FERNAND.

PREMIÈRE PARTIE.

FERNAND DE PEVENEY À KARL STEIN.

Tu l’as voulu, je suis parti, j’ai fui. D’ailleurs, j’étais au bout de mes forces et de mon courage. Quelle vie ! quel enfer ! Non, il n’est pas d’enfer qui ne soit doux après une pareille vie. D’où vient donc que mon cœur est triste jusqu’à la mort ? d’où vient qu’au lieu de l’enivrer, le sentiment de sa prochaine délivrance le torture et le déchire ? Tu m’avais promis la joie du prisonnier qui voit tomber ses chaînes : les cris seuls de mon désespoir ont salué jusqu’ici mon acheminement à la liberté. Combien de temps a duré ce voyage ? Un jour, un siècle, je ne sais. Les arbres qui fuyaient sur le bord de la route m’apparaissaient comme des ombres éplorées ; j’entendais des sanglots dans les sifflemens de la bise. Pourrai-je dire jamais les luttes et les combats que j’ai livrés et soutenus contre moi-même durant ce funeste trajet ? Une fois, ne sentant plus en moi l’énergie de ma résolution, j’ai fait tourner bride aux chevaux ; mais en apercevant, du haut d’une colline, Paris comme un gouffre béant à l’horizon, saisi d’épouvante, j’ai consulté mon cœur et repris tristement le chemin de la solitude. J’arrive enfin : j’ai revu sans plaisir et sans émotion les ombrages paternels et la demeure où je suis né. Ma tête est en feu ; une ardente inquiétude m’agite et me dévore. Que se passe-t-il ? que va-t-il se passer ? Que résultera-t-il du coup affreux qu’il me reste à porter ? À ces questions, ma raison se perd. Toi cependant, unique confident de cette lamentable histoire, prends pitié de deux infortunés ; soutiens-les l’un et l’autre dans cette dernière épreuve. Dirige la main qui veut et qui n’ose frapper ; le coup porté, sois tout entier à la victime.

KARL STEIN À FERNAND DE PEVENEY.

Du calme, du sang-froid ! Tâchons de ne point mettre à tout ceci plus de solennité que la situation n’en comporte. Dis-toi bien d’abord qu’il ne t’arrive rien que de simple et de très vulgaire : tous les hommes ont passé par là. Ton histoire court les rues ; tu l’as coudoyée vingt fois sans t’en douter. Ne te flatte donc pas de l’idée que tu as ouvert une nouvelle voie, et que tu explores en ce moment des terres inconnues et des landes désertes. Sache au contraire que tu viens d’entrer dans un chemin battu, où tu ne saurais manquer de rencontrer bonne et nombreuse compagnie. Je conviens que la route est rude, et que tous ceux qui l’ont faite avant toi n’en ont emporté ni les ronces ni les épines ; mais il ne faut, pour en sortir, qu’un peu de courage et de volonté : nous en aurons, Fernand ; tu me l’as promis, et j’y compte.

Tu es parti, c’est bien. En ces sortes d’exécutions, mieux vaut frapper de loin que de près ; la main est plus ferme, le trait plus assuré. On n’assiste point aux convulsions de la victime, on n’entend pas ses cris, on ne voit point ses larmes, et l’on échappe ainsi au spectacle le plus déplorable que puisse offrir la passion aux abois. Ajoute que la victime elle-même en est plus calme et plus résignée, car en ceci les femmes ressemblent fort aux enfans, qui tombent et se relèvent sans pleurer, s’il n’est personne autour d’eux pour les plaindre et pour les consoler.

Tu souffres et tu t’effraies du coup qu’il te reste à porter : c’est ainsi que, dans les jeunes ames, il survit long-temps à l’amour un sentiment d’honneur et de probité impérieux autant que la passion. On aime avec sa conscience long-temps après qu’on a cessé d’aimer avec son cœur. Je suis convaincu, toutefois, qu’en retranchant de ses scrupules l’orgueil et la vanité qui s’y mêlent, on se sentirait plus tranquille. Quelle étrange présomption de croire que, parce qu’on quitte une femme, cette femme n’a plus qu’à se jeter par la fenêtre, à moins qu’elle ne préfère se laisser mourir de chagrin ! Les femmes en rient entre elles. Je soupçonne, pour ma part, qu’il leur déplaît moins d’être quittées que nous ne nous plaisons à le croire. La preuve en est que, lorsque nous leur restons, ce sont elles qui nous abandonnent. Rassure-toi donc, et ne t’exagère pas avec trop de complaisance la gravité du mal que tu vas faire ; sois humble, tu seras soulagé. Que se passe-t-il ? Jusqu’à présent rien que je sache. Que va-t-il se passer ? Dieu seul le peut savoir. Quoi qu’il arrive, sois sûr que l’harmonie universelle n’en sera point troublée.

Ami, crois-moi, hâte-toi d’en finir avec cette vie qui n’a plus pour excuse l’entraînement, l’amour et le bonheur ; arrache-toi de ce ténébreux abîme dans lequel tu viens d’enfouir les plus belles années de ta jeunesse. Aujourd’hui, il en est temps encore ; demain, peut-être, il serait trop tard. Je ne me donne ni pour un quaker ni pour un puritain : je ne fais profession ni de vertu ni de morale, je hais les pédans et les cuistres, les hypocrites et les cafards ; mais lorsqu’on s’est attardé trop long-temps dans ces liaisons que réprouve le monde, je sais à quel prix on en sort, heureux lorsqu’on peut en sortir ! On s’y abandonne aisément ; il semble qu’on sera toujours maître de reprendre sa place au soleil dans cette société dont on a fait si bon marché d’abord, et à laquelle il faut tôt ou tard revenir. En effet, voici qu’un beau jour on sent s’éveiller en soi le sentiment de l’ordre et du devoir, l’instinct de la famille, le besoin des affections permises ; mais lorsque, tendant la main vers ces trésors follement dédaignés, nous voulons franchir la distance qui nous en sépare, bien souvent il arrive qu’épuisés par de vains efforts, nous retombons dans le gouffre que nous avons creusé nous-mêmes, et qui finit par nous engloutir. Combien d’existences ainsi perdues qui promettaient au début d’être honorables et fécondes ! Que d’infortunés, retenus au passé par un clou de fer, qui voient se fermer à jamais devant eux les portes d’or de l’avenir ! Tu es jeune, tu peux tout réparer ; hâte-toi, ne croupis pas plus long-temps dans ce bagne infect qu’on nomme l’adultère. C’est toi qui l’as dit, quelle vie ! quel enfer ! C’était bien la peine, pour en venir là, de trahir le plus noble cœur qui ait jamais battu dans une poitrine humaine !

Le jour même de ton départ, je me suis présenté chez le comte. Je l’ai trouvé seul au salon ; sous prétexte d’une forte migraine, Mme de Rouèvres s’était retirée de bonne heure dans son appartement. Aussitôt qu’il m’a vu entrer : — Vous savez, m’a-t-il dit en venant à moi, que Fernand est parti ? — Oui, lui ai-je répondu, et je crains que son absence ne se prolonge au-delà de nos prévisions. — Tant pis, a répliqué M. de Rouèvres ; il nous manquera, nous l’aimons beaucoup. Vous me voyez tout attristé de son départ. — Je me suis assis, nous avons causé ; ton nom est revenu plus d’une fois dans notre entretien. — J’espère bien, m’a-t-il dit, que ce n’est pas un embarras d’affaires qui l’oblige à quitter Paris : s’il en était autrement, je ne pardonnerais pas à Fernand de ne s’être point adressé à moi. Il avait remarqué ta tristesse en ces derniers temps, tes attitudes silencieuses, ton air sombre, ton front rêveur ; il craignait que son amitié n’eût été trop discrète et trop réservée. Plus d’une fois j’ai voulu changer le cours de la conversation, mais c’est toujours à toi qu’il a fallu revenir. Ton avenir le préoccupe. — Il est temps, m’a-t-il dit, que Fernand songe sérieusement à utiliser les dons que lui a octroyés le ciel. Il n’est pas d’homme, quelque richement que l’ait doté le sort, qui doive se croire affranchi de la nécessité du travail. Nous ne recevons qu’à la condition de rendre, et plus la destinée nous a favorablement traités, plus nous avons d’obligations vis-à-vis de nous-mêmes et de nos semblables. À ce compte, nous avons le droit de beaucoup exiger de notre jeune ami. — À vrai dire, j’avais le cœur navré de l’entendre parler de la sorte ; j’en rougissais pour toi. Je sais qu’en général on aime à s’égayer aux dépens des maris. Volontiers on se raille de leur fol aveuglement et de leur confiance devenue proverbiale ; mais, quand cette confiance et cet aveuglement ne sont pas autre chose que la noble sécurité d’un esprit honnête et d’une ame chevaleresque, le monde n’en rit plus, et c’est sur ceux qui en abusent que retombent le blâme et la honte. En bonne conscience, t’es-tu jamais demandé à quelle supériorité personnelle tu dois d’avoir enlevé à cet homme l’amour et l’honneur de sa femme ? Je me suis souvent posé cette question, et je t’avoue brutalement que je n’ai jamais pu y répondre. Il est vrai que vis-à-vis de la comtesse, tu as eu l’immense avantage de ne pas être son mari. Et puis, M. de Rouèvres doit manquer nécessairement d’idéal et de poésie ! C’est une nature froide et positive qui n’entend rien, je le jurerais, au jargon des ames incomprises. Il n’en faut pas plus, par le temps qui court, pour tout justifier aux yeux de la passion ; seulement les honnêtes gens commencent à trouver que cela fait pitié.

Allons, point de faiblesse ! Les choses se passeront cette fois comme toujours : larmes, sanglots, imprécations, prières ; on voudra se tuer, on se consolera.

FERNAND DE PEVENEY À KARL STEIN.

Lis la lettre que je reçois. Si telle est sa douleur pour une séparation qu’elle croit momentanée, quel sera son désespoir lorsqu’elle apprendra que c’est d’une rupture qu’il s’agit, d’une séparation éternelle ! Tu penses la connaître, tu ne la connais pas ; tu ne sais pas à quels excès la passion peut pousser cette tête exaltée. Orgueil ou pitié, j’hésite et je tremble. Ne hâtons rien, ne précipitons rien ! C’est un cœur digne à tous égards de soins et de ménagemens ; laisse-moi le préparer peu à peu au sacrifice, et l’y conduire, s’il est possible, sans trop de déchiremens et par d’insensibles détours. Le ciel m’est témoin que, si je n’écoutais que ma fatigue et mon impatience, j’en finirais sans plus attendre ; mais de quelques ennuis que son amour m’ait abreuvé, je ne puis oublier qu’elle m’aime, et que je l’ai long-temps aimée.

Tu me parles de M. de Rouèvres. Va, cet homme, sans s’en douter, s’est mieux vengé par son aveugle sécurité, qu’il ne l’aurait pu faire en m’immolant au ressentiment le plus légitime. Jamais sa main n’a touché la mienne que je n’aie senti la rougeur de la honte me monter au visage ; je n’ai jamais affronté sans pâlir la sérénité de son regard et la cordialité de son accueil. La confiance, l’estime et l’affection qu’il m’a témoignées, auront été mon châtiment et mon supplice. Par quel charme fatal, par quelle pente irrésistible en sommes-nous arrivés, Arabelle et moi, à trahir ce loyal esprit et ce noble cœur ? Hélas ! que te dirai-je que tu ne saches déjà ? Tu fus témoin de mon bonheur. Tu sais que ce bonheur fut tel que Dieu lui-même ne m’eût pas infligé une plus rude expiation. Il est un adultère qui va front levé, face découverte. Celui-là du moins a le mérite de la franchise et le courage de la révolte. Il accepte la lutte au grand jour, et n’usurpe pas les bénéfices de la société qu’il outrage ; il a quelque chose de la grandeur déchue de l’ange rebelle de Milton. Mais il en est un autre, hypocrite et lâche, vivant de ruse et de mensonge, rampant dans l’ombre comme un reptile, traînant à sa suite le remords, la peur et la honte. C’est l’adultère à domicile ; c’est à ce vampire que j’ai donné à sucer le plus pur de mon sang ; c’est ce minotaure qui a dévoré les plus fécondes années de ma jeunesse. La lassitude est venue vite, l’ennui ne s’est pas fait attendre ; c’est qu’il n’est pas d’amour si vivace qui ne s’étiole bientôt dans une atmosphère si malsaine.

Voici mon plan, tu l’approuveras, je l’espère : écrire de loin en loin à Arabelle ; trouver chaque fois un nouveau prétexte pour prolonger mon absence ; passer insensiblement des expressions de la tendresse au langage de la raison ; éclairer peu à peu son cœur, l’amener par degrés à des sentimens plus paisibles, et la déposer ainsi, sans la briser ni la meurtrir, sur le seuil de la réalité. Je compte sur ton assistance. Nul doute que les premiers cris de sa passion blessée n’arrivent jusqu’à toi. Ménage à la fois et son orgueil et son amour ; laisse-lui croire qu’en la quittant, c’est moi seul que je sacrifie, et que, si son bonheur m’était moins cher que le mien, je serais encore auprès d’elle.

Depuis que ce plan est arrêté, je me sens plus ferme et plus calme. Je viens d’écrire à Arabelle. Je me suis épuisé à torturer mon cœur pour en faire jaillir deux ou trois pâles étincelles. Quel ennui ! Si tu as un ennemi, souhaite-lui d’avoir à écrire une lettre d’amant à la femme qu’il n’aime plus. Autant vaudrait souffler sur les cendres d’Ilion pour en tirer un peu de flamme.

KARL STEIN À FERNAND DE PEVENEY.

Ah ! faible, faible cœur ! Ainsi, pour te troubler, il aura suffi d’une lettre ! Voici déjà que tu trembles et que tu hésites ! voici qu’au lieu d’aller droit au but, tu prends le chemin de traverse ! Si dès à présent tu fléchis, que sera-ce donc lorsque Arabelle, éclairée sur son sort, à chaque courrier t’enverra sous enveloppe les fureurs d’Hermione, les sanglots d’Ariane et les plaintes de Calypso ! Enfant, tu n’y résisteras pas ; tu reviendras, esclave soumis et repentant, reprendre le collier de misère. Je ne me dissimule pas ce que la position a de pénible et de périlleux : il n’est pas de chaîne, je le sais, qu’il ne soit plus aisé de rompre que ces liens si doux à former ; mais si la tâche est rude, la vanité, je te l’ai déjà dit, nous en exagère singulièrement les difficultés, et toujours est-il qu’il se faut garder de trop prendre au sérieux les lamentations de ces belles abandonnées. Il est bien rare, quand nous les délaissons, qu’elles n’aient pas sous la main une consolation toute prête. As-tu remarqué que le chêne ne perd ses feuilles que pour en prendre de nouvelles ? Les femmes, en amour, ne font guère autrement.

