Femmes slaves (RDDM)/La journée de Gatzko

Femmes slaves (RDDM)
Revue des Deux Mondes3e période, tome 101 (p. 455-464).
FEMMES SLAVES

VI.[1]
LA JOURNÉE DE GATZKO.

Lorsque les troubles de la Bosnie et de l’Herzégovine devinrent une insurrection générale, d’où sortit bientôt une grande guerre, beaucoup d’officiers autrichiens, de race slave, s’empressèrent de passer en Serbie, afin de prêter leurs bras au peuple frère en péril.

La fièvre belliqueuse s’empara de moi également. C’était bien naturel ; seulement, je me demande encore aujourd’hui comment, au lieu de courir directement en Serbie, la folle idée me vint d’aller au Monténégro, me mettre à la disposition de l’hospodar Nicolas.

Peut-être était-ce l’impression que m’avait faite le prince lorsque je le rencontrai, quelque temps auparavant, à l’exposition universelle de Vienne. Il m’avait frappé d’admiration, lui et les quelques braves qui l’accompagnaient, et l’impression m’en était restée. Peut-être aussi était-ce le souvenir d’un tableau de Czermak, que j’avais remarqué à la Société des artistes de Vienne. Ce tableau représentait des femmes monténégrines emmenées en esclavage par des Bachi-Bouzouks. Le charme que j’avais trouvé dans les yeux sombres de ces femmes n’était peut-être pas étranger à mes dispositions belliqueuses. Toujours est-il qu’un matin j’ôtai l’écharpe noire et jaune, et, quelques jours après, je me présentais devant le prince Nicolas, à Cettigne.

Je ne tardai pas à m’apercevoir que mon dévoûment fraternel pour les Monténégrins embarrassait un peu ce poète chevaleresque. Je reçus de lui l’accueil le plus cordial, mais que pouvait-il faire de moi dans une armée qui n’en était pas une, et qui ne se composait pas de soldats !

Aujourd’hui, les Serbes ne font pas la guerre autrement que les Français, les Italiens, les Anglais, ouïes Allemands. De même que ces peuples, il leur faut combattre en rase campagne, et ils ne peuvent plus se passer de la discipline militaire. Tandis que la Czernagora (Monténégro), c’est le Tyrol slave, le Tyrol de 1809. Les chefs, comme les simples soldats, sortent du peuple, et la manière toute particulière de combattre des Monténégrins rend superflue la direction d’officiers étrangers.

Néanmoins, on m’attacha, comme une sorte d’aide-de-camp, à un terrible voïvode, le kniäs (prince) Karaditch, et je reçus l’ordre d’aller m’installer chez lui.

Tout le monde s’empressait de faire ses préparatifs de départ. C’était un va-et-vient continuel, de sorte que malgré toute la sollicitude de l’hospitalité slave, je ne voyais que fort peu mon hôte et sa famille. Je passais la plus grande partie de mon temps à parcourir les ravins des environs et à guetter les renards et les martres.

La première fois que, assis sur une pierre, dans la montagne, je promenai mes regards sur les horizons lointains, je compris pourquoi on avait donné à ce pays le nom étrange de Monténégro. Ce sont, en effet, des montagnes noires qui forment son territoire si étroitement limité. Loin, très loin, les regards errent sur des montagnes de pierre calcaire, déboisées, nues, d’un gris noirâtre, sillonnées partout de fissures profondes. Un océan de vagues pétrifiées, gigantesques, dont le silence inspire la terreur. Puis, dans un autre lointain doré, la vraie mer où dansent de petites voiles et des étincelles de soleil, qui font ressembler l’azur des flots au manteau bleu de la mère de Dieu, parsemé d’étoiles.

Tout le pays est comme une immense forteresse, et chaque maison comme un poste retranché. La montagne n’est traversée que par des sentiers qui ondulent comme d’énormes serpens qui dormiraient sous les chauds rayons du soleil.

Quelle sauvage mélancolie !

Dans cette solitude imposante, en lutte perpétuelle avec les élémens, si loin du grand monde épuisé et corrompu, il doit surgir des natures fortes, des cœurs qui ne connaîtront jamais la faiblesse. C’est ainsi que me parut le voïvode la première fois que je m’assis à côté de lui, devant sa modeste maison, le soir, à la lueur incertaine et grise du crépuscule.

Tout, dans ce Karaditch sombre et taciturne, était puissant : le torse, les membres, le nez, les yeux, les mains, et, en même temps, tout était dans une proportion parfaite. Avec son teint bronzé et sa superbe corpulence, le kniäs ressemblait à une statue de héros surpassant la grandeur naturelle. Ainsi devaient être ces consuls romains et ces souverains slaves, comme Cincinnatus, Przemisl et Piaste, qu’on allait chercher à la charrue pour les mettre sur le trône.

