinction, et aux champs ont l’air d’une maladie. Moi qui ne suis guère populaire d’habitude, je l’étais devenue ce jour-là, tant l’arrogance de M. de Lieben m’avait été désagréable. Ma tante, du reste, quand nous causâmes le soir de cet incident, fut entièrement de mon avis ; mais elle fut bientôt en proie à une inquiétude qui chassa de son esprit toute autre préoccupation ; elle avait perdu dans notre promenade un bracelet d’un grand prix. — Pourvu, dis-je, que vous l’ayez perdu dans le bateau.

— Plutôt que dans la rivière, sans doute ; je suis de ton avis, me dit-elle.

— Non, repris-je, plutôt que partout ailleurs.

— Pourquoi cela ? me demanda-t-elle.

— Parce que, dis-je, je suis sûre que le batelier est un honnête homme.

— Je le crois comme toi, me dit-elle, je n’ai jamais vu plus de fierté que dans le regard qu’il a levé un moment sur M. de Lieben ; mais chaque vertu a ses bornes, et mon bracelet vaut cent louis, et il n’a peut-être de probité que jusqu’à concurrence de cinq cents francs. Nous retournerons demain.

« Demain est aujourd’hui, et nous partons dans une heure.

« Mélanie. »
XX.
MÉLANIE À CAROLINE.

« Tu me demandes des nouvelles du bracelet de ma tante d’un petit air tout-à-fait ironique, ma chère ; je suis réellement fâchée de t’avoir laissée onze grands jours dans cette touchante inquiétude.

« Il faut que je t’explique d’abord le timbre que portera ma lettre : nous sommes installées à la campagne, dans cette maison que nous allions voir le jour que le bracelet a été perdu ; contrairement à ce que je pensais, nous recevons peu de visites ; M. de Lieben nous entoure seul, plus que jamais mon prétendu, et plus que jamais amoureux de ma tante.

« Revenons à l’histoire du bracelet.

« Ainsi que ma tante l’avait annoncé, nous partîmes le matin à la recherche du bijou, et en même temps pour voir la maison, car la vieille n’était pas revenue l’autre jour quand nous étions parties ; cette fois, nous étions seules avec un domestique.

« Arrivées au bord de la rivière, ma tante était extrêmement agitée de l’espoir de retrouver son bracelet, et de la crainte de ne le point retrouver. Pour moi, je ressentis à ce moment un cruel embarras, il fallait appeler le batelier; je me souvenais bien de son nom qu’il nous avait dit, mais l’air de ce garçon, que je me rappelais au moins autant que son nom, faisait que je n’osais pas le nommer Louis. Avec un autre, cette espèce de tutoiement de la part d’une femme n’a pas d’inconvénient, mais avec lui, cela me semblait embarrassant.

« On a dit que, pour une femme distinguée, un jardinier et un domestique ne sont pas des hommes, mais simplement un jardinier et un domestique, comme d’autres choses sont un arbre et un fauteuil. Il faut croire que cela ne s’applique pas aux bateliers. Le domestique de ma tante s’appelle Jean. En l’appelant Jean, je marque la distance qui le sépare de moi ; appeler ce batelier Louis me semblait produire un effet contraire. En un mot, comment te dire cela ? mais il me semble que, pour tutoyer cet homme, il faut être son ami, ou sa femme, ou sa maîtresse.

« Or, comme, d’autre part, ma tante aurait ri aux larmes si je l’avais appelé monsieur Louis, je rappelai le domestique, qui se tenait derrière nous à la distance convenable, et je lui ordonnai d’appeler le batelier.

« Jean se servit du cri ordinaire :

— Ohé ! la nacelle !

« Le bateau que je reconnus se détacha du bord ; mais, à mesure qu’il s’approchait de nous, un vif étonnement s’emparait de ma tante et de moi, ce n’était pas Louis qui le montait : le batelier était un homme vieux et un peu cassé, qui mit à traverser la rivière deux fois plus de temps que n’en avait mis l’autre ; cela parut fort long, surtout à ma tante, qui s’inquiétait du sort de son bracelet.

— Mon brave homme, lui dit-elle quand il fut arrivé, où est un jeune homme qui, il y a deux jours, nous a fait passer l’eau dans ce même bateau ?

— Ah ! dit-il, vous voulez parler de Louis.

— Précisément.

— Eh bien ! ma chère dame, pour vous dire où il est, il faudrait le savoir, et je ne le sais pas.

— Ah ! mon Dieu ! s’écria ma tante, mais c’est que j’ai, l’autre jour, perdu un bracelet.

— Pour le bracelet, c’est différent, je sais où il est.

— Ah ! tant mieux ; et où est-il ?

— Il est dans les mains de Louis.

— Mais puisque vous ne savez pas où est Louis.

— C’est égal, ils ne sont perdus ni l’un ni l’autre.

— Qui vous fait croire cela ?

— Parce que Louis est un honnête homme, et qu’il vous rapportera votre brimborion.

— Un brimborion ! Mais mon bracelet m’a coûté deux mille francs.

— Il m’a dit en effet que ça pouvait valoir ça.

— Ah ! me dit ma tante à l’oreille, il est perdu ; je n’espérais qu’en leur ignorance de la valeur du bijou.

— C’est pour cela qu’il n’a pas voulu me le laisser et qu’il l’a emporté avec lui. Il a dit qu’on pourrait me le voler à la maison, et d’ailleurs il dit qu’il reconnaîtra bien la personne qui l’a perdu, et qu’il veut le remettre lui-même.

— Sans doute, il a raison, il mérite une récompense, et il l’aura.

— Ma tante, dis-je, n’est-ce pas plutôt… j’allais dire pour éviter une erreur, mais je me retins, il n’y avait aucune raison pour que ce garçon ne fut pas enchanté d’une récompense que méritaient sa probité et le service qu’il rendait à ma tante.

— Voilà ce que Louis m’a dit, continua le bonhomme ; Vous demanderez à la personne qui viendra réclamer le bracelet quel jour et à quelle heure elle veut que je le lui apporte chez vous. Si c’est à vous qu’appartient cet affutiau, vous n’avez qu’à parler.

— Vous le reverrez donc ?

— Oh ! il passe par ici presque tous les jours pour aller relever ses nasses.

— Qu’est-ce que c’est que des nasses ?

— Des paniers pour prendre des anguilles.

— Il est donc pêcheur ?

— Oui, et un fin pêcheur.

— Ce n’est pas à lui ce bateau où vous êtes ?

— Non, c’est à moi, c’est moi qui suis le passeur. L’autre jour j’avais affaire à la ville, à cause d’un gredin de fils que j’ai, et Louis a eu l’obligeance de me remplacer pendant la journée.

— Où demeure-t-il ?

— Je n’en sais rien ; je sais seulement qu’il vient toujours par l’aval de la rivière ; je le connais parce qu’il est assez causant, et puis il me donne quelquefois du tabac. Ces dames veulent-elles passer dans l’île ?

— Non. Voici pour votre peine, nous reviendrons demain à sept heures du soir.

— C’est bien, madame, je le lui dirai.

« Nous retournâmes à la ville, et je songeai quelle différence il y avait entre le pêcheur de l’autre jour et le batelier d’aujourd’hui, à la manière dont tous deux avaient reçu l’argent du passage : le vieux avait allongé la main avec avidité, on aurait dit qu’il aurait voulu le saisir avec les yeux ; l’autre, au contraire, avait tendu la main dédaigneusement, sans regarder ce qu’on lui donnait.

« Il était de bonne heure, nous allâmes voir la maison, elle convint à ma tante, qui la loua en annonçant qu’elle se proposait de s’y installer peu de jours après. Le jardin est petit et assez laid, mais on est si près de la rivière et de la riche végétation qui couvre ses bords !

« Ma tante, à vrai dire, n’était pas tout-à-fait tranquille sur son bracelet ; moi-même, par momens, j’aurais mieux aimé qu’il n’eût pas aussi bien connu la valeur réelle de ce bijou. Enfin, le lendemain, nous étions avant l’heure chez le vieux batelier ; Louis n’était pas arrivé ; ma tante regardait souvent à sa montre. Le père Leleu commençait à paraître embarrassé, il sortait de temps en temps de ce qu’il appelle sa maison pour regarder sur la rivière, et aussi pour ne pas être avec nous, à qui il ne savait que dire. Tout à coup, il rentra en nous disant : — Le voilà ! — Nous sortîmes de la cabane. Mais ce qui, pour les yeux exercés du père Leleu, était Louis, n’était pour nous qu’une sorte de tache noire, encore assez loin, qui remontait le courant de la rivière.

— Êtes-vous sûr que ce soit lui ? demanda ma tante.

— Un enfant le reconnaîtrait, répondit le père Leleu. Tous nos bateaux sont verts, et le sien est noir ; d’ailleurs, il n’y a ici que lui qui marche à la voile.

« En effet nous commencions à distinguer que le bateau portait une sorte de voile brune triangulaire qui de loin le faisait ressembler à un grand cygne noir.

« Quelques instans après, nous reconnûmes Louis qui fumait insoucieusement, assis ou plutôt couché à l’arrière de son bateau ; mais, quand le bateau arriva à toucher le bord, je fus frappée de son extrême pâleur.

— Qu’avez-vous, Louis ? demanda le père Leleu, comme vous êtes pâle, et comme vos vêtemens sont mouillés !

— Ce n’est rien, répondit le pêcheur, c’est que je suis tombé dans l’eau.

— Vous aurez sans doute eu peur ? lui dit ma tante.

« Je ne lui aurais pas dit cela, ma bonne Caroline.

« Il ne répondit que par un sourire.

— Lui ! s’écria le père Leleu, il nage comme un requin, et ça lui est parfaitement égal d’être sous l’eau ou sur la terre ; il y a même un vieux pêcheur qui m’a dit qu’il vivait mieux sous l’eau, mais je n’en crois rien.

— Et vous avez bien raison, père Leleu, — répondit Louis. Il descendit à terre. Après avoir éteint sa pipe et l’avoir laissée sur le bateau, il s’approcha de nous ; il nous salua avec une grace naturelle que les gens du monde acquièrent bien rarement, puis il dit à ma tante : Madame, vous avez laissé tomber l’autre jour un bracelet dans mon bateau ; le voici.

« Ma tante prit son bijou si regretté, le retourna, l’examina, et tira de sa bourse un napoléon.

« Je regardais le pêcheur ; il y eut sur son visage un imperceptible froncement de sourcil, puis il appela le père Leleu, qui s’était éloigné.

— Pourquoi appelez-vous le batelier ? demanda ma tante.

— Parce que, répondit-il, c’est à lui que cette récompense appartient, c’est dans son bateau que le bracelet a été perdu et trouvé, et je travaillais pour son compte le jour que je vous ai menées dans l’île de Richard.

« Le père Leleu arriva, prit la pièce d’or, remercia humblement. Ma tante me dit, en parlant de Louis : — Il faut pourtant que je lui donne quelque chose.

— Louis, dit-elle, votre bateau avec sa voile est-il aussi sûr qu’un autre ?

— Oui, dit le père Leleu, quand c’est lui qui le mène.

— Eh bien ! dit ma tante, est-ce que vous ne pourriez pas nous faire faire une petite promenade sur la rivière ?

— Si vous le voulez, madame.

« Il alla cueillir dans l’île une brassée de luzerne en fleurs qu’il mit au fond du bateau, puis il nous aida à monter dedans.

« Ma tante et moi nous le regardions avec étonnement ; il y avait dans toutes ses manières quelque chose de particulièrement distingué qui nous frappait également. Cependant ses vêtemens, exactement semblables à ceux du père Leleu, consistaient en une sorte de blouse de laine bleue descendant jusqu’aux hanches, il avait une cravate de soie jaune comme en avait une le vieux batelier.

— Père Leleu, dit-il, vous devriez bien me donner un petit verre de schnik.

— Qu’est-ce que du schnik ? demanda ma tante.

— Madame, dit le pêcheur, c’est un nom que nous donnons à l’eau-de-vie.

« Ma tante fit une toute petite grimace ; puis, comme cela lui rappelait les habitudes des gens de rivière, elle lui dit : — Louis, si vous voulez fumer, cela ne nous gêne pas ?

— En êtes-vous sûre, madame ?

— Oui, surtout sur la rivière.

« Il nous fit un imperceptible salut et alluma sa pipe. Il nous invita à nous asseoir au milieu du bateau, le poussa à l’eau et sauta légèrement dedans.

— Vous ne mettez pas la voile ? dit ma tante.

— Nous n’en avons pas besoin pour descendre le courant, l’eau nous portera toute seule. La voile nous servira pour revenir.

« Alors nous commençâmes à voguer entre des rives délicieuses. Des deux côtés de la rivière s’élevaient des saules dont le feuillage étroit et bleuâtre se mêlait aux cimes vertes des peupliers. Des nénuphars étalaient sur l’eau, près de la terre, leurs larges feuilles rondes et luisantes, et leurs fleurs jaunes. Des libellules, des demoiselles, les unes vertes comme des émeraudes, d’autres bleues ou grises, voltigeaient et se poursuivaient sur l’eau. Le soleil se couchait, et ses rayons rouges venaient obliquement à nous à travers les saules du rivage. C’était un calme et un silence ravissant ; l’ame était plongée dans une ineffable extase.

« Je regardai ma tante ; son joli visage se trouvait par hasard dans un de ces chauds rayons que le soleil nous jetait à travers les feuilles des arbres ; on eût dit qu’elle était illuminée par une céleste auréole ; elle était charmante.

