Femmes slaves (RDDM)/Véra Baranof

Femmes slaves (RDDM)
Revue des Deux Mondes3e période, tome 100 (p. 167-175).
FEMMES SLAVES

V.[1]
VÉRA BARANOF.

Le pope Anastasius Dimitrovitch Baranof avait onze enfans, dont six filles. L’aînée s’appelait Véra. Imbu de l’esprit des temps modernes, Anastasius avait résolu de donner à ses filles une instruction supérieure, scientifique. Il s’occupait surtout de Véra et s’attachait à ne lui rien laisser ignorer de toutes les connaissances humaines. Quand il s’agit de Nadeschda, sa seconde fille, il montra déjà un peu moins de zèle. La troisième, Lioubof, fut encore plus négligée. Puis il s’arrêta là. Il trouvait qu’il avait vraiment trop de petites créatures aux tresses longues parcourant la maison. Toute sa science n’y aurait pas suffi.

Les trois autres sœurs se mirent donc à grandir, comme toutes les petites filles de la campagne. Nadeschda et Lioubof, ne recevant pas une éducation beaucoup plus relevée, étaient plus attirées vers les petites ignorantes que vers leur aînée, laquelle vivait isolée, ne prenant aucune part aux jeux et aux divertissemens de ses sœurs. Elle avait déjà trop goûté aux fruits de la science, fruits, de tout temps, plus ou moins défendus aux femmes.

Bientôt Véra surpassa son père en connaissances. Elle avait appris les langues anciennes et modernes et elle les possédait assez pour lire tous les auteurs dans le texte original. Par suite, elle dévorait tout ce qui lui tombait sous les mains, les œuvres scientifiques de tout genre, les romans, les journaux, les brochures.

C’était une jolie fille. Sa figure, ronde et fraîche, était pleine d’animation et d’intelligence. Véra était d’autant plus jolie qu’elle gardait assez de vanité féminine pour ne pas négliger sa toilette. De taille moyenne et svelte, ses mouvemens, pleins de vivacité, s’harmonisaient admirablement avec ses yeux clairs et expressifs, avec son petit nez aquilin, indices d’une nature impressionnable et mobile, enthousiaste, volontaire et énergique.

Un jour, elle déclara à ses parens qu’elle allait étudier la médecine. Son père poussa un gros soupir. Sa mère tomba de saisissement sur une chaise. Ils ne firent pas d’objection, sachant que rien ne pourrait la retenir. Sa malle faite, elle se fit conduire à la gare la plus proche, et de là à Kiew. Aussitôt arrivée dans cette ville, elle se mit à faire ses études avec cette ardeur opiniâtre qui semble un don spécial de la race russe. Beaucoup d’autres jeunes filles poursuivaient les mêmes études avec non moins d’assiduité et d’acharnement ; cependant, Véra les surpassa bientôt toutes et conquit en même temps l’estime et l’admiration des professeurs et des étudians.

Parmi ces derniers, Serge Nestorovitch Kroubine occupait un rang distingué. A la veille de terminer ses études, il était en quelque sorte devenu le suppléant du professeur de physiologie. Serge avait déjà fait plusieurs expériences très intéressantes, qu’il avait publiées dans des journaux de médecine. C’était ce que les étudians d’alors appelaient un « pionnier. » Aussi cet homme supérieur, sobre et laborieux, s’intéressa-t-il à Véra. Il saisissait toutes les occasions de lui rendre de petits services. Il portait sa serviette et avait toutes sortes d’attentions pour elle. Il allait même chez elle, lui qui avait refusé les invitations des familles les plus considérables et les plus riches.

Était-il donc épris de Vérouschka ? Lui faisait-il la cour ? Pas le moins du monde. Qu’y avait-il, alors, entre ces deux personnes ? Car elle aussi distinguait Serge parmi tous les hommes. Ce n’était qu’à lui qu’elle tendait la main, et, si elle avait un sourire, c’était pour lui.

Une seule fois, il s’était permis de faire allusion à un sentiment tendre ; mais Véra l’interrompit aussitôt. — Serge Nestorovitch, dit-elle en souriant, voulez-vous vous moquer de moi ou de vous-même ? Je croyais que c’était la science votre fiancée. Quant à moi, j’ai besoin de toute ma liberté pour parvenir. Non, non, point de joug, ni pour vous, ni pour moi !