Près de moi, sa femme Melitza paraissait grande et massive ; à côté de son mari, elle redevenait svelte et souple autant qu’elle était gracieuse. Elle aussi possédait un nez au dessin hardi et une bouche aux lignes âpres ; mais, en revanche, ses yeux bruns étaient si doux, si pleins de bonté ! Sans cette douceur et ce sourire, qui avaient la suave splendeur d’un beau clair de lune, on aurait dit, plantée sur les fières épaules de Melitza, la tête d’une Junon Ludovisi.

Cette superbe femme allait et venait dans la maison comme l’ombre de son mari. On aurait dit une servante, même une esclave.

Le petit Wouk traitait sa petite sœur Jana, âgée de trois ans, comme un être inférieur, sans importance. Il faut dire qu’il portait déjà le kandjar.

Un soir, alors que les étoiles flambaient déjà dans le vaste ciel dont le fond paraissait aussi noir que les montagnes, Melitza apporta à chacun de nous une tasse de café et une pipe turque. Elle en alluma d’abord une et l’offrit au kniäs ; puis elle s’agenouilla pour lui ôter ses opanki et lui tendit une paire de pantoufles. Elle allait ensuite me rendre le même service, sous prétexte que j’étais l’hôte de son mari ; mais je m’y refusai non sans quelque confusion, je crois même qu’un peu de rouge me monta au visage.

Karaditch secoua sa tête de lion.

— Tu as tort, me dit-il. Vous gâtez vos femmes ; voilà pourquoi elles sont si méchantes. Jamais ma nuque n’a porté un joug, pas même celui d’une femme.

Il se fit un silence. Au même moment, un gouzlar aveugle s’approcha. S’accompagnant de son instrument national, au son mélancolique, il nous chanta la superbe romance héroïque de la mort d’Agar-Bey, puis une autre qui s’abattit comme la foudre sur nos âmes d’hommes graves. Un frisson me courut sur tout le corps en entendant ces vers d’une énergie sauvage :


L’amour est bien un feu sacré
Qui brûle dans notre sein,
Et maudites soient toutes les âmes,
Qui ne connaissent pas ce feu !
Mais la haine est beaucoup plus chaude,
Quand on a tisonné la flamme,
Quand elle saisit le cerveau et le cœur,
Et n’en fait qu’un seul foyer.
Méfie-toi de l’homme qui ne sait pas haïr,
Crains toujours qu’il ne sache non plus aimer.
C’est un feu follet qui nous éclaire,
Sans pouvoir jamais donner d’ombre.


Melitza et moi, nous regardions en même temps Karaditch. Je me disais : « Cet homme sait haïr. » Melitza semblait ajouter : Mais aussi aimer ! »

Tout à coup, Karaditch prit la gouzla, et se mit à jouer et à chanter :


Je voudrais mourir, mais non de maladie,
Non pas dans mon lit, faible, exténué.
Je voudrais mourir dans la bataille,
Après avoir vaincu les musulmans.
Je voudrais mourir comme l’astre du jour.
Quand il disparaît, là, derrière les montagnes,
Et qui, tout en s’éloignant,
Brille encore de ses plus beaux rayons.
Je voudrais mourir au son de la gouzla,
Quand, tout à coup, la corde se casse,
Et quand les dernières vibrations
Se mêlent au bruit de la chanson héroïque.


Melitza était assise, le visage appuyé sur ses mains, le regard attaché au sol, tandis que de grosses larmes roulaient le long de ses joues légèrement bronzées. Karaditch tourna la tête, et vit qu’elle pleurait. J’eus peur qu’un mot blessant pour la pauvre femme ne lui échappât, mais il en arriva tout autrement.

— Ne t’afflige pas, ma douce vie, dit le kniäs, les roses de tes joues pourraient se flétrir.

Étonné, je regardai Karaditch.

— Pourrais-tu jamais aimer un serf, un esclave ? continua-t-il. Non, Melitza, tu ne pourrais aimer qu’un homme libre comme l’aigle dans les airs. Devons-nous nous soumettre au sultan ?… La patience est une cuirasse, c’est vrai ; mais l’énergie, la force d’agir est une épée, et le péril n’est pas pour nous effrayer : le courage est son maître, et la lâcheté son esclave.

On vint nous déranger. C’étaient des gens qui avaient besoin de consulter le kniäs, car, à chaque instant, nous nous attendions à recevoir le signal du départ.