Tu tiens à connaître mon sentiment sur le plan de campagne que tu t’es tracé ; à quoi bon ? Tu ne serais pas homme, si, en demandant un conseil, tu n’étais décidé par avance à ne suivre que ta fantaisie. D’ailleurs c’est l’avis d’Arabelle qu’il faudrait avoir en ceci. Pour ma part, j’ai toujours pensé qu’en amour comme en politique, mieux vaut sauter par la fenêtre, au risque de se rompre le cou, que de se laisser mettre à la porte et traîner dans les escaliers. Je pense aussi qu’en tranchant le nœud gordien, Alexandre-le-Grand a voulu montrer aux amans de quelle façon ils s’y doivent prendre pour dénouer le lien qui les blesse.

FERNAND DE PEVENEY À KARL STEIN.

Par goût et par tempérament, je répugne aux partis extrêmes. Souffre donc que je m’obstine à suivre la ligne de conduite que je me suis tracée ; c’est une voie lente, mais sûre. Avec un peu de patience et de ménagement, les choses auront leur cours naturel, et s’éteindront sans éclat et sans bruit. Je n’en suis déjà plus aux élans de la passion ; j’ai quitté les cimes brûlantes pour les régions tempérées et sereines. Je ne désespère pas d’y amener doucement Arabelle. Bien qu’elles se ressentent de cette sourde inquiétude qui précède la fin du bonheur, ses lettres sont plus calmes que je ne devais raisonnablement m’y attendre. Elle en arrivera d’elle-même à comprendre la nécessité d’une séparation ; l’idée que j’en souffre autant qu’elle, et que j’immole mon bonheur au soin de son repos, en vue de sa propre gloire, exaltera ses forces et lui rendra la résignation plus facile. Le temps et le monde feront le reste.

Je respire enfin, je commence à renaître. J’ai subi l’influence de la terre natale ; le silence des champs est descendu peu à peu dans mon cœur. Ami, la nature est bonne ; vainement avons-nous négligé son culte et porté loin d’elle nos désirs et nos ambitions ; mère indulgente, nous n’avons qu’à lui revenir pour qu’elle nous ouvre aussitôt son sein. Heureux qui sait borner sa vie à l’aimer et à la comprendre !

Ma maison s’élève à mi-côte sur le bord de la Sèvres nantaise, dans un petit coin de ce bas monde qu’on peut dire chéri du ciel. Je t’en ai parlé souvent ; mais moi-même qu’en savais-je alors ? Ce n’est qu’au retour des longues absences, lorsqu’on a pleuré et souffert au loin, qu’on aime et qu’on apprécie sa patrie. Tu n’as vu nulle part de plus belles eaux, ni de plus frais ombrages ; nulle part, tu n’as rencontré de plus riantes solitudes. Les visiteurs que ce pays attire durant l’été s’arrêtent à Clisson, et n’arrivent pas jusqu’ici, où l’on n’entend que le bruit des écluses. C’est sous ce toit que mon père a vécu, dans le creux de cette vallée, à l’ombre de ces bois, au murmure de ces claires ondes. Sa vie et sa mort furent d’un heureux et d’un sage. C’est ainsi que je prétends vivre et mourir. Ce que je sais des hommes et de la passion me suffit. Je ne suis point né pour ces orages. Je tiens de mon père des goûts simples, des instincts paisibles ; comme lui, je passerai mes jours dans la paix et dans la retraite. Les voies du monde sont trop difficiles ; il faut, pour s’y tenir droit et ferme, un pied plus sûr que le mien. Si j’ai pu, avec le cœur le plus pur et les intentions les plus honnêtes, y glisser dès les premiers pas, que serait-ce quand j’aurais dépouillé tout-à-fait les pudeurs et les scrupules du jeune âge ! Je m’y perdrais. Je m’en retire dès à présent sans regret et sans amertume, l’ayant trop vu pour l’aimer et point assez pour le haïr. Je conçois que la société n’approuve pas de semblables projets : c’est une maîtresse d’hôtel garni qui tient fort à louer ses chambres ; mais comme il se trouve toujours plus de gens qu’il n’en faut pour les occuper, ne saurait-elle, sans nuire à ses intérêts, permettre à quelques enfans de la Bohême de loger en plein air et de coucher à la belle étoile ? Un tel exemple n’est guère contagieux. Je n’ignore aucune des hautes vérités qu’à ce propos on a mises en circulation. Je sais qu’un homme n’est compté pour rien, s’il n’est pas quelque chose, c’est-à-dire s’il n’a pas une position, un état, une carrière. Cependant s’il m’est doux, à moi, de n’être rien ? Si vos emplois ne me tentent pas ? Si je ne me soucie ni de vos places ni de vos honneurs ? Si je préfère le silence à vos bruits, le repos à vos agitations et la solitude à vos fêtes ? C’est alors que la société, qui ne supporte point patiemment qu’on puisse se passer d’elle, vous jette à la face les noms d’égoïste et de lâche. À son aise ! l’aubépine est en fleurs, les oiseaux chantent dans les haies, et mon cheval est là, tout sellé, qui m’attend. Vois mon père d’ailleurs ; il ne fut ni avocat ni député, pas même maire de son village. Il ne fut rien qu’un homme heureux ; mais, durant trente ans, son bonheur rayonna comme un soleil sur ces campagnes. Pas un coin de cette terre qu’il n’ait embelli ou fertilisé. Il a couvert ces coteaux de pampres, ces champs de blés, ces vergers de fruits. Après avoir écrit avec la bêche et la charrue des poèmes qui ne périront pas, il dort en paix sous les arbres qu’il a plantés, et les paysans gardent pieusement sa mémoire. Tel est le sort que j’envie ; mes ambitions ne vont pas au-delà, et, quelque fatal qu’il ait été, je ne me repens plus de l’essai que je viens de faire, puisque je lui dois d’avoir entrevu de bonne heure et compris le vrai but de ma destinée.

Tu le vois, me voici tout près d’emboucher les pipeaux champêtres ! Paris m’a fait amoureux de l’églogue. À ce compte, tu devines aisément l’emploi de mes journées. Jusqu’à l’heure où le facteur de la commune passe devant ma porte, je suis triste, inquiet, tourmenté. Quand je l’aperçois de loin avec sa boîte en sautoir, ses guêtres de cuir aux jambes et son bâton ferré à la main, mon cœur se serre. S’il me remet une lettre d’Arabelle, j’en brise le cachet avec humeur, et c’est un jour perdu pour la joie ; mais qu’il passe sans s’arrêter, je sens aussitôt mes poumons qui se dilatent, l’air de la liberté qui m’inonde, et je pars plus léger qu’un faon courant sur l’herbe des clairières.

Je vais à l’aventure où me mène mon cheval ou ma fantaisie. Aujourd’hui pourtant, après t’avoir écrit, je pousserai résolument jusqu’au château de Mondeberre. L’histoire du château se cache dans l’ombre des temps féodaux : la châtelaine est belle encore, et sa destinée est touchante. Mme de Mondeberre perdit, après un an de mariage, son mari, jeune et beau comme elle, tué misérablement par son meilleur ami dans une partie de chasse. Veuve à vingt ans, comblée de tous les dons de la naissance et de la fortune, elle dit au monde un éternel adieu, et se retira avec sa fille, qui comptait quelques mois à peine, dans ce manoir qu’elle n’a plus quitté, malgré les sollicitations de ses amis et de sa famille.

Je n’étais guère qu’un enfant alors ; mais cette histoire, que j’entendais conter autour de moi, préoccupait et charmait à la fois mon imagination naissante. Un soir, j’en entrevis l’héroïne à travers le feuillage éclairci de son parc. Qu’elle m’apparut belle et charmante ! mais en même temps qu’elle me sembla imposante et fière ! Je n’oublierai jamais de quelle façon il me fut donné de lui parler pour la première fois.

J’avais seize ans : j’aimais la chasse avec passion. Un jour que j’avais battu sans succès nos landes et nos bruyères, je m’en revenais d’un pas découragé, quand tout à coup mes chiens firent lever un lièvre qui disparut dans un épais fourré. Les chiens l’y suivirent, et moi-même je m’y jetai avec une sauvage ardeur. Toi qui n’as jamais brûlé de poudre qu’au tir, tu ne sais pas quelle fièvre, ou plutôt quel démon s’empare, en ces instans, de notre être. J’éventrai une haie qui me faisait obstacle, et, le visage et les mains en sang, je me précipitai sur la trace des chiens, les animant de la voix, et ne m’apercevant pas que je me trouvais dans une propriété particulière, enceinte de murs et de baies vives. M’étant posté au détour d’une allée, j’attendis mon lièvre, et lui lâchai au passage une charge de plomb dans le flanc. Presque aussitôt des cris partirent à quelques pas de moi. Je me retournai et reconnus Mme de Mondeberre et sa fille. L’enfant se pressait avec effroi contre sa mère ; celle-ci était pâle et tremblante. Je devinai sur-le-champ ce qui se passait en elle : je compris quels funèbres échos je venais d’éveiller dans son cœur, et que j’étais à ses yeux l’appareil vivant du supplice qui l’avait faite veuve à vingt ans. J’aurais voulu m’abîmer à cent pieds sous terre. Par un brusque mouvement, je me débarrassai de mon carnier et le lançai avec mon fusil par-dessus le mur d’enceinte ; puis, ayant renvoyé mes chiens, je m’avançai timide et confus, et balbutiai quelques excuses. Mme de Mondeberre en parut touchée ; elle me sut gré surtout de l’avoir devinée et comprise. Je me nommai : mon nom ne lui était pas étranger ; elle me dit qu’autrefois les Peveney s’étaient alliés à sa famille. J’ignore comment il arriva que nous nous prîmes à marcher doucement dans les allées du parc, elle appuyée sur mon bras, et moi tenant sa fille par la main. C’était une belle enfant, déjà grave et sérieuse, comme tous les enfans qui de bonne heure ont vu pleurer leur mère. Bien que la douleur eût terni, sur son front l’éclat de la jeunesse, Mme de Mondeberre était calme et sereine. Rien n’est bon et sain à la longue comme de vivre avec les morts. Quand je fus près de me retirer, je lui renouvelai mes excuses. — Si j’étais votre amie, me dit-elle, je vous ferais une prière. — Madame, ordonnez, m’écriai-je. — Je vous prierais, ajouta-t-elle, de renoncer à un jeu cruel, trop souvent fatal aux mères et aux épouses. — Dans mon trouble, je ne sais trop ce que je répondis ; mais toujours est-il que je ne chassai plus à partir de ce jour.

Ce fut à peu de temps de là que mon père, n’ayant pu s’entendre avec l’intendant du château au sujet de prétendus empiétemens de terrain (les domaines de Mondeberre et de Peveney ont de tout temps été limitrophes) prit le parti de s’adresser à la châtelaine. Il s’ensuivit des relations précieuses ; des rapports fréquens et presque familiers s’établirent entre nos deux maisons. Mme de Mondeberre était simple, sans ostentation dans son deuil ; elle ne faisait ni spectacle ni bruit de ses pleurs et de ses regrets. On s’imaginait dans le pays que ses appartemens étaient tendus de noir, et qu’elle passait tous ses jours enfermée, comme Artémise, dans le mausolée de son époux. Il n’en était rien ; comme tous les sentimens profonds, sa douleur discrète et voilée se laissait à peine deviner. À la gravité d’une vertu toute romaine, elle joignait les graces naturelles de l’esprit et de la beauté. Elle portait un mort dans son cœur ; mais elle était pareille à ces tombes agrestes qui, n’étalant ni monument ni inscriptions funèbres, se cachent humblement sous un tertre de fleurs et de verdure. J’accompagnais mon père au château ; souvent j’y allais seul. J’étais jeune : mes sens et mon imagination s’éveillaient ; j’avais les inquiètes ardeurs de mon âge, qu’irritaient encore le silence des champs et la solitude où j’avais grandi. Je voyais Mme de Mondeberre à peu près tous les jours ; nous avions, le soir, de longs entretiens sous les marronniers du parc. Nous allions parfois avec sa fille nous asseoir sur le bord de l’eau. Eh bien ! tel était le sentiment de respect et d’admiration que m’inspirait cette noble créature, qu’il ne m’est pas arrivé de me sentir une seule fois ému ou troublé par le charme de sa personne, ni d’emporter, en la quittant, une pensée que j’aurais craint d’avouer hautement devant elle. — Mon père mourut. Mme de Mondeberre m’aida et me soutint dans cette grande épreuve : en pleurant avec moi, elle rendit mes larmes moins amères. Je me rappelle encore ses paroles pleines de douceur, ses conseils remplis de sagesse. — Nous devons, me disait-elle, honorer les êtres que nous avons aimés, moins par nos sanglots que par nos actions, en songeant sans cesse que, tout morts qu’ils sont, ils nous voient ; que, tout heureuse et toute détachée qu’elle est des choses d’ici-bas, leur ame peut souffrir de nos fautes. — La foi et la piété respiraient dans tous ses discours, avec l’espoir d’une vie meilleure où Dieu réunit pour l’éternité les ames fidèles qui se sont aimées sur la terre. Je ne me lassais pas de l’entendre : en l’écoutant, je me sentais plus fort et consolé.

Cependant je ne tardai pas à être repris de cette turbulente inquiétude à laquelle la mort de mon père avait d’abord imposé silence. Un brûlant désir de voir et de connaître s’empara tout à coup de mon cœur et de tous mes sens. J’étais libre, maître de ma fortune et de ma destinée. Décidé à partir pour Paris, je fis part de mon projet à Mme de Mondeberre, qui n’en parut point surprise. — Vous voulez partir, me dit-elle ; c’est tout simple, la curiosité sied à votre âge : il est bon, d’ailleurs, qu’un homme sache le monde et la vie. Partez donc. À votre retour, vous apprécierez mieux les biens que vous allez quitter. — Puis elle me parla longuement de ce monde et de cette vie nouvelle que j’allais aborder. Tandis que nous causions, Alice, sa fille, se tenait près de nous, debout, silencieuse, immobile. Cette enfant m’aimait, et je l’aimais aussi comme un doux reflet de sa mère. Lorsqu’elle savait que je devais venir, elle allait m’attendre au bout du sentier, courait à moi du plus loin qu’elle m’apercevait, et, me prenant par la main, m’amenait triomphante au château. Cette fois, il me fut impossible d’obtenir d’elle un sourire, ni même un regard. Je voulus l’attirer, mais elle s’échappa de mes bras. La veille de mon départ, j’allai faire mes adieux à Mme de Mondeberre. Tous les détails de cette soirée sont aussi présens à mon esprit que s’ils dataient d’hier seulement. Le jour tombait, on touchait à la fin d’octobre ; quand j’entrai, un grand feu clair brillait dans l’âtre ; la châtelaine était assise dans l’embrasure d’une fenêtre ouverte. Sans se lever, elle me tendit la main et me fit asseoir auprès d’elle ; elle m’entretint encore une fois de la mer semée d’écueils sur laquelle j’allais m’aventurer ; sa voix était plus grave et plus tendre que d’habitude. S’en étant retirée de bonne heure, elle ne savait guère du monde que ce que j’en savais moi-même ; mais elle avait beaucoup réfléchi, et, me voyant près de quitter nos campagnes pour aller, sans guide et sans appui, me mêler, si jeune encore, aux flots des hommes et des choses, elle en éprouvait comme un sentiment de maternel effroi. Tandis qu’elle parlait, le vent d’hiver remplissait le parc d’harmonies lugubres. J’entendais le bruit sec et morne des feuilles desséchées ; je voyais sur la cime des arbres se balancer de noirs corbeaux. Je fus saisi d’une grande tristesse, et de sombres pressentimens m’assaillirent ; mais ma résolution était prise, et Mme de Mondeberre elle-même semblait envisager ce départ comme une nécessité. — Adieu donc ! me dit-elle, nous prierons le ciel pour qu’il vous donne toutes les félicités que vous méritez. — Avant de me retirer, je demandai à embrasser Alice, qui n’avait point encore paru. Sa mère l’envoya chercher ; on l’amena presque malgré elle. — Enfant, lui dis-je, vous ne m’aimez donc plus ? À ces mots, elle fondit en pleurs. Je partis ; je n’avais point d’amour pour Mme de Mondeberre, Alice comptait au plus dix ans ; je partais libre de tous liens. D’où venait donc cette voix mystérieuse qui, tandis que je m’éloignais, de loin en loin me criait brusquement que je tournais le dos au bonheur ?