Kroubine haussa les épaules en souriant. Deux ans plus tard, un caprice l’ayant conduit à la campagne, il y rencontra Véra, qui s’était faite garde-malade et infirmière. Elle savait autant de médecine qu’aucun médecin de village, même davantage ; mais, comme il ne lui était pas permis d’exercer pour son compte, la courageuse jeune fille se fit l’auxiliaire des médecins et leur devint bientôt indispensable. Kroubine la consultait souvent. Quand il confiait un malade à ses soins, il avait l’habitude de dire : « C’est comme si c’était moi-même, et même mieux, car elle a la main plus légère et plus douce. »

Lorsqu’en parlant ainsi, il voulait parfois s’emparer de cette main veloutée, Vera, qui n’avait pas changé de sentiment, lui disait en souriant : « Mais, Serge Nestorovitch, à quoi donc songez-vous ? » Ou bien : « Mon ami, je vous prenais pour un homme sérieux. » Ou enfin, et ceci était le plus douloureux au jeune homme : « Monsieur le docteur, vous vous trompez ; je me porte, grâce à Dieu, parfaitement bien ; je n’ai pas besoin que vous me tâtiez le pouls. » Alors Kroubine lâchait la petite main molle en soupirant et se mettait à parler d’un nouvel appareil ou d’un médicament récemment découvert.

Ils se séparèrent de nouveau et se retrouvèrent, quelque temps après, dans une ambulance à Plewna.

La guerre avec la Turquie avait fait naître dans toute la Russie une agitation fiévreuse, — non pas ce qu’on appelle vulgairement un feu de paille, mais un enthousiasme fort, tenace, durable, qui, pareil à un feu souterrain, ne fait pas de bruit et ne s’éteint pas facilement. Aussi Kroubine, le sceptique, et Véra, la belle au cœur de glace, furent-ils des premiers possédés de ce feu sacré. Il se présenta comme médecin. Elle s’offrit comme infirmière. Puis, un beau jour, ils se rencontrèrent, surpris, au chevet d’un artilleur blessé.

— Vous ! Vérouschka.

— C’est bien à vous, Serge Nestorovitch, d’être ici.

— Et que dirai-je donc de vous, Véra !

Mais ce n’était pas le moment de s’attarder aux complimens. Les terribles combats avaient amassé dans les hôpitaux militaires des milliers et des milliers de blessés qui avaient besoin de secours immédiats et dont les souffrances passaient toute description. Cependant, Kroubine ayant pu disposer d’un court moment pendant la nuit, en profita pour relever prestement la manche de la pelisse de Véra et déposa un rapide baiser sur son bras, la brave fille ayant les mains couvertes de sang.

— Toujours le même ! dit-elle avec un doux sourire.

— Toujours, à perpétuité ! tant que vous serez aussi belle, Vérouschka.

— Hallucination, illusion des sens, mon ami.

Et elle lui échappa encore cette fois.

Deux jours après, l’assaut héroïque et mémorable des Russes sur Goreji-Doubnik eut lieu.

Kroubine commandait une colonne d’ambulance, et Véra l’avait rejoint. Au milieu du champ de bataille ils faisaient tous deux leur devoir avec sang-froid, sollicitude et intelligence. Ils se dévouaient jusqu’au sacrifice. Plusieurs fois Véra accompagna les porteurs sans se soucier des balles qui sifflaient autour d’elle. Elle aida à transporter des blessés depuis le champ de bataille, rouge de sang, jusqu’aux ambulances.

A cinq heures de l’après-midi, les colonnes se formèrent pour l’assaut. Les soldats marchaient, tous animés de la même résolution énergique et froide, qualité particulière à l’armée russe. Ils s’avançaient vers l’ennemi avec l’ordre et la régularité d’une troupe manœuvrant sur le champ d’exercice. Ils gravirent ainsi les hauteurs et disparurent bientôt derrière le rideau de brouillard qui enveloppait la redoute ennemie. À ce moment, tous les cœurs battaient avec force. Les troupes de la réserve se découvrirent, et firent le signe de la croix.

Une pause terrible, où l’on n’entendait que le grondement des canons et le crépitement de la fusillade. Puis, un immense hourra, indiquant que la baïonnette avait commencé son œuvre d’éventrement.