— Tu aimes ton mari, dis-je à Melitza quand nous fûmes seuls, et tu fais bien.

— Seigneur, me répondit-elle, c’est un homme de pierre ; mais la pierre donne des étincelles et renferme de l’or !

À ce moment, nous aperçûmes de grands feux s’allumant de tous côtés, d’abord au loin, puis plus près de nous.

— Vois-tu les feux sur les montagnes ? dit Karaditch en nous rejoignant et en ôtant sa casquette, c’est le signal de prendre les armes. Demain, nous partons pour la guerre. Que Dieu protège la patrie !

Le lendemain, de très bonne heure, au moment où l’aube se levait, blanche et froide, sur les sommets des montagnes, nous partîmes.

Karaditch, en grande tenue, portait à la ceinture son kandjar et deux pistolets incrustés d’or, un fusil sur l’épaule et sa longue pipe à la main. Melitza, les jupes retroussées, sa jaquette s’arrêtant à la taille, garnie, aux manches et sur la poitrine, de peau de renard, le suivait, chargée, comme une bête de somme, d’un second fusil, des munitions et des vivres.

Les enfans devaient rester à la maison ; mais à peine étions-nous éloignés de quelques centaines de pas que la petite Jana nous rejoignait en courant. Elle ne pleurait pas, mais elle se suspendit convulsivement au bras de sa mère et nous accompagna de cette façon, contre la volonté de tous. Karaditch lui-même finit par ne plus s’occuper d’elle. Son fils et héritier était en sûreté ; cela lui suffisait.

Nous pénétrâmes dans l’Herzégovine, d’où, après une série de combats et d’escarmouches, nous forçâmes les Turcs à se retirer, tandis que nous avancions sur Mostar.

Mais tout à coup Moukhtar-Pacha se tourna contre nous avec toute son armée. A notre grande surprise, on ordonna la retraite, parce que, disait-on, nous n’avions que quelques canons de montagne, tandis que les Turcs en possédaient un grand nombre. D’autres disaient qu’il serait par trop téméraire de livrer bataille à des troupes régulières, nombreuses et complètement libres de leurs mouvemens. Nous nous retirâmes donc, mais en bon ordre, tout en combattant et toujours poursuivis par les Turcs. Bientôt nous approchâmes des Montagnes-Noires, qui semblaient nous saluer de loin avec tristesse.

— Les Monténégrins ne seront pas contens s’ils doivent, tout le temps, tourner le dos à l’ennemi, me permis-je de faire observer à l’hospodar. Est-ce que nous allons continuer de battre en retraite ? Ne craignez-vous pas que l’armée ne se démoralise ?

— Allons, allons, ne vous épouvantez pas ainsi, me répondit le prince d’un petit air moqueur. Encore un peu de patience, et j’espère que vous serez satisfait.

En effet, arrivés dans la vallée de Gatzko, le prince nous fit arrêter, et nous nous préparâmes à recevoir les Turcs. Aussitôt, je vis passer comme des rayons de soleil sur tous ces visages hâlés, qui se regardèrent silencieusement, mais avec une vive expression de joie.

Notre petit corps d’armée se trouvait disséminé, en grande partie, sur les hauteurs. Je croyais encore que le prince se bornerait à une escarmouche, et se jetterait ensuite dans sa forteresse de rochers.

Les Turcs nous attaquèrent avec beaucoup d’énergie. On sentait qu’ils avaient conscience de la supériorité de leur nombre et de leur artillerie. Leurs cris d’Allah ! Allah ! avaient comme une note victorieuse. Les canons jetaient des éclairs de tous côtés, et grondaient sinistrement contre nos bandes cachées dans les montagnes, et qui entretenaient, de leur côté, un feu très vif et très nourri. Pendant que les hommes tiraient, les femmes chargeaient les fusils. Cependant, tout au bas, dans la vallée, nous voyions les nôtres qui perdaient du terrain.

— Cela ne va pas bien là-bas, dit tout à coup Karaditch, à côté de qui j’étais accroupi. Je me redressai pour mieux voir ; au même instant, je recevais une balle dans l’épaule. Une vieille femme épancha le sang et pansa la blessure. Je restai assis sur une pierre, mon fusil sur mes genoux. Tous les blessés restaient sur place, je fis comme les autres.

A deux pas de moi, Melitza était agenouillée, chargeant le fusil de son mari, tandis que la petite Jana sautillait comme une petite chatte, en allant chercher de l’eau à une source voisine pour les combattans, et en courant après les balles qui venaient ricocher autour de nous.