Hélas ! durant ces sept années, les ai-je assez souillés et profanés, ces purs et chastes souvenirs ! Aussi, n’ai-je point encore osé porter mes pas vers Mondeberre, tant je me reconnais indigne de rentrer dans ce saint asile. Il m’a semblé qu’auparavant je devais m’imposer pour ainsi dire une quarantaine morale ; il me semble, encore à cette heure, que je vais y retrouver le fantôme de ma jeunesse, qui refusera de me reconnaître et s’enfuira d’un air irrité.

LE MÊME AU MÊME.

Hier donc, après t’avoir écrit, je suis parti pour Mondeberre. J’ai fait la route au pas de mon cheval, lentement, religieusement, ainsi que se font les pèlerinages. Le ciel gris et voilé s’harmoniait avec les dispositions de mon ame. J’ai suivi les sentiers que suivait autrefois ma jeunesse ; j’ai reconnu tous les bouquets d’arbres, tous les buissons en fleurs, tous les accidens du paysage ; il n’y avait que moi de changé. J’aperçus bientôt, à travers le feuillage, les tours noircies du château féodal, la plate-forme ombragée d’ormeaux, les pans de mur habillés de lierre. À ces aspects, j’ai senti plus profondément ma misère et ma déchéance ; j’ai pleuré sur moi-même et me suis abîmé dans la mélancolie des jours mal employés. Ainsi, j’allais comme autrefois, plein de trouble, le long de ces haies ; seulement, au lieu du trouble poétique et charmant qui remplit d’harmonies et d’images gracieuses le matin de l’existence, je traînais avec moi cette morne inquiétude, cette lourde fatigue que laisse après elle la passion désabusée.

Je mis pied à terre à la petite porte du parc et j’entrai. Aussitôt je me sentis enveloppé d’ombre et de silence. Il me sembla que je retrouvais un Éden depuis long-temps perdu et regretté, et dans ce court enivrement j’oubliai les douleurs de l’exil.

Après avoir erré çà et là, j’allai m’asseoir sur un banc de pierre, à demi caché sous un massif d’ébéniers et de lilas qui secouaient à l’entour leurs grappes embaumées. J’étais plongé depuis près d’une heure dans mes souvenirs, lorsque j’entendis le frôlement d’une robe et le bruit d’un pied léger sur le sable fin de l’allée. Je levai la tête et vis, à quelques pas de moi, Mme de Mondeberre, non pas comme autrefois, pâlie par la douleur, austère et grave, ainsi qu’il sied aux veuves, mais fraîche, souriante et parée, comme la nature, de toutes les graces du printemps. C’était bien son front intelligent et fier, mais rayonnant cette fois du doux éclat de la jeunesse ; c’étaient ses beaux yeux bleus, moins les larmes qui en avaient terni l’azur ; c’était sa noble démarche, moins les chagrins qui l’avaient brisée. Ses cheveux blonds, qu’autrefois elle cachait sévèrement comme un luxe mal séant au deuil, ruisselaient en boucles d’or le long de son visage. Les flots de gaze et de mousseline qui l’enveloppaient tout entière lui donnaient l’air d’une de ces apparitions vaporeuses que les poètes voient flotter sur le bord des lacs, dans la brume argentée des nuits. Je crus d’abord que c’était une illusion de mes sens, et je restai debout, immobile, à la contempler, tandis qu’elle m’observait de ce regard limpide et curieux qui n’appartient qu’aux gazelles et aux jeunes filles. Enfin je me décidai à marcher vers elle ; mais à peine eus-je fait quelques pas, qu’elle s’enfuit, et je m’arrêtai à suivre des yeux sa robe blanche à travers la ramée. N’était-ce point Mme de Mondeberre en effet ? Je la vis apparaître, au bout de quelques instans, telle à peu près que je l’avais vue autrefois ; seulement les années qui venaient de s’écouler avaient laissé sur ses traits comme sur les miens des traces de leur passage. Aussitôt que je l’aperçus, je courus vers elle, et je pressai avec attendrissement ses deux mains sur mes lèvres et contre mon cœur. Elle-même était émue, et c’est à peine si dans le trouble des premiers momens nous pûmes échanger quelques mots. Enfin je songeai à la chère enfant qui avait tant pleuré le jour de mon départ. Je parlai d’Alice à sa mère. « Elle vous a bien reconnu, me dit-elle ; c’est elle qui m’a dit que vous étiez là. Je vous croyais encore à Paris. » Ces paroles me frappèrent d’étonnement et presque de stupeur. « Quoi ! m’écriai-je, cette blanche et belle créature que je viens d’entrevoir… — C’est Alice, c’est ma fille, » répondit Mme de Mondeberre avec un sourire de tendresse et d’orgueil. Quoi de plus simple, et ne devais-je pas m’y attendre ? Ne savais-je pas que l’enfance hérite de ceux qui la précèdent, et que c’est des fleurs tombées de notre front que le temps tresse des couronnes à la génération qui nous suit ? Vois pourtant quelle chose étrange ! ma pensée ne s’était pas une seule fois arrêtée aux changemens que ces sept années avaient dû amener chez Alice, et je croyais naïvement que j’allais retrouver sous ces ombrages l’enfant que j’y avais laissée. Heureusement la nature n’est ni oublieuse ni imprévoyante comme l’esprit de l’homme. Rien ne la distrait de son œuvre. Tout meurt et tout renaît ; un nouveau jet remplace la pousse qui s’effeuille ; à la voix qui s’éteint, une voix plus fraîche succède ; au flot qui se retire, un flot plus harmonieux ; près d’une grace qui se fane, il en est toujours une autre qui fleurit. Ainsi, renouvelant sans cesse son impérissable beauté, la nature marche sans s’arrêter dans son immortelle jeunesse.

Mlle de Mondeberre ne tarda pas à nous rejoindre. Elle rougit en nous abordant ; la jeune fille se souvenait sans doute, et peut-être était-elle confuse des larmes qu’avait versées l’enfant. Moi-même je me sentais troublé. C’est qu’en effet, pour un homme encore jeune, je ne sais rien de plus troublant que de retrouver ainsi, dans tout l’éclat et dans toute la gloire de ses belles années, l’enfant qu’on a jadis aimée avec toutes les familiarités d’une tendresse fraternelle. Si de son côté la jeune fille n’a rien oublié, la gêne est égale de part et d’autre, et la position doublement embarrassante. On se rappelle qu’on a joué ensemble sur les pelouses, qu’on s’est aimé, qu’on se l’est dit en toute liberté comme en toute innocence, et l’on est là, tremblant et rougissant, ne sachant quelle contenance garder ni comment concilier les rapports familiers du passé avec la réserve mutuelle qu’on doit s’imposer désormais. Mme de Mondeberre comprit ce que la situation avait de difficile ; elle nous en tira avec sa grace accoutumée.

Alice est l’image de la jeunesse de sa mère. Mme de Mondeberre est si belle encore et si jeune, qu’en la voyant près de sa fille on les prendrait pour les deux sœurs. En me retrouvant près de ces deux charmantes femmes, dans ce parc où rien n’est changé, il m’a semblé que je ne m’en étais jamais éloigné, et que j’avais rêvé l’absence et la douleur. Il suffit de revoir un instant les lieux et les êtres aimés pour combler aussitôt l’abîme qui nous en a long-temps séparés. Tu penses cependant à combien de questions il m’a fallu répondre. On eût dit que j’arrivais des lointains pays. Pour ces deux chastes créatures qui n’ont jamais quitté leur nid, n’arrivais-je pas en effet des contrées lointaines ? J’ai parlé de Paris, et vaguement des ennuis qui m’y avaient assailli ; j’ai dit mon dégoût du monde, ma résolution de vivre désormais dans le domaine de mes pères. Puis est venu mon tour d’interroger. J’ai demandé quels grands évènemens s’étaient passés à Mondeberre durant mon absence. On m’a répondu en souriant que les lilas avaient fleuri sept fois, et que les marronniers qui balançaient leurs panaches blancs sur nos têtes avaient sept fois changé de feuillage. Ainsi causant, nous allions à pas lents, le cœur plein d’une douce joie, et recueillant, comme des pervenches, le long des allées les frais souvenirs que nous y avions semés autrefois.

Sur le soir, nous avons gagné le château ; j’ai respiré, en y entrant, je ne sais quel bon parfum d’honnêteté, d’ordre et d’innocence, qui m’a reporté délicieusement aux meilleurs jours de mon jeune âge. J’ai tout revu, tout reconnu : les mêmes meubles étaient encore à la même place ; les mêmes serviteurs qui m’avaient vu partir m’ont souhaité la bienvenue. Comme autrefois, la table du salon était chargée de fleurs, de livres et d’ouvrages de tapisserie. Le temps, qui change tout, n’a rien changé dans cet asile ; il n’y a qu’une enfant de moins et qu’un ange de plus. Nous avons dîné sur la terrasse. Les nuages s’étaient dissipés ; le soleil, près de disparaître, envoyait ses derniers rayons mourir à nos pieds ; les oiseaux, avant de s’endormir, nous donnaient leurs plus beaux concerts. Ce bienveillant accueil, cette hospitalité si franche et si gracieuse, ces deux nobles femmes qui me souriaient comme deux sœurs, ces serviteurs joyeux de me revoir, enfin cette belle nature qui semblait, elle aussi, fêter le retour de l’enfant prodigue, tout cela remplissait mon ame d’une pure ivresse. Parfois je me demandais si je veillais, et si ce n’était pas un songe. Quand je partis, les étoiles brillaient depuis long-temps dans le bleu du ciel. Je m’en retournai calme, heureux, rasséréné, meilleur enfin que je n’étais venu ; mais je devais, en rentrant chez moi, retrouver le souvenir d’Arabelle, comme un malfaiteur qui se serait introduit dans ma maison et m’aurait attendu, traîtreusement caché derrière ma porte.

On me remit une lettre que le facteur avait jugé convenable de n’apporter que le soir. J’examinai la suscription avec un sentiment de terreur ; je reconnus la main d’Arabelle.

Je ne sache pas que jamais lettre soit arrivée plus mal à propos ; il me sembla que c’était un créancier impitoyable qui réclamait le prix d’un jour de bonheur et d’oubli. Imagine un forçat un peu poétique parenu à briser ses chaînes. Il s’est échappé le matin, et, durant tout un jour, il a bu à longs traits l’air enivrant de la liberté ; il a marché tout un jour sans liens et sans entraves ; il a vu le soleil se coucher dans sa gloire ; il s’apprête à dormir sur un lit de mousse, sous la voûte étoilée, pour reprendre au matin sa course aventureuse. Tout le charme et tout le ravit. Mais voici qu’au moment où son cœur n’est qu’une hymne de délivrance, on le reprend, on l’arrête, on lui remet les fers aux pieds ; voici qu’on le ramène au bagne, qu’il croyait avoir fui pour jamais. Tel est l’effet qu’a produit sur moi cette lettre ; elle m’a rejeté violemment sur le sol de la réalité. Ce n’eût été la veille qu’un mouvement d’humeur ; ce fut cette fois de la colère et presque de la haine. Je rompis le cachet et je lus quelques lignes. Au sortir du chaste et paisible intérieur où je venais de goûter des joies si simples et si pures, ce langage passionné me choqua comme un son faux et discordant. Et puis, toujours la même chose ! Je n’ai pas eu le courage d’aller jusqu’au bout : je lirai le reste dans quelque roman nouveau.

Adieu. Quand tu seras las du bruit et de la foule, viens te reposer auprès de moi ; tu trouveras toujours sur le pas de ma porte deux bras amis qui s’ouvriront pour te recevoir.

KARL STEIN À FERNAND DE PEVENEY.

Ainsi tu romps avec la société : il faudra bien que la société s’en console. Vis aux champs, s’il te plaît d’y vivre. Les gentilshommes d’autrefois, qui valaient bien ceux d’aujourd’hui, cultivaient leurs terres et faisaient du bien à leurs paysans ; je ne pense pas que ce soit déroger que d’en faire autant. Seulement n’oublie pas que ton père ne fut un homme heureux que parce qu’il fut un homme utile. Être utile, c’est la question. « Si vous vous sentez les passions assez modérées, écrivait un philosophe à je ne sais quel gentillâtre qui lui demandait conseil ; si vous vous sentez l’esprit assez doux, le cœur assez sain pour vous accommoder d’une vie égale, simple et laborieuse, restez dans vos domaines, faites-les valoir, travaillez vous-même, soyez le père de vos domestiques, l’ami de vos voisins, juste et bon envers tout le monde ; servez Dieu dans la simplicité de votre cœur : vous serez assez vertueux. » Toi, cependant, ne te hâte point de décider irrévocablement de tes goûts, de ta vocation et de ta destinée ; tu es sous le coup de préoccupations trop vives pour pouvoir encore sainement en juger. À Dieu ne plaise que je te blâme de songer à régler ta vie ! J’écrirais volontiers, comme Pline le jeune, que le cours régulier des astres ne me fait pas plus de plaisir que l’arrangement dans la vie des hommes. Seulement, attends le calme et la réflexion ; mets de l’ordre dans tes sentimens avant d’essayer d’en mettre dans l’agencement de ton existence. On ne jette pas l’ancre en pleine mer durant la tourmente.

Ici, rien de nouveau. Mme de Rouèvres est souffrante ; elle ne voit et ne reçoit personne. On ne se gêne pas, dans le monde, pour attribuer à ton absence ce soudain amour de retraite et de solitude. Le monde est une petite ville où tout se sait. Je ne vois guère que le mari qui, fidèle à la tradition, ne soit pas dans le secret de la comédie. Fasse le ciel qu’il vive toujours dans la même ignorance ! car je ne le crois pas homme à prendre patiemment son malheur. Plus il aurait poussé loin la confiance et l’aveuglement, plus il serait implacable dans son ressentiment et terrible dans sa vengeance. C’est une de ces ames inflexibles dans leur droiture, qui pardonnent d’autant moins, que pour leur propre compte elles n’ont pas besoin d’indulgence. Il aime sa femme, j’en ai la conviction, d’un amour plus profond et plus vrai que n’a jamais été le tien. Outragé dans son honneur et blessé dans son affection, j’ignore à quel parti il se résoudrait ; mais à coup sûr ce ne serait point à la résignation. Je l’ai vu dernièrement ; il m’a semblé tristement préoccupé de l’état maladif de la comtesse. Je lui ai conseillé les eaux et les voyages. Il y avait songé ; mais la comtesse s’y refuse. C’est fâcheux : un petit voyage au Spitzberg aurait bien fait ton affaire. Bref, c’est là qu’en sont les choses. Pousse au dénouement : j’ai hâte de nous savoir sortis de cette maudite galère.