« Je regardai Louis. Il tenait les avirons et était assis en face de nous. Ses regards étaient fixés sur ma tante avec une profonde admiration.

« Ma tante s’en aperçut et s’en embarrassa. Nous passions à cet instant devant une petite maison couverte de chaume, dont une vigne tapissait toute la façade.

— Quelle charmante maison ! dit ma tante. Arrêtez-nous là un moment.

— Madame, répondit Louis, vous en verrez dix semblables sur le bord de l’eau.

— N’importe, je veux voir celle-là de près.

— Elle y perdra, bien sûr. D’ici vous ne voyez ni le tas de fumier qui doit être devant la porte, ni des enfans sales et déguenillés : de près, tout cela vous gâtera l’aspect de la maison.

— Il commence à être tard, dit ma tante, nous n’irons pas plus loin aujourd’hui. J’ai l’estomac fatigué, je trouverai sans doute un peu de lait dans cette maison ?

« Louis ne répondit pas, et dirigea son bateau vers le point indiqué avec un air de contrariété marquée. Il nous aida à descendre, puis se coucha dans le bateau pour nous attendre, et se mit à battre le briquet pour rallumer sa pipe.

« Nous entrâmes dans la chaumière, mais tout y était fort sens dessus dessous. Un enfant d’une dizaine d’années était couché sur un lit ; une jeune femme, penchée sur lui, semblait surveiller sa respiration ; deux autres enfans tout petits se haussaient sur la pointe des pieds, pour voir leur frère sur le lit trop élevé.

— Pardon, ma bonne femme, dit ma tante ; je vois que vous avez un enfant malade et qu’il ne faut pas vous déranger. Je voulais vous demander un peu de lait.

— Je vais vous en donner, madame, répondit la paysanne. Il va bien ce pauvre petit, il dort maintenant, il repose tout doucement. Je le regardais pour bien me persuader qu’il est là et qu’il est vivant.

« Elle le baisa doucement sur le front et prit deux tasses bien blanches sur une sorte de dressoir, alla chercher du lait et nous l’apporta.

— Il y a une heure, dit-elle, je n’aurais pas pu vous en donner. Vous auriez vu moi et les deux petits que voilà (elle désignait les deux tout petits enfans), nous étions à pleurer et à crier au bord de l’eau. Mon mari est en voyage, et celui que voilà (elle montrait le lit) était tombé dans la rivière en pêchant à la ligne. Le pauvre cher enfant s’était débattu en criant, et j’étais arrivée pour le voir disparaître dans un trou très profond. Ah ! madame, quelle chose cruelle à voir !

« Elle s’interrompit pour aller regarder et embrasser son enfant.

— Comme il dort bien ! dit-elle.

— Et comment a-t-il été sauvé ? demandai-je.

— Voilà, reprit la fermière : je criais, j’appelais ; j’allais, je crois, me jeter après lui, quand un pêcheur qui remontait l’eau poussa son bateau à la rive, me demanda où était tombé l’enfant et se jeta à l’eau. Il plongea et fut quelques instans sans reparaître, puis je vis l’eau s’agiter, et le pêcheur revint : il ne rapportait pas l’enfant. Je tombai par terre écrasée par le chagrin, et en disant : — Il est perdu ! il est perdu ! — Mais le pêcheur ne fit que reprendre un peu d’haleine, puis il disparut encore une fois sous l’eau. Cette fois, madame, il rapportait mon enfant, mais inanimé ! — Oh ! mon Dieu ! il est mort ! m’écriai-je, et je le couvrais de larmes et je l’embrassais.

— Non, me dit le pêcheur ; entrons chez vous. — Là il me le fit déshabiller et envelopper dans de la laine. Le pauvre petit respirait encore, et ne tarda pas à sourire et à parler. — Mettez-lui encore une couverture, me dit le pêcheur. — J’allai la chercher. Quand je revins, je ne le trouvai plus, son bateau était déjà bien loin. Je n’avais pas pu le remercier, je me mis à genoux et je priai Dieu de le récompenser. Oh ! oui, Dieu le récompensera, bien sûr.

— Il est tard, dit ma tante ; partons.

« Elle nous conduisit quelques pas hors de sa maison. Louis, en nous voyant, se hâta de disposer sa voile ; mais tout à coup la paysanne nous quitta, se précipita vers lui, le regarda, tomba à ses genoux, les embrassa en criant : — C’est lui ! c’est lui !

« Nous nous approchâmes. Louis s’efforçait de la relever ; enfin il y réussit, lui demanda comment allait l’enfant, lui promit qu’il revendrait la voir, et nous partîmes. Louis nous plaça dans le bateau comme nous étions en venant ; mais, comme il fallait remonter le courant et diriger la voile, il se plaça à la pointe du bateau derrière nous. Ni ma tante ni moi nous ne parlions. Louis fumait.

« Cependant, comme nous étions près d’arriver, ma tante, se retournant, dit : — Louis, dans quelques jours, je demeurerai dans le village pour le reste de l’été. Nous ferons quelques promenades avec vous.

« Je m’étais retournée aussi. Louis rougit d’une manière visible.

« Nous arrivâmes. Ma tante dit : Comme nous ferons souvent de pareilles promenades, il faut établir nos conventions. Vous devez avoir un prix, un tarif ?

— Oui, madame, dit Louis ; c’est un franc par heure.

« Ma tante regarda à sa montre et dit : Il y a deux heures.

« Je me hâtai de payer Louis ; j’avais peur que ma tante ne jugeât à propos de lui donner une pièce de cinq francs et de refuser la monnaie.

« Ma tante me dit, quand nous fûmes en route : Combien lui as-tu donné ?

— Mais, dis-je, quarante sous.

« Elle réfléchit un moment et me dit : Tu as peut-être eu raison.

« Depuis ce temps nous sommes venues nous établir au village ; il y a de cela plusieurs jours. Mais les embarras de l’installation nous ont pris tant de temps, que nous ne sommes pas allées une fois sur le bord de l’eau.

« Mélanie. »
XXI.

C’est autour de ces nouveaux personnages que se mit à voltiger l’ame de feu Bressier, après qu’elle eut abandonné Cornélie et son héroïque amant. Louis et Mélanie lui convenaient pour parents. Mélanie était une grande et charmante fille, ses formes étaient riches et sveltes à la fois ; elle avait de grands yeux pleins d’une ardeur voilée, des yeux de velours noir ; ses longs cils, recourbés par le bout, emprisonnaient les plus doux regards, et parfois le ravissant sourire des gens tristes ; ses cheveux bruns, souples, fins, abondants, encadraient admirablement sa figure ; elle avait l’ame douce et aimante. Depuis sa dernière lettre, elle cessa d’écrire à Caroline ; ses idées et ses sentiments étaient trop confus pour qu’elle pût les exprimer à une autre, elle qui ne les comprenait plus elle-même. Elle était un peu effrayée de ce que, par instans, elle croyait voir dans son cœur. Elle retrouvait le beau pêcheur au fond de toutes ses actions et de toutes ses pensées. Elle allait voir quelquefois le matin cette fermière dont Louis avait sauvé l’enfant, et chaque fois elle portait à cet enfant quelque petit présent. Un jour, elle se demanda à elle-même si cette affection pour cet enfant était bien de la bonté et n’était que cela ; elle se demanda si c’était l’enfant qu’elle aimait, et elle eut peur d’elle-même. Seule, elle se répétait les quelques paroles qu’elle avait entendu prononcer à Louis. Elle allait voir le père Leleu, et lui faisait redire les renseignemens bien bornés, ou plutôt les vagues suppositions qu’il avait ou faisait sur le pêcheur. La vue d’un bateau glissant entre les saules l’empêchait de respirer. Plus d’une fois elle passa des heures entières à le regarder pêcher, jeter ses filets et retirer ses nasses ; puis, quand le jour tombait, elle regardait le bateau s’éloigner et s’enfoncer dans la brume empourprée qui entoure sur l’eau le soleil couchant. Quelquefois Louis chantait une chanson de matelot ; elle écoutait jusqu’à ce que la voix se perdit dans le bruissement des feuilles.

— Mon Dieu ! se dit-elle, j’aime, et j’aime un batelier !

— Et pourquoi ne l’aimerais-je pas ? se dit-elle après un moment d’accablement ; n’est-il pas beau, et noble, et courageux ? Qu’a-t-il de moins que les hommes qu’une femme est fière d’aimer ? Des habits faits d’une autre façon, plus d’argent : est-ce là ce qui doit décider l’amour ? Quoi ! j’avouerais sans honte à tout le monde que j’aime un homme comme M. de Lieben, et je n’ose m’avouer à moi-même que j’aime cet homme auquel la nature a prodigué tous ses trésors ?

Lorsque Louis l’apercevait de loin, il la saluait, mais sans jamais aborder de son côté.

Après quelque temps, Arolise se rappela la rivière et le batelier ; elle proposa une promenade sur l’eau à sa nièce. C’étaient de ces propositions qui équivalent à un ordre, et auxquelles Mélanie ne pouvait répondre qu’en mettant un châle et un chapeau. Elles se dirigèrent vers le bord de l’eau, et appelèrent le père Leleu. Louis causait avec lui sur l’autre rive. Il laissa cependant le père Leleu aller chercher les deux dames, et continua à fumer sa pipe ; mais, quand elles furent près de lui, il y avait sur son visage, à l’aspect d’Arolise, une joie qui n’échappa pas aux yeux de Mélanie.

Cette fois, ils dirigèrent leur promenade en remontant le courant. Arolise trouva que cette partie de la rivière n’était pas aussi jolie que celle qu’ils avaient visitée à leur première promenade. — Une autre fois, ajouta-t-elle, nous prendrons le même chemin, et nous irons plus loin ; aujourd’hui nous allons retourner à terre. M. de Lieben doit venir prendre le thé avec nous, et j’ai donné ordre chez moi qu’on l’envoyât auprès du père Leleu.

Louis obéit, ramena les dames devant la maison du batelier, les fit descendre et les salua ; puis, repoussant son bateau avec la gaffe, se laissa aller au courant.

M. de Lieben attendait déjà depuis quelque temps ; mais la soirée était si belle, qu’Arolise proposa de se promener encore un peu dans l’île. Mélanie pria qu’on la laissât se reposer un peu dans la cabane du passeur. Elle était navrée ; toutes les attentions, tous les regards du pêcheur étaient pour sa tante ; elle aimait un homme d’une condition aussi inférieure à la sienne, et elle n’était pas aimée de lui. Cet amour qui froissait tout son orgueil était dédaigné ; de grosses larmes roulaient dans ses yeux.

M. de Lieben et Arolise revinrent la prendre presque aussitôt. Arolise, n’étant pas accompagnée de sa nièce, avait borné la promenade à quelques pas, sur la partie découverte de la plage.

Mélanie n’entendit que la fin de la conversation.

M. de Lieben. — M. de Wierstein possède une des plus belles fortunes de France.

Mme de Liriau. — Ce que vous me dites là m’étonne on ne peut plus, et d’ailleurs n’est guère probable ; mais je le saurai demain.

Arolise demanda au père Leleu s’il connaissait M. de Wierstein.

Leleu. — Je ne l’ai jamais vu.

Mme de Liriau. — N’a-t-il pas une propriété sur la rivière ?

Leleu. — Oui, une île très grande ; vous avez dû la voir l’autre jour. Mais on n’y laisse entrer personne. Son homme d’affaires a acheté à Richard le droit de passage ici, et on me le loue presque pour rien, à la condition que je ne conduirai jamais personne dans l’île de M. de Wierstein. Celui qui était ici avant moi a perdu le passage à cause de cela.

Mme de Liriau. — Croyez-vous que Louis nous y conduirait ?

Leleu. — Il ne l’oserait pas plus qu’un autre ; M. de Wierstein lui ferait retirer sa permission de pêche. Il a pris la pêche de la rivière à ferme.

Mme de Liriau. — C’est égal, je le lui demanderai ; j’espère qu’il ne me refusera pas.

Leleu. — Pour moi, vous me donneriez cent francs que je ne vous y conduirais pas ; mais Louis est maître de faire ce qu’il veut. Cependant, comme c’est un bon garçon, je lui conseillerai de n’en rien faire, dans son intérêt.

Arolise avait remarqué l’admiration profonde du pêcheur pour elle ; mais c’était, à ses yeux, s’acquitter d’un hommage que tout homme lui devait : elle n’en était pas autrement touchée. Cependant, le lendemain, elle avait changé entièrement de manières avec lui ; Mélanie en fut surprise, et Louis s’en aperçut lui-même. Pendant les autres promenades, elle s’était laissé être jolie ; mais ce jour-là, elle mettait en évidence tous ses avantages, elle tendait tous ses gluaux, comme disait sa nièce à Caroline.

Il est impossible, pensait Mélanie, que le seul désir d’obtenir que ce garçon la conduise dans la propriété de M. de Wierstein mette ma tante ainsi sous les armes.

Il n’est pas probable, se disait le pêcheur, qu’il se soit opéré une aussi rapide métamorphose dans les manières de Mme de Liriau à mon égard, sans qu’il y ait là-dessous quelque chose que je ne sais pas.

En effet, les batteries d’Arolise ne tiraient pas de haut en bas, comme il était à présumer qu’elles devaient faire pour attaquer et réduire un ennemi aussi humble que le pauvre pêcheur Louis ; elles étaient dirigées horizontalement, c’est-à-dire comme elles devaient l’être contre un adversaire placé sur le même terrain que l’agresseur.

