FERNAND.

DERNIÈRE PARTIE.[1]

FERNAND DE PEVENEY À KARL STEIN.

Que faire ? que devenir ? Plus j’envisage ma position, moins j’y vois d’issue. Qu’est-ce donc que le cœur de l’homme ? Quel est ce sentiment égoïste et cruel qui m’arrache à ce que j’aime, me lie à ce que je hais et me perd pour se sauver lui-même ? Insensé et farouche honneur ! j’obéis à ta loi sans mérite ; je te maudis en te servant, et je t’abhorre en faisant tout pour toi.

Je t’écris hors de France. Quel voyage ! Deux misérables attachés à la même chaîne, condamnés à perpétuité l’un à l’autre ! On me dit que je suis en Suisse. Je ne sais ; que m’importe ? J’ai quitté pour jamais la patrie du bonheur. Encore, si je pouvais exhaler librement ma fureur et mon désespoir ! La bête fauve mord en rugissant les barreaux de sa cage ; mais moi, avec la mort dans l’ame, avec la rage dans le sang, je dois n’offrir aux regards inquiets qui m’observent qu’un visage heureux et souriant. Il faut que je respecte des susceptibilités toujours prêtes à s’effaroucher, et que je ménage un orgueil inflexible qui ne veut rien devoir à ma pitié. Est-ce un rêve ? n’est-ce point la folie ? C’est l’enfer et la damnation éternelle.

Oui, l’enfer, avec le souvenir du ciel ! Comme si ce n’était pas assez des tourmens que j’endure, le sentiment des félicités perdues en redouble encore l’horreur et l’amertume. J’entends la voix connue des anges qui m’appellent ; de quelque côté que je me tourne, je vois, au lointain horizon, les ombrages de Mondeberre et deux blondes têtes qui, du haut des tourelles, semblent épier l’heure de mon retour. Je suis maudit. Il y a des instans où je m’écrie que c’est impossible, que cet état ne saurait durer, qu’il est insensé de sacrifier ainsi sa vie tout entière ; mais je retombe bientôt découragé, comme le malheureux qui, en faisant le tour de son cachot, s’est assuré qu’il doit renoncer à tout espoir d’évasion.

Peux-tu bien te faire une idée du perpétuel tête-à-tête dans lequel nous traînons, Arabelle et moi, des jours qui sont autant de siècles ? Comprends-tu à quel point s’est vengé cet homme ? J’ai la conviction qu’avant de partir, il avait surpris ma lettre de rupture ; déjà les bruits du monde avaient éveillé ses soupçons ; cette lettre n’a pas été brûlée ainsi que le pense Arabelle. Quoi qu’il en soit, M. de Rouèvres doit être content de son œuvre. Il nous aurait enchaînés l’un à l’autre dans l’ardeur partagée d’une passion mutuelle, que la vengeance n’en eût été ni moins sûre, ni moins horrible. L’amour est libre et vit d’illusions ; lui ôter le prisme et la liberté, c’est en faire la plus morne des réalités, le plus odieux des esclavages. C’est ce qu’a fait cet homme. Il nous a chargés à la fois de liens et d’opprobre ; en nous condamnant à vivre face à face, il a voulu que nous ne pussions désormais nous regarder l’un l’autre sans rougir. Il nous a dépouillés de tout charme et de tout prestige ; il a flétri jusqu’au passé ; de deux amans il a fait deux forçats marqués par la main du bourreau. Telle est notre destinée. Nous allons sans but, au hasard, courbés sous le sentiment de notre commune déchéance, nous épuisant en vains efforts pour tromper l’ennui qui nous ronge.

Et toujours, et partout, une voix mystérieuse murmurant à mon cœur : Où vas-tu ? le bonheur est là, près de moi, qui t’attend !

II.

Parfois je me révolte et m’indigne contre moi-même ; je traite mes scrupules de faiblesse et de lâcheté. Est-il juste, après tout, que je porte la peine d’un égarement dont je n’ai pas été le complice ? Je me dis aussi que l’honneur ne fait pas à la haine un devoir de l’amour ; je me dis que je hais cette femme, que je ne lui dois rien que d’assurer sa destinée ; qu’elle ait donc à prendre ma fortune et qu’elle me rende ma liberté. Ah ! malheureux, plût au ciel qu’il en pût être ainsi ! Que ne m’est-il permis de la racheter, cette liberté que je pleure ! Je la paierais avec joie de tout ce que je possède en ce monde. J’irais vivre sous un toit de chaume, je gagnerais ma vie à la sueur de mon front, et je bénirais le Dieu qui m’aurait fait de si doux loisirs. Mais, ami, tu connais Arabelle ! C’est une ame fière et superbe avec laquelle il serait insensé de vouloir entrer en arrangement. Si l’honneur me fait une loi de ne lui point retirer mon appui, de son côté l’honneur lui commande de ne rien accepter que de mon amour. Ajoute qu’elle a toutes les exigences et toutes les susceptibilités que sa situation comporte, d’autant plus ombrageuse qu’elle est préoccupée sans cesse de l’idée de sa dépendance. Je n’ai pas le droit d’être distrait ou silencieux ; on commente mes regards, on mesure mes gestes, on pèse mes paroles. Qu’un nuage passe sur mon front, il s’en échappe aussitôt des orages que je dois m’efforcer de calmer. Combien de fois déjà m’a-t-elle offert, dans sa fierté blessée, de me délivrer de sa présence ! C’est moi qui suis obligé de la rassurer et de la retenir. Quel amour ne faudrait-il pas pour alléger un si rude labeur ! J’ai beau me dire que je suis le seul être ici-bas qui doive la juger avec quelque indulgence, j’ai beau me répéter que ce n’est point à moi qu’il appartient de la fouler aux pieds, et que c’est le moins qu’on pardonne aux erreurs de l’amour qu’on inspire ; c’est plus fort que moi, je la hais. D’ailleurs, sachons que l’amour n’a rien à voir en ces sortes d’union. N’est-il pas honteux que ce qu’il y a de plus beau sous le ciel serve de prétexte et d’excuse à de telles aberrations ? Quoi ! l’oubli de tous les devoirs, la folle exaltation de la tête et des sens, les dérèglemens d’une imagination sans frein, l’impudeur en plein vent, l’audace effrontée qui brave tout et que rien n’arrête, ce serait là l’amour, cette chose de Dieu ! Non, non, ce n’est pas ainsi que procède l’amour véritable, et c’est l’outrager que de mêler son nom à de pareilles aventures.

III.

Hier, à la fenêtre d’une auberge où nous étions depuis quelques heures, j’ai vu s’arrêter devant la porte une chaise de poste et Gustave P… en descendre. Tu le connais ; tu dois te souvenir de l’avoir entrevu çà et là dans le monde. J’ai couru à lui ; car, à quelque degré d’intimité qu’on soit l’un et l’autre, c’est toujours une grande joie de se rencontrer ainsi hors de la patrie commune. Il faut avoir quelque peu voyagé pour savoir quelle prompte fraternité s’établit, passé la frontière, entre gens du même pays. On se connaissait à peine sur le sol natal, on se trouve frères sur la terre étrangère. Bien donc qu’il n’eût jamais existé entre Gustave et moi que des relations simplement bienveillantes, nous nous sommes embrassés comme de vieux amis ; puis, les premiers transports apaisés, il m’a pris par la main et m’a présenté à une jeune et belle personne qui se tenait auprès de lui et que je n’avais pas remarquée. Je ne le savais pas marié ; je l’ai félicité de mon mieux. C’est qu’en effet sa femme est charmante : ils sont charmans tous deux. Je me suis assis à leur table, et nous avons causé. C’était la première fois depuis six semaines que j’échangeais librement mes sentimens et mes idées. Nous avons parlé de Paris, qu’ils ont quitté tout récemment ; en les écoutant, je me sentais renaître. Gustave ne m’a rien dit de son bonheur, mais ce bonheur rayonnait sur son front, et d’ailleurs sa jeune compagne en révélait plus par sa seule présence qu’il n’aurait pu lui-même en raconter. Ses cheveux sont blonds comme ceux d’Alice, et, quoique d’une beauté moins parfaite et moins poétique, elle m’apparaissait comme l’ombre gracieuse de la vierge de Mondeberre. Je ne sais par quel enchantement j’en vins à oublier, dans l’entretien de ces deux jeunes gens, le boulet que je traîne au pied ; toujours est-il que je l’oubliai. Je me crus libre, libre comme l’oiseau captif qui monte dans les plaines de l’air jusqu’à ce que l’oiseleur cruel tire le fil qui le fait retomber brusquement sur la terre. L’amour est généreux, le bonheur expansif : Gustave m’offrit de les accompagner, sa femme et lui, dans leurs excursions. J’acceptai étourdiment ; mais comme nous nous préparions à sortir, Arabelle entra dans la salle et vint à moi d’un air familier. Gustave reconnut Mme de Rouèvres. Il comprit tout ; il salua froidement Arabelle, prit sous son bras le bras de sa femme, et je les vis tous deux disparaître au détour du sentier.

La passion a des instincts qui ne la trompent pas : Arabelle devina sur-le-champ ce qui se passait en moi ; elle en fut irritée et jalouse. Rien ne révolte plus les ames qui vivent dans le trouble et dans le désordre que le tableau de ces chastes unions sanctifiées par l’ordre et le devoir, de même que rien n’exaspère les gens qui ne font rien comme de voir les gens qui travaillent. Arabelle essaya d’abord d’effacer dans mon cœur l’impression douloureuse ; elle voulut que le bonheur de ces deux jeunes gens pâlît et s’éclipsât devant le nôtre. Elle m’entraîna dans la montagne, et, me forçant à m’égarer avec elle sous les pins et sous les mélèzes, elle me récita, avec de nouvelles variantes, toutes les litanies de son implacable tendresse. Mais à tout ce qu’elle put dire je restai taciturne et sombre. Sa colère grondait sourdement ; je me sentais moi-même au bout de ma patience. Voyant qu’elle ne réussissait même pas à me distraire, Arabelle, poussée par l’envie, arriva, par je ne sais quels perfides détours, à se railler du jeune couple qu’elle n’avait fait qu’entrevoir. Je m’indignai de l’entendre outrager l’image des félicités que j’avais répudiées pour elle : il me sembla qu’elle insultait Mlle de Mondeberre. Mon sang bouillonnait dans mes veines ; pourtant je retenais encore la tempête déchaînée dans mon sein. Que te dirai-je ? la tempête éclata, et ce fut entre ces deux amans une scène d’emportemens et de violence, telle qu’on eût dit deux ennemis près de se déchirer l’un l’autre.

Et tandis que nous échangions à voix étouffée tout ce que la haine peut aiguiser et empoisonner de paroles, tandis qu’Arabelle se meurtrissait le front, tandis que moi, sombre et rugissant, je labourais et j’ensanglantais ma poitrine, sereine et recueillie, la nature se reposait des fatigues du jour ; on n’entendait que le bruit lointain des cascades ; la lune radieuse planait sur la cime des monts, et je vis, à la clarté de ses rayons d’argent, Gustave et sa femme qui marchaient à pas lents, amoureusement inclinés l’un vers l’autre : la jeune épouse était suspendue au bras du jeune époux comme la vigne en fleurs aux branches de l’ormeau ; tous deux se regardaient en silence et semblaient écouter le langage muet de leurs ames.

IV.

Nous étions assis l’un près de l’autre sur un tertre, au bord d’un abîme. Le jour tombait ; le site était sauvage. De noirs sapins entremêlés de hêtres prodigieux se dressaient au-dessus de nos têtes. Des quartiers de roc qu’on eût dits entassés par la main des géans, étalaient çà et là leurs masses sans verdure. Autour de nous pas un être vivant, rien qui révélât la trace d’un pas humain : vraie Thébaïde qu’eût aimée Salvator. Nous y étions arrivés à travers mille dangers, de bois en bois et de roche en roche, poussés moins par la curiosité que par l’instinct des cœurs malheureux qui se plaisent aux tableaux de la nature désolée. Au-dessous de nos pieds, un torrent mugissait dans le gouffre. Nous nous taisions. Je pensais à ma vie brisée, au bonheur perdu, à l’obstacle éternel, et, tout en songeant, je plongeais un avide regard dans l’abîme qui me fascinait. Arabelle en était si près, qu’il eût suffi d’un coup de vent pour l’y précipiter. Dieu seul nous regardait ; le gouffre était sans fond. J’eus peur ; je me jetai sur elle, je la pris dans mes bras, je l’emportai comme une bête fauve, et, quand je l’eus déposée sur le gazon, j’allai tomber à quelques pas, glacé d’horreur et d’épouvante.

Touchée de tant d’amour et de sollicitude, Arabelle baisa mes mains avec transport ; je priai Dieu, qui lit dans les ames, de m’absoudre et de me pardonner.

V.

Nous touchons à une crise inévitable. Quelle en sera l’issue ? Je l’ignore ; mais il n’est pas de chaîne qui, à force de se tendre, ne finisse par se briser. Nous en venons insensiblement à perdre vis-à-vis l’un de l’autre tout ménagement et toute retenue. Arabelle souffre ; une sombre inquiétude la mine et la consume. Sa passion s’aigrit, ma patience se lasse, notre humeur s’irrite, et nos relations s’enveniment. S’il n’est pas d’amour qui puisse résister à un tête-à-tête forcé, tu peux juger quelle intimité est la nôtre. Je m’observe et me domine encore, mais il m’échappe parfois, malgré mes efforts pour les retenir, des paroles qui jaillissent comme des éclairs et jettent dans le cœur d’Arabelle de soudaines et sinistres lueurs. L’infortunée se débat sous le sentiment de la réalité qui l’étreint. L’instinct de sa destinée la presse et l’enveloppe de toutes parts. Son martyre peut s’égaler au mien.


VI.

Ce que j’avais prévu est arrivé. Le choc a été terrible ; mais nous n’en sommes liés l’un à l’autre que par un nœud plus étroit et plus sûr. Ainsi parfois la foudre, dans ses effets capricieux, allie violemment les métaux le moins susceptibles de se combiner.

Déjà, depuis plusieurs jours, un orage s’amassait silencieusement dans nos cœurs. Hier soir, écrasée sous le poids de la journée ( depuis la veille nous n’avions pas, je crois, échangé deux paroles), Arabelle s’était jetée sur un lit de repos, tandis que moi, debout auprès de la croisée ouverte, je m’occupais à regarder dans la cour de l’auberge deux femmes qui venaient de descendre d’une berline de voyage. L’une, à la fleur de l’âge, mais pâle et l’air souffrant, grande et mince comme un roseau, s’appuyait languissamment sur l’autre, plus âgée, qui, l’observant d’un œil inquiet, la soutenait avec amour. C’étaient sans doute une mère et sa fille. La jeune personne était si frêle et si débile, qu’elle me parut près de défaillir. À peine, en effet, eut-elle fait quelques pas, qu’elle fut obligée de s’asseoir sur un banc de pierre. Elle y demeura plusieurs minutes à reprendre ses sens. Sa mère, assise auprès d’elle, la tenait appuyée sur son sein. Je les contemplais avec une vague émotion, sans chercher à me rendre compte ni du charme que j’y trouvais ni de l’attendrissement que je sentais me gagner peu à peu, quand tout à coup, à cette même fenêtre où j’étais, je vis la tête d’Arabelle se pencher auprès de la mienne. Soit que l’expression de mon visage trahit en cet instant la préoccupation de mon cœur, soit que la passion ait le don de seconde vue, soit enfin qu’Arabelle ne cherchât qu’un prétexte à ses emportemens, toujours est-il qu’à son insu peut-être elle comprit mieux que moi-même ce qui se passait en moi.