FERNAND DE PEVENEY À KARL STEIN.

Il semble qu’en retournant à Mondeberre j’ai remonté le cours de ma jeunesse et ressaisi par le bout de leurs ailes mes années envolées. Mon cœur se délasse et s’apaise ; je n’entends plus en lui que le roulement sourd de la tempête qui s’éloigne. Souvent j’ai vu la Sèvres, grossie par les pluies d’orage, déborder et couvrir de limon et de sable nos champs et nos guérets ; ce n’était qu’en rentrant dans son lit qu’elle reprenait, au bout de quelques jours, la transparence de ses ondes : c’est l’image de ma destinée. Quoi que tu puisses dire, je vivrai sous ce coin de ciel ; la réflexion, mes instincts et mes goûts, tout m’y fixe et tout m’y enchaîne. Je ne serai pas inutile au bien-être de ces campagnes. Je me suis écrié d’abord, comme Alexandre, que mon père ne m’avait laissé rien à faire ; mais, en y regardant de plus près, j’ai compris que dans la voie des améliorations, quelle qu’en soit d’ailleurs la nature, le mieux est toujours à trouver. Je fais de grands projets ; si je parviens à en réaliser quelques-uns, ma vie n’aura pas été stérile. Je fais aussi de doux rêves ; s’ils ne m’échappent pas tous, ma vie n’aura pas été sans bonheur. Tu le vois, c’est un parti pris : déjà je construis des granges, je plante des peupliers, j’ouvre des chemins vicinaux. Cette activité du corps me repose des fatigues de l’ame. Tous ces détails de la vie rustique, au milieu desquels je me suis élevé, me charment et m’attirent au-delà de ce que je pourrais exprimer. La terre est bonne à ceux qui l’aiment et qui la cultivent. Tu ne sais pas, toi, de quel amour on se prend à l’aimer, et combien cet amour, à l’encontre de quelques autres, est sain au cœur et à l’esprit ! Le soir, je monte à cheval, et la journée s’achève à Mondeberre. Là, on cause, on lit, on parle de ce qu’on a lu ; quelque vieux gentilhomme du voisinage vient se mêler à l’entretien. Mlle de Mondeberre se met au piano et chante ; on va s’asseoir sur le banc de pierre, sous les touffes de lilas et de faux ébéniers, ou bien, si la soirée est belle, on fait atteler la calèche, et l’on gagne Mortagne ou Tiffauges. On admire le paysage, on s’arrête devant les ruines, on évoque les vieux souvenirs. Près de se quitter, on s’étonne de la fuite des heures, et l’on se sépare en échangeant ce doux mot : À demain ! Si je compare l’existence que je mène ici avec celle que je menais là-bas : ici, le repos dans le travail, des jours sereins, des relations paisibles, de chastes affections avouées à la face du ciel ; là-bas, l’agitation dans l’oisiveté, les soucis rongeurs, les efforts impuissans d’un amour épuisé, les querelles à essuyer, les soupçons à subir ; tous les tiraillemens, toutes les exigences d’une passion qu’on ne partage plus, tout cela dans l’ombre et n’osant se montrer : alors je me demande comment il s’est pu faire que j’aie vécu là-bas de cette rude vie, lorsque j’avais ici un Éden ouvert à toute heure.

Mlle de Mondeberre est charmante ; telle dut être sa mère à seize ans. Je ne sais rien de plus poétique ni de plus touchant que l’intérieur de ces deux femmes, qui, sans autre ressource que leurs tendresses mutuelles, se font l’une à l’autre un monde toujours nouveau. Je ne pense pas qu’il soit possible de rencontrer entre deux créatures plus d’harmonies et de rapports, plus de sympathies et de convenances. Leurs cheveux ont la même nuance, leurs yeux le même azur, leurs lèvres le même sourire, leur ame et leur esprit le même goût et le même parfum. Seulement, à cause de son éducation solitaire, n’ayant jamais quitté le domaine où elle a grandi, Mlle de Mondeberre a quelque chose de plus agreste et de plus sauvage qui ne messied point aux graces de la jeunesse. Élevée loin du monde, elle en ignore le langage et les habitudes ; mais il y a en elle cette élégance de race, cette distinction native que le monde n’enseigne pas. Elle est à la fois simple et fière, intelligente autant que belle. Pourquoi ne le dirais-je pas ? Parfois, en la contemplant en silence, je me prends à songer au temps où j’approchais mes lèvres de cette fleur, alors en bouton ; aux jours où mes doigts jouaient familièrement avec ces cheveux d’or, où ma main pressait cette main, où mon bras enlaçait cette taille. À ces souvenirs, malgré moi confus et troublé, je sens un frisson courir de mes pieds à ma tête, et je n’ose m’avouer ce qui se passe dans mon cœur.

Mais, ami, que te conté-je là ? Je voulais te parler d’Arabelle. Toutes ses lettres m’appellent à grands cris. Si tu la vois, dis, comme moi, que je fais bâtir, que j’ai trois procès sur les bras, et qu’avec la meilleure volonté du monde, il m’est encore impossible de fixer l’époque de mon retour. Je lui ai écrit ce matin. En voici pour dix jours au moins, dix jours de repos, d’oubli, de pleine liberté ! J’en suis depuis long-temps à tout ce que la tendresse a de plus calme et de plus fraternel. Il ne tiendrait qu’à elle de comprendre, mais il paraît que ces choses-là ne s’entendent pas à demi-mot. Elle souffre, j’hésite et j’attends. Ce qu’il y a de vraiment désastreux, c’est que son amour semble augmenter à mesure que le mien s’en va. Si je mets trois bémols à mon style, elle me répond avec six dièzes à la clé ; il faudra pourtant bien qu’elle en vienne à s’apercevoir que nous ne jouons plus dans le même ton.

Sais-tu que tu m’épouvantes avec les vengeances de M. de Rouèvres ? J’en rêve toutes les nuits. Tu sais quel cas je fais de cet homme. Mais depuis quand as-tu découvert l’ame d’Othello sous cette froide enveloppe ? J’imagine que tu veux rire. S’il aimait sa femme comme tu le dis, son amour eût été moins patient, moins aveugle, et voici long-temps qu’il nous aurait tués tous deux.

LE MÊME AU MÊME.

Je ne sais jusqu’à quel point mes lettres t’intéressent ; mais je me suis fait une si douce habitude de t’ouvrir mon cœur comme un livre dont je tournerais moi-même les feuillets, qu’il me serait désormais impossible d’en agir autrement avec toi. Si le livre t’ennuie, ferme-le, sans te préoccuper de l’amour-propre de l’auteur. J’ai toujours pensé que ce doit être une chose bonne et profitable d’écrire jour par jour l’examen de sa propre vie. On s’habitue ainsi à se tenir constamment vis-à-vis de soi-même comme devant un juge. On se surveille avec plus de soin ; on apporte plus d’ordre dans ses actions et dans ses sentimens. Lorsqu’on sait qu’il faut chaque soir, sous la dictée de sa conscience, faire le relevé de la journée qui vient de s’écouler, on en devient plus circonspect et nécessairement meilleur ; on y gagne de se mieux connaître et de discipliner son cœur. Tu comprends qu’à ces fins il m’est doux de t’écrire, puisque j’en retire à la fois les bénéfices d’une confession et le charme d’une confidence.

Ce soir, que te dirai-je ? Je suis triste, et ne sais pourquoi. J’arrive de Mondeberre. En ouvrant la porte du parc, j’ai entrevu Mlle de Mondeberre suspendue au bras d’un étranger qui m’a paru jeune, élégant et beau. Tous deux suivaient l’allée des marronniers, et semblaient causer affectueusement. J’ai craint de troubler un si doux entretien ; n’aimant point d’ailleurs les visages nouveaux, j’ai refermé doucemenc la porte, et m’en suis revenu sans avoir été remarqué. J’étais parti joyeux et léger ; je suis revenu sombre et taciturne. Pourquoi ? Je l’ignore. En rentrant chez moi, j’ai grondé mes gens et rudoyé mes chiens. Te paraît-il convenable que Mlle de Mondeberre se promène ainsi, le soir, dans un parc, seule au bras d’un jeune homme ? En fin de compte, cela ne te regarde pas, ni moi non plus. Je dis seulement que c’est singulier. Depuis mon retour, Mlle de Mondeberre ne s’est pas une seule fois appuyée sur mon bras. Mais ce jeune homme est sans doute le fiancé d’Alice ? C’est tout simple : il faudra bien qu’un jour Alice se marie. Je viens d’y songer pour la première fois. Je suis triste, ami, jusqu’aux larmes. Qui m’aime ici ? Dans la solitude de mon cœur, j’en viens à regretter l’amour orageux d’Arabelle. Je m’écriais l’autre jour que la nature est bonne ; je me trompais, la nature n’est qu’indifférente : nous l’associons à toutes les dispositions de notre ame, mais elle ne se soucie ni de nos joies ni de nos douleurs. Je suis seul, j’appelle : pas une voix ne me répond. Pourtant, mon Dieu ! que cette nuit est belle ! Qu’il serait doux à la clarté de ces étoiles, au milieu de tous ces parfums et de tous ces murmures qui montent de la terre au ciel comme des flots d’encens et d’harmonie, qu’il serait doux de reposer son front sur un cœur adoré, et de mêler une hymne d’amour aux concerts de la création ! Peut-être qu’à l’heure où je t’écris, ces deux jeunes gens errent encore sous les ombrages tutélaires ; ils s’aiment, ils sont heureux.

LE MÊME AU MÊME.

Je ne suis pas retourné à Mondeberre. En ceci, je n’ai fait qu’obéir à un sentiment naturel de réserve et de discrétion. Je dois dire aussi que ce lieu a quelque peu perdu pour moi de son charme et de sa poésie. Pourquoi ? Je ne sais trop ; peut-être m’était-il doux de penser que j’étais seul admis dans l’intimité du sanctuaire. Toujours est-il que ce n’est plus le même prestige. Il n’est pas douteux que l’étranger de l’autre soir ne soit le fiancé d’Alice. Ce matin, je les ai vus passer tous deux, à cheval, dans le sentier du bord de l’eau. Je n’avais pas encore vu Mlle de Mondeberre en amazone : j’ai souffert de la voir ainsi. Je n’ai jamais aimé les femmes qui montent à cheval. On a remarqué, peut-être avec raison, qu’elles manquent en général de tendresse et de sensibilité. Il est très vrai qu’à cet exercice leurs graces primitives s’altèrent ; leur caractère, leurs goûts et leur allure y prennent quelque chose de hardi, de viril et d’aventureux qui les dépouille de leurs plus charmans priviléges. La bride et la cravache ne sont pas faites pour ces mains délicates ; le chapeau de l’homme ne sied point à ces aimables fronts. Et puis, comprends-tu que Mme de Mondeberre laisse ainsi sa fille courir les champs à l’aventure, en compagnie de ce jeune homme ? Tout ceci me gâte un peu mon paradis et mes deux anges.

LE MÊME AU MÊME.

Rien n’est changé dans ma vie. D’où vient donc que mon cœur est rempli d’allégresse ? Pourquoi triste hier et joyeux aujourd’hui ? Il faut toujours en revenir à cette exclamation banale : cœur de l’homme, abîme mystérieux !

Je me suis levé, ce matin, résolu, comme la veille, à ne point aller à Mondeberre. Le soir, j’ai pris, sans y songer, le sentier accoutumé, et suis arrivé à la porte du parc, décidé à ne point en franchir le seuil. Bref, je suis entré ; le parc était désert. J’allai droit au château, et trouvai au salon Mlle de Mondeberre seule avec l’étranger, tous deux au piano, à la fois riant, chantant et causant. Je crus comprendre que j’étais de trop, et je songeais à m’esquiver, quand Mlle de Mondeberre me retint et me présenta à M. de B., son cousin. Pour le coup, c’était un prétendu, car, de tout temps, les cousins ont plus ou moins épousé leurs cousines. Nous n’eûmes pas échangé vingt paroles, que je le tins pour un fat et un sot. Il est des hommes qu’on hait à première vue ; je sentis tout d’abord que je haïssais celui-ci. Il avait une certaine façon d’appeler Alice sa jolie cousine, qui me donnait envie de lui tordre le cou. En l’examinant bien, je lui trouvai une beauté vulgaire, sans ame et sans intelligence, une élégance prétentieuse, une jeunesse compromise par un menaçant embonpoint. Ses gestes, son maintien, son langage, tout en lui me déplaisait, jusqu’au son de sa voix, à ce point que, moi qui ne suis point d’humeur agressive, j’aurais payé cher le droit de le provoquer. Mlle de Mondeberre semblait le trouver charmant : elle souriait à tout ce qu’il disait, et pour moi n’avait pas un regard. Je ne puis dire ce que j’ai souffert ainsi pendant une heure. M. de B… causait avec sa cousine ; je mêlais à peine quelques mots à la conversation. Je voulais me retirer, mais une main de fer me scellait à ma place. Mme de Mondeberre entra ; elle me demanda pourquoi on ne m’avait pas vu tous ces jours. En cet instant, Alice, qui parlait avec son cousin dans l’embrasure d’une fenêtre, partit d’un frais éclat de rire ; je me fis violence pour ne pas aller les étrangler tous deux. Enfin, je me levai. Me voyant prêt à m’éloigner, M. de B… me demanda si j’étais venu à cheval. Sur ma réponse affirmative, il m’offrit de m’accompagner jusqu’à Peveney, car c’était son chemin pour retourner à Nantes. J’acceptai avec empressement ; le compagnon n’était guère de mon goût, mais il me souriait de ne le point laisser au logis. « Quoi ! vous nous quittez si tôt ! s’écrièrent Mme de Mondeberre et sa fille en s’adressant au beau cousin. — Il le faut, répondit M. de B… ; Pauline m’attend ce soir. » Je ne sais pourquoi ce nom de Pauline fut comme un rayon de soleil traversant la nuit de mon cœur. « J’espère, ajouta Mme de Mondeberre, qu’à votre prochaine visite, vous nous amènerez mon aimable cousine. » Je pensai qu’il s’agissait d’une sœur ; le rayon s’effaça, mon cœur retomba dans sa nuit. Cependant nos chevaux attendaient dans la cour du château. Alice et sa mère se mirent à la fenêtre pour nous voir partir et nous envoyer le dernier adieu. Une fois en selle, nous les saluâmes de la main, et, comme nous nous éloignions au pas allongé de nos bêtes, j’entendis Mme de Mondeberre s’écrier : « Gaston, embrassez pour moi votre femme ! » À ces mots, je me sentis si léger, qu’il me sembla que la brise allait m’enlever comme une plume. Il se fit en moi un de ces coups de vent qui balaient le ciel en moins d’une minute. Je me pris bientôt à causer avec M. de B… Je m’étais singulièrement abusé sur son compte. Durant le trajet de Mondeberre à Peveney, j’appris à le connaître et à l’apprécier. C’est un jeune homme charmant, joignant aux plus nobles qualités de l’ame les dons les plus précieux de l’esprit. En arrivant à Peveney, nous étions déjà de vieux amis. Nous nous reverrons, à coup sûr.