Le père Leleu avait rapporté à Louis le fragment de conversation dont il avait été témoin, et les questions qu’on lui avait faites sur M. de Wierstein et sur son île, et aussi le projet de Mme de Liriau de jeter le pêcheur dans une entreprise dangereuse.

— Pour moi, dit le batelier, je les ai averties que vous iriez si cela vous convient, mais que, pour cent francs, je ne toucherais pas la terre de l’île du bout de ma gaffe. J’espère bien que vous ferez comme moi, maître Louis ; je vous apprends, si vous ne le savez, que la permission de pêche, dont j’aime à croire que vous êtes muni, vous vient de l’homme d’affaires de M. de Wierstein, et qu’une incartade comme celle qu’on veut vous faire faire serait cause qu’on vous la retirerait immédiatement. Si, comme je le suppose, — il n’y a rien de déshonorant, et vous n’êtes pas le seul, — si vous avez besoin de votre état pour vivre, vous ferez bien de regarder à deux fois à ce que cette dame veut vous demander.

— J’y réfléchirai, dit le pêcheur.

— Et vous ferez bien, répondit le batelier.

Quand Arolise lui demanda s’il consentirait à les conduire dans la propriété de M. de Wierstein, il hésita un moment et répondit : — Après-demain si vous voulez.

Arolise et M. de Lieben échangèrent un regard d’intelligence qui n’échappa pas à Louis.

La promenade fut courte ce soir-là. Mélanie était triste et silencieuse ; M. de Lieben et Arolise semblaient impatiens de se communiquer quelques observations qu’ils avaient faites. Louis fumait sans rien dire ; il n’avait pas d’ailleurs l’habitude, quand il conduisait ces dames, de parler sans qu’on l’interrogeât.

De retour à la maison, Arolise dit à sa nièce : — Après-demain, je saurai tout.

Mélanie. — Eh ! que saurez-vous ?

Arolise. — Je saurai ce que c’est que le prétendu Louis.

Mélanie. — Ne le savez-vous pas ?

Arolise. — Que penses-tu de lui ?

Mélanie. — Nous en savons beaucoup de bien ; sa conduite au sujet de votre bracelet, son dévouement pour cet enfant qu’il a sauvé de l’eau, nous disent que c’est un noble cœur.

Arolise. — Mais ses manières ?

Mélanie. — Il serait à désirer que tous les hommes du monde lui ressemblassent sous ce rapport comme sous les autres ; elles ont servi à me convaincre d’une chose que j’avais toujours soupçonnée, c’est qu’il y a une partie de la politesse et de la distinction qui vient du cœur.

Arolise. — Tu ne vois dans tout cela aucun mystère ?

Mélanie. — Aucun, ma tante.

Arolise. — Et tu crois que Louis est véritablement un pêcheur ?

Mélanie. — Sommes-nous donc entrées dans un roman, ma chère tante, où le héros doit nécessairement être autre chose que ce qu’il paraît ? Si Louis n’est pas un vrai pêcheur, ce n’est pas pour nous qu’il a pris ce déguisement, car nous l’avons trouvé en plein exercice de ses fonctions. Est-ce M. de Lieben qui vous a mis cela dans la tête ? est-il fatigué d’être le héros de mon roman, et veut-il se faire relayer ? Ma chère tante, Louis est aussi pêcheur que M. de Lieben est ennuyeux.

Arolise. — Tu pourrais bien avoir raison. Cependant j’ai fait quelques petites remarques qu’il serait bien difficile d’expliquer si Louis est réellement un pêcheur. As-tu fait attention au tabac qu’il fume ? il répand une odeur douce et suave, tandis que, lorsque le père Leleu ou tout autre homme de cette classe prend sa pipe, c’est à donner des nausées.

Mélanie. — Mais vous, avez-vous remarqué son costume, son visage et ses mains, brûlés par le soleil, et son adresse à manœuvrer son bateau, et la familiarité du vieux batelier qui, certes, n’est pas jouée ?

Arolise. — On peut plaider pour et contre : je saurai cela demain. Certes, si le beau pêcheur est M. de Wierstein, comme le pense M. de Lieben, c’est un joli roman, et je donnerai de bon cœur les mains au dénouement, car il me semble que le pêcheur Louis m’honore d’une attention assez audacieuse.

Mélanie. — Et si Louis est un pêcheur ?

Arolise. — Je m’en amuserai un peu jusqu’à la fin de l’été.

Mélanie passa toute la nuit à pleurer. Elle se mit aussi à rassembler tout ce qui, dans le pêcheur, venait à l’appui des soupçons de M. de Lieben ; puis elle se rappela les regards de Louis si constamment fixés sur Arolise. Il l’admire, se disait-elle, mais le pêcheur eût été découragé par les dédains de Mme de Liriau, tandis que M. de Wierstein tombera dans les piéges d’Arolise, et son admiration deviendra de l’amour. Je suis punie de ma lâcheté : j’ai considéré comme une honte mon amour pour l’homme le plus noble et le plus généreux ; je ne le trouvais pas digne de moi, et maintenant ce futile avantage qui lui manquait aux yeux de ma vanité va venir me l’enlever. Je n’ai pas su comprendre que le plus grand bonheur est de faire un sacrifice à celui qu’on aime, et qu’en amour c’est celui qui reçoit qui est généreux ; mais quel sacrifice avais-je à lui faire ? Quelle est donc ma position ? Une fille pauvre qui ne diffère des filles du peuple que parce qu’elle gagne au prix de cent humiliations le pain que ces filles peuvent gagner fièrement de leur travail.

XXII.

Mélanie évita sa tante jusqu’au jour fixé pour la promenade dans l’île de M. de Wierstein. Elle sentait contre elle des mouvemens qui ressemblaient singulièrement à la haine. Quand on fut sur le point de partir, Mme de Liriau avisa que Mélanie avait une robe qui faisait admirablement ressortir la plus charmante taille du monde.

Elle prit son air le plus caressant et lui dit :

— Mon Dieu ! quelle robe as-tu là, Mélanie ?

Mélanie. — Mais, ma tante, une robe que vous avez vue trente fois.

Arolise. — Mais tu mourras de froid avec cela.

Mélanie. — Oh ! ma tante, il fait si chaud !

Arolise. — Tu sais bien que c’est le soir que se fait la promenade.

Mélanie. — Je mettrai un châle.

Arolise. — Non, non, je serais dans une inquiétude mortelle.

Mélanie. — Vous êtes trop bonne, ma tante, mais avec un châle…

Arolise. — Il faut absolument que tu mettes une robe ouatée. Comment, d’ailleurs, as-tu pu, pour une partie de campagne, choisir une robe qui, outre qu’elle est froide, doit te gêner horriblement ?

Mélanie. — Au contraire, ma tante, elle est horriblement large.

Mélanie répondait ce que répond toute femme à laquelle on dit qu’elle est serrée. Du reste, elle tenait à garder sa robe, précisément parce que sa tante voulait qu’elle en changeât.

— Tenez, ma tante, dit-elle en s’enveloppant dans un châle épais, croyez-vous que j’aurai froid comme cela ?

Arolise. — C’est peut-être une folie, mais je ne suis pas maîtresse de mes inquiétudes. Cette promenade n’aurait aucun charme pour moi si je devais sans cesse frémir pour ta santé, et j’aimerais mieux me priver du plaisir que j’en attends.

Mélanie comprit qu’il fallait obéir ; elle se déshabilla et prit un autre costume. Elle n’osa pas remarquer tout haut que sa tante, qui avait si peur du froid, était plus que raisonnablement décolletée pour une promenade en bateau. Mais, pensait Arolise, avec quoi, sans cela, se parerait-on, quand on est en deuil ?


(Disons ici, à l’usage des générations futures, que se décolleter, qui semble au premier abord vouloir dire qu’on dégage ou qu’on découvre son col, est une expression consacrée par les femmes pour exprimer l’action de montrer à nu le col, les épaules, la moitié du dos, et les deux tiers de la gorge. J’en excepte celles qui montrent plus de gorge qu’elles n’en ont.)


Il est six heures, les deux dames partent accompagnées de M. de Lieben, et l’on se promène un peu dans l’île Richard en attendant l’arrivée de Louis. Il n’arrive qu’à sept heures ; M. de Lieben l’accueille par un « à la bonne heure » des plus impertinens. Louis fait entrer Arolise et Mélanie dans son bateau. M. de Lieben veut y prendre place, mais Louis l’arrête : Pardon, monsieur, je ne puis vous emmener.

M. de Lieben. — Comment ! qu’est-ce que ça veut dire ?

Louis. — Je ne puis avoir l’honneur de vous prendre sur mon bateau.

Arolise. — Et pourquoi cela, Louis ?

Louis. — Parce que mon bateau serait trop chargé.

M. de Lieben. — Alors il faut prendre celui du père Leleu, qui est plus grand.

Louis. — Le bateau du père Leleu n’a pas de voile, et la route est longue.

M. de Lieben. — Je récompenserai ce que vous aurez de fatigue de plus.

Leleu. — Pour moi, je ne prête pas mon bateau pour une expédition que Louis n’entreprendrait pas s’il m’en croyait. Je n’ai pas envie de me compromettre et de perdre le passage.

Arolise. — Vraiment, Louis, cela me contrarie beaucoup.

M. de Lieben. — Si vous étiez raisonnables, mesdames, vous ne feriez pas cette promenade. Quel plaisir y trouverez-vous ?

Arolise. — Oh ! pour la promenade, j’y tiens absolument. (Bas à M. de Lieben.) Restez, et faites-vous conduire par le vieux batelier.

M. de Lieben, bas. — Vous savez bien qu’il ne voudra pas.

Arolise, bas. — Si vous ne savez pas l’y décider, c’est que vous êtes bête ou avare, et nous serons toutes consolées de votre absence. (Haut.) Adieu, monsieur de Lieben, à tantôt.

Le bateau glisse sur l’eau, mais bientôt Louis cesse de ramer et se contente de tenir sa chaloupe dans le courant.

— Avouez, Louis, dit Arolise, que vous auriez bien pu prendre M. de Lieben ?

— Peut-être, madame, répondit Louis ; mais je risque beaucoup pour vous, et je ne veux le faire que pour vous.

— Mais comme nous allons doucement ! remarqua Mme de Liriau.

— C’est que je ne veux pas arriver à l’île avant la nuit ; on nous verrait.

— Ô mon Dieu ! mais à quelle heure reviendrons-nous ?

— À l’heure que vous ordonnerez, madame ; le vent est encore aujourd’hui favorable pour le retour ; il ne faudra que quelques minutes pour vous ramener chez vous.

— Mais toutes deux seules, la nuit… Il faut que nous ayons bien confiance en vous, Louis.

— Mélanie, dit-elle bas à sa nièce, je suis sûre maintenant que c’est M. de Wierstein.

À ce moment, on passait devant la cabane de la fermière dont le pêcheur avait sauvé l’enfant ; Mme de Liriau parla pour la première fois à Louis de ce trait d’humanité, mais avec des paroles ampoulées et exagérées. D’abord Louis parut recevoir ses éloges avec plaisir, mais bientôt il devint sérieux, il leva sur elle un regard pénétrant ; il était visiblement agité.

À force de remuer des mots, Arolise en trouva quelques-uns qui le touchèrent. — Ah ! madame, dit-il, que ne ferais-je pas pour mériter de vous de semblables paroles !

Heureusement pour Mélanie qu’il faisait nuit, elle n’aurait pu cacher sa pâleur et les larmes qui s’échappaient de ses yeux ; un moment elle eut envie de se jeter dans la rivière. Les yeux de Louis, supplians et amoureux, avaient rencontré ceux d’Arolise, qui ne s’étaient baissés qu’après l’échange d’un de ces traits de flamme qui percent les enveloppes du cœur pour y déposer une sainte promesse.

— Après tout, se dit l’ame de feu Bressier, si elle l’aime, ce sera un beau couple ; j’aurais mieux aimé l’autre, mais je n’ose déjà plus être si difficile. Me voici à la fin de l’été, et je commence à croire qu’il n’est pas commun de rencontrer deux bouches qui se joignent par amour et rien que par amour. Seulement, j’ai bien peur qu’Arolise n’aime le pêcheur que depuis qu’elle le croit M. de Wierstein, c’est-à-dire le possesseur d’une immense fortune et l’un des hommes les plus recherchés dans le monde.

— Nous voici arrivés, dit Louis en dirigeant son bateau vers un bras de la rivière qui entourait en murmurant une île qui semblait une haute et épaisse forêt de saules et de peupliers noirs pleins d’étoiles. Louis chercha quelque temps un endroit commode pour aborder, amarra son bateau à un saule, et aida ses passagères à descendre sur l’herbe. Il serra doucement la main d’Arolise, et crut sentir qu’elle répondait à cette pression. — Ô mon Dieu ! pensa-t-il, pourvu que je ne me trompe pas !

— Maintenant, dit-il, suivez-moi.

Tous les trois se glissèrent à travers les saules, et s’arrêtèrent tout à coup surpris d’un spectacle inattendu. Cette forêt touffue, inculte, n’était qu’une ceinture, qu’un rideau qui enfermait le plus magnifique parc du monde : des allées sablées se perdaient sous des masses de verdure ; une musique délicieuse se faisait entendre sans qu’il fût possible de voir d’où elle venait ; de place en place, un arbre était chargé de lanternes allumées, les unes rouges, les autres vertes, bleues ou jaunes : on eût dit de grandes fleurs lumineuses. Des lampions cachés éclairaient à terre une confusion de fleurs de toutes sortes ; c’étaient des gazons de roses, des taillis de tubéreuses qui embaumaient l’air. En passant sous des voûtes de verdure, on reconnaissait à l’odeur qu’on était dans des jasmins et dans des chèvrefeuilles. C’était un enchantement, une féerie. Arolise et Mélanie, se tenant par le bras, ne se communiquaient leur surprise que par des pressions silencieuses. La musique se tut, et l’on entendit de loin deux trompes de chasse qui se répondaient, échangeaient ou jouaient ensemble de solennelles fanfares.