Elle m’arracha brusquement de la croisée, et, m’entraînant dans le fond de la chambre : — Qu’aviez-vous donc, me demanda-t-elle, à regarder ainsi ces deux femmes ? Vous caressiez, à coup sûr, une espérance ou un souvenir. — À ces mots, qui frappaient plus juste qu’elle ne le croyait sans doute, je me troublai, puis je m’irritai de voir que j’avais été surpris et deviné. En général, nous n’avons de pitié pour la jalousie que lorsque rien ne l’excuse et ne la justifie ; nous pardonnons volontiers à son aveuglement, jamais à sa clairvoyance. Je répliquai avec un sentiment de colère mal contenu ; Arabelle en conclut naturellement qu’elle avait touché, sans le savoir, l’endroit sensible de mon être. Ainsi engagée, la querelle alla croissant. Ce ne fut long-temps qu’une escarmouche de traits plus ou moins acérés, de paroles plus ou moins amères ; bientôt ce devint de part et d’autre une vraie furie. Au plus fort de la mêlée, Arabelle s’oublia jusqu’à me reprocher les sacrifices qu’elle m’avait faits ; je m’en tins d’abord à lui rappeler brutalement que ces sacrifices, je ne les avais pas sollicités. Elle persista dans ses récriminations et m’accabla de mépris et d’outrages. — Prenez garde ! m’écriai-je à plusieurs reprises ; prenez garde, Arabelle, vous jouez avec la foudre ! — Elle ne douta plus que je n’eusse un secret qui brûlait mon cœur et mes lèvres ; elle ne s’en montra que plus acharnée. — Arabelle !… m’écriai-je encore une fois d’une voix menaçante. — Parlez ! frappez ! s’écria-t-elle avec égarement. Je suis perdue, je le sais, je le sens ; ne me laissez pas plus long-temps languir. — J’essayai vainement de la calmer ; elle continua de m’aiguillonner et de me harceler avec une rage nouvelle. J’étais à bout. Il vint un instant où j’oubliai tous les engagemens que j’avais pris vis-à-vis d’elle, vis-à-vis de moi-même. Comme un homme qui tient entre ses mains une arme à feu, et qui, sans le vouloir, lâche, en se débattant, le coup qui doit donner la mort, je lui déchargeai mon secret dans le cœur. J’étais fou, j’étais ivre. Aux trop faciles sacrifices qu’elle s’était imposés pour moi, j’opposai sans pitié les renoncemens que je m’étais imposés pour elle ; j’abattis l’orgueil de la passion sous l’orgueil du devoir ; je racontai avec une complaisance cruelle les félicités au milieu desquelles elle était venue me surprendre, l’avenir qu’elle avait ruiné de fond en comble, les joies que j’avais abjurées pour la suivre. Tandis que je parlais, je la voyais devant moi, debout, pâle, immobile, écoutant avec la volupté du désespoir, s’abreuvant à longs traits du poison que je lui versais. Je voulais m’arrêter, mais j’étais emporté comme par des ailes de flamme. Enfin, quand j’eus tout dit, pareil au meurtrier qui s’enfuit après avoir plongé et retourné le poignard dans le flanc de sa victime, je m’élançai hors de la chambre, je traversai le village comme un insensé, et me jetai dans la montagne. Je courus long-temps sans savoir où j’allais. Un instinctif effroi me ramena auprès d’Arabelle. Je retrouvai désert l’appartement où je l’avais laissée. Je pris sur une table une lettre pliée à la hâte : c’étaient seulement quelques lignes qui me disaient un éternel adieu et me rendaient à la liberté. Ami, ce moment fut court, mais enivrant. Je poussai un cri de joie sauvage, et j’aspirai l’air à pleins poumons.

— Libre ! libre enfin !

— Non, malheureux, s’écria tout à coup une voix implacable, non, tu n’as pas le droit de l’accepter, cette liberté qu’on te rend ! Rattache tes fers, misérable !

La pensée est prompte comme l’éclair. Je me rappelai ce que j’avais oublié dans un transport de folle ivresse ; je me souvins que cette femme s’était fermé toutes les portes pour venir frapper à la mienne, et que, privée de moi, l’infortunée n’avait que le suicide pour refuge. Je me demandai si sa mort me serait moins lourde à porter que sa vie. En même temps ma conscience exaltée souleva contre moi toutes les tentations, tous les souhaits criminels qui s’étaient glissés, souvent à mon insu, dans les replis ténébreux de mon cœur. Ces réflexions furent si rapides, qu’en moins d’une seconde le cri de délivrance que j’avais poussé se changea brusquement en un cri d’épouvante. Je m’informai de la direction qu’avait prise Arabelle en sortant ; je me précipitai sur ses traces. La terreur, la pitié, le remords, étouffaient en moi la voix de la haine, et jusqu’au sentiment de ma propre infortune ; je n’étais plus qu’un amant éploré courant après sa maîtresse infidèle. J’interrogeais tous les passans que je rencontrais sur ma route ; je prêtais l’oreille à tous les bruits ; mon regard plongeait dans tous les abîmes ; je criais le nom d’Arabelle à tous les échos. Je m’arrêtais, j’écoutais, je reprenais ma course haletante. La nuit me surprit, une nuit sombre, sans lune et sans étoiles. J’allais toujours. — Arabelle ! Arabelle ! — Rien ne me répondait que les plaintes du vent, qui me faisaient parfois tressaillir et glaçaient mon sang dans mes veines. Je venais de m’asseoir, désespéré, quand j’aperçus à peu de distance une lumière qui brillait à travers les arbres. J’y courus : des chiens aboyèrent à mon approche. C’était une pauvre cabane adossée contre la montagne. Je poussai la porte, j’entrai et je vis, près d’un feu de pommes de pin qu’on avait allumé pour la réchauffer, une femme accroupie, les cheveux épars, le visage meurtri : c’était elle. Des pâtres l’avaient recueillie demi-morte sur le bord d’un sentier. Dans ma joie de la retrouver vivante, j’allai m’agenouiller à ses pieds, je l’enlaçai de mes bras ; comme autrefois, je l’appelai des noms les plus tendres. Elle, cependant, ses grands yeux attachés sur moi avec cette fixité du regard particulière à la folie, ne répondait à mes paroles que par un doux sourire étonné, mille fois plus effrayant que les emportemens de la colère. Je la crus folle, je me crus moi-même près de perdre la raison. — Parle-moi ! réponds-moi ! m’écriai-je avec désespoir. C’est moi, c’est Fernand qui t’aime ! — À ces mots, passant une main sur son front, de l’air d’une personne qui cherche à se ressouvenir, elle resta quelques instans à m’examiner avec inquiétude ; puis tout d’un coup ses traits se contractèrent, un cri terrible sortit de sa poitrine, elle s’arracha de mes bras, et tomba raide sur le carreau.

Je la relevai et la portai au grand air. Le froid de la nuit la réveilla. Je l’avais déposée sur l’herbe et je réchauffais ses mains glacées sous mes baisers. Revenue à elle, son premier mouvement fut de s’enfuir ; je la retins par une étreinte passionnée. — Fernand, vous m’avez tuée, me dit-elle. Je ne vous en veux pas ; seulement que n’avez-vous parlé plus tôt ? Rien ne vous était plus aisé que de vous délivrer de moi ; mon intention n’a jamais été de m’imposer à vous, d’être une charge dans votre existence, un obstacle à votre bonheur. Je ne voulais que votre amour ; je le sentais m’échapper, mais j’espérais le ressaisir. J’ignorais qu’il fut à une autre. Vous êtes libre. Retournez vers cette fille que vous aimez, et laissez-moi mourir en paix. Soyez heureux, et que mon souvenir n’importune point votre joie. — Elle parla long-temps ainsi, sans reproches, sans amertume, avec une résignation touchante, s’excusant d’avoir troublé ma destinée et me suppliant de lui pardonner. — Vous vivrez ! vous vivrez ! m’écriai-je. Et je me mis à retirer une à une les flèches empoisonnées que je lui avais décochées dans le sein ; j’appliquai mes lèvres à ses blessures pour en extraire le venin mortel. Je rétractai toutes les paroles qui m’étaient échappées quelques heures auparavant. Devait-elle en croire les révoltes et les transports d’une ame violente et d’un caractère irascible ? Je m’efforçai de lui prouver que ce n’avait été qu’un jeu cruel ; je m’écriai que je l’aimais, que je n’aimais qu’elle, et qu’elle était ma vie tout entière. Et, chose étrange, j’étais de bonne foi. En cherchant à l’abuser pour la sauver, comme un acteur qui, à force de chaleur et d’entraînement, arrive à s’identifier avec son rôle et finit par se croire le personnage qu’il représente, j’étais parvenu à me tromper moi-même. J’oubliai tout et m’abandonnai naïvement aux sentimens que j’exprimais. Arabelle m’écoutait d’un air incrédule, et repoussait tous mes discours. Sa résistance acheva de m’exalter. Un instant, je m’interrompis pour la regarder à la lueur de la lune qui venait de percer les nuages. Pâle, échevelée, les mains jointes, à demi pliée sur elle-même, dans l’attitude de la Madeleine éplorée, elle était belle : je me surpris à l’admirer comme si je la voyais pour la première fois. Le silence, la nuit, la solitude, la majesté des cimes alpestres qui servaient de cadre au tableau, cette blanche lune qui nous baignait de ses molles clartés, cette fière beauté qui voulait mourir, ces vêtemens en désordre, ces sanglots étouffés, ce beau sein gonflé de larmes et de soupirs, tout fut complice du trouble de mon cœur. Je la ramenai persuadée et soumise. Mais déjà mon ivresse était dissipée, et, tandis que je la sentais à mon bras légère et joyeuse, je marchais morne et sombre, maudissant ma victoire, honteux de ma méprise, et me disant que cette femme avait été bien prompte et bien facile à se laisser convaincre.

Ne m’accuse pas, aie pitié des contradictions d’un cœur malheureux qui ne se connaît pas lui-même. Écris-moi à Milan, où nous allons passer l’hiver.

KARL STEIN À FERNAND DE PEVENEY.

Je t’aime et je te plains. Je vous plains l’un et l’autre, car le sort d’Arabelle ne me semble pas moins affreux que le tien. Je plains surtout les deux aimables créatures qui, pour t’avoir ouvert leur vie comme un port, ont reçu le contre-coup de l’orage qui t’a foudroyé. C’est une pitié, c’est un meurtre d’entraîner ainsi dans les désastres de la passion des existences dont le cours n’a jamais réfléchi qu’un ciel pur et des bords paisibles.

Je ne suis préoccupé que de toi ; je sonde ta position, je la creuse en tous sens pour voir s’il ne te reste pas quelque moyen d’évasion et de fuite. Soins inutiles ! l’honneur est ton geôlier, et je ne saurais prendre sur moi de te conseiller une lâcheté. Seulement, quand je vois de pareilles extravagances envahir la place des devoirs sérieux, je ne saurais m’empêcher d’en être révolté. Voilà pourtant ce qu’à force d’en exagérer l’importance, notre époque aura fait de l’amour ! Voilà le résultat de toutes ces belles doctrines qui, à force d’exalter la passion, ont attaché des poids de cent livres aux ailes de la fantaisie, et fait d’un épisode l’histoire de la vie tout entière, c’est-à-dire d’une distraction une tâche, et d’un passe-temps un martyre ! Et puis nous avons la prétention d’avoir divinisé l’amour ! Il est très vrai que nos pères s’y prenaient autrement ; en aimaient-ils moins bien ? Je ne le pense pas.

Rien de nouveau dans ce Paris. Les voitures y roulent, les théâtres y jouent, et le soleil s’y lève absolument comme si tu étais le plus libre et le plus heureux des hommes. Dans ce groupe d’oisifs, de sots et de méchans qui s’appelle modestement le monde, on s’est occupé, huit jours durant, de ton aventure. Qu’a-t-on dit ? que n’a-t-on pas dit ? Je te fais grace des suppositions et des commentaires. Les uns t’ont blâmé, les autres t’ont plaint ; il s’est trouvé des gens pour envier ton bonheur. Les femmes ont été sans pitié pour Arabelle. C’était inévitable : les femmes n’ont d’indulgence entre elles que pour les faiblesses cachées ; elles redoutent le bruit comme un traître et l’éclat comme un dénonciateur. M. de Rouèvres n’a point reparu ; son hôtel est désert et fermé. On s’épuise encore à cette heure en conjectures sur sa disparition. Ceux-ci présument qu’il est allé prendre du service en Espagne ; ceux-là, qu’il voyage en Orient ; d’autres, qu’il se bat en Afrique. Ce qu’il y a de certain, c’est qu’ici nul n’en sait là-dessus plus long que moi, qui n’en sais rien.

Que puis-je pour toi ? Dis un mot. Mon amitié souffre de son repos et s’indigne de son impuissance.

FERNAND DE PEVENEY À KARL STEIN.

Tu ne peux rien pour ma délivrance, mais tu peux me faire passer une fleur à travers les barreaux de ma fenêtre. Ami, puisque tu m’aimes et que tu m’es dévoué, aie pitié d’une fantaisie de mon cœur. Si rien ne t’empêche et ne te retient, prends la poste, et va passer quelques jours à Peveney. La lettre ci-jointe t’ouvrira la porte de mon petit manoir et t’y installera en maître. Ce voyage te plaira. Ma Bretagne, belle en toute saison, est belle surtout vers la fin de l’automne. Peut-être aussi te sera-t-il doux de connaître les lieux où j’ai vécu, de vivre où je m’étais promis de vieillir en paix au sein du bonheur. Il est impossible que tu ne trouves pas quelque charme à visiter le nid de mes rêves envolés. Le coin de terre qui nous parle d’un être aimé en dit plus à notre ame que tous les monumens consacrés par l’histoire. Quoi qu’il t’en semble, prête-toi avec bonté aux enfantillages d’un esprit chagrin. Tu dessines un peu, n’est-ce pas ? Le soir, avant la tombée de la nuit, suis le chemin qui mène à Mondeberre ; rôde discrètement autour du parc ; tâche d’apercevoir, par quelque éclaircie du feuillage, une jeune et blonde figure : si tu la vois, saisis ses traits au vol, et fixe-les sur un feuillet de ton album. Ajoutes-y un croquis du château, et glisse le tout sous l’enveloppe d’une lettre que tu m’écriras dans ma chambre, près de la croisée, à cette même place où je t’écrivais autrefois. Achève avec la plume l’œuvre de ton crayon. Ne néglige rien, n’omets pas un détail. Que cette lettre apporte à l’exilé tous les parfums, tous les reflets, tous les échos de la patrie lointaine !

KARL STEIN À FERNAND DE PEVENEY.

Je t’écris dans ta chambre, à la lueur de ta lampe, les pieds dans tes pantoufles. Mais reprenons les choses de plus loin. Tu veux des détails, en voici.

Le jour même où je reçus ta lettre qui m’enjoignait de partir, je partis. À Clisson, je me fis indiquer la route de Peveney, et me pris à suivre un sentier qui remonte le cours d’une rivière plus poétique en ses détours que ne le fut jamais le Méandre. Après deux petites heures de marche, j’aperçus, à mi-côte, dominant une riche vallée et se mirant dans le cristal de l’onde, un joli castel que je reconnus aussitôt. J’entrai par la grille du jardin, et présentai ma lettre d’introduction à tes gens. Je soupai, fis un tour de jardin, et m’allai coucher. Tes dahlias sont magnifiques, et ton vin de Bordeaux est exquis.

Le lendemain, je me levai, sinon avec l’aurore, du moins assez tôt pour ne pas laisser refroidir le déjeuner qu’on venait de servir. Une fois à table, je ne pus m’empêcher d’admirer ce que je n’avais pas songé à remarquer la veille, l’élégance du service et la perspective enchantée que m’ouvrait, en guise de fenêtre, une glace sans tain sur la vallée et sur les coteaux. J’aime à voir ainsi, par une heureuse disposition, le paysage et la salle à manger se prêter des graces mutuelles. Les vins en ont plus de parfum, la nature en paraît plus belle. Mais elle est triste au cœur de l’hôte, l’hospitalité à laquelle il ne manque rien que la présence de celui qui la donne ; je me disais : — Que n’est-il là ! — et je me sentais près de pleurer.