A la fin du jour, au moment où le crépuscule allait faire place à la nuit profonde, la redoute était tombée au pouvoir des Russes, avec 1,600 hommes commandés par un pacha, et quatre canons. 4,000 Russes et presque autant de Turcs gisaient sur le champ de bataille.

La nuit était tout à fait tombée. Les maisons en flammes de Goreji-Doubnik éclairaient, à une grande distance, les collines et les bivacs des soldats russes.

De tous côtés, on entendait, comme au milieu de paisibles villages, les doux airs mélancoliques du foyer, de la patrie.

Véra entendit ces chants lorsqu’elle sortit, pour un moment, d’une grange où elle venait de panser les plaies de plusieurs blessés. Elle s’assit dans la cour, sur une charrue abandonnée, et leva les yeux vers les étoiles. Un sentiment étrange de douceur, de bonté, d’amour des êtres, de tendresse profonde, s’empara subitement de son âme. Elle eut comme le pressentiment de quelque chose d’inattendu, d’un événement important, qui allait lui causer une grande joie ou une grande douleur.

Soudain, un dragon, dont la tête était entourée d’un linge ensanglanté, s’approcha et lui dit, à voix basse :

— Petite mère, là-dedans mon lieutenant est étendu, blessé. De grâce, sauve-le !

— Où ? demanda Véra, en se levant d’un bond.

— Là, dans cette petite maison.

Elle s’élança et se trouva tout à coup en face de Kroubine.

— Où allez-vous donc ? demanda-t-il.

— Là, dans cette chaumière.

— Pourquoi faire ? dit Kroubine, il n’y a dans cette cabane que des morts ou de pauvres diables qui n’en valent pas mieux.

Véra fronça les sourcils et passa devant Kroubine avec un haussement d’épaules indigné.

Elle pénétra dans la maison et aperçut, couchés sur de la paille, dans une vaste pièce basse, une douzaine de soldats. Personne ne bougeait. On n’entendait pas une plainte, pas même un soupir. Le silence et la solennité de la mort semblaient régner seuls dans cette maison. Elle hésita un instant, puis elle prit une petite lampe dont elle éclaira successivement le visage de tous les hommes qui ne paraissaient plus que des cadavres.

Vis-à-vis de la porte était étendu un jeune officier, qui semblait presque un enfant. Son beau visage exprimait une innocence touchante. Lui, paraissait avoir fini de rêver son rêve de la vie, de l’amour, de la patrie et de la gloire. Véra se pencha sur lui, le considéra quelques instans, et se sentit troublée. Pourquoi était-elle donc si profondément émue à l’aspect de ce jeune homme ? La vue de cet enfant près de mourir la faisait-elle penser à sa mère, et en même temps à la guerre cruelle, qui exige de si nobles sacrifices ?

Pendant que Véra songeait, courbée, le regard fixé sur l’officier, celui-ci ouvrit tout à coup les yeux, deux grands yeux bleus, qui avaient quelque chose de surnaturel et se mit à la regarder avec une sorte d’extase :

— Qui es-tu ? demanda-t-il d’une voix faible.

— Je suis infirmière.

— Comment t’appelles-tu ?

— Véra. Il continuait de la regarder d’une façon étrange. A la fin il sourit.

— Je te prenais, dit-il, pour un ange. C’était un beau rêve.

— Puis-je vous soulager ? demanda Véra. A-t-on pansé votre blessure ?

— Il n’y a rien à faire pour moi ; le médecin l’a déclaré. Il ne peut s’y tromper. Mais si vous voulez bien écrire quelques mots pour moi, chez moi.

— A votre mère ?

— Oui.

Véra sortit, alla prendre du papier, un crayon et une enveloppe dans son petit coffret d’ambulance et revint en toute hâte auprès de l’officier. Elle se mit à genoux et écrivit sous sa dictée. Quand il eut fini, il voulut signer lui-même, et il traça péniblement d’une main toute tremblante les noms de Léon Kirilovitch Mélinof.

Véra plaça la lettre dans son corsage et resta à genoux aux côtés du blessé. Les deux jeunes gens se regardaient avidement en silence. Tout à coup, d’un mouvement brusque, Véra saisit les deux mains de Mélinof en s’écriant : — Non ! vous ne mourrez pas ! Vous ne devez pas mourir !