Telle est l’histoire de ma journée. Je t’écris, comme l’autre soir, à la même heure, près de ma fenêtre ouverte. La nature est bonne, la solitude est douce. En cet instant, la lune éclaire le sentier où j’ai vu passer hier Mlle de Mondeberre à cheval ; qu’elle était belle, gracieuse et charmante avec sa jupe d’amazone et ses blonds cheveux au vent ! on eût dit une jeune guerrière. Qu’ai-je donc aujourd’hui, et d’où vient à mon cœur la douce ivresse qui l’inonde ? Abîme, abîme mystérieux !

KARL STEIN À FERNAND DE PEVENEY.

Pardieu ! je te trouve plaisant avec tes mystérieux abîmes. En tout ceci, je n’aperçois ni plus d’abîmes que sur ma main, ni plus de mystères que d’étoiles en plein midi. Tu aimes Mlle de Mondeberre. Eh bien ! mon cher garçon, je n’y vois pas grand mal. Elle est jeune, elle est belle ; tu es jeune encore, et, nous pouvons le dire, passablement tourné. Vos propriétés se touchent : les armoiries de Peveney écartelées de Mondeberre ne feront point mal sur un écusson. Si vous vous aimez, il faut vous marier, mes enfans. Et pourquoi pas, Fernand ? Ce n’est pas moi qui t’en voudrais blâmer. La famille, à tout prendre, est une bonne chose, et je ne sache pas que nos socialistes modernes aient rien imaginé de mieux. J’ai long-temps réfléchi sur tes goûts et sur ton caractère : je te dois cette justice, qu’au milieu même de tes plus grands écarts, j’ai toujours reconnu en toi une ame amie de l’ordre et du devoir. Je te crois né pour le mariage, et j’ai la conviction que, si ton choix est bon, tu goûteras en cet état, le seul convenable en ce monde, tout le bonheur qu’il est permis de goûter ici-bas. Je me réjouis donc de te voir rôder, peut-être à ton insu, autour de la vraie destinée de l’homme ; je te sens près de trouver ta voie. Seulement, ne te hâte pas ; que ton cœur se repose encore ; avant de l’offrir et de le donner, laisse-lui le temps de s’épurer et de refleurir ; qu’il soit digne de l’enfant qui l’aura su charmer. Et puis, Fernand, puisqu’il en est ainsi, tu dois à Mme de Rouèvres, tu dois surtout à Mlle de Mondeberre d’en finir, sans plus attendre, courageusement et loyalement avec le passé. N’outrage ni tes souvenirs ni tes espérances. Que Mme de Rouèvres ne puisse jamais supposer que tu l’as délaissée pour former de nouveaux liens ; qu’elle ait du moins, dans son abandon, la consolation de se dire que tu ne l’as point sacrifiée à une rivale plus belle et plus jeune, mais que ton amour a cessé parce que tout finit sur la terre. D’une autre part, que Mlle de Mondeberre ne puisse jamais soupçonner que ton amour pour elle a germé dans les cendres encore tièdes d’un autre amour à peine éteint, et que tu as profané son image en la mêlant aux préoccupations d’une passion agonisante. Respecte ces deux femmes, l’une parce que tout amour est respectable, même celui qu’on ne partage plus ; l’autre, parce qu’on ne saurait entourer de trop de soins et de vénération ces jeunes et blanches ames qui n’ont point secoué leur poussière virginale.

C’est tout ce que j’avais à te dire. Je me suis présenté plusieurs fois pour voir Mme de Rouèvres ; la comtesse est inabordable. Quant aux vengeances du mari, n’en ris pas. Cet homme est étrange ; il lui échappe parfois, dans l’entretien le plus paisible, des mots qui me le font regarder avec stupeur. Sous des dehors d’une simplicité réelle, il cache une énergie qui serait terrible au besoin. Heureusement, il ne se doute de rien, et ne parle de toi qu’avec affection. Il se plaint de ta longue absence, et veut t’écrire pour hâter ton retour. Ils sont tous les mêmes. Adieu.

FERNAND DE PEVENEY À KARL STEIN.

Le soleil n’envahit pas tout d’un coup l’horizon ; l’aube éveille d’abord les oiseaux et les brises ; l’orient blanchit et se colore ; de confuses rumeurs montent des vallées aux coteaux. Ainsi l’amour a son crépuscule matinal, rempli de frais mystères et de préludes enchanteurs. Pourquoi donc avoir si brusquement éclairé mon cœur ? Pourquoi cet empressement à le dénoncer à lui-même ? Pourquoi m’avoir si tôt appris ce que sans toi j’ignorerais encore ? Tu vas droit au but, et ne vois pas que tu supprimes ainsi ce que l’amour a de plus gracieux et de plus charmant, comme un homme qui retrancherait des spectacles de la nature les images et les harmonies qui précèdent le lever du jour.

Ami, qu’as-tu fait ? Je ne me doutais de rien ; j’étais sans trouble et sans défiance. Je me laissais aller mollement à la dérive du flot qui me berçait, sans m’apercevoir seulement que j’avais quitté le rivage. Je voyais cette enfant tous les jours, mais ce que j’éprouvais auprès d’elle ressemblait si peu à ce que j’avais éprouvé jusqu’alors, que j’étais loin d’imaginer que ce pût être de l’amour. Comment donc, en effet, l’aurais-je soupçonné ? L’amour n’avait été pour moi qu’une fièvre des sens, un transport au cerveau, je ne sais quoi d’inquiet et de maladif qui, même au plus fort de l’ivresse, pesait sur mon front comme une atmosphère orageuse. L’ame désordonnée d’Arabelle avait envahi tout mon être ; l’amour ne m’était connu que par ses fureurs. Comment aurais-je pu, près d’Alice, me croire atteint de ce même mal dont j’étais encore meurtri et tout brisé ? Le naufragé qui n’a vu l’océan que soulevé par les tempêtes reconnaît-il dans l’onde unie comme un miroir la mer en courroux qui l’a jeté sans vie sur la grève ? Je m’oubliais auprès de cette enfant comme au bord d’un lac pur et paisible. Je respirais sa jeunesse, et la sérénité de son regard descendait insensiblement dans mon sein. En la voyant, tous mes sens étaient ravis, sans qu’il me vînt à l’idée de me demander pourquoi. Sa beauté me pénétrait comme une douce flamme. Au lieu de me troubler, quand mon passé grondait dans mon sein, sa seule présence suffisait à me calmer, pareille à l’étoile mystérieuse qui apaise les flots irrités. Le son de sa voix me charmait à mon insu, ainsi que le murmure des brises dans les bois ; son sourire se jouait au fond de mon ame comme un rayon de lune dans le cristal d’une source. Lorsqu’elle marchait, c’était un fil de la Vierge qui glissait sur l’azur du ciel. Pouvais-je deviner, à ces enchantemens, l’amour éclos ou près d’éclore ? Je ne soupçonnais rien, je ne prévoyais rien ; je subissais le charme sans songer à m’en rendre compte.

Malheureux, tu as changé tout cela ! En éclairant mon cœur, tu as effarouché toute une jeune couvée d’espérances qui ne faisaient que d’y naître, et qui commençaient à peine de gazouiller. Depuis que tu m’as dit ce que je ne m’étais pas encore dit à moi-même, je ne sens en moi que trouble et confusion. Je n’aborde plus Alice qu’en tremblant. Je souhaite et je fuis sa présence ; je la crains et je la recherche. Contraint et silencieux auprès d’elle, loin d’elle je m’agite et je souffre. Je pâlis sous ses regards ; un de ses sourires précipite mon sang ou l’arrête : que sa robe m’effleure en passant, je frissonne de la tête aux pieds. Et cependant, ami, ce trouble que j’éprouve est si chaste, que les anges eux-mêmes ne s’en effraieraient point ; le mal que j’endure est si doux, que je ne voudrais pas en guérir. Tu l’as dit, oui, c’est bien l’amour ! c’est l’amour, ô mon Dieu, je le sens aux divins transports de mon ame, qu’il épure tout en l’agitant ! Je le reconnais au fier sentiment de mon être, qu’il relève et qu’il améliore. C’est le céleste amour, tel que je le rêvais à vingt ans, et dont je n’avais jusqu’à présent embrassé que l’imparfaite image. Mais comment oser en parler ? Où trouver des mots dont je n’aie point profané l’usage ? Le cœur est si riche et la langue est si pauvre ! Est-ce à toi d’ailleurs, témoin et confident de mes folles tendresses, que j’ouvrirai mes nouveaux trésors ? Mêlerai-je dans ta pensée les noms d’Alice et d’Arabelle ? Parerai-je un amour naissant des dépouilles d’un amour évanoui ? Ah ! laissons-la germer en silence, cette fleur du véritable amour ; enveloppons-la d’ombre et de mystère ; craignons de la flétrir même en la regardant !

KARL STEIN À FERNAND DE PEVENEY.

Le temps presse. Je t’écrirai demain ; aujourd’hui rien qu’un mot. Fernand, tu n’as pas un jour, pas une heure, pas un instant à perdre. Il y va de plus que ta vie. Après avoir lu ces lignes, écris à Mme de Rouèvres. Écris-lui que tout est fini, sans rémission, sans appel, irrévocablement fini. Sois franc, sois ferme, sois brutal ; plus de pitié, point d’attendrissement. Qu’il n’y ait pas dans ta lettre un terme ambigu, une phrase équivoque, pas un brin d’herbe où se rattache l’espérance. Que ce soit comme un coup de hache assené par un bras vigoureux. Porte toi-même cette lettre à la poste ; assure-toi qu’elle partira par le plus prochain courrier. Malheureux, que ne peux-tu lui coudre des ailes ! Fais ce que je te dis, aveuglément, sans hésiter, sans demander pourquoi. Cela fait, sois prêt à tout, et tiens-toi prudemment sur tes gardes.

FERNAND DE PEVENEY À MADAME DE ROUÈVRES.

Mes lettres vous offensent, mon silence vous blesse ; quoi que je puisse faire, je ne réussis qu’à vous irriter. Vous avez raison, le rôle que je joue est indigne de vous et de moi, et, quoi qu’il m’en coûte, j’aime mieux déchirer votre cœur que de le tromper. Arabelle, en partant, je vous ai dit un éternel adieu. Ne pensez pas que ce sacrifice ne m’ait point demandé d’effort, ni que je m’y résigne aisément. Je gémis autant que vous de la nécessité qui nous sépare ; à cette heure encore, si je croyais pouvoir quelque chose pour votre bonheur, j’oublierais que vous ne pouvez rien désormais pour le mien. Mais le bonheur est un échange, et qui ne reçoit rien ne rend rien. Rappelez-vous les luttes et les agitations au milieu desquelles nous venons de vivre : je sentirais en moi le courage de recommencer une pareille vie que j’y renoncerais encore, ne voulant plus, ne devant point vouloir d’un jeu funeste où je ne saurais risquer ma destinée sans compromettre en même temps la vôtre. J’avais compté sur l’absence pour pacifier votre tendresse et pour en calmer les orages ; d’une autre part, j’avais espéré de l’influence de ces campagnes pour reposer mon amour et pour en raviver les ardeurs ; je m’étais abusé. Votre tendresse s’est aigrie ; de mon côté, je n’ai retiré de la solitude que le sentiment réfléchi de mon impuissance et la résolution de ne plus m’exiler de ces lieux, où me fixent mes goûts paisibles et mes modestes ambitions. Ce n’est pas vous que je quitte, vous me serez éternellement chère ; c’est avec la passion que je romps, avec la vie de trouble et de désordre qui en est inséparable et qui répugne à tous mes instincts. Séparons-nous donc noblement, et qu’il ne se mêle point à nos larmes d’autre amertume que celle des regrets. N’imitons point ces amans opiniâtres qui ne brisent leur chaîne qu’après l’avoir arrosée de fiel et passent tout meurtris de l’amour à la haine, sans laisser place au souvenir. Ma résignation n’a rien qui vous doive outrager : je vous rends, jeune et belle, au monde où vous régnez ; j’ensevelis dans la retraite une jeunesse qui touche à sa fin, et dont vous aurez eu la plus belle part.

KARL STEIN À FERNAND DE PEVENEY.

Tandis que là-bas tu te couronnais de bleuets et de pâquerettes, voici ce qui se passait ici.