Je passai cette journée à visiter ton manoir. Je devinai dans son étui de serge verte le fusil qui effraya si fort Mlle de Mondeberre enfant. Je restai long-temps à promener mes regards autour de la chambre où s’est noué si fatalement le nœud qui t’étouffe. Pauvre et cher garçon ! c’est là que s’est livrée ta bataille de Waterloo. Il m’a semblé voir gisant sur le parquet les ailes mutilées de tes rêves et de tes espérances. Mais, ami, tu ne m’avais pas assez vanté les délices de ton ermitage : tout m’y ravit, si ce n’est ton absence. Puissent l’amour et le bonheur t’y ramener un jour, cher Fernand !

Sur le soir, fidèle à ma mission, je pris mes crayons, mon album, et, suivi de tes chiens, je m’enfonçai dans un sentier que je savais devoir me conduire où ton ame habite. Malheureusement, je n’avais pu calculer la distance, et la nuit descendait déjà des coteaux dans la plaine, que je n’étais point encore arrivé au but de mon expédition. J’entrevis le château dans l’ombre. Après avoir longé un mur d’enceinte, je trouvai cette petite porte dont tu m’as tant de fois parlé. Je me décidai à l’entr’ouvrir furtivement, non sans émotion ; mais je m’esquivai aussitôt, en entendant un bruit de pas sur les feuilles sèches.

Le lendemain, c’était hier, jour aux aventures ! Je m’étais éveillé de grand matin, avec la fervente intention de voir lever l’aurore, que je n’avais vue de ma vie que sur les toiles de l’Opéra. J’en avais lu tant de descriptions chez les poètes, que j’étais résolu à profiter de mon séjour à la campagne pour savoir, une fois pour toutes, à quoi m’en tenir là-dessus. Donc, à l’aube naissante, je me jetai à bas du lit et courus à la fenêtre. Le ciel, la vallée, les coteaux, tout, jusqu’à ton jardin, nageait pêle-mêle dans un épais brouillard, et je ne distinguai dans ce chaos que ton palefrenier qui étrillait un cheval à la porte de l’écurie. Je regagnai ma couche avec empressement, et, quand je me relevai, le soleil avait conquis le ciel ; de la brume qui l’enveloppait quelques heures auparavant, il ne restait qu’une blanche vapeur qui flottait sur le vallon comme une gaze transparente.

J’aime la campagne modérément. Les romanciers en ont fait un tel abus, qu’ils l’ont dépouillée, à mes yeux, de son plus doux charme. Jean-Jacques Rousseau, qui fut un grand peintre de la nature, parce qu’il aimait la nature et qu’il vivait intimement avec elle, a créé une école de rapins et de barbouilleurs qui se sont rués dans son domaine, et n’ont manqué, pour se l’approprier, que d’amour et d’intelligence. Je n’aperçois le paysage qu’à travers les fausses couleurs dont ils l’ont chargé. La brise me récite leurs mauvaises phrases, et la fauvette me chante leurs méchans vers. C’est pourquoi je n’étais pas aux champs depuis deux jours que déjà j’en avais assez. Ajoute que cette maison déserte, qui ne me parle que de toi, est un tombeau où, au bout de vingt-quatre heures, je me sentais dépérir de tristesse et d’ennui. Il me semblait que tes meubles et tes lambris, étonnés de me voir à ta place, me regardaient d’un air sournois. Après déjeuner, je me demandai avec quelque inquiétude comment j’arriverais au soir, car je ne suis pas homme à m’égarer en molles rêveries sur le bord des ruisseaux. Tandis que je me consultais sur l’emploi de ma journée, je me souvins du cheval qu’en cherchant à découvrir les coursiers de l’Aurore, j’avais vu étriller à la porte de l’écurie. J’allai le visiter. J’aime les chevaux, quoique n’en usant pas. Celui-ci, bien qu’élégant et fier, me parut doux et facile à mener. Ton palefrenier m’ayant assuré que c’était un agneau, j’eus la fantaisie de le monter et de pousser jusqu’à Clisson, que je n’avais fait qu’entrevoir. Ce fut l’affaire d’un instant. On selle, on bride Ramponneau ; je mets le pied à l’étrier, et je pars, escorté de la meute joyeuse.

D’abord tout va bien. Ramponneau s’avance au pas relevé, à la fois docile et superbe. Je ne reviens pas de mon aisance ; j’admire mon adresse, je me crois du sang des Lapithes ou des Centaures. Cependant, au détour du sentier, voici que maître Ramponneau, plein d’une ardeur depuis long-temps oisive, et ne reconnaissant pas le poids accoutumé, se livre à de légers exercices moins rassurans que pittoresques ; ce que voyant, je n’imagine rien de mieux que de tirer à moi la bride de toute la force de mes deux poignets. Ramponneau se cabre, tourne sur lui-même, se dresse sur ses jarrets de derrière, retombe sur ses pieds de devant, et s’élance au triple galop, encore excité par les chiens qui bondissent autour de lui en aboyant comme des forcenés. Nous allons comme l’ouragan, franchissant haies, fossés et barrières. Je vois les arbres fuir comme des ombres, et le sentier se dévider comme un écheveau. C’est Mazeppa lancé dans les steppes de l’Ukraine. Enfin, après vingt minutes de course au clocher, homme et cheval, l’un portant l’autre, nous nous précipitons, par une porte ouverte, dans une cour qui retentit aussitôt des aboiemens des chiens, qui s’y jettent à notre suite. C’est un abominable vacarme. Ramponneau bat le pavé, hennit et renifle : les chiens du logis que nous venons d’envahir mêlent leurs voix aux concerts de ta meute, tandis que moi, toujours en selle et tout étourdi, je cherche à me remettre d’une alarme si chaude.

C’est là qu’en sont les choses, lorsque j’entends le bruit d’une fenêtre qui s’ouvre au-dessus de ma tête. Je lève les yeux et j’entrevois une figure qui disparaît pour venir à moi. C’est une femme belle encore, au noble maintien, au grave et doux visage. En l’apercevant, j’ai mis pied à terre. Elle s’avance, les traits épanouis et la bouche souriante. Je crois démêler que je suis l’objet d’une méprise. En effet, à quelques pas de moi, elle s’arrête, pâlit et se trouble. J’en fais autant de mon côté ; je la salue gauchement, et nous restons à nous regarder l’un l’autre avec embarras. Je ne sais que dire ni qu’imaginer, lorsqu’en cherchant au ciel une inspiration, je découvre à travers une vitre un jeune et blond visage qui m’observe avec curiosité. C’est un éclair. Je comprends tout. Ramponneau m’a conduit à mon insu dans la cour d’un château dont tu lui as appris le chemin ; cette femme, c’est Mme de Mondeberre ; ce blond visage, c’est Alice ; moi, je suis le rayon éteint d’une espérance évanouie.

Quand tout fut expliqué et que j’eus prié Mme de Mondeberre d’agréer mes excuses, je voulus me retirer ; mais la châtelaine me retint. — Vous êtes l’ami de M. de Peveney, me dit-elle ; permettez que je profite du hasard qui vous a conduit près de moi. D’ailleurs, vous êtes mon prisonnier, ajouta-t-elle en souriant. — Tu penses bien que je ne résistai guère à tant de grace et de prévenance. Je dînai au château et ne retournai à Peveney que le soir.

Ami, j’ai passé là quelques heures que je n’oublierai de ma vie. Je voudrais te parler des deux anges, mais je n’ose, car je craindrais d’irriter tes douleurs et de redoubler tes regrets. Je sens pourtant qu’il faut que je réponde à toutes les questions que m’adresse ton cœur impatient.

Mlle de Mondeberre m’a paru grave, triste et fière. Elle était vêtue d’une robe de soie grise montante, pareille à une amazone, moins la jupe traînante ; la torsade d’un tablier de moire noire entourait sa taille élégante et souple ; elle portait un col blanc et plat tout uni avec des manchettes également unies et plates, relevées sur le poignet et découvrant l’aristocratique blancheur d’une main fine et alongée. Ses cheveux blonds, magnifiquement tordus et noués derrière la tête, se rabaissaient sur son front en bandeaux légèrement renflés vers les tempes. Un brodequin de coutil gris pressait son pied étroit et cambré. À la façon dont elle m’a reçu, j’ai cru comprendre que Mlle de Mondeberre m’en voulait secrètement de ne pas être un autre que moi-même. Elle n’a pas prononcé ton nom, et chaque fois qu’il a été question de toi, elle est restée impassible et muette. D’ailleurs, Mme de Mondeberre ne m’a parlé de toi qu’avec une excessive réserve ; j’y mettais moi-même une discrétion qu’il te sera bien aisé d’imaginer : de sorte que l’unique pensée de nos trois cœurs fut en apparence ce qui nous préoccupa le moins. Quand nous nous mîmes à table, je devinai le regard d’Alice qui te cherchait à ta place vide. Après dîner, M. Gaston de B… l’ayant priée de se mettre au piano, elle s’en défendit en disant qu’elle n’avait joué ni chanté depuis près de trois mois. Le cousin ayant insisté, de guerre lasse Mlle de Mondeberre essaya de chanter en s’accompagnant ; mais, au bout de quelques mesures, elle s’interrompit brusquement, se leva, et revint s’asseoir près de sa mère, qui la pressa contre son sein avec une expression de tendresse indicible. Ce sont deux ames qui s’entendent et se comprennent en silence.

M. de B… ayant pris à part Mme de Mondeberre pour s’entretenir avec elle, je restai près d’un quart d’heure en tête à tête avec Alice. Je réussis à l’apprivoiser. Tout en causant, je feuilletais un des albums qui couvraient la table du salon ; j’y trouvai, sur un coin de carton de Bristol, un petit dessin signé du nom d’Alice et représentant le château de Mondeberre vu du côté de la prairie. J’amenai doucement la belle enfant à me l’offrir comme un souvenir de la gracieuse hospitalité de sa mère, et je la priai d’accepter en échange un croquis de Decamps que j’avais dans mon portefeuille. Le reste de la soirée fut employé à visiter les lieux que j’avais appris à aimer longtemps avant de les connaître. Toutefois, je dois convenir que la fraîcheur de la soirée nuisit quelque peu à la sincérité de mes émotions. Entre neuf et dix heures, je me retirai en compagnie de M. de B…, qui fit route avec moi jusqu’à Peveney. Quelque bien que tu m’aies écrit de ce gentilhomme un soir que tu venais de découvrir avec enthousiasme qu’il ne pouvait épouser sa cousine sous peine de bigamie, quelque estime que je fasse de lui d’ailleurs, je ne saurais pourtant m’empêcher de reconnaître que M. de B… possède un des défauts (à moins que ce ne soit une qualité) les plus antipathiques à ma froide nature. C’est un cœur banal, un esprit indiscret, une ame en plein vent. Pareils aux vases fêlés qui ne peuvent rien garder, il est des hommes dont la vie est un épanchement perpétuel ; leur confiance est à qui les écoute. En dix minutes, on fait plus de chemin dans leur intimité qu’en dix ans dans une affection véritable. Ils se livrent à tous sans discernement et s’en vont de porte en porte racontant de droite et de gauche leurs affaires et celles de leurs voisins, si bien que les connaissances d’un jour s’étonnent de jouir auprès d’eux de tous les priviléges d’une ancienne amitié, tandis que l’amitié s’indigne de se voir prostituée au premier étranger qui passe. Je n’aime pas ces hommes-là, et M. de B… en est un. Nous n’avions pas gagné le sentier du bord de l’eau qu’il m’appelait son cher ami et me prouvait que ce n’était pas un vain titre. À peine étions-nous à un quart de lieue du château qu’il s’occupait déjà de m’en dévoiler les mystères. Ainsi j’ai dû entendre tout au long l’histoire de la châtelaine depuis la mort de son mari ; sa résolution de vivre dans la retraite et d’y élever son enfant, les démarches infructueuses de sa famille pour l’en arracher, son refus constant de se remarier, tout ce gracieux poème que je savais déjà, M. de B… me l’a chanté en prose médiocrement poétique. Cet homme n’a rien compris de ce qu’il y a de charmant dans la vie de cette chaste veuve qui s’enferme à vingt ans pour vieillir fidèle à l’époux qui n’est plus et se vouer tout entière à l’unique fruit d’un amour que la mort a fait éternel. M. de B… n’a vu dans ce veuvage obstiné qu’une bizarrerie de caractère qu’il ne se charge pas d’expliquer. Je ne sais rien de plus désenchantant que de soumettre à un examen un peu sérieux la plupart de ces hommes qu’on appelle des gens du monde. On se laisse volontiers prendre à la grace de leurs manières ; mais qu’on s’avise de gratter la couche brillante du vernis qui les couvre, on est tout surpris de ne trouver dessous que le métal le plus vulgaire.

Pour en revenir aux indiscrétions du beau cousin, en voici quelques-unes qui t’intéresseront peut-être. Depuis deux ou trois mois, l’humeur, le caractère et la santé de Mlle de Mondeberre se sont visiblement altérés. M. Gaston de B…, profond observateur et merveilleux psychologiste, assure qu’il faut marier cette enfant. Il tourmente Mme de Mondeberre pour qu’elle se décide à conduire sa fille dans le monde ; mais la fille ne paraît pas s’en soucier non plus que la mère. Quoi qu’il en soit, Gaston s’est mis en tête qu’il marierait sa jolie cousine. Il ne se passe point de semaine qu’il n’aille une ou deux fois au château proposer ou indiquer à Mme de Mondeberre quelque nouveau parti pour Alice. Malheureusement Alice a déclaré qu’elle ne voulait pas voir l’ombre d’un prétendant, et, de son côté, Mme de Mondeberre ne montre nul empressement à connaître le bois dont on fait les gendres. M. de B… ne se lasse point de revenir à la charge, bien qu’on lui réponde chaque fois : « Cousin, que voulez-vous ? nous sommes heureuses ainsi ; allez porter vos maris ailleurs. »

Ne voulant point partir sans prendre congé des deux anges, je suis retourné aujourd’hui au château. Ma visite a été courte. Il n’a guère été question de toi, mais Mlle de Mondeberre a caressé tes chiens et flatté de sa main l’encolure de ton cheval. Tu trouveras ci-joint, avec le dessin d’Alice, un croquis à la mine de plomb que j’ai tracé de souvenir, d’après sa personne. La ressemblance est à peine indiquée ; ton cœur l’achèvera.

Bionda testa, occhi azzurri, e bruno ciglio.

J’ajoute à cet envoi un brin de bruyère rose qui s’est détaché d’un bouquet qu’en causant hier avec moi, Mlle de Mondeberre mordillait et broutait comme une biche. Je n’ai jamais donné pour ma part dans ces faiblesses du sentiment ; mais je les respecte et les sers au besoin.

Ma mission est remplie. Je pars demain au point du jour ; j’ai hâte de revoir mon ruisseau de la rue du Bac. Adieu, ami ; je n’ose ni ne dois te conseiller l’espérance. Cependant ta place est gardée, et la voix mystérieuse qui te poursuit dit vrai : Le bonheur est ici, qui t’attend.

i. — FERNAND DE PEVENEY À KARL STEIN.

Tu l’as vue ! elle t’a parlé ! tu as entendu sa voix ! tu as respiré l’air qu’elle respire ! tu as visité les lieux qu’elle habite ! Hélas ! il n’est que moi qui sois privé de ce bonheur. J’ai baisé ta lettre et les trésors qu’elle enfermait. Sois béni mille fois, le meilleur et le plus dévoué des amis ! Je te dois d’avoir senti tomber sur mon cœur brûlant et desséché une goutte de rosée céleste.