Arolise et Mélanie s’arrêtaient de temps en temps, puis faisaient quelques pas ; alors elles voyaient à leurs pieds les fleurs les plus rares, les plus belles, les plus parfumées ; tout était éclairé avec un art infini. Le dessous des arbres illuminés, tandis que le dessus formait des voûtes noires, produisait un effet contraire à celui du jour plein de mystère et de magie.

Tout à coup, comme ils sortaient d’une allée sombre, une voix se fit entendre qui dit : Qui va là ? et qui êtes-vous ?

XXIII.

Arolise et Mélanie avaient en ce moment si parfaitement oublié M. de Lieben, qu’il y a conscience à nous de nous souvenir de lui, et de vous dire ce qu’il faisait en ce moment. Il faisait de droite à gauche le tour d’une île plantée d’osier, qui pouvait bien avoir trente pieds en tous sens, et sur laquelle le père Leleu l’avait déposé. Voici pourquoi et comment :

Le bateau de Louis était encore en vue, qu’il avait dit au vieux batelier : — Écoutez, mon brave homme, quand vous disiez l’autre jour que pour cent francs vous ne conduiriez pas quelqu’un sur l’île de M. de Wierstein, vous ne vous attendiez pas qu’on vous les offrirait. Eh bien ! les voici, et en or, si nous nous mettons en route à l’instant même.

Leleu. — Monsieur, c’est absolument comme si vous m’offriez deux liards pour vous conduire à la lune ; je vous ai dit que cela m’exposerait à perdre le passage de l’île à Richard, et c’est le pain de toute ma famille.

M. de Lieben. — Eh bien ! louez-moi votre bateau pour la soirée ; je les vois encore, je les rejoindrai.

Leleu. — Cela ne se peut pas, monsieur, il faut que mon bateau soit là pour les passagers qui pourraient se présenter.

M. de Lieben. — Il ne viendra personne à cette heure-ci.

Leleu. — Peut-être, monsieur. Mais, d’ailleurs, croyez-vous qu’on ne reconnaîtrait pas mon bateau, si l’on vous prend dans l’île ? ne sont-ils pas tous numérotés ? Et puis voyez-vous, monsieur, conduire un bateau d’ici à l’île de M. de Wierstein, entrer dans le petit bras de la rivière, et revenir ensuite ici ! c’est quelque chose qu’on ne vous apprend pas à la ville. Avant d’être à moitié chemin, vous n’auriez plus de peau aux mains.

M. de Lieben. — Peu vous importe.

Leleu. — Peut-être encore, car vous feriez perdre mon bateau ; mais ce qui m’importe, c’est que j’en ai besoin ici, et que, si par hasard vous arriviez là-bas, on reconnaîtrait mon bateau comme on me reconnaîtrait ; les bateaux ont une figure comme les gens. Un bateau que j’ai vu une fois peut se déguiser autant qu’il lui plaît, je suis toujours bien sûr de le reconnaître.

M. de Lieben. — Père Leleu…

Leleu. — Monsieur ?

M. de Lieben. — Vous êtes un vieil entêté.

Leleu. — On me l’a toujours dit.

M. de Lieben. — Eh bien ! ce bateau que vous ne voulez pas me louer, je vais le prendre de force.

Et en disant ces paroles, M. de Lieben sauta dans le bateau, et délia l’amarre avant que le père Leleu, qui n’était plus bien agile, eût pu l’en empêcher ; il se poussa à quelques pas du rivage, et dit :

— Voyez maintenant, ou conduisez-moi, ou je me mets en route tout seul.

Leleu réfléchit un moment, et dit : — Je vous conduirai, jetez-moi l’amarre. Vous êtes plus entêté que moi.

M. de Lieben lui jeta une corde au moyen de laquelle il ramena à terre le bateau sur lequel il monta. — Monsieur, dit-il, vous feriez mieux de ne pas vous obstiner et de revenir à terre.

— Non, non, en route.

— En route donc ! — dit tristement le père Leleu. Il prit les avirons, et commença à ramer du côté où Louis avait disparu dans la brume. Au bout d’un quart d’heure, il dit : — Monsieur, il est encore temps ; vrai, vous feriez mieux de m’ordonner de retourner à la maison.

— Allons donc ! vieux radoteur.

— Allons, dit le père Leleu.

Un quart d’heure après, il dit : — Voilà l’île de M. de Wierstein.

— Ça ?

— Ça.

— Ça n’est pas grand.

— Ça paraît comme ça ; mais, quand vous serez dedans, vous en serez content. Pourtant, monsieur, si vous vouliez, nous pourrions encore retourner.

— Taisez-vous, et abordez.

— Vous le voulez ? dit le père Leleu.

Il aborda. M. de Lieben sauta à terre. Le père Leleu au même instant se poussa loin du rivage et rama sans bruit pour retourner chez lui. M. de Lieben fit quelques pas dans l’île, puis revint à la place où il supposait le bateau, et dit à voix basse : Je vous retrouverai là, père Leleu.

Il se remit en route ; mais il ne tarda pas à reconnaître la vengeance du vieux batelier. Il n’avait pas fait quinze pas à travers les osiers, qu’il retrouva la rivière ; il la prit dans l’autre sens, il fit quinze pas, et trouva encore la rivière.

Il revint en courant à l’endroit où il avait laissé le bateau, il ne le trouva pas. Je me suis peut-être trompé, dit-il, et il fit tout le tour de l’île, appelant le père Leleu d’abord à voix basse, puis élevant la voix jusqu’au cri. Pas de père Leleu !

Alors M. de Lieben comprit qu’il était dans une situation analogue sous certains rapports à celle de Robinson Crusoé, mais beaucoup plus triste sous un autre, en cela qu’elle était ridicule.

N’ayant aucun moyen de l’en tirer pour le moment, nous le laisserons continuer ses tours et exhaler sa colère en imprécations variées. Retournons auprès de Mélanie et de sa tante.

XXIV.

À cette voix qui criait : — Qui va là ? et qui êtes-vous ? — les deux femmes, saisies de frayeur, s’étaient rejetées dans l’allée sombre, où elles se tenaient immobiles, pressées l’une contre l’autre. Louis, qui se tenait derrière elles, se trouva alors devant et parfaitement éclairé. La personne qui avait parlé était un homme jeune et d’une figure agréable, quoique empreinte en ce moment de sévérité et de colère. Sa mise était riche plutôt que distinguée.

— Qui vous a permis de venir ici ? demanda-t-il à Louis d’un ton impérieux. Ne puis-je être tranquille chez moi sans que tout le monde s’y introduise ? Trop heureux encore si ce n’est qu’une sotte curiosité qui vous amène, et si l’heure de votre entrée clandestine dans ma propriété ne cache pas de plus mauvais desseins !

Mélanie, traînant sa tante après elle, sortit de la retraite que leur donnaient les arbres, et se montra pour ne pas laisser planer plus long-temps sur Louis un soupçon aussi offensant. Arolise prit la parole et dit :

— C’est sans doute à monsieur de Wierstein…

L’étranger salua poliment et dit :

— Oui, madame.

— Eh bien ! monsieur, dit Arolise, il n’y a de coupable que moi ; j’ai forcé ce pauvre garçon de nous amener ici malgré sa répugnance. Nous allons nous retirer.

— Oh ! oui, ma tante, partons, dit tout bas Mélanie.

Puis, se rapprochant de Louis, qui restait immobile et les bras croisés :

— Mon pauvre Louis, combien je suis fâchée que nous vous causions ce désagrément !

— Madame, dit l’étranger, je n’imposerai qu’une seule punition à votre curiosité : c’est que vous me permettiez de vous faire voir moi-même ce que vous êtes venues chercher. Vous voilà exposées aux manies d’un propriétaire qui va vous faire tout admirer et ne vous fera pas grace d’un brin d’herbe.

— Ma tante, partons, répétait tout bas Mélanie.

— Monsieur, répondit Mme de Liriau, vous nous permettrez de nous retirer. Tout annonce que vous donnez une fête, que vous avez du monde ; nous serions à la fois importunes et embarrassées.

— Moi, madame ! je n’ai personne. Je ne suis pas de ceux qui mettent des toiles vertes sur leurs tableaux et des housses sur leurs meubles, et ne les découvrent que pour les autres. Je n’ai pas besoin pour jouir des belles choses qu’elles soient enviées par des spectateurs. Je me donne ainsi des fêtes à moi-même ; seulement je ne puis me faire de surprises. Le hasard s’est chargé cette fois de m’en préparer une, la plus agréable du monde ; vous ne voudrez pas m’empêcher d’en profiter. D’ailleurs, vous êtes mes prisonnières, et la grace de ce garçon, auquel j’ai bien envie de pardonner, est à ce prix.

— Allons, dit Arolise à sa nièce, il faut rester.

— Mais…

— Ce serait ridicule.

L’étranger offrit un bras à Mme de Liriau et fit mine d’offrir l’autre à Mélanie ; mais, comme il s’y attendait, elle s’inclina et prit le bras de sa tante resté libre.

L’étranger se tourna vers Louis, et lui dit : — Pour vous, mon garçon, tenez-vous à portée de recevoir les ordres de ces dames.

— Louis est un pêcheur, se dit Mme de Liriau.

— Louis est un pêcheur, se dit Mélanie.

Mais, pour la première, ces paroles renfermaient du dédain, du mécontentement et de l’embarras. Pour la seconde, elles voulaient dire : Ma tante ne l’aimera pas, il n’a plus le brillant prestige qui l’entourait ; ce n’est plus qu’un noble cœur, un honnête homme. Je puis l’aimer.

L’étranger leur fit visiter le parc en détail, puis les conduisit, comme par hasard, dans un pavillon richement décoré, où une table était dressée. Elles refusèrent de souper ; cependant Arolise accepta une glace, puis quelques friandises. L’étranger fut aimable et empressé ; Arolise fut coquette. La musique invisible continuait à jouer les plus ravissantes mélodies ; il venait à travers le silence et la fraîcheur de la nuit des bouffées de musique et d’odeurs. L’ame se laissait aller à un doux enivrement. Un moment, comme l’étranger s’était éloigné pour donner quelques ordres, Mme de Liriau dit à sa nièce :

— Heureuse la femme qui sera reine de ce séjour enchanté ! Quelle charmante retraite !

— Oui, pensa Mélanie, quelle charmante retraite pour y aimer un autre !

Il se passa plusieurs heures avec une effrayante rapidité. Mélanie en avertit Mme de Liriau, qui écoutait les complimens du maître de l’île avec une bienveillance marquée. Arolise manifesta l’intention de se retirer.

— Monsieur de Wierstein, dit-elle, vous nous avez fait passer une soirée ou plutôt une nuit charmante.

— Et vous, madame, dit-il, vous avez gâté à tout jamais une solitude et une retraite chérie.

— Vous plaisantez.

— Non ; tout ce que j’aimais ici n’était qu’un cadre ; ce sera surtout un cadre vide, maintenant qu’il a été rempli d’une manière si charmante.

Il était plus de deux heures après minuit quand on finit par abandonner l’île de M. de Wierstein. Il reconduisit Mélanie et sa tante jusqu’au bateau qui les avait amenées. Par son ordre, le bateau était tout pavoisé de lanternes vertes. Louis se tenait debout, silencieux et pensif. — Voulez-vous me permettre de vous reconduire ? demanda l’étranger.

— Pourquoi ? répondit Arolise, nous avons le batelier.

— Mais, dit M. de Wierstein, ce n’est pas pour ramer que je veux aller avec vous.

— Merci ; il est tard, restez chez vous.

— Je n’y reste pas, je retourne à la ville ; j’ai donné ordre qu’on m’attendît avec mes chevaux en face de l’île Richard. Si vous refusez de m’emmener jusque-là, je serai fort embarrassé.

— Venez donc, puisqu’il en est ainsi.

Il entra dans le bateau et s’assit à côté d’Arolise. Mélanie se dérangea et se mit sur un autre banc. L’étranger parlait bas à Mme de Liriau, qui ne jeta pas un seul regard sur Louis. Pour Mélanie, elle lui adressa trois ou quatre questions insignifiantes d’un ton doux et bienveillant. Louis, triste et préoccupé, lui répondit à peine.

Aussitôt qu’on eut quitté la rive, un second bateau s’en détacha à son tour, et, faisant force de rames, ne tarda pas à précéder le premier à une assez longue distance. Il était illuminé avec des lanternes rouges. Tout à coup il en sortit une ravissante musique qui continua à marcher devant le bateau de Louis. Cependant, au bout d’une demi-heure, il s’arrêta et aborda à une petite île.

— Qu’ont donc les musiciens ? demanda de mauvaise humeur M. de Wierstein, qui, grace aux lanternes rouges, distinguait parfaitement les mouvemens du bateau.

Voici ce qu’ils avaient :

En passant devant l’oseraie, ils avaient entendu la voix lamentable de M. de Lieben ; ils l’avaient fait monter à leur bord, et ils reprirent leur marche.