— Hélas ! il n’est que trop vrai que je vais mourir. Oui, je sens que la mort approche…

— Ce n’est que l’effet de la fièvre…

— Non, je meurs ; c’était sans doute écrit… que la volonté de Dieu soit faite ! .. Mais mourir si jeune ! ., s’en aller si tôt ! ., pour toujours ! .. Ce ne serait rien, mais perdre ce qu’on vient à peine d’entrevoir… ce qui semblait vous promettre tant de bonheur ! ..

— Que voulez-vous dire ?

— Mourir sans avoir aimé ! .. sans avoir été aimé ! ., n’est-ce pas ce qu’il y a de plus triste au monde !

— Croyez-moi, Léon Kirilovitch, vous vivrez, et, sans doute, l’amour…

— Pourquoi chercher à me tromper ?

Ils se turent tous deux quelque temps, puis le malheureux jeune homme tourna sa belle figure vers le mur et se mit à pleurer doucement. Véra le regardait avec anxiété. Elle voyait la poitrine du mourant se soulever violemment, et il lui semblait entendre les derniers battemens de son cœur. Alors, brusquement, presque en colère, elle se leva et sortit. Elle alla chercher Kroubine et le ramena auprès du blessé. Quand le médecin se retira après l’avoir examiné de nouveau, Véra lui dit tout bas, près de la porte :

— Ainsi, pas d’espoir ? — Pas le moindre.

— Combien peut-il encore vivre de temps ?

— Jusqu’au matin, peut-être.

Kroubine s’éloigna rapidement à travers l’obscurité, rendue encore plus sinistre par les dernières lueurs errantes des incendies.

Véra s’arrêta un moment, les yeux levés vers les étoiles, dont la lumière bleuâtre tremblotait au-dessus de la terre endormie. Puis, lentement, l’air calme et résolu, elle revint auprès du blessé, et s’assit sur la paille, à côté de lui.

— Qu’a dit le médecin ? demanda-t-il. Véra ne répondait pas.

— Tu vois bien qu’il me faut mourir. Véra se taisait toujours.

— Ainsi, plus d’espoir, murmura-t-il, je vais mourir, mourir sans avoir été aimé ! .. En même temps, il passait doucement sa main tremblante sur les cheveux châtains de Véra. — Que c’est beau ! disait-il, se parlant à lui-même, d’une voix à peine perceptible… Moelleux et doux comme de la soie… et brillans aussi comme de la soie.

— Léon Kirilovitch ! s’écria tout à coup Véra en entourant le jeune homme de ses bras, dans un transport sublime d’affectueuse pitié, vous ne mourrez pas sans avoir été aimé, car moi… je vous aime !

Comme enflammé soudain d’une nouvelle vie, le jeune moribond se dressa tout droit sur sa couche de paille, et fixant ardemment son regard dans le regard de Véra :

— Tu m’aimes, dis-tu… cela est-il possible ? .. cela est-il bien vrai ? .. Eh bien ! moi aussi, je t’aime ! belle et généreuse jeune fille !

Puis, attirant la tête de Véra sur sa poitrine, il appuya avidement ses lèvres sèches et brûlantes sur les lèvres humides et chaudes de la jeune fille.

— Oui ! je suis à toi ? s’écria ensuite Véra, et je ne serai jamais qu’à toi. Jamais je n’appartiendrai à un autre, jamais ! ajouta-t-elle en levant la main comme pour prêter serment.

— Eh bien ! laisse-moi mourir ainsi, dit Mélinof avec un sourire de béatitude, la tête couchée sur le sein de sa bien-aimée ; maintenant, la mort n’a plus rien de terrible pour moi.

A la pâle lueur du matin, un mort de plus gisait dans la chaumière bulgare. Véra sortit sur le seuil, ferma les agrafes de sa fourrure, regarda autour d’elle avec de grands yeux écarquillés, comme si elle voyait le monde pour la première fois, et retourna lentement à l’ambulance. Kroubine échangea un regard avec elle, mais pas un mot ne s’échappa de leurs lèvres.