Nous sommes venus à Milan avec l’intention d’y passer l’hiver : l’hiver s’achève à peine, et nous partons demain. Milan est une ville française. Je ne saurais y faire un pas sans rencontrer quelque figure de connaissance. Je n’ai pas le courage d’affronter plus long-temps les regards indiscrets et les sourires équivoques. Hier, j’errais seul autour du Dôme, quand j’ai rencontré le jeune comte de G…, qui, m’ayant aperçu la veille avec Mme de Rouèvres au bras, a cru devoir me complimenter : je l’aurais volontiers souffleté. Arabelle, de son côté, est exposée à rencontrer chaque jour des femmes qui se détournent en la voyant ou refusent de la reconnaître. La passion heureuse se rit de pareils outrages qui ne la touchent point ; mais aussitôt qu’elle n’est plus exaltée par le sentiment du bonheur, elle en est profondément blessée. Arabelle, qui avait commencé par faire si bon marché de l’opinion, souffre et s’indigne toutes les fois qu’elle croit remarquer que l’opinion la condamne et la réprouve. Elle vit dans une irritation perpétuelle contre cette société qu’elle avait défiée de l’atteindre. Dévorée de je ne sais quel besoin posthume de considération qu’en secret elle ne me pardonne pas de ne point satisfaire, elle supporte impatiemment l’état de réclusion que notre position nous impose ; elle se révolte à l’idée qu’elle n’est ni recherchée ni honorée à l’égal des autres femmes qui, n’ayant point abjuré leurs devoirs, ont conservé leurs priviléges ; elle qui n’a pas été à la peine s’étonne de n’être pas à la récompense. C’est tout un nouvel ordre de douleurs, de querelles et d’humiliations que je n’avais pas soupçonnées jusqu’ici et que me réservait le séjour des cités. J’ai signifié tout d’abord à Mme de Rouèvres que je ne consentirais jamais à la présenter nulle part comme ma femme, et que j’étais décidé à vivre, comme par le passé, dans une solitude absolue. De là des récriminations sans fin. À l’entendre, je la séquestre et la mets au ban du monde. Je reçus, l’autre jour, une lettre d’invitation personnelle pour un bal à la légation de France. Malgré tous mes soins pour la lui cacher, cette lettre tomba dans les mains d’Arabelle, qui, se voyant frappée d’exclusion, cacha mal le dépit qu’elle en ressentait. Je m’empressai de déclarer que je n’irais point à cette fête ; mais, soit qu’elle voulût m’éprouver, soit qu’elle se piquât de générosité, elle me supplia d’y aller. Elle y mit tant d’insistance, que je m’habillai et partis. Je n’avais, à vrai dire, nulle envie d’assister à ce bal, bien que ce fût une occasion de jouer, pour une heure ou deux, à la liberté. Quand je rentrai, je retrouvai Arabelle en larmes, la jalousie au cœur, le reproche à la bouche. Ces scènes m’épuisent : j’ai perdu l’énergie sauvage qui me soutenait. Arabelle est elle-même au bout de ses forces. Elle dépérit visiblement ; ce matin, j’ai été frappé de la pâleur de son front et de l’amaigrissement de ses traits. Comme tous les malheureux qui espèrent, en changeant de lieux, changer de destinée, et croient que le bonheur les attend partout où ils ne sont pas, elle me presse de partir ; nous partons pour Venise. Adieu.

II.

Il s’est trouvé que le consul de France à Venise est un M. de C…, parent et ami du comte de Rouèvres. À peine arrivés, nous avons pris, comme deux proscrits, la route de Florence, où nous nous rendons à petites journées. Notre vie est plus calme ; cependant tel est l’ennui qui m’écrase, que j’en suis à regretter parfois les luttes et les emportemens qui rompaient du moins la mortelle monotonie de notre tête-à-tête. Que sommes-nous venus chercher dans ce doux pays si bien fait pour l’amour, que c’est l’outrager que de n’y point aimer ? Qu’ils s’adressent aux glaces du Nord, les infortunés qui, comme nous, promènent, en la maudissant, la chaîne qui les lie l’un à l’autre ! Qu’ils n’affligent pas du spectacle de leurs misères la patrie des amans heureux ! Nous traversons en silence, le cœur morne, l’œil indifférent, ces beaux lieux où tout invite aux tendresses mutuelles. Déjà sur cette terre favorisée du ciel le printemps bourgeonne et fleurit ; mais nous traînons partout après nous l’hiver éternel. Nous passons, sans nous arrêter, devant les chefs-d’œuvre de l’art. Que nous font ces palais, ces statues, ces tableaux ? Les arts sont le luxe du bonheur : ils ne disent rien à nos ames. Et cependant, qu’il pourrait être enchanté, ce voyage ! Ce matin, notre chaise a été dépassée par une voiture dans laquelle j’ai reconnu Gustave P… et sa jeune femme. Ils suivent la même route que nous, dans l’ivresse de leurs fraîches amours, aux charmantes lueurs de cette suave lune qui préside aux premières joies des époux. Où m’égarent de lâches regrets ? J’ai honte de ma douleur en voyant celle qui m’accompagne. Arabelle ne se plaint pas, mais une fièvre lente lui consume les os. Ses joues se creusent, ses yeux se plombent ; son corps s’allanguit et s’affaisse. Elle reste des journées entières silencieuse, la tête appuyée sur un coussin de la voiture ; si je lui parle, elle répond avec douceur ; parfois je surprends des larmes coulant sans bruit sur son visage. Est-ce là cette femme que nous avons connue belle, souriante, entourée d’hommages ? Sa vie n’était qu’une longue fête ; l’amitié s’empressait sur ses pas : les femmes enviaient sa beauté, les hommes se disputaient ses regards ; sa fortune n’avait que des flatteurs. En comparant ce qu’elle était alors et ce qu’elle est aujourd’hui, qui ne serait touché d’une pitié profonde ? S’il pouvait la voir, M. de Rouèvres se croirait trop vengé. Mon cœur s’amollit et se fond. Qui pleurera sur elle, si ce n’est moi, l’auteur de tous ses maux ?

Si elle mourait pourtant ?… Si elle mourait, c’est moi qui l’aurais tuée ! En serais-je moins son meurtrier, parce qu’au lieu de l’immoler d’un seul coup, je l’aurai laissé mourir à petit feu ? Pour avoir prolongé son supplice, en aurais-je moins abrégé ses jours ? Pour avoir répandu son sang goutte à goutte, en aurais-je moins tari dans son sein les sources de la vie ? En trouverais-je plus aisément grace devant Dieu et devant toi-même ? Si elle mourait !…… mais qu’espères-tu donc, malheureux ? As-tu pensé que sa dernière heure serait l’heure de ta délivrance ? T’es-tu dit qu’après l’avoir mise au tombeau, tu n’aurais plus qu’à reprendre, libre et léger, le sentier des jeunes amours ? T’es-tu flatté que ta conscience ne te poursuivrait point partout et toujours comme l’ange vengeur au glaive flamboyant ? T’es-tu promis de nouer de nouveaux liens sur le cercueil de ta victime ? As-tu médité d’associer ton ame flétrie à une ame innocente et pure ? Détrompe-toi, mon cœur. Ta chaîne est double : l’une peut se briser, mais l’autre est infrangible ; elle est forgée par le remords.

III.

Ami, c’en est fait ; il est temps de se conduire en homme, et puisqu’espérer est un crime, je renonce même à l’espérance. J’accepte franchement la position que je me suis faite et ne me permettrai plus une plainte ni même un regret. Arrivé à Florence, j’écrirai aussitôt à Mme de Mondeberre. Je lui dirai que ma destinée est accomplie et que la patrie ne me reverra plus. Alice est jeune ; en supposant qu’elle soit atteinte, son ame se relèvera promptement. C’est à la blessure la plus large et la plus profonde qu’appartiennent mes soins et mes veilles. Ma place est auprès d’Arabelle, et je n’ai plus désormais d’autre tâche que de m’oublier en vue de son repos. La bonté peut suppléer l’amour ; je trouverai ma récompense dans le sentiment de mon abnégation et dans la conscience de mes sacrifices. Il est impossible qu’on ne finisse pas par aimer l’être auquel on se dévoue ; du moins on aime son propre dévouement, et c’est assez. Depuis que j’ai compris mes devoirs et que je m’y soumets sans arrière-pensée, je me sens mieux avec moi-même, et je recueille déjà les fruits de ma résolution. Je suis mort au bonheur, mais le bonheur n’est pas une condition d’existence ; c’est même une chose assez peu commune pour qu’on se résigne à ne le point avoir. Adieu donc, et pour toujours adieu, rêves charmans que je viens d’ensevelir ! Adieu pour la dernière fois, jeune et gracieuse image trop long-temps caressée ! je ne me pencherai plus sur mon cœur pour vous contempler ; mes regards ne vous chercheront plus dans le ciel désert.

J’organise notre vie et travaille sérieusement à mettre un peu d’ordre dans tout ce désordre. La santé d’Arabelle m’inspire de vives inquiétudes. J’ai décidé que nous irions dresser notre tente, soit à Pise, soit dans une des petites villes qui bordent la Rivière de Gênes. Nous vivrons là ignorés et paisibles. J’aurai pour Arabelle la tendresse qu’on a pour un enfant malade ; je ne désespère pas de l’amener insensiblement à prendre son amour pour le mien, ni de la voir bientôt renaître sous mes soins et sous ce doux ciel. Nous appellerons l’étude à notre aide ; nous lirons les poètes italiens ; nous aurons des fleurs, des livres et du soleil. Pour être heureux, il ne nous manquera que le bonheur ; je veillerai à ce qu’Arabelle n’en sache rien, et moi-même je l’oublierai peut-être en assistant à sa résurrection. Je n’y arriverai pas en un jour ; j’y tendrai incessamment de tous les efforts et de toutes les facultés de mon être. Je ne me dissimule aucune des difficultés de la tâche que je m’impose ; Dieu, qui voit mes intentions, me soutiendra dans cette entreprise. Déjà je suis entré dans ma nouvelle voie, et j’y ai trouvé, dès les premiers pas, un soulagement et un contentement intérieurs que je n’espérais plus éprouver. Depuis que je n’attends rien de la destinée et que j’ai renoncé à ma part de félicités en ce monde, j’ai perdu l’exaltation fiévreuse qui me consumait et recouvré du même coup le sentiment des mille petites joies que la nature prodigue à toute heure au cœur simple qui sait en jouir. À soigner l’ame d’Arabelle, je gagne d’échapper à la mienne, et je crois entrevoir que le secret du bonheur est de ne point le chercher pour soi-même. Quand la santé d’Arabelle sera rétablie, nous voyagerons : j’essaierai d’occuper ses jours et de la distraire ; je ferai mon devoir jusqu’au bout, sans me plaindre et sans murmurer. Je rougis à présent des excès auxquels je me suis laissé entraîner. Malheureux, je n’ai eu ni le courage d’accepter ma position ni l’énergie de m’y soustraire : j’ai reculé en même temps devant l’honneur et devant la honte. Je sais mes faiblesses ; je les déteste et je les abjure. Comment ai-je osé, par exemple, t’envoyer rôder autour de Mondeberre ? Comment, trop faible ami, t’es-tu prêté à mes lâches désirs ? Comment n’avons-nous pas compris l’un et l’autre que c’était outrager à la fois l’innocence et le malheur ? Ah ! tu l’as bien compris, toi ! mais tu as étouffé, pour me complaire, les répugnances de ton cœur ; tu n’as pas craint d’immoler à ma fantaisie la droiture de ton caractère. Noble et cher ami, tu n’aurais pas dit : — Enlevons Hermione. — Tu l’aurais enlevée. Je veux, cher Karl, me montrer digne d’une amitié si belle ; je veux, en ne restant point au-dessous de mon infortune, la rendre respectable et mériter l’estime autant que la pitié. Le Fernand que tu as connu a cessé d’exister ; je commence une seconde vie en expiation de la première.

IV.

Stériles regrets ! soins superflus ! réparation tardive ! Où trouverai-je la force et le courage d’écrire ce funeste récit ? Je le dois cependant, il le faut, afin que mon châtiment soit complet et que rien ne manque à ma honte.

Depuis quelques jours, la passion d’Arabelle avait tout d’un coup changé de caractère. Ce n’était plus l’exaltation de la douleur, ni l’affaissement d’un courage épuisé, ni l’attendrissement d’une ame qui pleure et s’appitoie sur elle-même ; c’était un désespoir immobile, silencieux et sombre. J’avais remarqué ces nouveaux symptômes, je commençais de m’en alarmer, lorsqu’un matin, comme nous étions enfoncés chacun dans un coin de la voiture, abîmés chacun dans nos réflexions, je sentis une main sèche et brûlante s’appuyer brusquement sur les miennes. Je me réveillai en sursaut et me trouvai face à face avec Arabelle, qui me contemplait d’un air étrange. — Fernand, me dit-elle d’une voix calme et pourtant terrible, encore un peu de patience ! nous n’avons plus long-temps à souffrir. — Que voulez-vous dire ? m’écriai-je. — Si vous me regardiez, vous me comprendriez, ajouta-t-elle en repoussant ma main avec une énergie farouche. — Je la regardai : ses yeux étaient caves, ses paupières mâchées et sanglantes ; la pâleur de sa figure reluisait sous le feu de la fièvre qui l’embrasait sans la colorer. — Vous souffrez ? m’écriai-je. — Elle ne répondit que par un geste de dédain, croisa ses bras sur sa poitrine, et se tint muette dans son coin. Je ne pus, le reste du jour, lui arracher une parole ni même un regard. D’ailleurs, pas une larme, pas un sanglot, pas un soupir ; inflexible comme le bronze ! Cependant je sentais, j’entendais pour ainsi dire, le travail de son ame qui minait sourdement son corps. J’observais avec terreur les rapides progrès du mal. Un sinistre pressentiment me mordit au cœur. Il me sembla que le ciel, pour me punir, allait exaucer les souhaits abominables que je lui avais parfois adressés. Je la pris dans mes bras. Elle n’essaya point de se dégager, mais elle demeura insensible sous mes étreintes. — Arabelle, m’écriai-je encore, quelle fatale pensée vous absorbe ? Je vous aime et ne vis que pour vous. Mon amie, vous avez beaucoup souffert ; mais ayez foi en des jours meilleurs. Vous m’avez vu souvent injuste et cruel ; je veux réparer à force de soins tous les maux que je vous ai causés. Cette tâche me sera douce ; je ne vous demande que de me sourire et de ne point décourager ma tendresse. Laissez-moi croire que tout n’est pas désespéré et que je puis guérir les blessures que j’ai faites ; ne m’interdisez pas la conquête de votre bonheur. — Je lui parlai long-temps sur le même ton, d’une voix émue et d’un cœur sincère. Il me fut impossible de vaincre l’obstination de son silence ; seulement, tandis que je parlais, ses lèvres étaient agitées par un mouvement convulsif, et ses yeux brillaient d’un funeste éclat. Ne sachant qu’imaginer, je finis par attribuer cet état à l’exaltation de la fièvre, et ce redoublement de fièvre à la fatigue du voyage. La nuit tombait. J’avais hâte d’arriver à Florence ; nous n’en étions plus qu’à quelques milles, lorqu’en passant devant une locanda d’assez pauvre apparence, isolée sur le bord du chemin, Arabelle fit arrêter les chevaux et déclara qu’elle n’irait pas plus loin. Je lui objectai doucement qu’elle ne trouverait ici qu’un mauvais gîte, qu’elle y reposerait mal, que sa santé réclamait des ménagemens, et qu’il était plus prudent et plus sage de pousser jusqu’à la ville ; elle insista d’une voix impérieuse : je cédai. À peine entrée, elle refusa de rien prendre et se fit conduire dans une chambre où je la suivis. C’était une grande pièce meublée de plusieurs lits qui, rangés à la file, lui donnaient l’air d’une salle d’hospice ; les murs, blanchis à la chaux, n’avaient d’autres ornemens que des images de saints grossièrement enluminées ; les araignées filaient leurs toiles entre les poutres noircies qui servaient de plafond. Je m’approchai d’un des lits ; les couvertures en étaient lourdes et froides, les draps humides et rudes. Bien qu’on touchât aux premiers jours du printemps, l’atmosphère de l’appartement se ressentait du voisinage des Apennins encore chargés de neige. Je demandai du bois, et, tandis qu’Arabelle se couchait, j’allumai moi-même un grand feu qu’il fallut presque aussitôt éteindre à cause de la fumée qui se répandait à flots dans la chambre. J’allai au chevet d’Arabelle. — Mon amie, vous le voyez, lui dis-je avec découragement, ce lieu serait inhabitable, même pour une personne en santé. — On n’y vivrait pas, me répondit-elle avec calme, mais on peut y mourir. — Et comme à ces mots je demeurais frappé de stupeur : — Fernand, reprit-elle d’une voix ferme, ne restez pas ici, partez. Je suis décidée à ne pas sortir vivante de cette chambre, et je sens que votre présence, au lieu de les adoucir, ne ferait qu’irriter mes derniers momens. — À l’altération de ses traits et à l’expression de son visage, je compris que ce n’était point un jeu et qu’elle parlait sérieusement. Il n’y avait pas de temps à perdre. Le postillon était encore avec ses chevaux dételés à la porte de l’hôtellerie. Je lui criai de ratteler. Je me jetai dans la voiture ; au bout d’une heure, j’entrais dans Florence et j’en sortais une heure après, accompagné d’un médecin et rapportant tous les objets présumés nécessaires à l’état d’Arabelle.