M. de Lieben se fit mettre à terre avant l’arrivée de l’autre bateau. Il ne voulait pas raconter sa mésaventure à Arolise. Ce bateau chargé de musiciens, cet autre dans lequel il voyait un étranger, cet air de fête, ces lanternes de couleur, tout lui annonçait qu’en un pareil moment le récit de son malheur exciterait plus de gaieté que de pitié. Pour M. de Wierstein, il demanda la permission d’aller savoir si cette nuit sur la rivière n’avait pas eu pour la santé d’Arolise un résultat fâcheux. Arolise ne refusa pas.

Il faut maintenant que nous fassions quelques pas en arrière pour prendre connaissance d’une lettre que M. de Wierstein avait quelques jours auparavant adressée à son ami Frédéric Mornaud.

XXV.
LOUIS DE WIERSTEIN À FRÉDÉRIC MORNAUD.

« Il faut que je te dise que Dubois, qui, ainsi que moi, s’appelait Louis, — tu sais que nous avons eu le même parrain, — a cru devoir changer ce nom un peu vulgaire, il est vrai, mais que j’aime à cause de l’excellent homme qui me l’a donné. Louis Dubois s’appelle maintenant Arthur ; son nom de Dubois a également subi une légère modification. Mais, comme ceci était plus grave relativement à la prétention que cette altération affichait, il a mis deux ans à transformer son nom de Dubois en celui de du Bois, en séparant graduellement les deux syllabes, puis sans bruit il a changé la première syllabe de Dubois en un article, en l’écrivant et en le faisant graver sur ses cartes de visite : — Du Bois. — Puis, il lui est mort un oncle, et il a envoyé les lettres de faire part au nom de M. Arthur du Bois.

« Je voudrais que tu visses maintenant la retraite que je me suis arrangée ; c’est la réalisation des rêves que je faisais quand la triste pauvreté appesantissait sur moi sa main crochue. Mon île est le plus ravissant endroit du monde. Je n’ai absolument rien changé à ce qui se peut voir du dehors ; les bords sont toujours hérissés de saules dont les branches pendent dans l’eau, et autour desquels grimpent les lianes des grands volubilis blancs. Pour le pêcheur qui passe, c’est une île comme toutes les autres îles. J’ai réservé mes magnificences pour les parties cachées de mon séjour. Quelques bourgeois de la ville, cependant, au commencement de la saison, se sont avisés de s’y faire descendre, et j’ai trouvé un jour une société, comme ils disent, faisant sur une de mes pelouses un repas champêtre, et y laissant pour trace de leur passage des débris de pain et de jambon. Quelques-uns s’étaient fait des cannes avec les plus belles branches d’un cerisier à fleurs doubles. J’avisai aux moyens de prévenir in futurum de semblables invasions.

« Il y a, à une demi-lieue de là, une autre île banale et publique dans laquelle un mauvais cabaret attire, les jours de fête, un grand concours de monde, et quelquefois même des gens assez bien. Un batelier paie au cabaretier propriétaire de l’île une redevance annuelle pour avoir exclusivement le droit de passer le monde d’une rive à l’autre. J’ai appris par des pêcheurs que c’est ce batelier qui avait conduit les bourgeois dans mon île. J’ai envoyé mon homme d’affaires trouver le cabaretier. Il lui a offert pour le privilége du passage une redevance double de celle qu’il reçoit. Il n’a pas hésité à lui donner la préférence. Maître du passage, je l’ai fait donner, toujours par mon homme d’affaires, à un vieux pêcheur que je rencontre quelquefois sur la rivière, et qui commence à avoir bien du mal à faire son pénible métier, à cause des nuits froides qu’il faut passer dehors. On lui a sous-loué le passage avec des avantages qui le rendent le plus heureux des hommes. Ce qu’il a à remettre sur ses bénéfices n’a pour but que de le tromper lui-même sur ma situation, pour ne pas donner un nouvel attrait aux invasions que je veux éviter. Ces quelques écus d’ailleurs rentrent chez lui sous forme de petits cadeaux à sa femme et à ses enfans. Quant à moi, il me prend pour un pêcheur ; il sait que je m’appelle Louis, et n’en demande pas davantage. Il me voit presque tous les jours sur la rivière, manœuvrant mon bateau ou jetant l’épervier aussi bien, j’ose m’en flatter, qu’aucun pêcheur du pays. Mes costumes sont peu capables de me dénoncer comme bourgeois.

« Maintenant que l’inviolabilité de mon île est assurée, je suis heureux et tranquille dans ma retraite pendant toute la belle saison ; l’hiver j’habite à la ville le riche hôtel que m’a laissé mon oncle. J’ai conservé dans le triste quartier du marché le logement que j’ai habité quelques années, lors de mes luttes avec la misère, quand le dégoût des autres professions me faisait croire de si bonne foi que j’avais une irrésistible vocation pour la peinture. Je n’ai rien changé à la disposition de l’atelier ; j’y vais quelquefois passer une journée, lorsque je veux bien raviver mes souvenirs et revoir les jours écoulés. Il y a quelques jours, me trouvant dans un quartier éloigné, j’eus faim, et je cherchai inutilement un restaurant d’une apparence comfortable. Tout à coup je me dis : — Mais, mon bon Louis, vous êtes, ce me semble, devenu terriblement bégueule. Rappelez-vous donc, et vous me ferez plaisir, vos dîners avec un morceau de pain et un morceau de fromage de deux sous ; rappelez vos sensations gastronomiques quand l’état de vos finances vous permettait de vous élever jusqu’à un somptueux cervelas de trois sous.

« J’entrai alors dans un cabaret, je me plaçai à une longue table sur laquelle dînaient des ouvriers, et je dînai comme eux et avec eux.

« Ce retour sur le passé jeta mon esprit, comme de coutume, dans une sorte de rêverie mélancolique qui n’est pas sans douceur. Aussi pris-je, pour la prolonger, la résolution d’aller le lendemain à mon atelier et d’y faire un de mes dîners d’autrefois. Le hasard se chargea de compléter l’illusion en me faisant rencontrer Dubois. Je l’invitai à dîner, il aurait au moins autant aimé dîner à l’hôtel ; cependant il consentit à se prêter à mon caprice et à mon enfantillage. J’étais le lendemain à l’atelier long-temps avant lui ; je retrouvai sur le mur, couleur chocolat, les adresses écrites à la craie des diverses modèles que je faisais poser ; cinq ou six juives plus ou moins belles qu’on retrouve plus ou moins dans tous les tableaux contemporains ; plus, diverses inscriptions également écrites à la craie, telles que :

Ici on ne parle pas politique ;

ou :

On est prié de remettre à sa place la pipe dont on s’est servi.

Je retrouvai encore, toujours écrit à la craie sur le mur, un reçu du pauvre diable de tailleur qui me faisait alors de si étranges redingotes.

« Dubois arriva.

— Eh bien ! me dit-il, où est le dîner ?

— Mais, lui dis-je, as-tu donc oublié que c’est un de nos dîners d’autrefois, et que nous devons l’aller chercher nous-mêmes ?

Dubois. — Je frémis de la rigueur de ta mémoire ; tâche au moins d’y trouver un dîner le moins mauvais possible.

Louis. — Écoute, nous allons refaire ce dîner splendide que nous fîmes le jour où je vendis mes livres.

Dubois. — Parbleu ! je m’en souviens, des côtelettes à la sauce de chez le charcutier, une tourte, et une bouteille de vin cachetée.

Louis. — Es-tu sûr que le vin fût cacheté ?

Dubois. — Si j’en suis sûr ? Certes, oui, j’en suis sûr.

Louis. — Je croyais plutôt me rappeler…

Dubois. — Cacheté, mon cher, cacheté, tout ce qu’il y avait de plus cacheté au monde ; il me semble voir encore la bouteille. Si elle était cachetée ! je t’en réponds qu’elle était cachetée, et cachetée d’un cachet vert encore.

Louis. — Va donc pour le vin cacheté.

« Nous nous mîmes en route chacun de notre côté ; une demi-heure après le dîner était servi, une autre demi-heure après mangé.

« Je ris à me tordre lorsque Dubois se fit, comme autrefois, un col de chemise en papier à lettre ; c’était, il faut le dire, une de nos plus sublimes inventions. À la lumière, cela faisait, à tromper même les femmes, l’effet de linge de la plus grande finesse.

« Quand nous quittâmes l’atelier, je dis à Dubois : — Je te dois un dédommagement ; viens passer quelques jours dans mon île.

« Nous partîmes le lendemain de bon matin. En attendant le dîner, j’allais relever mes nasses à quelque distance de chez moi ; je rencontrai mon batelier :

— Eh bien ! père Leleu, comment cela va-t-il ?

Leleu. — Mais assez bien, maître Louis, sauf un ennui qui me survient.

Louis. — Et quel est cet ennui ?

Leleu. — Oh ! vous n’y pouvez rien faire, ni moi non plus.

Louis. — C’est égal, dites toujours.

Leleu. — Il y a que c’est demain fête, qu’il va venir ici du monde comme s’il en pleuvait, et que j’ai reçu une lettre qui m’annonce que mon fils aîné, qui travaille à la ville, s’est fait mettre en prison pour s’être battu ; qu’on ne le lâchera que si je vais le réclamer, et qu’il n’y a pas moyen de démarrer d’ici avant après-demain, de sorte que le pauvre garçon va passer un jour de plus en prison.

Louis. — Écoutez, père Leleu, si ce n’est que ça, je me charge de votre bateau pour demain ; je passerai le monde, et je vous rendrai bon compte des recettes.

Leleu. — Si c’est pour tout de bon que vous me dites ça, maître Louis, ce sera un fameux service que vous me rendrez. Je n’en ai pas dormi de la nuit. Je vous paierai votre journée.

Louis. — Nous en parlerons, père Leleu, mais soyez sûr que c’est pour tout de bon, et je serai chez vous demain à quatre heures.

Leleu. — Pourvu que vous arriviez à six heures, ce sera assez matin. Ah bien ! maître Louis, vous pouvez vous flatter que vous me tirez une épine du pied un peu longue.

Louis. — À demain, père Leleu.

Leleu. — À demain, maître Louis. Mais, pendant que je vous vois, maître Louis, dites-moi donc pourquoi on est quelquefois si long-temps sans vous rencontrer par ici ?

Louis. — Pourquoi on est si long-temps sans me rencontrer par ici ?… Ah ! voyez-vous, père Leleu, c’est que je demeure assez loin en aval de la rivière, et que je ne remonte par ici que lorsque le poisson manque tout-à-fait par chez nous.

Leleu. — C’est donc ça. À demain, maître Louis.

Louis. — À demain, père Leleu.

— Voici une étrange idée, me dit Dubois, comme nous nous en retournions. Est-ce que réellement tu comptes passer demain la journée à traverser en bateau tous les gens qui vont venir au cabaret de Richard ?

— Certainement, et j’espère m’amuser beaucoup.

— Tu recevras leur argent ?

— Avec empressement.

— Pour moi, j’ai affaire à la ville ; je reviendrai te voir dans un jour ou deux.

« Le lendemain, à cinq heures du matin, j’étais chez le père Leleu, qui me remercia encore cent fois, recommanda à sa femme de me faire de la soupe et de me la porter au bateau, comme elle faisait pour lui-même ; puis il partit pour la ville, et moi j’entrai en fonctions. Je te réponds que ce n’était pas une petite besogne. Je jouai du reste parfaitement mon rôle ; personne ne me soupçonna d’être un faux batelier. Je reçus les airs de hauteur des boutiquiers endimanchés avec la joie que doit ressentir un acteur des plus vifs applaudissemens. Je fus humble et patient. On me fit porter dans mes bras, de la terre au bateau, des enfans et des chiens. Je ne laissai pas voir la moindre hésitation.

« Mais me voici arrivé au point sérieux de mon récit. Il était à peu près deux heures de l’après-midi, lorsqu’une voiture s’arrêta près de la rivière. Il en sortit deux femmes et un homme. L’homme s’approcha du bord de l’eau et m’appela, car j’étais alors sur l’autre rive : — Ohé ! la nacelle !

« Je me sentis un peu embarrassé. La voiture était une voiture de louage, mais le cavalier était convenablement vêtu ; les deux femmes, autant que l’éloignement me permettait de le voir, étaient jeunes et bien mises. Mon rôle me parut plus difficile vis-à-vis de ces nouveaux arrivés. Ces réflexions firent que j’hésitai un moment à répondre et que l’étranger m’appela une seconde fois. Je répondis cette fois, et me mis en devoir de traverser la rivière pour les aller prendre. Je n’étais pas encore sur l’autre rive qu’il me reprocha durement de les avoir fait attendre, et de ne lui avoir pas répondu tout de suite. Je me sentis rougir de colère ; mais je pensai à l’instant qu’il serait à moi parfaitement ridicule de me fâcher parce qu’on me prenait réellement pour ce que je voulais paraître, pour un batelier au service et aux ordres de ceux qui le paient, et je répondis en m’excusant que je n’avais pas entendu, parce que le vent portait de l’autre côté. Mais quel fut mon étonnement, lorsque, dans une des deux femmes qui alors s’approchèrent de moi pour monter dans mon bateau, je reconnus Mlle de Nérin !… »

XXVI.
[PARENTHÈSE.]

L’auteur est forcé d’interrompre ici la narration de Louis de Wierstein pour expliquer à ses lecteurs pourquoi ledit Louis de Wierstein fut si étonné en reconnaissant Mlle de Nérin.