Hier, au saut du lit, sur le coup de dix heures, je venais d’achever la lecture de mon journal, et, dans cette position éminemment méditative qui consiste à se tenir assis sur le dos, je digérais nonchalamment les billevesées politiques et littéraires qu’on me sert chaque matin sous bande, en guise de déjeuner intellectuel, lorsque le jeune esclave qui cumule dans mon intérieur les fonctions de groom et de valet de chambre vint m’annoncer d’un air mystérieux qu’une dame voilée demandait à me parler. Ce ne pouvait être que Mme de Rouèvres : c’était elle. Elle se précipita comme une lionne dans mon cabinet, et sans me donner le temps de dire un mot : « Que se passe-t-il ? que fait Fernand ? pourquoi ne revient-il pas ? Vous le savez ; parlez, ne me cachez rien : la mort vaut mieux que l’incertitude dans laquelle je vis depuis ce funeste départ. » Sa voix était brève, son visage pâle, son regard fiévreux. J’essayai de la calmer ; mais elle m’interrompit aussitôt. « II ne m’aime plus ! il ne m’aime plus ! » Et se laissant tomber dans un fauteuil, elle éclata en sanglots. Bien que je sois peu sensible aux émotions de cette nature, sa douleur me toucha. Je me décidai à mettre en jeu tout ce que le ciel m’a départi d’éloquence pour lui démontrer que tu n’avais point cessé de l’aimer. Mme de Rouèvres m’arrêta court, et je dus essuyer une bordée d’imprécations à ton adresse, dans lesquelles les noms d’ingrat, de parjure et de traître ne te furent point épargnés. Je pensai que tu avais porté le dernier coup, et que tout était fini. Il ne me restait plus qu’à prêcher la résignation. Je hasardai donc quelques maximes aussi neuves que consolantes sur l’instabilité des affections humaines ; mais à peine eut-elle compris où je voulais en venir, qu’elle se récria en demandant d’un ton superbe si je la jugeais indigne de ton cœur et de ton amour. Ne sachant plus à quel saint me vouer, je pris le parti de m’en tenir à mon rôle d’honnête homme, le plus simple et le plus facile en ceci comme en toutes choses. Comprenant enfin qu’en venant à moi, elle n’avait obéi qu’au pressentiment de sa destinée, je résolus, tout en ménageant son orgueil et son désespoir, de déchirer le voile que tu n’avais fait encore que soulever. Je commençai par protester de la sincérité de ta tendresse ; puis j’en vins doucement à lui laisser entrevoir que votre attitude vis-à-vis de M. de Rouèvres répugnait à la loyauté de ton caractère autant qu’à ton amour la vie de ruse et de duplicité que vous aviez dû vous imposer vis-à-vis du monde. Ici, nouvel embarras ! « N’est-ce que cela ? s’est-elle écriée ; je suis prête à lui tout sacrifier avec joie. Qu’il dise un mot ; honneur, fortune, considération, je foule tout aux pieds pour aller vivre seule avec lui au fond des bois. » À mon tour je me récriai ; je m’efforçai de lui faire entendre qu’on ne vit pas au fond des bois, que la passion n’est point éternelle, et qu’une heure arrive infailliblement où la raison reprend son empire. Mais voici bien une autre fête ! Voici qu’au plus bel endroit de mon sermon, on vient m’annoncer qu’un étranger est là, qu’il demande à m’entretenir, qu’il n’a pas un moment à perdre. Je me jette hors de mon cabinet, et me trouve nez à nez avec M. de Rouèvres, aussi grave, aussi froid, aussi calme que d’habitude. « Rien qu’un mot, me dit-il en refusant de s’asseoir. Ayant à vider une petite affaire, j’ai pensé qu’il ne vous déplairait pas de me servir de témoin. Ce soir, à huit heures, au bois de Vincennes, puis-je compter sur vous ? Toujours et partout, répondis-je. Cette affaire… — Est de celles qui ne s’arrangent pas. — Puis-je savoir ?… — Rien n’est plus simple. » Et là-dessus, de me raconter que la veille, dans un raout, en passant près d’un groupe de jeunes gens qui ne le soupçonnaient pas si près, il avait entendu prononcer le nom de sa femme et le tien. « Le monde est infâme, ajouta-t-il ; rien n’est sacré pour lui. Il s’attaque aux plus nobles ames, il outrage les liens les plus purs. » Juge de ma consternation. Confident des amours de la femme, devais-je assister le mari dans une semblable lutte ? L’honneur me criait que non ; mais comment éluder la tâche que j’avais acceptée ? « À ce soir donc ! dit le comte en se retirant. — À ce soir ! répétai-je sans oser lui toucher la main. » Je retrouvai Arabelle plus morte que vive, l’œil hagard, la bouche livide. Elle avait tout écouté, tout entendu. Elle demeura long-temps muette, à me regarder d’un air égaré. « Je suis perdue ! » me dit-elle enfin. — Je tâchai de la rassurer, mais à tout ce que je pus dire, elle ne répondit que ces mots : « Je suis perdue ! je suis perdue ! » Quand je la vis près de se retirer : « Qu’allez-vous faire ? lui demandai-je avec anxiété. — Je n’ai plus que deux refuges, dit-elle : si l’un m’échappe, l’autre, plus sûr, ne me manquera pas. » Je l’obligeai à se rasseoir ; je m’épuisai à lui prouver qu’il fallait attendre, que rien n’était désespéré, qu’elle allait tout compromettre en tout précipitant. Tout ce que je pus obtenir d’elle fut qu’elle ne déciderait rien sans m’avoir consulté. Elle partit. Je restai plus d’une heure à la même place, sondant avec effroi l’abîme entr’ouvert sous tes pieds. Le temps fuyait. Je t’écrivis à la hâte quelques lignes seulement, pour te crier gare ! À sept heures, on vint m’avertir que la voiture du comte m’attendait à la porte. Durant le trajet, M. de Rouèvres s’entretint avec moi comme s’il se fût agi d’un rendez-vous de chasse. Arrivé sur le terrain, les conditions du combat une fois réglées, il prit une épée et se mit en garde. Ce fut l’affaire d’un instant. Je vis sa lame voltiger, s’allonger, glisser comme un éclair, puis se relever et rester immobile, tandis que notre adversaire tombait raide sur le gazon. Ce n’est pas tout : il en restait un autre, un joli jeune homme, mince comme un roseau, blanc et rose comme une fille de quinze ans, cigare au bout des lèvres, œillet rouge à la boutonnière. Les témoins ayant décidé, pour égaliser les chances, que cette seconde affaire se viderait au pistolet, tous deux se placèrent à quarante pas de distance et marchèrent armés l’un sur l’autre Au bout de dix pas, le jeune homme fit feu ; M. de Rouèvres ne broncha pas. Ce beau fils est un jeune brave : il s’effaca, croisa tranquillement ses bras sur sa poitrine, et continua de fumer, tandis que M. de Rouèvres s’avançait, pistolet au poing. À quinze pas, le comte l’ajusta et lui enleva le cigare qu’il tenait à la bouche. « Pardieu ! monsieur, dit le jeune homme avec humeur, vous êtes un maladroit ! — Au contraire, monsieur, répliqua M. de Rouèvres : on ne fume pas sous les armes. » Cela dit, il salua froidement et gagna sa voiture, aussi calme que s’il venait de tuer un lièvre et de manquer un lapereau. Fernand, si tu te bats jamais avec ce diable d’homme, que ce soit à coups de faux, à coups de sabre, à coups de canon ; mais garde-toi de l’épée et du pistolet.

Tel est le récit fidèle des évènemens de la journée d’hier. Maintenant, que va-t-il se passer ? À la grace de Dieu. Voici pourtant où t’aura conduit ton système de ménagemens et de temporisation ! Ou je me trompe fort, ou tu vas te trouver acculé dans la plus horrible impasse où puisse s’étouffer la destinée d’un galant homme. Ne comprends-tu pas, malheureux, que cette femme, depuis ton départ, ne cherche qu’un prétexte pour s’aller jeter dans tes bras ? La passion suffirait à l’y précipiter ; mais penses-tu qu’elle hésite à cette heure, qu’elle se sent dénoncée à l’opinion et qu’elle voit son mari sur la voie de son déshonneur ? Les sacrifices lui coûteront d’autant moins qu’elle n’a plus grand’chose à perdre, et qu’il n’est rien d’ailleurs qu’elle ne sacrifiât avec joie à l’espoir de réveiller ton cœur et de ressaisir ton amour. Voyons, qu’as-tu fait pour parer le coup qui te menace ? Cette lettre de rupture est-elle écrite ? est-ce franc, net, décisif ? Ta main n’a-t-elle point tremblé ? Ce n’est plus d’Arabelle qu’il s’agit cette fois, c’est de ton repos, de ton avenir, de ta vie tout entière. Puisse cette lettre arriver assez tôt ! Si, fidèle à sa promesse, Mme de Rouèvres ne tente rien sans m’avoir revu, sans m’avoir consulté, rien n’est perdu. Je lui dirai, moi, que tu ne l’aimes plus ; ce courage que tu n’as pas eu, je l’aurai pour vous sauver tous deux. Mais qui me dit qu’il en est temps encore ? qui me dit qu’à cette heure Mme de Rouèvres n’est pas sur la route de Peveney ?


P. S. Bon courage, ami ! rien n’est désespéré. Je n’ai pu arriver jusqu’à la comtesse ; mais j’ai vu le comte, qui m’a paru d’une sérénité parfaite. Il parle d’enlever sa femme pour la mener aux eaux. Je ne m’étonnerais pas que la conduite qu’il vient de tenir rendît Arabelle au sentiment de ses devoirs. On a vu de ces retours soudains. Je crois même qu’on en cite jusqu’à trois exemples. Adieu donc ! Mon amitié, trop prompte à s’alarmer, s’était exagéré les dangers de la situation : tout est calme, rassure-toi.


Les deux dernières lettres de Karl Stein surprirent brusquement M. de Peveney au milieu de ses rêves de félicité rustique. L’une fut l’éclair, l’autre le coup de foudre. Fernand vit son passé se dresser comme un mur prêt à lui barrer l’avenir. Après avoir écrit à Mme de Rouèvres et porté lui-même sa lettre à la poste, conformément aux ordres qu’il avait reçus, M. de Peveney compta les heures avec une anxiété qu’on peut imaginer sans peine. Il connaissait le sang-froid de son ami aussi bien que l’exaltation de sa maîtresse ; il avait compris, au premier cri d’alarme, que le danger était imminent. Le lendemain, levé avant l’aube, il attendit l’arrivée du facteur dans d’inexprimables angoisses. En lisant le récit que lui faisait Karl Stein, ses perplexités redoublèrent. Il pressentit dans sa destinée quelque chose d’irréparable. Cependant les dernières lignes le rassurèrent, et, en calculant que la lettre qu’il avait écrite la veille arriverait le lendemain à son adresse, il se remit de son épouvante.

Il alla, le soir, à Mondeberre ; il y porta les préoccupations qui l’agitaient encore malgré lui. Il y fut distrait, sombre, taciturne. Mme de Mondeberre en fit la remarque tout haut. Alice se mit au piano et chanta les airs qu’il aimait, tandis que sa mère l’interrogeait avec une discrète sollicitude ; mais plus ces deux femmes s’empressaient autour de lui, plus il sentait augmenter sa tristesse. Il s’en revint en proie à une dévorante inquiétude, oppressé, mal à l’aise, comme si l’air avait été chargé de tempêtes. L’air était frais et le ciel pur : il n’y avait d’orageux que son cœur. En approchant de sa maison, il aperçut dans l’ombre une voiture attelée devant sa porte. Ses jambes se dérobèrent sous lui, et son front se mouilla d’une sueur froide. Il eut la pensée de s’enfuir. Il s’enfuit en effet et ne rentra que bien avant dans la nuit ; mais il ne put s’empêcher de sourire de ses terreurs et de gourmander sa faiblesse, en apprenant que la voiture qui l’avait si fort effrayé était celle de Gaston de B…, qui, se trouvant dans le voisinage, était venu pour lui serrer la main.

Le jour qui suivit fut le jour de la délivrance. Le facteur ayant passé sans s’arrêter, Fernand augura bien du silence de son ami et du silence d’Arabelle. En même temps, il se dit qu’à cette heure sa lettre de rupture était nécessairement entre les mains de Mme de Rouèvres. Libre ! il était libre ! Étrange liberté, qui lui apparaissait sous les traits d’une jeune reine, et qu’il saluait chargé de nouveaux liens : image de cette autre liberté que nous ne nous lassons pas de poursuivre, et que nous croyons avoir saisie quand nous avons changé d’esclavage !

Quoique un peu mêlée de trouble et d’appréhensions, cette journée fut pour Fernand véritablement enchantée. Dans l’après-midi, Mme de Mondeberre et sa fille vinrent le surprendre à son gîte. — Soyez bénies mille fois ! dit M. de Peveney en leur donnant la main pour descendre de leur calèche. Votre présence ici réalise le plus doux de mes rêves ; c’est un bonheur que je n’aurais pas osé solliciter. — Vous le devez à votre tristesse d’hier, dit Mme de Mondeberre en souriant ; d’ailleurs nous avions projeté depuis long-temps de visiter votre petit royaume. — C’est le vôtre, madame, ajouta Fernand en lui baisant la main avec respect. — Tandis qu’ils parlaient, Mlle de Mondeberre était déjà dans le jardin, courant, légère et curieuse, le long de ces allées peuplées de son image, où Fernand la suivait d’un regard surpris et charmé. Embellie par la présence de ces deux aimables créatures, sa retraite s’anima tout à coup et prit une face nouvelle. Ce fut pour lui comme un avant-goût des félicités vers lesquelles son ame tendait en secret ; il lui sembla qu’il faisait, pour ainsi parler, une répétition du bonheur. Ayant prié Mme de Mondeberre de dîner à Peveney, il y mit tant d’insistance, qu’elle y consentit. Ce fut le complément de la fête, et jamais favori recevant sa souveraine ne tressaillit de plus de joie ni de plus d’orgueil que Fernand en voyant sous son toit, à sa table, tant de grace et tant de beauté. La joie brillait aussi dans les yeux d’Alice, et Mme de Mondeberre, heureuse et recueillie, paraissait absorbée dans la contemplation de ces deux jeunes gens ; car, bien qu’il eût essuyé les premiers orages de la vie, Fernand était encore dans tout l’éclat de la jeunesse. Le mauvais vent des passions avait passé sur son front comme sur son cœur sans en altérer la pureté. Il avait conservé tout le charme du jeune âge, de même qu’il en avait encore le facile enthousiasme et tous les généreux instincts, si bien qu’en le voyant auprès de Mlle de Mondeberre, il était impossible de ne point fiancer par la pensée ces deux nobles et beaux enfans, tant ils semblaient créés l’un pour l’autre.

Quand l’heure fut venue pour Alice et sa mère de reprendre le chemin du château, Fernand s’excusa de ne les point accompagner. L’amour n’est que contradiction : loin de l’être aimé, il se consume et se dévore ; en sa présence, il aspire à la solitude, comme si l’image et le souvenir étaient plus doux que la réalité. Une fois seul, M. de Peveney s’abîma tout entier dans le sentiment de son bonheur. C’est surtout au sortir des passions tumultueuses qu’on se plaît aux chastes délices d’un amour jeune, honnête et pur. Fernand passa le reste de la soirée à chercher sur le sable la trace des petits pieds d’Alice, à s’asseoir, çà et là, où elle s’était assise, à baiser les objets qu’avaient touchés ses mains, à recueillir les débris de fleurs qu’elle avait effeuillées en se jouant. Puérilités charmantes ! adorables enfantillages ! malheur à celui dont vous avez cessé d’être l’occupation la plus sérieuse !

Cependant que faisait Arabelle ? Fernand ne se le demandait plus. Bien qu’il n’en fut pas encore arrivé au point d’égoïsme et de philosophie où l’on se débarrasse d’un amour importun sans plus de souci que s’il s’agissait d’un vêtement passé de mode, tel est l’entraînement d’un amour qui commence, et tel est le néant d’un amour qui n’est plus, que ce jeune homme, se jugeant hors de tout danger, s’abandonnait sans remords au charme de sa passion naissante.

Le lendemain, lorsqu’il s’éveilla, le soleil entrait à pleins rayons dans sa chambre. Il se leva, le cœur content et l’esprit joyeux. Il y avait long-temps que la vie ne lui avait paru si légère. Il ouvrit la fenêtre et s’enivra de l’air du matin. Le facteur, en passant, lui remit une lettre de Karl Stein, quelques lignes seulement qui achevèrent de le rassurer. Sur le tantôt, il fit seller un cheval et se rendit à Mondeberre, ainsi qu’il s’y était engagé la veille. Il trouva au château M. et Mme de B… et quelques amis des environs, qui s’y réunissaient chaque année, à pareil jour, pour fêter l’anniversaire de la naissance d’Alice.