Lorsqu’à mon retour je lui parlai d’un médecin, elle me signifia qu’elle ne consentirait pas à le recevoir. — Vous avez pris, dit-elle, une peine inutile : la médecine n’a rien à voir ici. Je ne demande qu’une chose, c’est qu’on me laisse mourir en repos. Mon Dieu ! ajouta-t-elle d’une voix moins brève et presque émue, ma vie fut assez tourmentée, il est juste que ma mort soit tranquille. — En dépit d’elle-même, j’amenai le docteur à son chevet ; mais elle ne répondit à aucune des questions qu’il lui adressa. — Monsieur, lui dit-elle enfin, vous me fatiguez en pure perte. Qu’espérez-vous comprendre à ce qui se passe sous vos yeux ? Où mon mal commence, votre science finit. Ce n’est pas un corps souffrant, c’est une ame mortellement blessée qu’il faudrait guérir. Vous n’y pouvez rien. De grace, monsieur, laissez-moi. — Je le pris à part et l’interrogeai. — À moins, me dit-il, que mes observations ne me trompent, cette femme n’a pas quarante-huit heures à vivre. Le mal est là, ajouta-t-il en portant un doigt à son front : elle mourra d’un transport au cerveau. — Sauvez-la ! m’écriai-je, sauvez-la, docteur, ma fortune est à vous, ma fortune et ma vie tout entière ! — Il sourit tristement et se retira en hochant la tête. Je retournai vers Arabelle, je me jetai au pied de son lit, je m’emparai de ses mains, je les inondai de baisers et de larmes. — Qu’avez-vous ? que s’est-il passé ? Pourquoi désespérer de la vie, quand la vie promet d’être belle ? Que vous ai-je fait ? Je vous aime. Si vous mourez, je meurs avec vous. Mais, voici quelques jours à peine, vous ne parliez pas de mourir. Vous reposiez votre cœur sur le mien, vous me laissiez espérer qu’ils pourraient un jour refleurir l’un et l’autre. Qu’est-il survenu ? Ai-je remué, sans le savoir, les amertumes du passé ? Ai-je touché, sans m’en douter, à quelque point douloureux de votre ame ? Parlez-moi, éclairez mes perceptions. Si le mal que je vous ai fait crie vengeance, imposez à mon amour une tâche : quelle qu’elle soit, je l’accomplirai. S’il vous faut mon sang, je le verserai avec joie. Mais on parle, on répond, on s’explique, on n’est pas sans pitié pour un homme qui pleure et supplie ; on dit du moins pourquoi on veut mourir !

Je roulais ma tête sur son lit, et déchirais la couverture avec mes dents, tandis qu’elle, debout sur son séant, m’examinait d’un œil implacable, et paraissait se repaître avec une joie féroce du spectacle de mes tortures.

— Monsieur de Peveney, dit-elle enfin, que penserait Mlle de Mondeberre, si elle vous voyait ainsi ?

À ce nom que je n’avais jamais prononcé devant elle, à ce nom qui était resté en moi comme une perle au fond de la mer orageuse, je me levai avec épouvante, et nous demeurâmes immobiles à nous regarder l’un l’autre en silence. Après avoir joui quelques instans de ma stupeur, elle me tendit froidement un papier qu’elle tenait froissé entre ses doigts. Ce papier, je le pris d’une main tremblante ; c’était ta lettre, au timbre de Clisson, datée de Peveney.

— Écoutez-moi, lui dis-je ; quand vous m’aurez entendu, vous me jugerez, et votre jugement sera pour moi celui de Dieu.

Je m’assis auprès d’elle, sur un escabeau, et me mis à lui dévoiler dans toute sa nudité cette ténébreuse et déplorable histoire. Je ne dissimulai aucun détail. Je dis dans quelles dispositions je m’étais enfui de Paris, que j’étais las des orages de la passion moins encore que de la vie de ruses et de fourberies qu’elle traîne à sa suite. Je contai ce que j’avais souffert en la quittant, les combats que j’avais soutenus avant de me décider à déchirer son cœur ; comment j’avais retrouvé Mlle de Mondeberre ; qu’elle m’était en effet apparue comme un lointain espoir ; mes remords cependant et mes hésitations toutes les fois qu’il s’était agi de rompre l’anneau qui me retenait au passé ; la lutte des regrets et des espérances ; la crainte de réduire au désespoir une tendresse que je me sentais dévouée ; toutes mes faiblesses, toutes mes terreurs, toutes mes lâchetés, je dis tout, et enfin par quelle fatalité la lettre de rupture que j’avais écrite n’était arrivée qu’après le départ d’Arabelle. Ô mon ami, que le cœur de l’homme est quelque chose de misérable ! Tandis que je parlais, près de cette femme qui allait mourir, j’étais, à mon insu, préoccupé de l’arrangement de mes phrases ; je calculais, sans m’en rendre compte, les effets de mon discours ; je trouvais, sans y songer, je ne sais quel charme de rhéteur dans le développement et dans l’analyse de mes sentimens ! Quand j’eus tout dit :

— Vous savez le reste, ajoutai-je ; voici maintenant ce que je vous propose. Je n’ai pas attendu jusqu’à cette heure pour immoler en moi tout ce qui n’est pas vous. Je vous offre d’essayer d’une nouvelle vie, et de tendre, d’un commun effort, sinon vers le bonheur, du moins vers la guérison et l’apaisement de nos ames. Nous avons beaucoup souffert, nous souffrirons encore beaucoup ; mais peut-être arriverons-nous, à force d’aide mutuelle, à ne plus regarder que comme un rêve affreux le souvenir de tant de mauvais jours.

— Je te comprends, malheureux ! s’écria-t-elle en éclatant, ce n’est pas ma mort que tu redoutes ; tu la veux, tu l’appelles, tu la demandes à Dieu ; mais, lâche que tu es, tu n’as pas le courage de m’assassiner. Tu voudrais t’y prendre de façon que je te bénisse en mourant, et pouvoir ensuite te vanter de tes sacrifices. Tu t’arrangerais volontiers des profits du meurtre, à la condition d’échapper au remords qui le suit. C’est ainsi que tu nous as tous perdus avec ton indigne faiblesse ! Je te connais enfin, mais as-tu pu croire un instant que j’accepterais la tâche que tu me proposes ? as-tu pensé que je consentirais à devenir sciemment la complice de tes trahisons, de tes parjures et de tes infamies ? Va ! tu me ferais horreur, si tu ne me faisais pitié.

Elle retomba épuisée sur son lit, et moi, le visage caché entre mes mains, je restai écrasé sous le poids du mépris qui venait de fondre sur ma tête. Jamais, non, jamais homme ne se sentit courbé sous plus de honte. J’essayai pourtant de me relever, non par orgueil, mais pour la sauver.

— Ô mon Dieu ! m’écriai-je d’une voix qu’étouffaient mes larmes, je ne suis né ni lâche ni méchant. Comment, en ne cherchant que le bien, ai-je pu faire tant de mal ? Ah ! de quelque douleur qu’il vous ait abreuvée, Arabelle, croyez-en mon cœur, ce cœur n’est point si déchu qu’il ne puisse prétendre à se réhabiliter. Ne soyez pas plus cruelle que Dieu, qui reçoit toutes nos fautes à rançon. Vivez, ne me repoussez pas. Ce n’est plus seulement ma conscience qui vous sollicite ; c’est ma tendresse qui vous presse et qui vous implore.

À ces mots, Arabelle tourna vers moi sa pâle figure.

— Que me fait votre tendresse ? me dit-elle d’une voix calme. Je vois votre erreur. Vous vous êtes tellement habitué à compter sur ma folle passion, qu’il ne vous est pas même venu à l’idée que cette passion pût s’éteindre avant moi. C’est de ce point de vue que vous raisonnez encore à cette heure. Vous croyez que je vous aime et que c’est la jalousie qui me tue. Vous vous trompez, monsieur de Peveney. Il ne m’importe guère que vous aimiez ailleurs, et si je pouvais me préoccuper de la fille que vous avez choisie, ce serait, non pour l’envier, mais pour la plaindre, car je sens que vous serez fatal à tout ce que vous aimerez ; j’ai la conviction que vous porterez partout après vous tous les malheurs et tous les désespoirs que la faiblesse traîne après elle. Plût à Dieu que vous fussiez né méchant ! vous auriez été moins funeste. Je ne vous aime plus ; c’est à peine si je vous hais. Mais ce que je hais, et de toute la force que me laisse un reste de vie, c’est l’amour que j’ai eu pour vous, c’est l’égarement qui m’a jetée dans vos bras, ce sont les doctrines qui m’ont perdue. Vous avez éclairé mon cœur en le frappant, je vous dois de comprendre et d’aimer les trésors que vous m’avez ravis. N’insistez donc pas, monsieur, pour que je vive, car nous ne sommes plus rien l’un à l’autre, et nous serons moins séparés par la mort que nous ne le serions par la vie.

Ce fut le dernier coup, ce fut le plus terrible. J’aurais pu supporter sa haine, son indifférence m’atterra. Le croirais-tu ? est-il croyable en effet que des sentimens si contraires puissent germer dans le même cœur ? Cet amour que j’avais si long-temps maudit, en le perdant, mon ame se brisa.

Au bout de quelques instans, elle me pria d’approcher sa lampe, et de lui donner son nécessaire de voyage. Elle écrivit quelques lignes qu’elle me remit après en avoir cacheté l’enveloppe. — Je compte sur vous, dit-elle, pour faire parvenir ce mot à son adresse. — J’examinai machinalement la suscription : j’y lus le nom de M. de Rouèvres. — Et maintenant, ajouta-t-elle en croisant, en dehors du lit, ses bras sur sa poitrine, je n’ai plus besoin de vous, monsieur de Peveney. Je vais paraître devant Dieu ; laissez-moi le prier pour qu’il me pardonne. Je compte sur sa bonté, car quel supplice pourraient imaginer sa justice et sa colère, qui ne me parût doux au sortir d’une pareille vie ?

Je m’étais retiré dans un coin de la chambre, où je priais pour elle et pour moi. Que te dirai-je ? Au bout de quelques heures, je vis, à la lueur de la lampe qui brûlait au chevet, son visage s’enflammer, ses lèvres trembler et ses mains s’agiter au hasard, comme pour chercher à saisir les spectres que la fièvre promenait autour d’elle. Aux paroles qui lui échappèrent, je compris qu’elle était en proie au délire. Je courus à elle : l’infortunée se débattait entre les bras de la mort, en criant le nom de M. de Rouèvres. Quand vint le jour, je me réveillai sur le carreau glacé ; je me levai, Arabelle était morte, et je me souvins que son dernier cri avait été pour me maudire.

Et maintenant, tâche d’oublier que j’aie jamais existé. Tu n’entendras plus parler de moi. Mort à tout ce qui vit, je vais traîner dans la solitude les misérables restes d’une existence qu’achèveront bientôt d’épuiser le remords et le désespoir.

ARABELLE À M. DE ROUÈVRES.
Monsieur,

Votre vengeance a porté tous les fruits que vous en deviez espérer. Je meurs sur la terre étrangère, dans une chambre d’auberge, entre quatre murs nus, sans autre assistance à mon chevet que celle de l’homme qui m’a perdue, si délaissée du ciel et de la terre, que vous êtes dispensé, non-seulement de me maudire, mais aussi de me pardonner. Si je vous racontais ce que j’ai souffert, vous pâliriez d’effroi, et vos larmes couleraient malgré vous. Moi qui connais mes crimes, est-ce que je ne pleure pas, en écrivant ces mots, d’attendrissement sur moi-même ? Figurez-vous que vous m’avez enfermée dans une cage de fer avec un tigre qui, par pitié, a mis dix mois à me dévorer vivante. Ce que j’ai souffert ne saurait se dire. J’ai vidé le calice de toutes les humiliations et de toutes les amertumes ; je me suis desséchée dans la honte. Et pour que rien ne manquât à l’œuvre de mon expiation, voici que Dieu m’envoie, à l’heure suprême, une torture non encore éprouvée qui surpasse toutes les autres ! Près de se fermer à jamais, mes yeux s’ouvrent à la vraie lumière, et mon cœur, en s’éteignant, jette vers les biens qu’il a méconnus un cri d’amour et de désespoir.


Un soir d’hiver, les gens de Peveney, réunis pour la veillée dans une grande salle de rez-de-chaussée où ils se tenaient habituellement, s’entretenaient de leur maître absent, car, sur cette terre de Bretagne, l’absence du maître ne disperse point les serviteurs, qui, tant que la maison est debout, restent attachés au seuil désert comme le lierre aux lieux inhabités. Les uns avaient vu naître Fernand et l’avaient porté dans leurs bras ; les autres étaient nés et avaient grandi en même temps que lui, sous le même toit. Tous l’aimaient et le vénéraient. Donc, par un soir de décembre, la bise se plaignait tristement dans les longs corridors ; la Sèvres, grossie par les pluies, grondait comme un torrent au bas du coteau et faisait de ses barrages autant de cascades mugissantes. Assis autour d’un ormeau embrasé, les gens de Peveney calculaient que, depuis plus de deux ans que M. Stein était venu parmi eux, ils n’avaient pas eu de nouvelles de leur jeune maître, lorsque trois coups violens ébranlèrent la porte du manoir.

— Justice divine, c’est lui ! s’écria en se levant brusquement la vieille nourrice de Fernand, qui filait au rouet dans un coin de l’âtre.

Tous se levèrent en même temps et coururent à la grille du jardin. Une voiture de poste entra dans la cour, et un voyageur en descendit. Il était enveloppé d’un ample manteau, et les bords rabattus de son chapeau lui cachaient à moitié le visage. Il écarta en silence, mais avec autorité, les serviteurs rangés sur son passage, et gagna d’un pas brusque la salle qu’illuminait la clarté du foyer. À peine entré, il se laissa tomber sur une chaise, présenta ses pieds à la flamme, et resta muet, dans une attitude recueillie. Les gens de la maison se tenaient derrière lui et se regardaient entre eux d’un air consterné. Enfin, la nourrice lui ayant ôté doucement son chapeau, tous les assistans ne purent retenir un mouvement de douloureuse surprise en revoyant leur maître si changé.

— Jésus mon Dieu ! est-ce toi, mon enfant ? s’écria la bonne femme qui lui avait servi de mère.

Il avait vieilli de vingt ans. On aurait vainement cherché sur son visage quelques vestiges de jeunesse. Ses cheveux s’étaient éclaircis ; ses yeux étaient éteints dans leur orbite ; les pleurs avaient creusé leur sillon sur ses joues amaigries et livides.