Louis, presque encore adolescent, demeurait avec ses parens vis-à-vis l’hôtel de M. de Nérin ; Mlle de Nérin, alors au couvent, venait quelquefois passer une journée chez ses parens. C’est dans une de ces journées que Louis l’aperçut à une fenêtre ; il la trouva charmante, comme elle était en effet. Louis lui écrivit une déclaration d’amour, et chargea de la remettre une femme de chambre à laquelle il glissa dans la main un louis amassé avec grande peine. La femme de chambre garda le louis, et, au lieu de donner la lettre à Mlle de Nérin, trouva mieux de la porter à la mère, laquelle la renvoya sous enveloppe à la mère de Louis.

Celle-ci parla à son fils, et, pensant que l’amour est la source des grandes et belles choses, elle n’osa pas tenter de le dessécher dans le cœur de son fils, tout en espérant qu’il serait facile de le faire changer d’objet quand il en serait temps. Louis, n’ayant aucune occasion de voir Mlle de Nérin, ne pourrait manquer d’adresser un jour à quelque autre les sentimens qu’il aurait amassés dans son cœur. Elle lui demanda ce qu’il avait fait jusqu’à ce jour pour mériter l’amour de celle qu’il aimait. Elle lui fit honte de sa nullité, lui dit tout ce que la gloire a d’attraits pour les femmes, lui expliqua tout ce qu’il y aurait de beau à aimer en silence jusqu’à ce qu’il se fût rendu digne de l’objet de son amour.

Louis, naturellement exalté, adopta ces idées avec enthousiasme ; il consentit alors à se livrer aux travaux les plus fastidieux pour arriver à son but. Un an après, Mlle Arolise de Nérin se maria. Mme de Wierstein, alors, fut effrayée du jeu qu’elle avait joué, car Louis tomba dans une mélancolie profonde.

Ce rêve de son imagination, cet amour insensé pour une fille qu’il n’avait jamais vue que deux ou trois fois par la fenêtre, eut une grande influence sur toute sa vie. Il s’imagina que le monde entier était devenu son ennemi, surtout après qu’il eut perdu sa mère, dont la voix savait encore quelquefois adoucir son chagrin. Une observation de son père lui semblait un trait d’insupportable tyrannie. Enfin il quitta la maison, vécut au hasard, et n’y rentra que lorsque son père, tué en voyage par un accident de voiture, la lui laissa, comme à son seul héritier. — Petit héritage du reste ; mais un oncle, — un véritable oncle de roman, — avait un peu plus tard beaucoup mieux fait les choses.

XXVII.
SUITE DE LA LETTRE DE LOUIS DE WIERSTEIN.

« Elle était en grand deuil. Est-elle veuve ? ou bien le mouvement haineux que j’ai senti contre l’homme qui l’accompagne me disait-il que c’était son mari ? Tous trois entrèrent dans mon bateau, et je me mis en devoir de les passer dans l’île de Richard.

« La femme qui accompagnait Mlle de Nérin était plus jeune qu’elle ; mais je la regardai peu, tout occupé que j’étais de celle qui a jeté sans le savoir tant d’amertume et tant de découragement dans ma vie. Quand nous fûmes arrivés de l’autre côté, le cavalier me dit : Qu’est-ce qu’on vous doit ?

« J’aurais voulu, pour tout au monde, ne pas avoir commencé cette plaisanterie. Je m’étais jusque-là amusé à dire aux autres passagers, ainsi que je l’avais entendu faire au père Leleu : À votre générosité, ce qui m’avait, comme à lui, rapporté plusieurs fois beaucoup au-delà du tarif ordinaire. Cette fois, je dis simplement : Vous êtes trois, c’est six sous. J’étais sorti du bateau, et je voulais donner la main à ses compagnes pour les aider à descendre, mais il se mit entre elles et moi et se chargea de ce soin. Je l’aurais volontiers jeté dans l’eau. Ils me demandèrent mon nom, pour m’appeler quand ils voudraient retourner sur la terre ferme. Je leur dis : Vous appellerez Louis. — Louis, répéta Arolise. Et je ne pourrais te dire quel charme j’éprouvai à entendre mon nom sortir de ses jolies lèvres roses.

« Ils revinrent quelques heures après. Arolise, en parlant à son cavalier, l’appela M. de Lieben. Ce n’est pas le nom de son mari ; est-il mort ? Est-ce un nouveau prétendant ? Je les vis partir avec une sensation douloureuse, une sorte de délabrement de cœur ; mais je te laisse à penser quelle fut ma joie lorsque, après son départ, je trouvai, dans mon bateau, un bracelet que j’avais remarqué à son bras.

« Le soir, je remis au père Leleu la recette du jour, et j’acceptai les trois francs qu’il me donna pour ma journée, qui lui avait rapporté trois fois autant. J’avais comme un instinct secret que je ne devais pas trahir mon incognito. Quelqu’un que j’ai passé, dis-je au père Leleu, a perdu un bijou dans mon bateau ; si on vient le demander, vous direz que, pour ne pas commettre d’erreur, je ne le rendrai qu’à la personne elle-même qui l’a perdu, parce que je suis bien sûr de la reconnaître.

« Ce que j’avais prévu est arrivé. Arolise est revenue ; tout m’a favorisé : elle est venue demeurer dans le village, et souvent, le soir, elle vient avec sa parente dans l’île de Richard, et je leur fais faire une promenade en bateau. Deux ou trois fois mes réponses ont paru la surprendre ; ce n’est qu’hier que j’ai cru voir dans ses regards, dans ses manières, un peu d’intérêt pour moi.

« Eh bien ! c’est cette découverte qui, en ce moment, me rend le plus malheureux des hommes. Quelques phrases de Mme de Liriau, qui m’ont été rapportées par le père Leleu, m’ont fait penser que peut-être un hasard lui a appris qui j’étais ; ce ne serait donc pas à moi-même que s’adresseraient ces signes de bienveillance que j’ai cru voir pour moi, ce serait donc à ma position, et… c’est un soupçon affreux. J’aimerais mieux la trouver indifférente qu’avide et intéressée ; on aime mieux voir son dieu ennemi que de n’avoir pas de dieu. J’ai résolu de m’éclairer là-dessus ; j’ai fait venir Dubois, je lui ai assigné un rôle : c’est lui qui sera riche et s’appellera M. de Wierstein ; moi, je resterai le pêcheur Louis ; il fera la cour à Mme  de Liriau. Si mes soupçons sont faux, j’aurai tout le reste de ma vie pour les expier à force d’amour et de dévouement ; mais, si c’est un avertissement que le ciel m’a envoyé, vois-tu, Frédéric, je m’en irai, j’irai je ne sais où, mais loin et vite, car il faudrait être bien lâche pour se contenter de la posséder sans être aimé d’elle. En ce moment, il me semble que je ne le serai pas, que je ne le voudrais pas ; mais c’est égal, je m’en irai bien loin et bien vite.

« Louis de Wierstein. »
XXVIII.

— Eh bien ! dit le lendemain Arthur du Bois à Louis de Wierstein, trouves-tu que j’aie joué convenablement mon rôle ?

— Non, répondit Louis ; tu fais de M. de Wierstein le fat le plus insolent qu’il soit possible d’imaginer.

— Ah ! voilà bien les gens ; on veut faire une épreuve, mais à la condition que la belle en sortira blanche comme neige. J’aurais dû, pour te contenter, faire en sorte que Mme  de Liriau dît du premier coup : « Mon Dieu ! que ce M. de Wierstein est donc bête et insupportable ! vraiment, ce devrait être le batelier qui fût le seigneur, et le seigneur ne ferait qu’un mauvais batelier. » Mais parce que je te crois de bonne foi, parce que j’obéis à tes instructions, parce que je suis aimable et un peu pressant, parce que ta belle semble faiblir dès le commencement de l’épreuve, tu es furieux contre moi. Tu ressembles au héros de Cervantes, qui, ayant reconstruit pour la troisième fois la visière de son casque, aime mieux penser qu’elle doit être solide que de la frapper une troisième fois du tranchant de sa terrible épée.

Louis. — Est-ce que sérieusement Arolise t’aurait déjà donné quelque espoir ?

Du Bois. — Oui.

Louis. — Mais qu’appelles-tu de l’espoir ? Je t’ai vu prendre pour des avances le hasard qui faisait qu’une femme passait dans la même rue que toi.

Du Bois. — Qu’appelles-tu toi-même de l’espoir ? Exiges-tu qu’elle m’ait fait une déclaration d’amour, ou qu’elle m’ait dit de me trouver sous sa fenêtre avec une échelle de soie, ou qu’elle m’ait donné la clé de sa chambre ? Je t’avoue qu’il n’y a rien de tout cela. Mais, vois-tu, faisons comme don Quichotte, ne poussons pas l’épreuve plus loin.

Louis. — Sérieusement, que s’est-il passé ?

Du Bois. — C’est une chose que l’on sent et qu’on ne peut exprimer ; mais enfin, je suis persuadé que, si j’envoie un bouquet, il sera accepté avec plaisir ; que, si je me présente dans la journée, je serai reçu avec toutes les graces possibles ; que je trouverai mon bouquet honorablement placé et délicatement soigné, que sais-je ? Cependant restons-en là. Après tout, que me reviendra-t-il de cette plaisanterie ? Si je m’éprends de la veuve, si je réussis à la rendre sensible, tu arriveras au plus beau moment, et, comme dans les Précieuses de Molière, tu me reprendras ton nom, ton habit, et, qui pis est, ta fortune.

Louis. — Non ; tu te rappelles ce que je t’ai promis : si Arolise sort victorieuse de l’épreuve, tu épouseras la parente, cette jolie Mélanie qui est avec elle, et que Mme de Liriau dotera.

Du Bois. — Et si Arolise succombe ?

Louis. — Eh bien ! tu épouseras Arolise.

Du Bois. — Oh ! oh !

Louis. — Je t’en donne ma parole d’honneur.

Du Bois. — Alors, c’est bien ; tu es de bonne foi, et tu veux savoir à quoi t’en tenir.

Louis. — Oui. Arolise a paru faire quelque attention au batelier Louis : seulement, si c’est parce qu’elle soupçonnait dans le batelier le riche M. de Wierstein, si, du moment qu’elle croit que je ne suis réellement qu’un batelier, et que tu es M. de Wierstein, elle fait passer sur toi toute la bienveillance qu’elle m’avait un instant montrée, je ne veux plus d’Arolise, et, pour me venger d’elle, je te la fais épouser.

Du Bois. — Le compliment est joli… et alors tu prendrais la parente ?

Louis. — Non ; je renoncerai aux femmes pour toute ma vie.

Du Bois. — N’y avais-tu pas renoncé déjà une fois pour toute ta vie ?

Louis ne répondit pas.

— Mais, ajouta du Bois, comment me feras-tu épouser Mme de Liriau ? Si, comme tu le supposes peu obligeamment, la raison qui lui inspire quelque bienveillance pour moi est l’erreur qui lui fait croire que ton nom et ta fortune m’appartiennent, il viendra bien un moment où il faudra me dépouiller de ce prestige, et alors…

Louis. — Je me charge de cela ; tu me laisseras faire, et Mme de Liriau sera à toi avec sa fortune.

Du Bois. — Pourvu toutefois que M. de Lieben ne me voie pas ; il me connaît parfaitement, et il dévoilerait tout.

Louis. — Sois tranquille. En attendant, fais ta visite aujourd’hui ; prends ma voiture et mes chevaux gris, va voir ces dames vers quatre heures de l’après-midi.

Une heure avant la visite de du Bois, Arolise reçut une lettre de Louis. Louis, jouant toujours le rôle du pêcheur, lui parlait avec le plus profond respect. Jamais il n’oserait concevoir la possibilité d’un retour de la part de Mme de Liriau ; mais il lui demandait la permission de l’admirer comme il admirait la lune au ciel, de l’aimer comme il aimait les parfums du soir. Il ne demandait rien, et il se donnait tout entier.

Arolise fut embarrassée de cette lettre ; elle la montra à Mélanie. Mélanie ne put s’empêcher de remarquer avec quelle délicatesse Louis ne parlait pas des encouragemens que lui avait donnés Arolise, de ses regards auxquels elle avait laissé tout promettre.

— J’ai été dupe, dit Arolise, d’un quiproquo ridicule ; certains détails que tu as remarqués comme moi, une sorte de distinction naturelle que possède ce garçon, et, plus que tout, les confidences de M. de Lieben, qui a la manie de faire le bien informé, tout m’avait persuadé que le pêcheur Louis n’était autre que M. de Wierstein, et… tu as raison… je l’avoue, j’ai été un peu coquette. Nous n’avons pas tardé à être désabusées, et maintenant je ne sais plus comment me tirer de mon imprudence ; il faut croire que je l’ai encouragé plus même que je n’en avais l’intention quand je le croyais M. de Wierstein, puisqu’il a osé m’écrire.

— Que ferez-vous donc, ma tante ?

— Je ne sais… Cependant je ne puis demeurer plus long-temps dans cette fausse position.

Arolise fut quelque temps pensive, puis elle dit :

— Il n’y a qu’un parti à prendre. Demain, nous retournerons à la ville.

Mélanie. — Et Louis ?

Arolise. — Louis ?… je vais lui envoyer une dizaine de napoléons dans une bourse ; ce sera une bonne fortune qui lui fera vite oublier celle à laquelle il a cru pouvoir prétendre.

Mélanie. — Mais M. de Wierstein, ma tante ?

Arolise. — Pour celui-là, je puis te le dire, je le crois amoureux de moi.

Mélanie. — Je le crois aussi ; mais qu’en ferez-vous ?

Arolise. — Je n’aurais aucun éloignement pour m’appeler Mme de Wierstein et devenir la maîtresse d’une immense fortune.