Lorsqu’il parut, au trouble de Mlle de Mondeberre, il se sentit le roi de la fête. Jamais la belle enfant n’avait été si belle qu’en ce jour, dans toute la fraîcheur de ses dix-sept ans accomplis. Fernand l’admirait à l’écart. Rien n’est si doux que de voir une jeune et noble créature entourée de chastes hommages, d’être soi-même mêlé à la foule, et de pouvoir se dire : C’est moi qu’à l’insu d’elle-même son cœur, en s’éveillant, a choisi entre tous ; c’est sous le feu voilé de mon regard que ce front se colore d’une aimable rougeur. J’ai donné la vie à cette blanche Galathée ; c’est pour moi seul que ce lis a grandi ; c’est sous mon toit qu’il achèvera de fleurir. — Telles étaient les pensées qu’en secret caressait Fernand, car il osait déjà la saluer dans l’avenir des noms charmans d’amante et d’épouse, lorsqu’il reconnut, s’avançant à travers les arbres du parc, un de ses serviteurs qui semblait le chercher d’un œil inquiet et d’un air mystérieux. M. de Peveney se troubla sans s’expliquer pourquoi.

En cet instant, il était assis près de Mme de Mondeberre, à quelques pas d’Alice, qui s’entretenait avec sa cousine, tandis que M. de B… et le reste de la société, groupés çà et là, agitaient les affaires du jour dans une discussion générale.

Fernand se leva, fit quelques pas vers son serviteur. Celui-ci lui remit une lettre et se retira en silence. Le jeune homme examina la suscription : à la hâte et fraîchement tracés, les caractères étaient à peine lisibles ; l’encre en était encore humide. Pliée précipitamment, la lettre n’avait pas de cachet. Toutefois, soit discrétion, soit qu’il sût à quoi s’en tenir, M. de Peveney ne l’ouvrit point ; mais, la froissant entre ses doigts, il alla reprendre sa place.

À peine fut-il assis, les conversations cessèrent brusquement, et tous les regards se tournèrent vers lui avec inquiétude. Il était si pâle et si défait, qu’on pensa qu’il s’allait trouver mal. Il essaya de sourire ; ses lèvres s’y refusèrent. Il voulut parler ; on eût dit, à l’étranglement de sa voix, qu’une main de fer lui serrait la gorge. Pendant ce temps, un œil observateur aurait pu lire sur le visage de Mlle de Mondeberre ce qui se passait sur celui de Fernand. Enfin, par un violent effort, M. de Peveney parvint à dompter le trouble de son ame et à ressaisir ses esprits égarés. Tout fut expliqué par une indisposition subite et passagère, et il n’y eut qu’Alice et sa mère qui ne se contentèrent point de la banalité de la formule. Toutes deux observaient Fernand, l’une à la dérobée, l’autre avec une anxiété maternelle. Cependant, les entretiens s’étant renoués, M. de Peveney profita d’un instant où la discussion, redevenue générale, absorbait toutes les attentions, pour s’esquiver sans être remarqué. Il courut aux écuries du château, brida lui-même son cheval ; mais, comme il s’apprêtait à mettre le pied à l’étrier, il aperçut, venant à lui, Mme de Mondeberre, dont il n’avait pu réussir à tromper la sollicitude.

— Vous partez, vous souffrez ; qu’avez-vous ? lui dit-elle en l’entraînant doucement sous les tilleuls qui ombrageaient la cour. Mon enfant, qu’il soit permis à ma tendresse de vous donner ce nom, ajouta-t-elle en lui prenant les mains avec effusion ; confiez-moi le mal de votre ame. Ce n’est pas moi qu’on trompe et qu’on abuse. Depuis quelques jours, vous n’êtes plus le même. Versez vos peines dans le sein de votre vieille amie, car je suis votre vieille amie, Fernand. Votre père m’aimait et j’aimais votre père. Vous ne savez pas, je ne vous ai pas dit que, peu de temps avant sa mort et pressentant sa fin prochaine, il me confia le soin de votre destinée. Vous ne savez pas quels doux rêves nous avons échangés, mêlés et confondus durant les derniers jours qu’il passa sur la terre. Craignant d’enchaîner vos inclinations et de contrarier vos instincts, je dus vous laisser ignorer l’avenir que nous vous avions préparé en silence. Vous n’avez rien su, je ne vous ai rien dit : vous cependant, depuis votre retour, n’avez-vous pas pénétré mes projets et deviné mes vœux les plus chers ?

— Madame, s’écria M. de Peveney d’une voix déchirante, voulez-vous que je meure de douleur à vos pieds ? Prenez pitié de ma misère ! Ne montrez pas le ciel à un malheureux qui vient peut-être de le perdre à jamais !

— Quel chagrin vous égare ? reprit avec bonté Mme de Mondeberre. Jeune ami, confiez-vous à moi qui suis prête à vous confier ce que j’ai de plus précieux au monde. Voici long-temps que dans mon cœur je vous nomme mon fils. Quand je vous connus, à peine échappiez-vous à l’adolescence, et dès-lors je caressai en vous un espoir confus et lointain. Je vous vis sans effroi quitter nos campagnes : ce départ servait mes desseins. Je savais que vous me reviendriez, éprouvé peut-être, mais partant meilleur. Fernand, vous êtes revenu. Je m’étais alarmée de votre longue absence ; quelle ne fut pas ma joie de vous retrouver digne du trésor que je vous réservais, et d’assister jour par jour à la réalisation de mes espérances ! Vous le voyez, je vais au-devant de vos aveux : c’est une mère qui vous parle ; jugez par-là si je vous aime et si je mérite votre confiance.

— Madame, répondit M. de Peveney avec un sombre désespoir, je serais le plus heureux des hommes si je n’en étais le plus infortuné et le plus misérable. Digne à la fois de l’envie et de la pitié de tous, je porte en moi le ciel et l’enfer, et Dieu m’accable en même temps de ses bienfaits et de ses rigueurs. N’en demandez pas davantage. Je ne sais pas moi-même le destin qui m’attend ; mais, quel qu’il soit, croyez, madame, que, tant que je vivrai, votre image et votre souvenir rempliront tout entier mon cœur.

À ces mots, il sauta sur son cheval et partit. Qu’allait-il faire ? Sa tête était comme une arène où mille projets en lutte se détruisaient les uns les autres. Il pressait avec rage les flancs de son cheval, dans l’espoir de se briser le crâne contre les arbres du chemin. Une fois seul et libre de toute contrainte, il s’était abandonné sans frein aux mouvemens impétueux de son ame. Pâle, les yeux ardens et les lèvres tremblantes, à demi plié sur sa selle, on l’eut dit emporté dans l’espace par l’orage de sa colère. Durant le trajet de Mondeberre à Peveney, il comprit la haine et toutes ses fureurs ; dans l’égarement de ses sens déchaînés, il aborda tour à tour la pensée du meurtre et celle du suicide. Enfin son cheval s’arrêta tout fumant devant la grille du jardin.

Fernand mit pied à terre, et, avec cette résolution brutale que donne le désespoir, il entra d’un pas ferme dans sa maison. Il la trouva déserte ; rien n’y révélait la présence ni même l’arrivée récente d’aucun hôte. Il appela ; pas une voix ne répondit. Ses gens, qui ne l’attendaient que le soir, étaient absens ; le serviteur qui lui avait porté la fatale nouvelle n’était point encore de retour. Un rayon d’espérance éclaircit son front et traversa son cœur. Cette lettre qui venait de le ramener comme la foudre, il se rappela tout à coup qu’il ne l’avait même pas ouverte, et qu’il n’en connaissait que la suscription. N’avait-il pas été trop prompt à s’effrayer ? Ses yeux ne l’avaient-ils point abusé ? Prêt à sourire encore une fois de sa terreur et de sa faiblesse, il prit cette lettre dans la poche de son habit ; mais comme, après avoir examiné de nouveau avec une attention sérieuse les caractères de l’adresse, il se préparait à l’ouvrir, il entendit le frôlement d’une robe dans l’escalier qui montait à sa chambre, et presque au même instant il se sentit enlacé par les bras d’une femme qui le couvrait de pleurs et de baisers, en s’écriant d’une voix éperdue : — Fernand ! mon Fernand ! c’est donc vous qu’enfin je revois ! Hélas ! j’ai bien pleuré, j’ai bien souffert… Tous les spectres hideux, tous les pâles fantômes que l’absence traîne avec elle, je les ai tous vus, dans mes nuits sans sommeil, s’abattre à mon chevet. Cruel, pourquoi ne venais-tu pas ? et que tes lettres étaient froides ! J’ai cru que tu ne m’aimais plus, ingrat, et j’ai souhaité mourir… Tu souffrais aussi, mon Fernand ; ton cœur s’indignait de la ruse, et ton amour de la contrainte. C’était là le secret, n’est-ce pas, de tes sombres emportemens et de ton humeur irascible ? Je t’ai compris enfin ! Mais toi, comment ne comprenais-tu pas que, sur un mot, sur un geste de toi, j’aurais tout quitté pour te suivre ? Tu le savais, ton ame généreuse a voulu me laisser toute la gloire du sacrifice. Eh bien ! je suis venue, me voici ! me voici désormais tout entière à toi seul. Parle-moi ; pourquoi me regarder ainsi ? C’est la surprise, c’est la joie ; moi-même, je ne me connais plus ; je ris, je pleure, je suis folle !

Ainsi parlant, riant en effet et pleurant à la fois, elle baisait les mains de Fernand et se suspendait, comme une liane, au col du jeune homme, tandis que celui-ci, debout et immobile, blanc et froid comme un bloc de marbre, la regardait d’un air stupide et paraissait ne rien comprendre aux paroles qu’il entendait. Elle l’entraîna vers un divan qui occupait le fond de la chambre, le fit asseoir comme un enfant, et, s’agenouillant à ses pieds :

— Te souviens-tu, lui dit-elle, d’un temps où ton amour ombrageux et jaloux s’irritait de n’être pas pour moi la vie tout entière ? Sois heureux, je n’ai plus que toi. Ne t’effraie pas de ce que j’ai fait ; surtout ne m’en remercie pas. Ce que je quitte ne vaut pas un regret ; j’aurais quitté le ciel avec joie, si le ciel pouvait être où mon Fernand n’est pas. Que n’es-tu pauvre, malheureux et proscrit ! Je ne sais que ta fortune qui soit de trop dans mon bonheur. Mais parle-moi donc, mon Fernand ! dis-moi que tout ceci n’est point un rêve, car ce rêve enchanté, je l’ai fait si souvent, qu’à cette heure même, à tes pieds que j’embrasse, je me demande si ce n’est point une illusion près de m’échapper encore une fois.

— Non, non, ce n’est point un rêve ! s’écria, en se frappant le front, M. de Peveney, que ces derniers mots venaient de ramener violemment au sentiment de la réalité. Mais vous n’avez donc pas reçu ma dernière lettre ? ajouta-t-il en se levant.

— Voici deux jours, répondit Arabelle, que je suis sortie de ma maison pour n’y plus rentrer. De quelle lettre parles-tu ?

— Sortie de votre maison pour n’y plus rentrer ? Mais votre mari ? demanda M. de Peveney, qui se contenait à peine.

— Mon mari, mon amant, mon Dieu, c’est toi ! s’écria Mme de Rouèvres toujours agenouillée, en pressant contre son sein les genoux de Fernand.

L’espoir que tout n’était pas perdu rendit à M. de Peveney sa présence d’esprit. Il sentit qu’il avait besoin de tout son sang-froid pour examiner la situation, et voir s’il n’était pas possible de se tirer d’un si mauvais pas.

— Voyons, Arabelle, dit-il en la relevant d’assez mauvaise grace, cessons, je vous prie, ces enfantillages. Asseyez-vous là, près de moi, et répondez à mes questions. Avez-vous, avant de partir, instruit M. de Rouèvres de votre résolution ? Votre mari sait-il où vous êtes ?

M. de Rouèvres ne sait rien encore, répondit Arabelle, un peu troublée de l’attitude de son amant. Il me croit à sa villa d’Auteuil, où, dans huit jours, il doit me venir prendre pour me conduire aux eaux.

— La dernière lettre que je vous ai écrite, reprit le jeune homme, est depuis hier à votre hôtel. M. de Rouèvres a-t-il jamais violé votre correspondance ?

— Jamais, répondit Arabelle.

— Que deviennent les lettres qui, durant votre absence, arrivent à votre adresse ? Passent-elles sous les yeux de votre mari ?

— Jamais. D’ailleurs, en partant, j’ai donné des ordres pour qu’on les brûlât.

— C’est bien, dit M. de Peveney. Ainsi, ajouta-t-il, vous êtes partie depuis deux fois vingt-quatre heures, et vous êtes censée à Auteuil, attendant M. de Rouèvres, qui a promis d’aller vous y rejoindre au bout d’une semaine, à compter du jour de votre départ ? D’après ce calcul, nous avons devant nous cinq jours au moins de répit et de liberté.

— C’est plus qu’il n’en faut pour quitter la France ! s’écria avec joie Mme de Rouèvres, qui crut avoir enfin compris où tendaient les questions de Fernand. Sois tranquille, ajouta-t-elle, j’ai tout prévu, tout disposé pour notre fuite.

M. de Peveney ouvrit une fenêtre qui donnait sur la cour, et, apercevant son serviteur qui revenait de Mondeberre :

— André, cria-t-il, prends mon cheval, cours à Clisson et demande quatre chevaux de poste. Brûle la route, je t’attends dans une heure.

— Nous partons ! nous partons ! s’écria Mme de Rouèvres. Fernand, l’Italie nous appelle ; que de fois dans nos rêves nous l’avons visitée ensemble !…

M. de Peveney se prit à regarder cette femme avec un sentiment d’étonnement mêlé de compassion, sans songer que cette exaltation, qu’à cette heure il prenait en pitié, avait été long-temps son orgueil et ses délices les plus chers.

— Arabelle, s’écria-t-il enfin avec un ton d’autorité qui la fit tressaillir, vous avez eu tort de disposer de ma destinée sans m’avoir consulté. Il n’entre ni dans mes goûts ni dans mes principes d’accepter des sacrifices de la nature de ceux que vous m’offrez trop généreusement ; mon cœur n’est point assez riche pour les reconnaître, et je ne sens en moi ni la passion ni l’entraînement qui excusent et légitiment de si étranges entreprises. Vous l’avez dit, nous allons partir ; je vais vous reconduire à votre maison d’Auteuil. Rassurez-vous pourtant ; mon projet n’est pas de vous abandonner lâchement dans la position périlleuse où votre imprudence nous a jetés tous deux. Si je forfais à l’amour, je ne faudrai point à l’honneur. Je suis prêt à subir avec vous toutes les conséquences de votre égarement ; mais, auparavant, je vous dois et me dois à moi-même de tout tenter pour les prévenir.

Mme de Rouèvres demeura quelques instans écrasée sous le coup imprévu de ces rudes paroles. L’orgueil la releva et la soutint.

— Vous-même rassurez-vous, dit-elle avec fierté ; si j’ai cru pouvoir disposer de votre destinée, je ne me reconnais point le droit de vous embarrasser de ma personne. Je ne suis pas venue m’imposer à votre indifférence ni réclamer de votre honneur ce que me refuserait votre amour. Si je me suis trompée, c’est à moi seule de porter la peine de ce que vous avez eu raison d’appeler mon égarement. À ces mots, elle fit quelques pas vers la porte. M. de Peveney courut à elle et la retint. Quelque importun, quelque irritant que soit un amour qu’on ne partage plus, il n’est point d’homme qui se résigne aisément à perdre l’estime du cœur où il a régné, et tel a résisté à toutes les supplications de la tendresse et à toutes les imprécations de la haine, qu’une parole de dédain soumet aussitôt et ramène. D’ailleurs Fernand se jugeait responsable du parti qu’allait prendre Arabelle, et, s’il ne dépendait pas de lui d’agir en amant, tous ses instincts lui faisaient une loi de se conduire en galant homme.