Après avoir embrassé sa nourrice et adressé à chacun quelques paroles bienveillantes, il se retira dans son appartement, où l’on s’était empressé de tout préparer pour le recevoir. Il y vécut comme dans un tombeau, sans communication avec le dehors, indifférent à toutes choses, même au mouvement de sa maison. Il avait cessé depuis long-temps tout commerce de lettres avec Karl Stein. Ses gens avaient reçu l’ordre de ne point répandre dans le pays la nouvelle de son retour. Il passa l’hiver dans un morne affaissement. Au printemps, il s’occupa de régler ses affaires et sembla tout disposer pour un long voyage. Quelques démarches qu’il fit à cette époque donnèrent à penser autour de lui qu’il avait l’intention de réaliser sa fortune et de visiter les pays lointains. En effet, après avoir désigné celui de ses domestiques qu’il désirait emmener, il engagea les autres à se pourvoir ailleurs, ajoutant toutefois qu’il ne vendrait jamais la maison de son père, qu’il en laisserait la garde à sa nourrice, et que tous ceux qui l’avaient aimé et servi y trouveraient de tout temps un asile. Comme il désirait échapper aux discussions d’intérêt, pour lesquelles il avait moins de goût que jamais, il s’entendit avec son notaire pour qu’il ne fût procédé qu’après son départ à la vente de ses domaines.

Tout était prêt. Il ne lui restait plus qu’à dire adieu à ces beaux lieux qu’il allait quitter pour toujours. La veille du jour fixé pour son départ, il voulut voir une dernière fois les ombrages de Mondeberre. On aurait pu croire, depuis son retour, qu’il en avait oublié le chemin. Les noms d’Alice et de sa mère n’étaient pas sortis une seule fois de sa bouche : pas un mot, pas une question ; on eût dit que ce coin de terre n’avait jamais existé pour lui. Près de s’éloigner pour ne plus revenir, il ne résista pas à ce vague besoin d’émotions qui ne meurt point chez les faibles et tendres ames. D’ailleurs il ne songeait pas à se présenter aux dames de Mondeberre. Bien qu’il n’eût pas écrit la lettre qu’il s’était promis d’envoyer de Florence, il y avait long-temps qu’il leur avait dit un éternel adieu dans son cœur. Il ignorait leur destinée et ne doutait pas qu’Alice ne fût mariée. Il voulait seulement entrevoir dans l’ombre les abords de la patrie d’où il était pour jamais exilé.

À la tombée de la nuit, il prit, comme autrefois, le sentier du bord de l’eau. Qui pourrait dire les pensées qui l’assaillirent le long de ces traînes ? Ce n’était plus, comme à son premier retour, la fatigue d’une ame désabusée, mais jeune encore et prête à refleurir au premier souffle caressant ; c’était le terne désespoir d’une ame flétrie par le remords, et que ne charmait même plus la poésie des souvenirs. Il marchait à pas lents et le front baissé, indifférent aux beautés de cette nature qu’il avait jadis tant aimée. Il avait tout perdu, jusqu’à la faculté de pleurer et de s’attendrir sur lui-même. Cependant ses yeux commençaient à chercher les tourelles de Mondeberre, quand tout à coup, en aspirant l’air, il reconnut le parc et le château aux senteurs qui s’en exhalaient. Ainsi les lieux où nous avons goûté le bonheur ont, comme la terre natale, un parfum qui leur est propre et qui nous saisit et nous pénètre aussitôt que nous en approchons. En effet, au détour du sentier, Fernand aperçut la masse du manoir qui se détachait sur l’azur du ciel et les panaches blancs des marronniers qui se balançaient à la lueur des étoiles. À ces aspects, il se sentit près de défaillir. Les fenêtres du salon étaient éclairées ; il demeura quelques instans devant la façade à suivre d’un regard éperdu les évolutions d’une ombre svelte et gracieuse qui se dessinait sur la mousseline des rideaux. Il eut le courage de s’arracher à cette contemplation. Il s’éloignait, lorsqu’en passant devant la petite porte du parc, il fut arrêté de nouveau par une invisible puissance. Long-temps il hésita ; il crut voir gisant sur le seuil le cadavre d’Arabelle qui lui en barrait le passage. Il s’enfuit et revint sur ses pas. Bref, s’il n’eut point la force d’entrer, il en eut la faiblesse ; il entra.

Ses jambes se dérobaient sous lui et le soutenaient à peine. La soirée était trop froide et trop avancée pour qu’il pût craindre de rencontrer Mme de Mondeberre ou sa fille. Il alla s’asseoir sur le banc de pierre qu’abritaient, comme autrefois, les touffes embaumées des lilas et des faux ébéniers. Il était perdu depuis près d’une heure dans un abîme de réflexions, lorsqu’il entendit un bruit de voix et un frôlement de robes qui paraissaient se diriger vers lui. Il se leva, et n’eut que le temps, pour ne pas être vu, de se cacher derrière le massif de fleurs et de verdure. À la clarté bleue des étoiles, moins encore qu’au cri de son ame, il reconnut Alice et Mme de Mondeberre, qui vinrent s’asseoir à sa place. Elles demeurèrent d’abord silencieuses et comme absorbées dans la contemplation mélancolique du ciel vaste et pur qui étincelait sur leurs têtes. C’était une de ces nuits plus belles que les plus beaux jours. Les haies s’égayaient dans l’ombre de mille petits cris d’oiseaux qui se caressaient dans leurs nids ; les fleurs s’ouvraient pour recevoir le pollen amoureux que leur portait la brise ; les rainettes chantaient au loin sur le bord de l’eau ; plus rapprochées, les trilles du rossignol éclataient à longs intervalles.

— Que cette nuit est belle ! dit enfin Alice d’une voix douce et triste qui fit tressaillir Fernand.

Mme de Mondeberre attira sa fille sur son sein et l’y tint long-temps embrassée.

— Mon enfant, dit-elle après un moment de silence, en renouant sans doute un entretien fraîchement brisé, je crains que ton cousin n’ait raison. Tu sais, ma fille bien-aimée, si je voudrais jamais contrarier tes goûts et forcer tes inclinations. Tu sais aussi, unique et cher trésor, si je suis heureuse de te posséder tout entière, si ma tendresse s’effraie seulement à l’idée de céder une part de la tienne. Mais je vieillis, ma santé se perd, et je ne voudrais pas mourir sans te voir appuyée sur un cœur dévoué.

— Nous vivrons et nous mourrons ensemble, répondit Alice en se pressant contre sa mère.

— Enfant, reprit Mme de Mondeberre en passant ses mains caressantes sur les cheveux de la blonde tête ; ta vie commence à peine ; c’est à moi de partir la première. Ne te révolte pas, écoute-moi patiemment, mon Alice. Il faudra bien un jour nous séparer. Te laisserai-je seule, sans appui, sur la terre ? Fille de mon amour, que dirai-je à ton père lorsqu’il me demandera compte de ton bonheur ?

— Tu lui diras, ma noble mère, répondit avec orgueil Mlle de Mondeberre, que tu m’as enseigné, moins par tes leçons que par ton exemple, à chérir et à honorer sa mémoire. Tu lui diras que tu n’as vécu que pour moi seule, et que tu m’as élevée dans l’amour du beau et de l’honnête. Tu lui diras que tu m’as fait un cœur à l’image du tien.

— Ô mon enfant ! s’écria la veuve d’une voix émue, tu ne vois pas que cette tendresse passionnée que tu me rends m’abreuve en même temps de délices et d’amertume. Parfois je me reproche d’absorber à mon profit ta destinée, qui pourrait être belle ; souvent je m’interroge avec effroi. Ma fille, es-tu sûre que ta jeunesse n’élèvera jamais la voix pour me maudire ? Es-tu sûre que tu ne m’accuseras pas un jour de t’avoir ensevelie dans ma solitude et associée à mon veuvage ?

— Tais-toi, tais-toi, ma mère !

Et deux ombres, penchées l’une vers l’autre, mêlèrent en silence leurs pleurs et leurs baisers.

— Écoute, dit Alice en s’agenouillant sur le gazon aux pieds de Mme de Mondeberre ; tu m’aimes, n’est-ce pas, et tu ne veux pas m’affliger ? Eh bien ! ma résolution est arrêtée depuis long-temps. Ce n’est pas d’un caprice d’enfant qu’il s’agit, mais d’une volonté calme, sérieuse, réfléchie. Je ne veux pas me marier. Tous les hommes que Gaston s’est obstiné à nous présenter m’ont paru vains, ou sots, ou laids. Qu’il n’en soit plus question entre nous. Je ne sais rien du monde et n’en veux rien savoir. Je sens qu’il n’a rien qui te vaille. Je suis heureuse auprès de toi. Pourquoi changerais-je un sort si doux pour courir les chances d’un bonheur incertain que je ne rêve ni n’appelle ? Aimons-nous et continuons de vivre comme par le passé. Je n’ai pas une autre ambition.

— Va, je sais bien que tu n’es pas heureuse ! murmura Mme de Mondeberre avec une expression de tristesse ineffable.

Alice appuya son front sur les genoux de sa mère, et ne répondit pas.

Cependant la brise fraîchissait, et déjà des gouttes de rosée brillaient à la pointe des herbes. Mme de Mondeberre s’éloigna, appuyée sur le bras d’Alice. Lorsqu’elles eurent disparu et qu’il n’entendit plus le bruit de leurs pas, M. de Peveney, plus pâle que la lune qui blanchissait le sable des allées, plus tremblant que les feuilles qu’agitait le vent, sortit du massif de lilas et vint tomber sur le banc de pierre. La tête cachée entre ses mains et se répétant à lui-même les paroles qu’il venait d’entendre, il caressait depuis quelques instans, avec une lâche complaisance, l’idée qu’Alice n’était point mariée ; il y trouvait à son insu un sentiment de joie égoïste et cruelle, quand tout à coup il s’enfuit, comme s’il avait surpris une vipère se glissant furtivement dans son cœur. Il traversa le parc au pas de course ; dans son trouble, il s’égara. Au lieu de gagner le bord de la rivière, il rabattit sur le château. Il s’arrêta pour le regarder une dernière fois, puis il reprit sa course en se dirigeant vers la Sèvres ; il était près d’en toucher la rive, lorsqu’au tournant d’une allée couverte, il se rencontra face à face avec Alice et Mme de Mondeberre.

Il y eut de part et d’autre un mouvement d’hésitation que rien ne saurait exprimer. Mlle de Mondeberre seule ne témoigna point de surprise ; elle demeura grave et immobile au bras de sa mère. Avant qu’aucun mot eût été prononcé, M. de Peveney s’approcha et prit une main de Mme de Mondeberre, qu’il pressa contre son cœur sans oser la porter à ses lèvres ; puis il s’inclina devant Alice, qui demeura impassible et muette. Cela fait, après quelques paroles insignifiantes échangées sans suite entre Fernand et la châtelaine, ils prirent tous trois le chemin du château.

Ce n’était pas seulement l’émotion et l’étonnement qui tenaient ainsi Mlle de Mondeberre froide et réservée. Bien qu’Alice n’eût jamais révélé le secret du mal qui la consumait, Mme de Mondeberre savait mieux qu’Alice elle-même ce qui se passait dans ce jeune cœur. Elle avait assisté pendant près de trois ans au drame le plus douloureux que puisse contempler une mère, et quoiqu’elle n’eût point d’accusation directe à diriger contre M. de Peveney, cependant, par lui et à cause de lui, cette femme avait tant souffert dans son enfant, qu’elle n’avait pu s’empêcher de nourrir contre ce jeune homme un profond sentiment d’amertume, ni se défendre, en le revoyant, d’un instinctif mouvement de terreur. Sa première impression avait été toute d’épouvante, et, encore à cette heure, l’ame agitée de sombres pressentimens, elle serrait contre son sein le bras de sa fille, comme si elle craignait qu’on ne voulût la lui enlever. Tels étaient les motifs de l’accueil glacé que recevait Fernand. Chez Mme de Mondeberre, c’étaient la tendresse et l’orgueil maternels blessés du même coup et saignant en silence ; c’était chez Alice une réserve naturelle jointe à la fierté de l’amour méconnu. Chargé de honte et de remords, M. de Peveney les suivait machinalement, sans chercher à se rendre compte du charme fatal qui l’enchaînait à leurs pas.

Ils entrèrent ainsi dans le salon ; mais lorsqu’à la lueur de la lampe Mme de Mondeberre et sa fille virent les traits dévastés de ce malheureux jeune homme, lorsque Fernand, de son côté, aperçut quels ravages ces trois années avait exercés sur le front d’Alice et sur la figure de sa mère, alors les ames se fondirent, les cœurs éclatèrent, et l’on n’entendit que des larmes et des sanglots. Aucune explication ne troubla cette scène d’épanchemens silencieux. On parla peu ; il n’y eut pas une question d’échangée ; seulement on s’observait avec attendrissement, et quand vint l’heure de se séparer, trois mains se cherchèrent et se réunirent dans une seule et même étreinte. Durant toute la dernière partie de cette soirée, M. de Peveney avait apaisé les rébellions de sa conscience en lui criant qu’il partirait le lendemain et que cette entrevue était la dernière. Cependant il se retira sans avoir eu le courage d’annoncer aux dames de Mondeberre qu’il ne devait plus les revoir.

Rentré chez lui, il employa le reste de la nuit à s’occuper des derniers préparatifs de son départ. Au matin, il écrivit à Mme de Mondeberre pour lui dire le suprême adieu. À huit heures, les chevaux de poste qu’il avait fait commander la veille arrivèrent. En entendant claquer le fouet du postillon, il ouvrit une fenêtre et vit ses serviteurs groupés autour de la chaise qu’on était en train d’atteler. Fernand fut consterné. Depuis son retour de Mondeberre, il s’était flatté confusément que cette heure n’arriverait jamais, et qu’il surviendrait nécessairement un obstacle imprévu qui l’empêcherait de partir. Il chercha s’il n’avait rien oublié : rien ! tout était prêt. Le sort en était jeté. M. de Peveney descendit dans la cour, embrassa sa nourrice, donna ses dernières instructions à ses gens, et remit à l’un d’eux la lettre qu’il venait d’écrire. Il ne lui restait plus qu’à monter dans sa chaise, lorsqu’en l’examinant, il découvrit qu’elle avait besoin de réparations, que les ressorts en étaient fatigués, qu’elle n’avait pas été visitée depuis plus de trois ans, et qu’enfin il ne serait ni prudent ni sage de s’y embarquer pour un si long voyage avant qu’elle eût passé par les mains de son carrossier. Il consulta les assistans, et s’y prit de telle sorte que tous s’empressèrent de se ranger de son avis, et que le postillon lui-même, après avoir reçu son pour-boire, déclara que la voiture n’était pas en état de courir deux postes sans voler en éclats. Fernand reprit sa lettre à Mme de Mondeberre, et donna des ordres pour qu’on déchargeât la chaise et qu’on l’envoyât en radoub à Nantes. Ainsi son départ se trouva retardé de plus d’une semaine. Le cœur de l’homme est plein de ruses et de lâches détours. M. de Peveney parut vivement contrarié de ce retard et ne se gêna point pour en témoigner son humeur, convaincu et de bonne foi, c’est-à-dire assez fin et assez habile pour avoir réussi à se tromper lui-même.

Il n’est pas de position plus propice à l’ennui que celle d’un homme qui, ayant tout arrangé pour son départ et prêt à monter en voiture, se voit arrêté par quelque empêchement imprévu. Jusqu’au moment où l’on pourra partir, on ne sait que devenir ni comment employer le temps. On se trouve sous le coup d’un désœuvrement que rien ne saurait occuper ni distraire. On n’a plus sous la main les objets qu’on aimait. Disposée pour l’absence, la maison est un tombeau où l’on erre comme une ombre en peine. On n’est plus chez soi, et pourtant l’on n’est pas ailleurs. On supporte d’autant moins patiemment le poids des heures oisives qu’on s’était préparé par avance au mouvement et aux distractions du voyage. C’est là du moins ce qui arriva pour M. de Peveney. Il n’eut pas atteint le milieu de la journée, qu’il se sentit pris d’une impatience fiévreuse et d’un besoin d’agitation qu’il ne sut comment satisfaire. Il se décida à monter son cheval, dont il n’avait pu consentir à se débarrasser. Une fois en selle, où aller ? Peu lui importait. Il lâcha la bride au coursier, qui, fidèle à ses anciennes habitudes, le conduisit droit à Mondeberre.