Mélanie. — N’êtes-vous donc pas assez riche, ma tante ?

Arolise. — Tu ne t’en trouveras pas plus mal non plus, et ta dot s’en ressentira. M. de Lieben…

Mélanie. — Vous savez bien, ma tante, que celui-là aussi est amoureux de vous.

On annonça M. de Wierstein.

Du Bois fut ce qu’il avait été la nuit précédente ; il parla de sa loge aux Italiens, de ses chevaux, de ses gens. Arolise le trouva spirituel ; elle lui annonça qu’elle retournait à la ville dès le lendemain, que ce déplacement était nécessité par la santé de sa parente, qui ne s’accommodait pas du séjour de la campagne. Mélanie, malgré l’habitude qu’elle avait prise depuis long-temps de voir ainsi sa tante abuser d’elle, fut un peu étonnée de l’intervention de sa santé, qui était excellente. Du Bois admira beaucoup le dévouement d’Arolise ; il offrit de reconduire ces dames à la ville. Mme de Liriau se fit un peu prier et accepta.

Lorsque du Bois fut parti, Mélanie reparla du batelier, et dit à sa tante : À votre place, je n’oserais pas lui donner de l’argent.

— Et que veux-tu que je lui donne ?

— Ah ! s’il n’était pas batelier… dit Mélanie en soupirant.

Après dîner, elle sortit, descendit au jardin, puis, songeant qu’elle partait le lendemain, qu’elle ne reverrait peut-être jamais les lieux qui avaient pour elle un charme dont elle n’osait pas même se demander la raison, elle alla se promener sur le bord de la rivière en se donnant pour prétexte qu’elle voulait laisser un souvenir à l’enfant que Louis avait retiré de l’eau.

Le soleil se couchait ; il n’avait pas les somptueuses teintes de pourpre dont il colore souvent les nuages ; le ciel était pur, et, à la place que venait de quitter le soleil, il était d’une couleur de feu jaune. Cette teinte était reflétée par l’eau que ridait un vent léger. Naturellement le creux des rides était bleu, l’élévation était jaune, ce qui faisait l’effet de ces étoffes changeantes tramées de deux couleurs que portaient nos grand’mères ; c’était un calme profond. De loin, elle reconnut le bateau de Louis ; il vint au-devant d’un domestique par lequel Arolise lui envoyait son présent dans un paquet cacheté. Il attendit que le domestique fût parti pour ouvrir le paquet, puis il déchira rapidement les cachets. Il n’y avait pas de lettre, pas un mot, mais quelques napoléons. Mélanie était trop loin pour distinguer la colère et le dédain de son visage ; mais, ce qu’elle put voir, c’est qu’après un moment d’abattement, il se mit, comme par distraction, à faire des ricochets sur l’eau avec les pièces d’or d’Arolise.

Comme il s’en allait au cours de l’eau, elle ne put se décider à le perdre de vue sans lui dire adieu ; elle cria : — Bonsoir, Louis. — Louis la salua sans rien dire et sans s’arrêter, et ne tarda pas à disparaître derrière les saules.

Mélanie alla voir l’enfant, lui fit quelques cadeaux, dit à la mère qu’elle viendrait les visiter quelquefois ; mais, lorsqu’elle embrassa l’enfant, elle laissa tomber deux grosses larmes sur ses cheveux.

XXIX.

Quand on fut retourné à la ville, du Bois continua à se montrer fort assidu. Il parla de mariage ; on ne fit que quelques objections faciles à lever, puis on consentit.

M. de Lieben reparut. Il ne tarda pas à s’apercevoir de la mort de ses espérances ; il ne sut pas se résigner de bonne grace et s’avisa d’être gênant et importun. S’il arrivait chez Arolise avant du Bois ou pendant qu’il y était, rien ne le décidait à lever le siége que du Bois ne sortît. Il se rabattit cependant sur Mélanie, mais il fut fort mal reçu. Sa position dans la maison était devenue ridicule, mais il ne pouvait prendre sur lui d’en disparaître.

Pour Mélanie, elle pensait à Louis ; elle flottait incertaine entre l’amour et le préjugé ; puis, quand l’amour l’emportait, elle se disait : — Mais il est amoureux d’Arolise et n’a jamais fait attention à moi. Puis elle pensait que sa position et celle de Louis lui permettaient de faire des avances, à peu près comme une princesse fait inviter un homme à danser. Elle songeait que Louis, aimé d’elle, se consolerait bien vite des dédains de sa tante, dont les agaceries assez peu modérées étaient peut-être la seule cause de l’amour du pêcheur.

Du Bois ne tarda pas à avertir Louis qu’il était temps de brusquer un peu le dénouement. Il n’osait presser Arolise de hâter son bonheur sans se faire présenter officiellement à sa famille et à ses amis comme M. de Wierstein, et cela dépassait par trop les limites d’une plaisanterie déjà fort prolongée.

— Il y a, dit du Bois à Arolise, une prière que je veux vous adresser et une confidence que je veux vous faire ; mais il faut que ce soit aux lieux où je vous ai vue pour la première fois.

— Quoi ! dans votre île ?

— Dans mon île.

— C’est une folie, répondit Arolise, qui songeait à l’embarras que lui causerait la rencontre de Louis.

— C’est fort sérieux, reprit du Bois, et voici mon projet : il faut que vous me présentiez enfin à vos parens et à vos amis, et je tiens beaucoup à ce que ce soit là-bas. Invitez-les donc à une fête que vous y commanderez vous-même ; tout doit être fait en votre nom. Là vous me donnerez, devant eux, l’assurance de mon bonheur.

Arolise fit quelques objections, mais elles n’étaient pas difficiles à résoudre.

— Pour quand sera cette fête ? dit-elle.

— Pour après-demain.

— Mais les préparatifs ?

— Je m’en charge.

— Et les invitations ?

— Je vais les écrire ; je les écris.

— Quel homme pressant !

— Et pressé.

— Qui inviterai-je ?

— Qui vous voudrez. Voici déjà trois lettres d’écrites.

— Que me faites-vous dire ?

— Voilà :

« M……,

« Je compte que vous me ferez le plaisir de passer la journée avec moi après-demain. Nous dînerons, nous danserons, nous souperons, et je vous apprendrai alors, à vous et à quelques amis, une détermination qui décidera de mon bonheur et de mon avenir. »


— Singulière invitation. Et l’adresse ?

— Ici, chez vous. Plusieurs voitures seront à votre porte ; vous les inviterez à monter dedans, et on les mènera là-bas sans rien dire.

— C’est bien fou ; mais ce serait joli et amusant, si cela ne se mêlait à des choses aussi sérieuses.

— Voulez-vous me dicter les adresses ?

— Écrivez.

Arolise dicta une douzaine d’adresses que du Bois écrivit fidèlement jusqu’au moment où elle dit :

« M. le baron de Lieben, place Royale, no 3. »

On se rappelle que du Bois avait ses raisons pour ne pas rencontrer le baron. Il fit une légère grimace ; mais, se remettant bientôt, il écrivit, à la place du nom qu’on lui dictait, le premier nom qui lui vint à l’esprit, et mêla cette lettre aux autres.

— Et vous, dit Arolise, n’invitez-vous pas quelques amis ?

— Certainement, en première ligne Arthur du Bois.

— Qu’est-ce que c’est que ça ?

— Ça ?… c’est un de nos jeunes gens à la mode, un garçon auquel on trouve généralement de la figure et de l’esprit.

— Ah ! un vilain nom.

— Ce n’est pas ce que vous croyez ; cela ne s’écrit pas Dubois d’un seul mot comme les valets de comédie ; ce nom vient d’une propriété, d’un bois, d’un bois immense qui a appartenu, dit-on, à sa famille, et s’écrit en deux mots, du Bois.

— Au reste cela m’est égal.

Il écrivit encore quelques adresses. Arolise sonna, un domestique prit les lettres, et du Bois ordonna de les mettre à la poste.

— Mais, dit Arolise, ne serait-il pas plus convenable de les faire porter ?

— C’est vrai, mais ce serait moins sûr. Portez-les à la poste.

Arolise avait envie d’attendre ses invités et de les conduire à l’île, comme on en était convenu ; mais du Bois insista si long-temps, qu’elle finit par céder au désir qu’il manifestait qu’elle vînt jeter un coup d’œil sur les préparatifs. — Ce ne sera pas long, disait-il, et vous pourrez revenir ici avant leur arrivée.

Le jour désigné pour la fête, vers une heure de l’après-midi, du Bois emmena Arolise et Mélanie. Les invitations n’étaient que pour quatre heures. Les chevaux gris feraient la route facilement en une heure. Il ne fallait pas une heure certainement pour qu’Arolise vît si tout était arrangé à sa fantaisie ; on pouvait avoir oublié bien des choses, on avait eu si peu de temps.

On part, on arrive. Deux bateaux sont sur la rive ; mais dans aucun des deux hommes qui les mènent on ne reconnaît Louis. Arolise respire plus librement ; elle avait peur de ses regards. Mélanie se sentit également soulagée, car elle avait pris une grande résolution, et elle se trouvait presque heureuse de ne pas pouvoir l’exécuter, tant elle était tremblante. Elle avait écrit à Louis, et elle s’était, après mille incertitudes, juré à elle-même qu’elle lui remettrait la lettre. On entre dans l’île : la décoration est parfaitement entendue ; mais le repas, tout splendide qu’il est, est mal arrangé. Il y a aussi quelque chose à refaire à la salle de verdure où on doit danser. Du Bois l’espérait bien.

— Allons, vous voyez, dit-il, que j’ai bien fait de vous amener.

— Mais je ne pourrai rien changer, il faut que nous partions.

— Non, restez. Mlle Mélanie prendra ma voiture et amènera votre monde, que vous recevrez ici.

— Heureusement que je suis habillée.

Mélanie ne demande pas mieux ; elle irait au bout du monde, pourvu qu’elle puisse retraverser la rivière et retrouver une chance de voir Louis. Son courage lui est revenu avec les obstacles.

Arolise et du Bois la conduisent au bateau. Point de Louis. Elle monte dans la voiture ; mais, au moment de donner les ordres que demande le laquais, elle songe qu’il est de bonne heure, qu’elle a le temps d’aller voir l’enfant sauvé par Louis. Peut-être le rencontrera-t-elle ; puis la mère lui parlera de Louis, et… si elle l’osait… Pourquoi pas ? il n’y a rien de si simple. Elle peut prier cette femme de remettre la lettre au pêcheur.

La mère et l’enfant la reçoivent avec joie. Naturellement on vient à parler du pêcheur. — Ma bonne, dit Mélanie en tremblant, vous le voyez souvent ; faites-moi le plaisir de lui donner cette lettre : c’est une commission que… quelqu’un… m’a donnée pour lui.

— Très volontiers, ma chère demoiselle.

Elle prend la lettre et la met sur le dressoir en bois où elle place sa vaisselle.

— Si vous restiez un peu, vous le verriez sans doute, car je l’ai aperçu de loin ce matin sur la rivière, et il ne tardera pas à repasser devant nous.

— Non, ce serait impossible ; je n’ai pas le temps, je suis déjà en retard.

— Attendez au moins que j’aille vous chercher un bouquet dans le jardin derrière la maison.

Mélanie, sur le seuil de la maison, jette les yeux du côté de la rivière, et voit aborder Louis dans son bateau ; elle se retire un peu en arrière. Mais quel est son étonnement, lorsque, sur un signe de Louis, le laquais qui attend Mélanie auprès de la voiture, court vers le pêcheur, et, droit, le chapeau à la main, a l’air de recevoir ses ordres ! Puis il revient et dit à demi-voix au cocher : M. de Wierstein voulait savoir ce que nous faisions là.

M. de Wierstein ! dit-elle. Elle saisit rapidement sa lettre laissée sur le dressoir et la cache dans son sein. Quelques instans après, Louis entre dans la maison avec la mère de l’enfant : il salue Mélanie, lui parle de sa tante avec regret. Mélanie écoute à peine, elle est préoccupée, troublée ; elle cherche à deviner le mystère dont le hasard lui a appris la moitié. Elle répond machinalement : Pauvre monsieur Louis !

— Oh ! oui, dit Louis, elle m’a rendu bien malheureux !

Comme il l’aime encore ! pensa Mélanie ; quel bonheur que j’aie repris ma lettre ! Mais que se passe-t-il dans l’île ? et qu’est-ce que tout cela veut dire ?

— Ah ! mademoiselle, dit la bonne femme, vous pouvez donner maintenant à M. Louis la lettre que vous m’aviez laissée pour lui.

Mélanie voit sur le visage du pêcheur plus d’étonnement que de joie. Elle serre sa lettre contre son sein pour s’assurer qu’elle est là.

— Mais où est donc la lettre ? Je l’avais mise sur le buffet.

— Cela ne fait rien, ma bonne ; il n’y avait dans la lettre qu’un mot que je vais récrire, si vous voulez avoir l’obligeance de me donner du papier et une plume.

Mélanie écrit quelques mots à la hâte et d’un mouvement presque convulsif. Une idée subite lui a passé par la tête. Elle cachette sa lettre avec soin. La bonne femme n’a pas de cire ; mais Mélanie cause de choses indifférentes jusqu’à ce que le pain à cacheter soit bien sec, puis elle dit :

— Monsieur Louis, voici la lettre que j’avais laissée pour vous, et que, ne pensant pas vous rencontrer, j’avais remise ici pour qu’on vous priât, de ma part, de la porter le plus tôt possible à ma tante, Mme de Liriau, qui est en ce moment dans l’île avec M. de Wierstein.