Tout à coup, les cris d’Allah retentirent sur nos flancs. Karaditch se redressa vivement. C’étaient des chasseurs turcs qui gravissaient la pente en grimpant. Aussitôt, une partie de nos hommes se précipitèrent à leur rencontre pour les culbuter. En même temps, Karaditch s’abattit par terre comme une masse.

— Je suis blessé, dit-il froidement, tandis que Melitza, qui s’était jetée sur lui, pleurait à chaudes larmes.

— O mon fier faucon ! s’écria-t-elle, la balle du musulman maudit t’a frappé, mais ne meurs pas, ou je mourrai avec toi !

— Ne pleure pas, répondit le prince, je ne peux pas te voir pleurer, ma douce colombe !

La balle qui l’avait atteint avait pénétré dans la jambe. Un chirurgien, qu’on appela aussitôt, la retira et fit le premier pansement. Mais on ne put décider Karaditch à cesser de prendre part au combat. Avec l’aide de sa femme, il se traîna, choisit une position plus favorable, et se mit à tirer sur les Turcs avec plus d’ardeur que jamais. Ceux-ci avançaient rapidement. Leurs cris étaient de plus en plus stridens, à mesure qu’ils approchaient. Il ne restait plus qu’un petit nombre de défenseurs autour de nous. A peu près seuls sur ce point, Karaditch et Melitza continuaient à faire face à l’ennemi. Les cris de triomphe des musulmans ne pouvaient donc guère effrayer que la belle femme qui semblait destinée à devenir leur butin de guerre.

Pourtant, Melitza ne semblait pas faite pour l’ornement d’un harem. Ce n’était pas une femme à pouvoir rêver étendue sur des coussins soyeux, enveloppée de fourrures moelleuses.

Alors, elle se coucha par terre à plat ventre, rampa jusqu’à la crête du ravin, derrière lequel nous nous trouvions, avança prudemment la tête pendant que nous continuions de tirer, promena son regard de tous côtés, observant avec sang-froid le nombre et la position des ennemis qui se disposaient à escalader l’obstacle qui nous séparait d’eux et se retira. Après avoir cherché un instant autour d’elle, elle saisit un bloc de rocher, le roula jusqu’au bord du ravin, et le lança sur la pente sans se soucier des balles qui sifflaient autour d’elle et de nous.

Ainsi, lestement, les dents serrées, le regard sombre, Melitza roula une seconde pierre, puis une troisième, une quatrième ; elle allait, elle allait ; on eût dit que ces lourdes masses ne pesaient rien dans sa main. Et, à chaque pierre qui dévalait, bondissant d’aspérités en aspérités, tombant comme la foudre sur les Turcs qu’elle rencontrait, les écrasant et les entraînant avec elle dans les abîmes, c’était comme le fracas furieux du tonnerre.

La petite Jana, voulant imiter sa mère, la suivait en portant aussi de petites pierres, les plus grosses qu’elle pût soulever.

Deux autres femmes étaient accourues, armées de leurs fusils ; après avoir envoyé quelques balles, elles se mirent, à leur tour, à rouler des morceaux de rocher à qui mieux mieux. Après s’être arrêtés, les Turcs commençaient à reculer.

Un moment, Melitza voulut reprendre haleine. Les poings sur les hanches, elle observait reflet de la terrible avalanche qu’elle venait de déchaîner, quand soudain une tête, surmontée d’un fez, apparut sur la gauche, derrière un rempart de rochers. C’était un chasseur turc qui avait entrepris, à lui tout seul, de tourner notre petite position. Pendant qu’il franchissait bravement l’obstacle, Melitza recula de quelques pas, arracha les pistolets de la ceinture de son mari et abattit, presque à ses pieds, ce soldat téméraire avant qu’il eût le temps de la mettre en joue. Elle se pencha sur lui pour voir s’il ne possédait pas quelque objet précieux à sa convenance. Elle ne trouva rien. Alors, elle le poussa du pied avec mépris jusqu’au bord du ravin, et le malheureux, respirant encore, roula du haut en bas de la paroi rocailleuse.

Tout à coup, de notre côté, partit le signal pour la marche en avant. À ce signal, toute l’armée monténégrine, habilement postée dans les montagnes, se précipita, de toutes les hauteurs, comme des avalanches, vers le fond de la vallée. Ce fut comme un déchaînement de torrens humains inondant les plateaux, se déversant, par tous les sentiers qui s’offraient, pour aller grossir en bas le flot qui montait à chaque instant, menaçant d’exterminer l’armée turque. On aurait dit des bandes de loups fondant sur une proie colossale prise au piège. Les Monténégrins sautaient de rocher en rocher, bondissaient comme des tigres, par-dessus les crevasses, en poussant des cris sauvages, un pistolet dans chaque main, le kandjar entre les dents.