Cette fois encore M. de Peveney capitula avec sa conscience. Songeait-il à renouer des relations à jamais brisées ? sa résolution n’était-elle pas irrévocablement arrêtée ? ne devait-il pas, sous peu de jours, s’éloigner pour ne plus revenir ? D’ailleurs il n’était plus temps de retourner en arrière. Déjà Ramponneau battait le pavé de la cour du château, et une fenêtre venait de s’entr’ouvrir pour laisser passer la tête d’Alice.

Cette entrevue différa de celle de la veille en ce que les cœurs s’y montrèrent moins silencieux et plus à l’aise. On ne toucha ni au passé ni à l’avenir ; on se complut de part et d’autre dans la mélancolie de l’heure présente. On s’entretint longuement de la visite de Karl Stein. Fernand parla de ses voyages avec un sentiment de tristesse qui, aux yeux de Mlle de Mondeberre, le revêtit d’un prestige de plus. Mme de Mondeberre le retint à dîner. Il s’en défendit d’abord ; puis il se dit qu’ayant dû partir le matin, il manquerait de tout à son gîte. Gaston se présenta sur le soir. En revoyant M. de Peveney, dont le souvenir ne l’avait pas occupé six minutes en trois ans, il témoigna une joie bruyante et l’embrassa avec effusion. Sur ces entrefaites arrivèrent deux ou trois gentilshommes du voisinage. La conversation s’engagea. À cette époque, la politique agitait fort les esprits en Bretagne. On discuta les questions du jour. Indifférent d’abord à ce qui se disait autour de lui, Fernand en vint bientôt à se mêler à l’entretien. Il finit par s’y oublier et par goûter à cette discussion d’intérêts positifs un charme qui lui parut tout nouveau. Au choc des idées, il sentit se réveiller et vibrer dans sa poitrine les nobles instincts que le trouble des passions y avait long-temps étouffés, l’amour de la patrie, la haine de l’injustice, le culte de la vérité, l’enthousiasme qu’allume chez les ames bien nées toute action grande et généreuse. Il comprit qu’il est pour l’ambition de l’homme des luttes belles et fécondes. Il se retrempa aux réalités de la vie ; comme le géant de la fable, en touchant la terre, il retrouva ses forces.

Rentré chez lui, M. de Peveney brûla la lettre d’éternel adieu qu’il avait écrite le matin à Mme de Mondeberre, et le lendemain il trouva un prétexte qui lui fit une obligation de retourner le soir au château. Il en est des ames aux prises avec la douleur comme du chêne et du roseau battus par le vent de la tempête : où les fortes se raidissent et succombent, les faibles plient et se relèvent. Ainsi, Fernand subissait déjà des influences amollissantes. Il était toujours décidé à partir, et n’imaginait pas que le remords qui le consumait dût jamais s’apaiser ni s’éteindre. Il s’interdisait tout espoir et continuait de se regarder comme retranché du nombre des vivans. Toutefois, il ne partait pas ; les impressions terribles s’effaçaient chaque jour, et ses facultés de souffrir, usées déjà par la solitude, achevaient de s’amortir dans l’atmosphère des douces relations. Quoique dans un avenir encore lointain, on pouvait croire sa guérison d’autant plus probable, que, la jugeant lui-même impossible, il ne faisait rien pour y résister. Un soir, en rentrant, il aperçut dans la cour sa chaise réparée et garantie jusqu’au bout du monde. Il donna des ordres pour qu’on la remisât, et le lendemain il écrivit à son notaire pour lui enjoindre d’ajourner la mise en vente de ses propriétés.

Cependant la vie du château avait pris une face nouvelle. Mlle de Mondeberre se relevait comme un beau lis. L’éclat de la jeunesse et de la santé reparaissait peu à peu sur ses joues ; l’azur de ses yeux s’était éclairci ; son corps avait retrouvé cette démarche souple et légère que donnent la joie et le bonheur. Après avoir grandi dans la solitude et s’être développé dans l’absence, l’amour de cette enfant venait de se changer en une passion exaltée et profonde. Comment aurait-il pu en arriver autrement ? Ce jeune homme qui avait disparu tout d’un coup comme emporté par un orage, et qui revenait, après trois ans d’une vie errante, pâle et souffrant, mystérieux et sombre, réunissait toutes les conditions nécessaires pour frapper vivement une ame de vingt ans, déjà depuis long-temps éprise. Alice n’échappa point aux poétiques séductions du malheur : son imagination acheva ce que son cœur avait commencé.

Il n’en fut pas ainsi de Mme de Mondeberre, qui observait d’un œil à la fois inquiet et charmé les changemens qui s’opéraient sur le front et dans l’humeur d’Alice ; sa prudente sollicitude ne s’en alarmait pas moins que sa tendresse ne s’en réjouissait. Pleine de confiance dans la loyauté de M. de Peveney, ce jeune homme pourtant la troublait malgré elle. Que savait-elle de son passé ? que pouvait-elle présumer de ses sentimens ? Devait-elle, par une lâche complaisance, encourager une intimité qui pouvait ruiner de fond en comble la destinée, déjà trop compromise, d’une fille adorée ? Elle éprouvait, depuis le retour de Fernand, un inexplicable malaise, et parfois son ame frissonnait sous de vagues pressentimens. Après avoir vainement attendu qu’il déclarât ses intentions, Mme de Mondeberre se décida sans efforts à prendre elle-même l’initiative, un soir qu’ils marchaient tous deux dans une allée du parc.

— Monsieur de Peveney, lui dit-elle, je vais vous parler avec une franchise à laquelle je vous ai depuis long-temps habitué, et qui ne messied pas, j’en ai la conviction, à la noblesse de votre caractère. Je n’hésite pas plus à vous confier mes scrupules et mes terreurs que je n’hésitai, voici bientôt trois ans, à vous révéler mes rêves et mes espérances. Vous m’avez déjà entendue. Vous comprenez que votre présence ici ne saurait être indifférente, et que, si vous ne pouvez rien pour mon bonheur, vous me devez de ne rien ôter à mon repos. Sans doute il m’en coûtera de vous perdre ; mais, quelque rigoureux que m’apparaisse le sacrifice, je me résignerai plus aisément à vous pleurer toute ma vie qu’à vous maudire seulement une heure. Décidez donc vous-même de la nature des relations qui doivent désormais exister entre nous. C’est vous seul que j’en ferai juge. Je ne sais rien de votre passé et j’en respecte le mystère. Vous avez souffert, et mon cœur vous absout. Pour le reste, je m’en repose sur votre probité, vous estimant assez pour ne pas craindre d’affirmer devant Dieu que vous êtes incapable de prétendre à un titre dont vous vous sentiriez indigne.

Ces paroles éclairèrent M. de Peveney sur le véritable état de son cœur et l’amenèrent forcément à s’expliquer avec lui-même. Ainsi accusée, la position était claire et nette. Pris au dépourvu, Fernand ne devait plus songer à s’esquiver par d’hypocrites détours. Toutes les issues étaient fermées ; impossible d’éluder plus long-temps la conclusion qui lui était si loyalement offerte. Son premier mouvement fut d’obéir au cri de sa conscience et de se condamner à un exil éternel ; mais il n’était pas homme à trancher d’un seul coup le nœud de sa destinée. Il s’agissait pour lui de rompre le dernier lien qui le rattachât à la vie : il recula devant l’énormité du sacrifice ; du moins il voulut voir, avant de s’immoler, s’il ne lui restait pas quelque moyen honnête de composer avec son passé et de transiger avec ses remords.

— Madame, répondit-il, la sagesse et la bonté s’expriment par votre bouche. Je vous admire autant que je vous aime. Si je ne cédais qu’à la voix de mon cœur, je serais déjà à vos pieds ; mais j’ai traversé tant de mauvais jours, mon ame en est encore si remplie de trouble et d’effroi, qu’avant d’accepter le bonheur, je vous dois d’examiner si j’en suis digne. Si demain je ne reviens pas, pleurez sur moi, madame, car je vous aurai vue ce soir pour la dernière fois. Si je reviens, ouvrez les bras à votre fils.

— Allez, mon enfant, ajouta Mme de Mondeberre avec mélancolie ; si vous ne revenez pas, ce n’est pas seulement sur vous que mes larmes devront couler.

Fernand passa la nuit qui suivit ce court entretien dans une agitation qu’il est aisé d’imaginer. Il descendit impitoyablement en lui-même ; ce qu’il y vit de plus clair, c’est qu’il aimait Mlle de Mondeberre. L’amour est ingénieux et fécond en ressources de toute nature. Après s’être laissé outrager par l’ombre irritée d’Arabelle, M. de Peveney se laissa doucement attirer par l’image souriante d’Alice. Il alla d’abord de l’une à l’autre, ne sachant à laquelle des deux se rendre : il finit par s’abandonner insensiblement sur la pente des espérances. Il déploya un art infini à grouper tous les raisonnemens qui pouvaient l’excuser à ses propres yeux. N’avait-il pas assez souffert ? le châtiment n’avait-il pas dépassé la faute ? devait-il sacrifier sa vie tout entière à un passé irréparable ? Après s’être attendri sur lui-même, il s’attendrit sur Mlle de Mondeberre. Il se demanda avec sévérité s’il pouvait se regarder comme dégagé de toute réparation envers cette enfant dont il avait si fatalement entamé la destinée ? Était-il juste de soumettre au martyre de l’expiation cette virginale beauté ? fallait-il entraîner dans le naufrage de la passion cette ame chaste et pure qui n’avait jamais cherché les orages ? Et Mme de Mondeberre, ne lui devait-il rien ? Cette femme si noble et si généreuse, cette mère si tendre et si dévouée, la condamnerait-il à voir la jeunesse de sa fille pâlir et se consumer dans les larmes ? Toutes les réflexions qu’il aurait dû faire trois ans auparavant, il les fit à cette heure. Il érigea ses penchans en devoirs pour s’y livrer sans remords. Il déplaça sa conscience, qui devint ainsi complice de son cœur. Puis il appela à son aide Karl Stein, avec qui, depuis quelques semaines, il avait renoué les relations long-temps interrompues. Il relut toutes les lettres qu’il avait reçues de lui en dernier lieu. Elles respiraient toutes une affectueuse et saine raison. Toutes conseillaient à M. de Peveney de se préserver des exagérations du désespoir et d’attendre patiemment le retour des jours meilleurs. Fernand y chercha des encouragemens ; il amollit le sens des phrases ; il y trouva tout ce qu’il voulut y trouver. Enfin il se dit qu’il n’était pas question d’un mariage brusque et précipité, qu’il s’agissait seulement de s’engager dans l’avenir, et que d’ici là les teintes funèbres achèveraient de s’effacer.

C’était une ame faible, noble pourtant. Lorsqu’après une nuit de luttes et de combats intérieurs, il se fut décidé à retourner à Mondeberre, Fernand se demanda si, en fin de compte, il était véritablement digne du bonheur qu’il allait accepter. À cette question, il se troubla, et tous les scrupules qu’il était parvenu à étouffer revinrent l’assaillir en foule ; seulement, au lieu d’Arabelle, c’était Alice, cette fois, qu’il craignait d’outrager. Était-ce bien à lui qu’il appartenait de cueillir cette fleur d’amour, de grace et de jeunesse ? Était-ce dans un cœur dévasté qu’elle devait achever de s’épanouir ? N’allait-il pas abuser de la confiance de Mme de Mondeberre et surprendre sa religion ? Dans son effroi, il se décida au seul parti qui convînt à un honnête homme : il résolut de soumettre son passé à Mme de Mondeberre et de ne prendre pour juge qu’elle-même.

Ce fut dans cette louable intention qu’il se rendit au château. Mme de Mondeberre attendait seule dans le parc l’heure qui devait couronner ou ruiner à jamais son espoir. Alice ne se doutait de rien. En apercevant M. de Peveney, Mme de Mondeberre dissimula mal un mouvement de joie que ne put réprimer entièrement sa dignité de femme et de mère. Elle ne vit et ne comprit qu’une chose : c’est que le retour de Fernand lui présageait le bonheur de sa fille. En se trouvant vis-à-vis d’elle, ce jeune homme n’osa pas d’abord troubler la douce sécurité que sa présence avait fait naître ; il laissa l’illusion grandir et se développer au point qu’il eût été cruel de la désabuser ; puis enfin, lorsqu’il s’y décida, il recula devant l’impossibilité d’un aveu qu’il avait de loin jugé si facile. C’est qu’en effet pour ouvrir un pareil cœur et pour en étaler sans pitié les plaies et les infirmités, il n’eût pas fallu une volonté faible, non plus qu’un médiocre courage. Et c’était à Mme de Mondeberre, à cette ame droite qui n’avait jamais fléchi, à cette chaste imagination qui n’avait pas touché, même du bout des ailes, aux fanges de la vie ; c’était à cette honnête et immaculée créature que Fernand s’était promis de confier le triste roman qui venait de clore sa jeunesse ! C’était Mme de Mondeberre, la sainte femme, la noble veuve, la tendre mère, qu’il s’était proposé de promener dans les détours tortueux d’un abîme où lui-même ne plongeait ses regards qu’avec épouvante ! Qu’aurait-elle pu comprendre à toutes ces misères ? Elle aurait refusé d’y croire, ou s’en serait éloignée avec un sentiment de pitié mêlé de dégoût. Ce qui devait arriver arriva. M. de Peveney faillit une fois encore à sa résolution. Il éluda l’épreuve à laquelle il devait se soumettre, et comme il s’était engagé par sa seule présence et qu’il n’était déjà plus temps de retourner sur ses pas, il s’abandonna cette fois encore au courant de sa molle nature.

Après qu’il eut expliqué nettement ses prétentions à la main d’Alice : — Mon enfant, lui dit Mme de Mondeberre d’une voix émue, vous savez que depuis long-temps je vous ai donné ce nom. Puisque vous l’acceptez, c’est que vous en êtes digne. Vous réalisez ainsi le plus doux rêve de ma vie ; vous exaucez en même temps les derniers souhaits de votre père. Cependant il vous reste encore à gagner le cœur de ma fille : essayez, mes vœux sont pour vous, et je ne demande qu’à reposer mes regards sur le tableau de vos amours mutuels. Alice ne m’a rien dit de ses sentimens ; je ne l’ai point entretenue de mes espérances ; puissent nos deux ames, déjà si étroitement unies, achever de se mêler et de se fondre dans la vôtre !

Cette journée s’écoula dans une douce intimité. Alice n’était point dans le secret de son bonheur, mais elle en avait comme un confus pressentiment. Elle observait avec inquiétude je ne sais quoi d’inusité sur la figure de sa mère et dans l’attitude de Fernand ; elle voyait avec émoi leurs regards se rencontrer et se sourire, et lorsque M. de Peveney se fut retiré après lui avoir baisé la main pour la première fois, elle pâlit, se troubla et s’échappa, éperdue et tremblante.

Cette nuit ne fut guère plus calme pour Fernand que ne l’avait été la nuit précédente. Il était dans la nature irrésolue de ce jeune homme de tout gâter et de ne savoir jouir de rien. Il y avait en lui, comme chez la plupart des hommes, deux êtres, ennemis acharnés, qui combattaient sans paix ni trêve ; et comme le vaincu insultait toujours au vainqueur, de quelque côté que penchât la balance, il se trouvait que la joie du triomphe était toujours empoisonnée par les clameurs de la défaite. Ainsi, à peine fut-il sorti du château, qu’il eut à essuyer les cris et les reproches de sa conscience révoltée. Heureusement il avait l’expérience de ses rébellions, et n’ignorait pas comment on les apaise. Il chercha dans son amour la justification de sa faiblesse, et, comme pour achever de s’absoudre, il répondit solennellement à Dieu du bonheur et de la destinée d’Alice.