En prononçant ce dernier mot, Mélanie, qui regarde attentivement la physionomie du pêcheur, y voit passer un imperceptible sourire. — Elle dit adieu à la bonne femme et embrasse l’enfant ; elle a le cœur gros et voudrait être partie pour laisser couler les pleurs qui l’étouffent. Elle a découvert que Louis est M. de Wierstein, et qu’il aime toujours Arolise. — Elle remonte en voiture. Louis lui donne la main avec sa bonne grace ordinaire, mais qui maintenant ne l’étonne plus. La voiture part au grand trot.

Louis retourne la lettre dans tous les sens : — Qu’écrit-elle à sa tante ? — Mais il pense qu’il n’y est pour rien, puisque la lettre était faite avant son arrivée et à un moment où Mélanie ne croyait même pas le voir. Il reprend son bateau et se dirige vers l’île, en rêvant à Arolise, car du Bois avait raison ; plus d’une fois Louis a regretté l’épreuve, plus d’une fois il s’est dit : — Arolise m’aimerait tel que je suis réellement, c’est-à-dire avec mon nom, avec ma figure, avec mon esprit. Ce que je veux sottement qu’elle aime, ce n’est pas plus moi que si je changeais mon visage, que si je supprimais ce que je puis avoir d’esprit. Pourquoi me suis-je avisé de me montrer sous un jour désavantageux pour plaire à une femme ? et moi-même, la position d’Arolise dans le monde, sa fortune, son éducation, tout cela n’est-il absolument pour rien dans l’amour qu’elle m’inspire ? J’ai fait une sottise ; elle aime le luxe et un beau nom ; au lieu de m’en irriter bêtement, n’aurais-je pas dû au contraire me trouver heureux de pouvoir lui offrir ce qu’elle aime ? N’ai-je pas agi comme un homme qui, apprenant que la femme qu’il aime préfère les cheveux blonds, irait immédiatement se les faire teindre en noir ? Mais, ajoutait-il tristement, je ne puis revenir sur ce que j’ai fait. Elle épousera du Bois, et je serai vengé. — Vengé ! belle vengeance ! quand je grince des dents à la seule pensée qu’elle sera à lui. Ah ! c’est elle qui sera vengée de moi et de mes folies !

Le paradoxe qu’avait trouvé Louis de Wierstein pour excuser Arolise était absurde, car le choix qu’avait fait Arolise de du Bois, qu’elle croyait M. de Wierstein, prouvait non pas qu’elle aimât Louis avec son nom et sa fortune, mais tout simplement qu’elle n’aimait que le nom et la fortune. Mais quel est l’homme d’esprit et de jugement qui, en pareille circonstance, n’ait quelquefois aussi mal raisonné ? Louis est triste, malheureux, perplexe ; par momens il a envie d’étrangler du Bois, il le déteste, il le trouve sot, fat, triomphant ; puis il voudrait, s’il en était encore temps, lui dire : — Va-t’en, je te donnerai une maison, je te donnerai ce que tu voudras ; j’aime Arolise : je suis bête, je suis fou, mais je l’aime et je ne veux pas la donner à un autre. — Mais il voit le sourire de du Bois, qui lui dirait : — Je le savais bien. — Et puis, comment expliquer ce qui s’est passé ? Arolise lui pardonnerait-elle d’avoir été ainsi jouée ? D’ailleurs, il la hait, il faut qu’elle soit punie, qu’elle épouse du Bois, qu’elle soit malheureuse, qu’elle porte un nom ridicule ; les choses sont trop avancées, il n’y a plus moyen de reculer.

Par momens, il espère vaguement que leur plan ne réussira pas, qu’elle s’indignera contre du Bois, mais alors elle s’indignera aussi, et du moins autant, contre Louis. Malheureusement le plan n’est que trop bien fait, elle est tombée dans le piége, elle est dans l’île ; dans une heure, les invités vont arriver, ils savent par sa lettre que c’est pour leur présenter son mari. L’orgueil d’Arolise pourra-t-il jamais se résigner à leur dire qu’elle a été jouée, qu’elle épousait du Bois parce qu’elle lui croyait un beau nom et de la fortune, et que ce n’était que pour cela qu’elle l’épousait ? Elle est prise. Et il pensait au mariage, il pensait à Arolise dans les bras de cet imbécile du Bois, et il frémissait d’indignation. Jamais il ne se l’était représentée si belle, il se rappelle la lettre de Mélanie, il va la porter, la remettre lui-même ; il veut revoir Arolise, il saura quel effet sa présence produit sur elle.

Et il reprend son paradoxe : — Peut-être m’aimait-elle ? mais pouvait-elle épouser un misérable batelier ? Quelle est la femme du monde qui l’aurait fait ? — Et si elle épouse du Bois… — Devait-elle rester veuve toute sa vie, parce qu’elle avait rencontré par hasard un pauvre diable qui ne lui déplaisait pas, mais dont la condition ne lui permettait pas de penser à lui sans honte ? Décidément c’est lui qui a tort, c’est lui qui est fou et criminel. — Et sa vanité ne lui permet pas d’aller tout dire à du Bois. Et il va perdre Arolise, elle sera à du Bois. À cette pensée, sa haine se ranime : — Oui, elle sera à lui, et je l’accablerai de sarcasmes et de mépris.

Cependant il va porter la lettre, il veut la revoir, il veut qu’elle le voie ; il donne quelques coups d’aviron, puis s’arrête et se laisse aller à ses rêveries. Le temps se passe : trois ou quatre fois il se rapproche de l’île sans continuer son chemin ; mais il entend rouler des voitures, une s’arrête au bord de la rivière, en face de l’île, les autres la suivent. Les bateliers traversent pour aller prendre les personnes qui en descendent. Voici le grand coup qui va se jouer. Louis sent une sueur froide sur tout son corps ; il fait force de rames, il veut arriver avant eux, il veut entendre la révélation qu’il faut enfin que du Bois fasse à Mme de Liriau, pour qu’elle le présente à ses parens et à ses amis sous son véritable nom.

Pendant ce temps, un domestique est venu annoncer à du Bois, qui est assis avec Arolise dans un petit kiosque, que la société arrive, qu’on voit une des voitures descendre le chemin qui conduit à la rivière.

Déjà depuis une heure, du Bois prépare, non sans quelque anxiété, son coup de théâtre. Il a juré mille fois à Arolise qu’il l’aimait pour elle-même, qu’il l’aimerait de même si, au lieu d’être une femme du monde et une femme élégante, elle était une simple bergère. Il demande à Arolise si, de son côté, elle l’aime pour lui-même ; à quoi Arolise ne peut faire autrement que de répondre oui.

Il fait l’éloge de la retraite, de la médiocrité ; Arolise le laisse parler et regarde négligemment à travers les vitraux du kiosque. Après ce qu’a annoncé le domestique, du Bois voit qu’il n’y a plus à hésiter. Il demande à Arolise si elle pardonnerait une tromperie qu’il lui avait faite, entraîné par la passion invincible qu’elle lui avait inspirée ; mais il s’aperçoit qu’elle ne l’écoute pas, qu’elle est troublée ; elle a vu Louis qui rôdait dans l’île, elle craint qu’il ne vienne dans le kiosque.

— Monsieur de Wierstein, dit-elle à du Bois, voici un batelier qui vous cherche sans doute ; ne le laissez pas venir jusqu’ici.

Du Bois regarde ; il ne veut pas non plus que Louis parvienne jusqu’à Arolise. Il sort du kiosque. Louis lui parle bas, lui montre la lettre de Mélanie, en disant : — Il faut que je la lui remette, je l’ai promis à la nièce.

— Non, répond du Bois, je vais la lui donner ; c’est elle qui m’a dit de ne pas te laisser entrer dans le kiosque.

Il quitte Louis, retourne près de Mme de Liriau, et lui dit : Voici un mot que votre nièce a chargé un batelier de vous remettre.

— Monsieur de Wierstein, dit Arolise, dites à ce batelier de ne pas s’éloigner ; je ne veux pas qu’on nous trouve ainsi seuls encore.

Il ressort et dit à Louis : — Cela va bien ; j’allais lâcher le grand mot quand tu es arrivé. Cela n’ira pas si mal que je le craignais. Elle est déjà bien préparée. Ne t’éloigne pas ; elle ne veut pas qu’on la trouve seule avec moi.

Du Bois rentre et trouve Arolise pâle et tremblante. Il lui demande ce qu’elle a. Elle répond qu’elle n’a rien, ainsi que répond toute femme à pareille question. On entend des voix et des pas. Du Bois se jette aux genoux d’Arolise et lui dit : Pardonnez à ma passion, qui m’a fait vous tromper ; je ne m’appelle pas de Wierstein, mais du Bois. Je vous adore ; je passerai toute ma vie à me faire pardonner une innocente supercherie qui ne prouve que l’ardeur de ma passion pour vous.

— Ah ! monsieur, dit Arolise, c’est une horrible trahison, une épouvantable lâcheté !

— Voilà vos amis, allons au-devant d’eux ; nous ne pouvons attendre plus long-temps. Vous m’aimez : que vous importe que mon nom commence par une lettre ou par une autre ? D’ailleurs, comment reculer maintenant ? Pensez à l’effet que produirait un changement de détermination devant tout ce monde.

Arolise est toujours pâle, mais il y a dans ses yeux de la fièvre et de l’assurance. — Eh bien ! monsieur, dit-elle, allons au-devant d’eux.

Ils sortent du kiosque ; Louis les attend à la porte. Il est aussi pâle qu’Arolise, car du Bois lui fait signe que cela va bien. À ce moment, Mélanie et une douzaine de personnes conduites par un domestique débouchent d’une allée sombre. Arolise a quitté brusquement le bras de du Bois. Elle fait quelques pas au-devant des nouveaux venus et leur dit : — Permettez-moi d’abord de vous présenter un homme qui sera bientôt votre parent et, j’espère, votre ami, mon futur mari, M. Louis de Wierstein. — Elle se retourne, saisit la main de Louis, qui reste comme frappé de la foudre, et le présente aux arrivans.

J’ai dit que Louis était comme frappé de la foudre, il ne me reste pas de comparaison pour du Bois ; mais, si je ne sais de quoi le dire frappé, je puis dire qu’il était néanmoins fort accablé.

On s’empresse autour d’Arolise ; car, épuisée d’émotions, elle tombe sans connaissance dans les bras de Mélanie. Elle ne tarde pas à reprendre ses sens ; les uns attribuent l’accident à la chaleur ; Mélanie s’empresse de dire que sa tante n’a pas encore mangé de la journée : alors on ne s’étonne plus. Du Bois disparaît, et va attendre Wierstein dans un endroit où il le fait demander par un domestique. Il est furieux, il se croit joué par Louis. Louis lui affirme sur l’honneur son extrême innocence.

— Si tu ne m’as joué, dit du Bois, c’est que nous sommes joués tous les deux.

— Tais-toi, dit Wierstein, tais-toi, ne me réveille pas ; je suis le plus heureux des hommes.

— Pauvre garçon ! dit du Bois.

— Tu épouseras Mélanie.

— Moi ? jamais ! Je ne veux pas revoir Arolise, je vais voyager.

— Je te prête 20,000 francs pour ton voyage.

Pendant ce temps, Arolise, un instant seule avec Mélanie, lui disait :

— Ah ! ma chère enfant, tu m’as sauvée ; car je serais morte de honte et de désespoir si j’étais tombée dans cet horrible piége.

— Mais que pensera M. de Wierstein ? demanda Mélanie.

M. de Wierstein ! il s’occupe plus que moi de trouver à ma conduite des excuses et des explications. Mais déchirons ta lettre, ta chère lettre ; car, si jamais quelqu’un la trouvait, tout serait perdu.

Et Arolise déchira le billet de Mélanie où il n’y avait que ces mots :


« Chère tante, prenez garde à vous, on vous trompe ; il se passe quelque chose d’horrible que je ne puis deviner. L’homme qui est avec vous n’est pas M. de Wierstein. M. de Wierstein est le pêcheur Louis, je viens d’en acquérir la certitude, et il vous adore.

« Mélanie. »


Les morceaux de la lettre furent ramassés par Mélanie, qui alla les brûler.

Le soir Arolise dit à Louis :

— Comme je suis bonne, Louis, et comme il faut que je vous aime pour vous avoir pardonné l’affreux jeu que vous avez joué avec moi !

Louis lui baisa la main.

— Mais, dit-elle, est-ce que vous avez cru me tromper un moment ?

— Mais, dit Louis, qu’était-ce que la lettre de Mélanie ?

— Du papier blanc. Il fallait bien un prétexte pour que vous fussiez auprès de moi au moment nécessaire.

— Ah ! la petite nièce aussi m’a trompé.

— Vous le méritiez bien.

— Quand je pense que j’ai mis tant de temps à apporter cette lettre. Et si je n’étais pas arrivé à temps ?

— J’avais un autre moyen. Mais, à propos, je vous demanderai une complaisance, Louis.

— Ordonnez.

— Je ne veux plus voir M. du Bois ; le rôle qu’il a joué dans tout ceci est bas et odieux.

— Il part cette nuit pour un voyage.

Mélanie pleura toute la nuit. Par momens, elle se reprochait d’avoir trompé Louis ; mais il était si heureux !

C’était une partie de son bonheur à elle.

L’ame de feu Bressier s’envola, elle avait horreur d’Arolise.


Alphonse Karr.
(La dernière partie au prochain no.)
  1. Voyez la livraison du 1er  octobre.