La passion est ainsi faite : humble et fière, superbe et suppliante, aussi prompte à l’espoir qu’au découragement, un regard l’abat et un sourire la relève. Se sentant retenue par M. de Peveney, Mme de Rouèvres crut voir aussitôt les bras d’un amant s’ouvrir avec joie pour la recevoir et l’étreindre.

— Ah ! s’écria-t-elle avec transport, j’ai le secret de ta belle ame. Tu te demandes avec inquiétude si je ne les regretterai pas un jour, ces biens auxquels j’aurai renoncé pour te suivre. Tu crains d’être égoïste en acceptant l’offrande de ma vie tout entière. Que tu sais peu le prix de ton amour !

Elle parla long-temps avec la même exaltation, se retenant ainsi à un dernier rameau d’espérance. M. de Peveney l’avait fait asseoir près de lui ; il comprit, en l’écoutant, que, pour en arriver à ses fins, il devait user de ruse et se garder d’exaspérer cette passion en la heurtant de front. Il n’ignorait pas à quelle ame il avait affaire, ni quels ménagemens il avait à garder pour ne la point mettre aux abois. Il attira donc Arabelle doucement sur son cœur, et commença par l’entretenir avec une affectueuse gravité, tempérant tour à tour, par la tendresse ou par la raison, ce que ses discours pouvaient avoir de trop sévère ou de trop passionné. Arabelle l’écouta d’abord avec une attention inquiète ; mais à peine eut-elle entrevu où Fernand voulait en venir, qu’elle se cabra de nouveau sous le frein. Vainement M. de Peveney passa-t-il de la prière à l’emportement, en vain parla-t-il en maître et en esclave ; il ne put ni la dompter ni la fléchir.

— À quoi bon tous ces discours et pourquoi vous donner tant de mal ? s’écria-t-elle avec un sang-froid plus terrible que la colère ; je ne vous demande point d’égards ni de pitié. Encore une fois ce n’est pas d’une affaire d’honneur qu’il s’agit ici, non plus que d’un cas de conscience. M’aimez-vous ou ne m’aimez-vous plus ? Oui ou non, et tout sera dit.

Poussé à bout, M. de Peveney ne retint plus la vérité prête à s’échapper, comme un glaive, de sa poitrine ; mais au premier mot qui sortit de sa bouche, il s’arrêta court, et Mme de Rouèvres frissonna comme une biche qui, du fond des bois, entend résonner le cor des chasseurs.

Un bruit de pas montait dans l’escalier. Prompt comme la pensée, M. de Peveney se précipita vers la porte. Au même instant, cette porte s’ouvrit, et Fernand se trouva face à face avec un personnage qu’il n’attendait pas.

— Je regrette, monsieur, dit le malencontreux visiteur, d’entrer ainsi à l’improviste ; mais la faute en est à vos gens. Depuis près d’une heure que je suis votre hôte, j’aurais pu croire la maison inhabitée, si les éclats de votre voix ne fussent parvenus jusqu’à moi. Comme je ne suis pas tout-à-fait étranger à ce qui se passe céans, et que vos affaires sont à peu près les miennes, j’ose espérer que vous voudrez bien, madame et vous, excuser ce que mon apparition peut avoir de brusque et d’imprévu.

À ces mots, il fit quelques pas en avant et salua Mme de Rouèvres. Fernand était toujours à la même place, debout et immobile. Assise sur le divan, Arabelle n’avait point changé d’attitude : pâle, les yeux baissés, mais sans émotion apparente, si bien que, la voyant sans peur, on l’aurait pu croire sans reproche. Entre elle et lui, le nouveau venu se tenait impassible et grave. C’était un homme qui pouvait avoir près de quarante ans. L’élégance sévère de son costume s’harmoniait avec la froide politesse de son langage et de ses manières. Quand même les lignes de sa figure n’eussent point trahi le pur sang des aïeux, ses gestes et son maintien auraient suffi pour révéler la présence d’un gentilhomme. Il était d’ailleurs impossible de lire sur le marbre de son visage ce qui s’agitait dans son cœur. Nul au monde, en le voyant ici pour la première fois, n’aurait pu raisonnablement supposer qui était cet homme, quel dessein l’amenait, quel rôle il allait jouer dans ce drame.

— Monsieur, dit enfin Mme de Rouèvres, vous pouvez me tuer ; c’est votre droit, c’est votre devoir, ajouta-t-elle avec fermeté.

Entre le parti que conseillait l’égoïsme et celui que prescrivait l’honneur, M. de Peveney n’hésita point.

— Monsieur, dit-il, ce n’est qu’à moi seul que doivent s’adresser votre vengeance et votre ressentiment. Seul je suis coupable. C’est moi qui, à force de ruse et d’adresse, suis parvenu à détourner Mme de Rouèvres de la ligne de ses devoirs ; c’est moi qui l’attirai dans un piége, moi qui l’entraînai à sa perte. Je sais par avance tout ce que vous pouvez me dire là-dessus ; ma vie vous appartient, lavez votre honneur dans mon sang.

Arabelle poussa un cri d’effroi et fit un mouvement pour se jeter entre son amant et son mari. M. de Rouèvres l’arrêta.

— Calmez-vous, madame ; vous aussi, monsieur, calmez-vous, dit-il avec un imperturbable sang-froid. Nous sommes entre gens comme il faut : s’il vous plaît, nous réglerons nos comptes sans scandale et sans bruit. Veuillez donc vous asseoir et m’écouter tous deux, car il est indispensable que vous entendiez l’un et l’autre ce qu’il me reste à dire à chacun de vous en particulier.

Ce disant, il prit un siége, et se tournant d’abord vers Arabelle, sans ironie, sans morgue et sans humeur, mais avec l’aisance et le savoir-vivre que donne une longue habitude du monde, de ses lois et de ses usages :

— Madame, lui dit-il, je vais bien vous surprendre : je ne vous tuerai pas, je m’abstiendrai de toute plainte et de tout reproche ; je tiens même à savoir si je n’ai pas à vous adresser des excuses, car je m’y croirais obligé dans le cas où, par quoi que ce soit dans ma conduite, j’aurais eu le malheur de justifier la vôtre. C’est vous-même que j’en ferai juge.

À ces mots, Fernand se leva.

— Il est, dit-il, pour le moins inutile que j’assiste à ces explications ; permettez que je me retire.

— Restez, monsieur, restez, répliqua M. de Rouèvres avec autorité. Je serai bref ; dans un instant, je suis à vous.

M. de Peveney s’étant rassis, M. de Rouèvres poursuivit en ces termes :

— Peut-être, madame, n’avez-vous pas oublié quelle était votre destinée, lorsque j’eus l’honneur de vous offrir la mienne en partage. Nos pères s’étaient connus dans l’émigration. Le vôtre ne devait vous laisser, en mourant, qu’un nom sans tache pour unique héritage. Il mourut ; presqu’en même temps la révolution de juillet envoyait dans l’exil les seuls protecteurs qu’il vous fût permis d’invoquer. Vous étiez sans amis, sans soutien, sans fortune. Ma mère vous recueillit avec tendresse, et, plus tard, touché de vos graces, non moins que du malheur de votre jeunesse, je vous priai d’accepter mon nom. Vous savez que je ne m’y hasardai qu’en tremblant. Quoique jeune encore, je n’étais plus à l’âge où l’argile dont nous sommes pétris peut se transformer au feu des passions, et recevoir une empreinte nouvelle. Dans la défiance où j’étais de moi-même, je pensai qu’avant de vous enchaîner par des liens éternels, il était de mon devoir de renseigner votre cœur et d’éclairer votre inexpérience. Je ne vous cachai rien de mes goûts, de mes idées, ni de mon caractère ; j’appelai vos réflexions sur ce lien que je vous proposais de nouer ; je vous exposai de quelle façon sérieuse et solennelle j’envisageais le mariage ; loin de songer à séduire votre esprit par des peintures attrayantes, j’essayai de l’effrayer par la gravité des obligations mutuelles ; j’allai même jusqu’à vous exagérer les charges de l’association. Je ne vous montrai pas le bonheur comme une conquête facile ; mais, vous arrêtant au pied de la côte dont il est le couronnement, je vous demandai si vous vous sentiez le courage de vous appuyer sur mon bras pour aller le chercher là-haut. Quand tout fut dit, pour toute réponse vous me tendîtes votre main ; je la pris avec un religieux respect, mêlé d’amour et de reconnaissance, et m’engageai devant Dieu à vous aimer et à vous servir. En votre ame et conscience, ai-je failli à mes engagemens ?

À ces mots, M. de Rouèvres s’interrompit comme pour laisser à sa femme le temps de répondre. Arabelle se tut ; il reprit :

— Vous, cependant, vous m’avez trompé. J’avais fait de vous ma compagne ; vous avez fait de moi votre maître. À la franchise et à la loyauté, vous avez préféré l’hypocrisie et le mensonge ; substituant ainsi aux vertus de l’égalité tous les vices de l’esclavage, vous vous êtes abaissée au plus lâche, au plus vil, au plus honteux des adultères. En revenant sur le passé, à présent que j’en ai la clé, j’y trouve à chaque pas les traces de vos ruses et de vos perfidies ; j’y vois par combien de détours vous avez abusé mon aveugle confiance, et je me demande avec un douloureux étonnement comment deux jeunes cœurs ont pu se soumettre à de si infâmes manœuvres ; je doute ou je m’indigne que l’amour, ce rayon de Dieu, ait pu descendre un seul instant dans cet abîme de basses trahisons. Quoi ! durant des mois entiers, qui sait ? durant des années peut-être, vous vous êtes joués de cet homme qui vous aimait tous deux et vous respectait à ce point qu’il eût craint de vous outrager par l’ombre d’un soupçon jaloux ! Quoi ! vous, jeune homme, qui me serriez la main et que j’appelais mon ami ! Quoi ! vous, vous, Arabelle !… Ce qu’il est révoltant d’entendre, mais ce qu’il faut pourtant oser dire, c’est que, pour mieux me tromper sans doute, vous nous avez trompés tous deux. Si, comme je le veux croire pour l’honneur de monsieur, vos complaisances n’étaient qu’un artifice de plus, je dois convenir, madame, que vous jouez bien certaines comédies.

— Assez, monsieur, assez ! s’écria M. de Peveney en se levant ; vous oubliez que vous êtes chez moi et que vous outragez une femme.

— Je comprends, répliqua M. de Rouèvres toujours avec le même sang-froid, que vous rougissiez à ces mots, vous de honte, et vous de colère ; moi-même, je sens mon cœur soulevé de dégoût. Vous me rappelez que je suis chez vous, monsieur de Peveney ; permettez-moi de vous faire observer qu’à quelque point que je m’oublie, je n’userai jamais sous votre toit d’autant de liberté que vous en avez pris sous le mien. Je n’outrage personne, monsieur. Si les amans de nos femmes ne sont parfois que nos partenaires, est-ce à moi qu’il vous en faut plaindre ? Si la plaie que je mets à nu est tellement hideuse, que ceux-là même qui l’ont ouverte s’en détournent avec horreur, est-ce moi qu’on en doit accuser ? Je reviens à vous, Arabelle ; je n’ai plus qu’un mot à vous dire, et, ce mot dit, je vous aurai parlé pour la dernière fois. Puisque vous avez fui lâchement comme un criminel, vous n’êtes encore à cette heure qu’une esclave échappée attendant l’arrêt de son maître. — Ce maître vous affranchit. — Il en est un autre au-dessus de tous ; puisse celui-là vous absoudre !

Là-dessus, M. de Rouèvres se leva, et s’adressant à Fernand :

— Maintenant, monsieur, à nous deux.

— Allons donc ! monsieur ; allons donc ! s’écria avec l’emportement du désespoir M. de Peveney, qui ne voyait d’ailleurs que la mort qui pût le tirer de là ; finissons-en, c’est perdre trop de temps en paroles. J’ai des armes… ici, à deux pas, sans témoins.

— Monsieur, répliqua M. de Rouèvres avec calme, vous vous méprenez entièrement sur mes intentions. Je n’ai que faire de vos armes, ne voulant tuer ni être tué. Vous m’avez parlé tout à l’heure de laver mon honneur dans votre sang ; mon honneur n’est point entaché, et je souhaite que le vôtre sorte de tout ceci aussi pur que le mien. D’ailleurs, monsieur, vous n’y songez pas ; vous oubliez que vous ne sauriez désormais sans crime disposer d’une vie qui, à compter de ce jour, devient si précieuse et si nécessaire, que moi-même je ne me permettrais pas d’y toucher. Monsieur de Peveney, ajouta-t-il en élevant la voix, écoutez ce que je suis venu vous dire. — Vous m’avez pris ma femme et vous la garderez. En usurpant mes droits, vous avez implicitement accepté l’héritage de mes devoirs. Tout l’avoir d’Arabelle était sa liberté ; en la lui rendant, je suis quitte envers elle, et vous ne seriez pas gentilhomme que je craindrais encore de vous offenser en offrant à madame le bénéfice de la loi.

À ces mots, il salua sans affectation, avec une grave politesse, et sortit aussi calme, aussi froid, que s’il se retirait d’un salon.

La chaise de poste qui l’avait amené l’attendait à la porte ; il y monta, et ce ne fut qu’en entendant le bruit de la voiture qui s’éloignait au galop des chevaux, que M. de Peveney comprit nettement toute l’horreur de sa position. Il passa la main sur son front et regarda autour de lui, comme s’il se réveillait d’un songe. Il se vit seul avec Arabelle, tous deux chargés de honte, enfermés, elle et lui, dans un cercle de fer, scellés et soudés l’un à l’autre.

FERNAND DE PEVENEY À MADAME DE MONDEBERRE.
Madame,

Mon malheur passe mes prévisions ; la foudre est tombée sur ma tête. Tout est brisé, l’honneur seul est debout. C’est ce fatal honneur qui me perd ; c’est à ce maître cruel, inflexible et jaloux, que j’immole l’espoir de ma vie tout entière. Ne cherchez pas à soulever le voile qui vous cache ma destinée ; seulement, dites-vous qu’en renonçant au bonheur que vous m’avez offert, j’ai prouvé que peut-être je le méritais ; dites-vous, madame, qu’en refusant d’entrer dans votre Éden, j’ai montré que je n’étais pas tout-à-fait indigne de m’asseoir à la place que deux anges m’y réservaient. Je pars. Où me conduira l’orage qui m’emporte ? reviendrai-je un jour ? Je ne sais. Mais la terre manquera sous mes pieds avant que les sentimens de respect et d’adoration que je vous ai voués s’éteignent dans mon cœur, qui ne vit plus qu’en vous.


Jules Sandeau.