Cette lutte fut la dernière. Il avait fait à ses scrupules et à ses remords la part assez large, assez belle. Le temps était venu d’en finir avec le passé ; Fernand le précipita dans l’éternel oubli, comme un navire qu’on coule à fond, ou comme un cadavre qu’on jette à la mer ; puis, par un de ces brusques mouvemens de résolution que parfois la passion imprime aux esprits les moins résolus, il s’élança, libre et joyeux, vers les félicités que lui promettait l’avenir. Ce fut en lui une soudaine et complète transfiguration. Il sentit la jeunesse affluer à flots pressés dans son sein, et, dans l’ivresse de son être régénéré, il poussa vers le ciel un cri d’amour et de bénédiction. Heureux, heureux enfin, il touchait au port ; il apercevait les rivages enchantés et paisibles vers lesquels il avait toujours soupiré ! Du haut de la rude montagne qu’il venait de gravir, il saluait avec des transports pleins de larmes Mondeberre, qui lui apparaissait comme une terre promise, couverte de fruits et de fleurs.

Il ne s’était pas couché de la nuit. Il ouvrit sa fenêtre, s’appuya sur le balcon et regarda le jour se lever. Regarde-le, jeune homme infortuné, ce jour radieux et pur qui se lève sur tes espérances. Savoure à longs traits cet air enivrant qui t’inonde. Double, triple les facultés qui te restent pour le bonheur. Ne repousse aucune des sensations que t’apporte le vent du matin ; laisse la brise rafraîchir ton front et l’illusion caresser ton ame. Hâte-toi de vivre, hâte-toi d’aimer ! La nature est immortelle, mais l’homme n’a pas même un jour.

Après avoir vu le soleil monter à l’horizon, Fernand, épuisé par tant d’émotions, se jeta tout habillé sur son lit. Il s’assoupit dans la joie de son cœur, et cependant il fit un rêve étrange. Il rêva qu’il était couché vivant dans un cercueil de plomb, et que, sous le couvercle à demi soulevé, il voyait une jeune et belle fille, aux cheveux d’or, aux yeux d’azur, qui le regardait en souriant et lui tendait la main en disant : — Ami, lève-toi ! — Mais toutes les fois qu’il essayait de se lever et de prendre la blanche main, le couvercle de plomb retombait sur son front et lui meurtrissait le visage. Il luttait depuis près d’une heure contre cet horrible cauchemar, quand il se réveilla en sursaut et sauta à bas de son lit. La porte de sa chambre venait de s’ouvrir, et il se trouva face à face avec un personnage qu’il connaissait trop bien. Fernand pensa d’abord qu’il n’était pas bien éveillé, et que c’était la suite de son rêve. Il fit deux pas en arrière ; l’étranger en fit deux en avant, puis ils restèrent à se regarder l’un l’autre. Cet homme était si changé, que M. de Peveney, au premier abord, le devina plutôt qu’il ne le reconnut. Son teint avait bruni ; son front s’était bronzé ; sa barbe longue, épaisse et noire, contribuait à donner à ses yeux une expression sauvage et farouche. Toutefois, il n’y avait dans son attitude, comme dans son costume, rien que de simple, de grave et de sévère.

— Monsieur, dit-il enfin, voici deux ans que je vous cherche.

— Je l’ignorais, monsieur, répliqua Fernand d’une voix altérée, mais calme.

— Vous êtes, monsieur, un trop galant homme, reprit le comte de Rouèvres, pour que mon apparition ait rien qui vous doive surprendre. Vous n’ignoriez pas que tôt ou tard nous nous reverrions à coup sûr. Cependant, s’il était besoin de vous expliquer quel sujet m’amène pour la deuxième fois chez vous, je m’y résignerais volontiers.

— Je vous comprends, monsieur, reprit M. de Peveney. Je dois convenir pourtant que je m’attendais peu à l’honneur de votre visite. Je croyais nos comptes réglés depuis long-temps ; en consultant mon cœur, je vous croyais suffisamment vengé.

— Suffisamment vengé ! s’écria M. de Rouèvres en réprimant aussitôt un mouvement de sombre courroux. Si, après avoir consulté votre cœur, vous voulez prendre la peine d’interroger le mien, vous comprendrez, monsieur, reprit-il avec sang-froid, que vous vous êtes singulièrement abusé. Daignez m’écouter ; ce sera l’affaire d’un instant.

— Veuillez vous asseoir, dit M. de Peveney en lui indiquant un siége.

— C’est inutile, répliqua M. de Rouèvres ; je serai bref. Ce que j’ai à vous raconter, vous le savez d’ailleurs mieux que moi-même. Vous m’avez arraché le cœur, vous l’avez foulé sous vos pieds ; vous avez perdu mon ame, vous y avez étouffé la foi, la confiance et l’amour, pour y substituer le désespoir, la colère et la haine. Vous m’avez fait méchant, cruel et solitaire. Me voici vieux, brisé avant l’âge, mort à tout ce qui rend la vie supportable, et ne vivant plus que de ce qui tue. Vous cependant, vous êtes jeune et libre. Un jour, et ce jour n’est peut-être pas loin, vous vous emparerez de tous les biens que vous m’avez ravis. Vous aurez une femme aimée, et vous oublierez dans ses bras le drame épouvantable dont vous aurez été le triste héros. La famille vous comblera de ses bienfaits ; vous vieillirez doucement, honoré et respecté, au sein du bonheur. Et je serais suffisamment vengé ! Mais, monsieur, vous n’y pensez pas, ajouta-t-il en étreignant de sa main le bras de Fernand ; vous ne savez donc pas ce que j’ai souffert ! vous ne savez donc pas ce que je souffre encore ! Si je pouvais vous ouvrir ma poitrine, vous y verriez les tourmens de l’enfer. Suffisamment vengé ! Dites, monsieur, parlez, était-ce de vous que je me vengeais, lorsque l’infortunée dont j’avais cloué l’amour à votre indifférence se débattait comme un corps plein de vie qu’on aurait lié à un cadavre ? Était-ce vous que je frappais, lorsqu’elle séchait dans les larmes et dans la honte ? Est-ce pour racheter vos égaremens qu’elle est morte loin de la patrie, dans une salle d’auberge, sans autre pitié que la vôtre ? Comment n’avez-vous pas compris que vous n’étiez alors que l’instrument de ma vengeance, et que je chercherais à le briser, cet instrument fatal, à partir du jour où il aurait consommé son œuvre ? Vous m’avez servi à souhait, monsieur de Peveney. Je n’oserais même pas affirmer que vous n’êtes point allé au-delà de mes espérances. Quoi qu’il en soit, c’est à votre tour maintenant. — Avez-vous des armes ? demanda Fernand d’une voix ferme. — Oui. — Un témoin ? — Un ami m’accompagne. M. de Peveney se souvint que Gaston se trouvait dans le voisinage. Il l’envoya quérir, et, en l’attendant, il écrivit à la hâte ses dernières dispositions. M. de B… arriva. Après lui avoir expliqué en deux mots de quoi il s’agissait : — Gaston, lui dit-il, si je suis tué, vous direz à Mme de Mondeberre que ma dernière pensée a été pour elle. Cela dit, tous deux montèrent dans la chaise de M. de Rouèvres, qui leur en fit les honneurs avec politesse. La voiture partit au galop des chevaux, et, sur l’indication de Gaston, après avoir suivi quelques instans le bord de la Sèvres, elle tourna le coteau pour s’enfoncer dans un sentier qui se perdait sous un bois de chênes.


Quelques heures après le lever du soleil, de lourdes vapeurs s’étaient amassées au couchant et avaient fini par se condenser en nuées épaisses qui envahissaient peu à peu l’horizon, et se détachaient comme une chaîne de montagnes sur l’azur embrasé du ciel. La nature semblait frappée de stupeur et d’immobilité. Pas un cri, pas un tressaillement, pas un souffle. Les feuilles languissaient dans l’air stagnant ; les oiseaux se taisaient ; les fleurs endolories se penchaient sur leurs tiges.

Mme de Mondeberre et sa fille se tenaient assises sur le bord d’une pièce d’eau située à l’extrémité du parc, petit lac ombragé de saules, qu’alimentait le cours habilement détourné de la Sèvres, et qu’animaient les évolutions de deux cygnes. Alice était inquiète, agitée ; sa mère l’observait avec complaisance, et se plaisait à prolonger ce trouble et ce malaise dont elle avait le secret dans son cœur et la guérison sous la main. Après avoir causé de toutes choses, excepté de celle qui les préoccupait toutes deux, Mme de Mondeberre sut adroitement amener l’entretien sur un terrain qu’Alice n’abordait jamais sans humeur et sans impatience. Après l’y avoir attirée par d’insensibles détours :

— Mon enfant, ajouta-t-elle, au risque de t’irriter, et dussé-je passer à tes yeux pour la plus prêcheuse des mères, j’en reviens à dire que ton cousin Gaston a raison. Il n’est pas juste, il n’est pas convenable qu’une belle et charmante fille comme mon Alice ensevelisse dans la solitude les plus belles années de sa jeunesse. Toute ame ici-bas a ses destinées à remplir ; nulle ne saurait s’y dérober sans faillir à la mission qu’elle a reçue de Dieu.

— Quelles destinées ? quelle mission ? répondit Alice avec vivacité. Dieu ne m’a donné d’autre mission que de t’aimer et de le servir.

— Oui, tu es une fille adorable ! s’écria Mme de Mondeberre avec effusion ; mais, chère enfant, cela ne suffit pas. Il est des devoirs, des joies et même des douleurs auxquels toute créature doit se soumettre sous peine de manquer à sa destination. Aimer, se dévouer et souffrir, c’est, mon enfant, la commune loi.

— Aimer ? dit Alice ; est-ce que je ne t’aime pas ? Se dévouer ? est ce ma faute, si tu m’as fait le dévouement si facile ? Souffrir ?…

À ce mot, elle s’interrompit et n’acheva pas ; son jeune sein se souleva, et deux larmes brillèrent au bout de ses longs cils.

— Tiens, ma mère, reprit-elle presque aussitôt, laissons là toutes ces subtilités auxquelles je n’entends rien. Je vois seulement où tu veux en venir. Je ne m’irrite pas de ton insistance, parce que rien de toi ne saurait m’irriter ; mais si tu veux que je te le dise, mon cœur en gémit, et ma tendresse s’en alarme. Mon amour t’est donc à charge, que tu es si impatiente de le partager ? Elle te pèse donc bien, cette vie à deux qui me paraît, à moi, si légère ? Va, tu n’es qu’une ingrate qui ne sait pas aimer ! ajouta-t-elle en s’abandonnant avec une molle résistance aux bras caressans qui s’empressèrent de l’enlacer.

— Allons, pardonne-moi, dit Mme de Mondeberre. Après tout, je ne demande et ne cherche que ton bonheur. Puisque tu es heureuse ainsi, et que ton cœur n’aspire pas à des félicités plus grandes, je ne te tourmenterai plus. Je t’avoue pourtant qu’il me souriait d’être grand’mère et de bercer mes petits-enfans. Et puis il s’offrait un parti qui me semblait devoir te convenir. Tu ne veux pas ; qu’il n’en soit plus question.

— Encore quelque fat que t’aura proposé cet impitoyable Gaston ? répliqua l’enfant d’un air dédaigneux et mutin.

— Mais non, reprit Mme de Mondeberre ; celui-là n’est pas un fat, et s’est bien proposé lui-même. Je dois même ajouter que je n’ai pas osé prendre sur moi de le décourager tout d’abord, car j’avais cru remarquer que tu le recevais sans trop de déplaisir.

— Je le connais, ma mère ? s’écria la jeune fille, qui sentit tout son sang lui monter au visage.

— Tu le connais un peu, dit Mme de Mondeberre ; c’est un gentilhomme de nos voisins que je tiens en grande estime, et à qui j’aurais confié sans hésiter le bonheur de ma fille adorée.

Alice regarda sa mère, qui souriait avec amour et paraissait appeler sur les lèvres tremblantes de l’enfant le nom qui n’osait point s’échapper de son cœur. Elle hésita ; en moins d’une seconde, ses joues pâlirent et se colorèrent du plus vif incarnat. Elle doutait, elle hésitait encore.

— C’est lui ! s’écria-t-elle enfin en tombant tout en pleurs sur le sein maternel, lorsque Mme de Mondeberre lui ouvrit ses bras.

En cet instant, la détonation de deux coups de feu retentit au loin. Ce bruit éveillait toujours dans le cœur de Mme de Mondeberre de lugubres échos : elle frissonna ; mais ce ne fut qu’une impression presque insaisissable qui se perdit bien vite dans la joie des épanchemens et des confidences mutuelles. Qui pourrait dire l’ivresse de ces deux ames qui, après trois années de souffrances silencieuses, après avoir, durant trois ans, tendu en secret vers le même but, touchaient enfin à la réalisation de leurs rêves et se rencontraient dans un même sentiment de bonheur ? Il est si doux de revenir à deux sur les douleurs du passé, lorsque le présent nous sourit et que l’avenir est plein de promesses ! Il est si charmant de se confier l’un à l’autre ce qu’on a pleuré, ce qu’on a souffert, quand les mauvais jours sont finis, et que la vie n’est plus qu’une fête !

Alice et Mme de Mondeberre étaient restées assises au bord de l’eau. De la place qu’elles occupaient, elles pouvaient voir, à travers la ramée, la petite porte du parc. Il y avait plus d’une heure qu’elles étaient là, s’oubliant en projets enchantés, allant tour à tour et sans se lasser des jours écoulés aux jours à venir, s’emparant de la vie et la disposant à leur gré, quand tout à coup la porte du parc s’ouvrit pour donner passage à deux hommes de la campagne qui portaient à bras un lit de feuillage sur lequel gisait un corps inanimé. En apercevant à travers les branches le funèbre convoi qui s’avançait lentement, Mme de Mondeberre et sa fille se levèrent, et, s’en étant approchées, elles reconnurent M. de Peveney, qu’on rapportait mortellement blessé. À cause de la proximité, Gaston avait jugé convenable de faire transporter Fernand au château, tandis qu’il allait, lui, au galop de son cheval, chercher à la ville voisine des secours, hélas ! inutiles.

Quand on l’eut déposé sur le gazon, Alice et Mme de Mondeberre virent sa poitrine trouée et sanglante. Elles s’étaient agenouillées chacune d’un côté du brancard : l’une, froide et immobile comme ces statues de marbre qui veillent au pied des tombeaux ; l’autre, laissant son cœur éclater en sanglots.

— Mon fils ! mon enfant ! disait Mme de Mondeberre en le baignant de pleurs.

Alice ne pleurait pas. Elle pencha son visage sur le front de son pâle fiancé.

— Ami de mon cœur, entends-moi ! lui dit-elle. Je t’aime, je t’ai toujours aimé. Je n’étais qu’une enfant que je t’aimais déjà. Tu vas emporter ma vie tout entière. Mon amant ! mon époux ! jeune et cher compagnon de mes belles années ! je te dis adieu, doux espoir ! Je ne sais si je te survivrai ; mais si je te survis, mon Fernand, ce sera pour porter ton deuil et pour chérir éternellement ta mémoire.

— Hélas ! murmura Fernand, vous me faites mourir deux fois. Il ne put en dire davantage.

Il tourna tour à tour vers chacune de ces deux femmes un regard mourant que l’amour animait encore ; puis, au bout de quelques instans, une main dans la main d’Alice, l’autre dans celle de sa mère, il expira.

— Ah ! ma fille ! ma fille infortunée ! s’écria Mme de Mondeberre en se jetant sur Alice.

— Veuve comme toi, je vivrai comme toi, ma mère. Et la noble enfant appliqua ses lèvres sur la main glacée de l’amant qu’à la face du ciel elle venait d’épouser dans son cœur.


Jules Sandeau
  1. Voyez la livraison du 1er octobre.