Véra continua ses soins aux blessés avec le même courage et le même esprit de dévoûment. Kroubine crut même s’apercevoir qu’elle allait au-devant du danger, et le bravait avec l’indifférence que donne le fatalisme. Là où les balles fouillaient la terre, et éparpillaient la neige en poudre argentée, on était sûr de la voir parmi les brancardiers, les aidant à relever et à transporter les blessés.

Quand, après la chute de Plewna, le projet de traverser les Balkans, afin de tourner le défilé de Schipka et d’attaquer les Turcs à dos, eut réussi, Véra rejoignit la colonne du général Skobeleff.

Le jour précédent, des sapeurs, armés de pelles, avaient travaillé à pratiquer un chemin dans la neige, mais on en avait encore jusqu’aux genoux. Elle était d’une toile épaisseur qu’elle formait un mur blanc de chaque côté de la route. Malgré cela, et malgré le froid, qui était vraiment insupportable, les soldats russes avançaient en riant et en plaisantant. Il n’avait fallu qu’un froid moitié moins rigoureux pour faire périr la grande armée en 1812.

Dès le matin, de bonne heure, Skobeleff salua son armée en lui criant : « Je vous félicite, mes enfans, les Turcs approchent ! »

— Mon général, nous allons faire de notre mieux ! répondirent gaîment ses soldats.

Bientôt, la route commença de descendre. Par momens, les chevaux enfonçaient dans la neigé jusqu’à l’encolure. Les soldats se faisaient glisser sur la nappe blanche comme leurs montagnes russes.

Le feu ne tarda pas à s’engager, et, vers le soir, Skobelefl prenait le village d’Imotli. Puis, la nuit séparait les combattans. Des milliers d’hommes couchèrent sur la neige autour du village. Heureux ceux qui purent dormir autour des feux de garde. Beaucoup d’autres étaient endormis dans les ténèbres, pour ne plus se réveiller.

Les blessés, trop nombreux, manquaient de tout. On faisait des efforts surhumains pour les secourir, les transporter dans les ambulances et les panser, mais il fut impossible de suffire à tout. Il en resta des centaines qui gisaient exsangues de tous côtés, dans les ravins, dans les bouquets de bois et qui furent lentement engloutis par la neige.

Dans cette nuit effroyable, Véra se multiplia, et apparut à tous comme l’ange consolateur. Ce n’était plus une femme ; c’était un être aux puissances surnaturelles, luttant, impassible, avec les élémens et avec la mort.

Kroubine la rencontra au moment où elle remontait la pente d’une colline, emportant un Cosaque de l’Oural sur son dos.

— Que faites-vous donc, Véra ? lui dit-il, avez-vous juré de mourir cette nuit ?

Si mourir était son secret et suprême désir, elle allait être bientôt exaucée.

Fouillant sans cesse la neige, à la recherche des blessés, semblable à un fidèle chien du Mont-Saint-Bernard, elle allait toujours en avant, parcourant, infatigable, la masse de neige scintillante et glaciale. A la fin, l’âpre froid finit par la saisir à son tour. Elle s’arrêta au milieu de cette splendeur sépulcrale, et se sentit perdre connaissance. Elle voyait toujours l’immense nappe blanche ; elle distinguait parfaitement le bruit des armes, et la rumeur de l’armée dans le lointain, mais elle fut envahie tout à coup par une fatigue douloureuse, suivie d’une lassitude générale de tout son être, d’un abattement de tous ses membres. Ses bras et ses jambes s’alourdissaient, semblaient d’un poids énorme. Puis, tout devenait insensible. C’était une sorte de bien-être qui invitait à ne plus bouger… Enfin, la tête s’abandonna à son tour, et la pauvre Véra s’affaissa dans la neige comme dans un chaud duvet, comme dans une vaste et douillette fourrure.

Une grande clarté se faisait autour d’elle, et augmentait d’instant en instant… Puis, les cloches commençaient à sonner tout à l’entour…

— C’est la victoire ! murmura-t-elle. Et elle laissa tomber tout à fait sa tête, comme pour dormir.

Cependant, au loin, le canon grondait, la fusillade devenait de plus en plus nourrie. Les Russes avançaient en poussant des hourras enthousiastes.


SACHER-MASOCH.

  1. Voyez la Revue du 15 juin et du 15 août 1889.