Les voilà tous en bas, chargeant avec fureur les Turcs surpris. Les fusils, les pistolets étincellent et crépitent, les kandjars se lèvent et retombent sans cesse, fendant l’air comme des flammes ardentes.

De loin, Karaditch contemplait la lutte, désolé de ne pouvoir y prendre part.

— Mon Dieu ! mon Dieu ! s’écriait-il, comme ils se battent bien ! Ils vont vaincre sans moi !

Soudain, sans dire un mot, Melitza chargea le prince sur son des et le porta, par un sentier étroit et rapide, jusqu’au plus fort de l’engagement, suivie de la petite Jana, qui traînait péniblement derrière elle un lourd fusil. Mais, à ce moment, la lutte touchait à sa fin.

En une demi-heure, les Monténégrins étaient sortis victorieux d’un combat de géans. Quarante mille Turcs étaient tués ou faits prisonniers ; plusieurs pachas étaient entre nos mains, avec de nombreux drapeaux et tous les canons. Moukhtar-Pacha, seul, blessé et suivi de quelques cavaliers, réussit à se sauver sur le territoire autrichien.

Telle fut la journée de Gatzko. Quelle journée ! Mais aussi quelle soirée après la victoire ! Cette soirée-là m’apprit à comprendre Homère et les héros d’IIion, mieux que n’eussent pu faire les commentaires les plus savans.

La nuit était tombée et le ciel s’étendait comme un immense linceul étoile sur le champ de bataille trempé de sang lorsque je retrouvai Karaditch. Malgré la grave blessure qu’il avait reçue, il était arrivé encore assez tôt pour prendre part au combat final, et il s’était bravement battu. Melitza aussi avait donné le coup de grâce à plus d’un musulman.

Quand j’aperçus le prince, il était à côté de sa femme et de son enfant, assis sur une grande marmite de campagne renversée, fumant sa pipe et se réjouissant du riche butin qu’il venait de faire. Il lui était échu en partage une grande partie des bagages d’un pacha que lui et cinq Monténégrins avaient fait prisonnier.

— Que dis-tu maintenant de ma femme ? me demanda-t-il en souriant légèrement.

C’était la première fois que je voyais un sourire s’épanouir sur cette figure de bronze.

— Je pense, répondis-je, qu’elle est la digne femme d’un héros.

— Désormais, je veux qu’elle soit vêtue et parée comme une sultane, dit le prince d’un air grave.

Parmi les objets précieux du pacha, il avait découvert une chaîne d’or qu’il mit, devant moi, au cou de sa femme, toujours du même air grave et solennel. On eût dit qu’il rendait hommage à cette admirable héroïne. Ensuite, il prit une magnifique étoile, étincelant de mille feux, qu’il attacha lui-même dans l’épaisse chevelure noire de sa belle compagne. Enfin, il déplia une de ces superbes pelisses turques dont j’avais admiré les pareilles à l’Exposition de Vienne. Celle-ci était en soie jaune garnie et doublée d’hermine. Sans dire un mot, il fit un signe à Melitza, se leva et se mit en devoir de lui passer la pelisse.

Jusque-là, Melitza n’avait manifesté sa joie intime que par un sourire ; cette fois, elle rougit et appuya sa belle et fière tête sur la poitrine puissante de son mari, probablement pour cacher quelques larmes de bonheur échappées dans la profondeur de l’émotion. Karaditch la tint quelques instans pressée contre lui, puis il l’obligea doucement à relever la tête, caressant et relevant sa belle chevelure, qui cachait un peu son front pur. Puis, se rasseyant sur sa marmite, il se mit à chanter à mi-voix, pendant que Melitza l’écoutait avec admiration, assise à ses pieds dans l’herbe chétive et meurtrie par la multitude des combattans :

Voilà une petite nacelle.
Qui vogue sur le lac bleu.
Mon cœur se gonfle de bien-être
Quand je la vois passer.
Quand une forte tempête
La pousse vers le rivage,
Une jeune fille prend les rames,
Une jeune fille qui chante gaîment.
Viens, Melitza, viens sur ces bords ;
On est bien ici pour demeurer,
Quand tu reposes sur mon cœur,
Où il n’y a d’amour que pour toi.
C’est bien là le meilleur port
De tout l’univers.
L’ancre est dans mon cœur.
Et tu es enchaînée à mes lèvres.


SACHER-MASOCH.

  1. Voyez la Revue des 15 juin et 15 août 1889 et du 1er juillet 1890.