CHRISTMAS


En 1914, la géographie d’Europe marche vers la plus délectable simplification.

Trois groupes se partagent cette fraction du globe : les Alliés, les Neutres (sur le point de devenir alliés) : et enfin les Allemands.

Par exemple, les noms des villes s’allongent de façon fâcheuse pour la mémoire. Ainsi la capitale des Alliés porte l’appellation, terrifiante à l’endroit des manipulations télégraphiques :

ParisLondreBruxelleBelgradPetrograd.

Chaque syllabe figure un quartier de l’alliance. Si bien que, mes mains au chaud dans mes poches, je suis venu en flâneur, de mon home de Londres, faire promenade à Paris.

Oh ! avec le but, Tommy est pratique, de dépenser la vacance de Christmas ; non pardon… de Noël, vous appelez.

En cette place, je mordille mon petit doigt, parce que je sais que beaucoup, parmi le peuple Allié, blâmeront ce qu’il m’a paru en convenabilité de faire, et que mon sentiment sera compris d’un nombre petit.

Je vous entends rire contre moi :

« Si vous pensez ainsi, pourquoi raconter ? »

Pour l’amour de la Vérité.

Les Allemands qui, eux, ne l’aiment pas du tout, prétendent que la tendresse pour cette divinité est incorrecte, impudique, etc., vu que lady Vérité se costume peu, ayant l’usage distrait de placer son vêtement à côté d’elle-même.

Pur canard de l’agence Wolff, made in Germany ! La Vérité réside au fond d’un puits. Vous voudrez bien reconnaître que le tube de pierre constitue un ajustement aussi décent qu’un overcoat.

Pour ne pas juger dans cette voie, il faut être esclave de la petite mode conventionnelle, et n’avoir jamais appliqué son esprit à la réflexion grandiose du costume en général. Si tel est votre cas, la chose n’apparaissant dommageable que pour vous, je ne vais pas me mettre le marteau dans la tête, comme vous exprimez à Paris. Je préfère entreprendre mon récit, puisque nous avons quelques instants à dépenser ensemble.

Ce soir de Noël manquait d’entrain.

Les rues presque désertes ; l’éclairage peu brillant…

La guerre, ce laid fantôme, planait dans les voiles noirs de la nuit. Il touchait sans doute les habitants au front pour les contraindre à penser à son terrible travail.

Le moyen de fêter joyeusement la naissance du saint baby Jésus, quand on est tout plein de la pensée de ceux entrés en ce monde depuis vingt ans et plus.

Bref, il y avait de l’ombre sur le ciel, les visages et les cœurs.

Trop poéticale, peut-être, l’image. Pour l’excuser, songez que la Tamise et la Seine suivent des chemins différents, et que Tommy, né à Londres, mérite la permission de n’être pas Parisien. Je reprends. Il faisait noir ; comprenez ce que signifie, un noir ennuyeux.

Jamais je n’avais respiré Christmas aussi déceptive. Comme il advient toujours en pareille occurrence, mon esprit évoquait les plus aimables images du passé. Le mauvais lutin de la cervelle se complaît de la sorte à aggraver le mal présent.

Tout en allant droit devant moi, de l’obscurité d’une rue dans l’obscurité d’une autre, je cultivais la remembrance des Christmas d’autrefois… Je me transportais à Londres ; je voyais défiler les bourgeois, négociants, employés, domestiques, tenant à pleins bras, comme un cher doux cœur précieux, l’oie traditionnelle.

Pourquoi l’oie ? je n’affirme rien ; mais le Royal petit Lord Jésus ayant choisi une étable, pour être porté dans la vie, entre le bœuf et l’âne, a voulu indiquer son affection pour les humbles animaux… ; et il lui est égal que ce soit le bœuf ou l’oie ; d’autant plus égal que le cher Honoré Baby possède évidemment un Divin caractère.

Je savourais le spectacle dans mon cerveau, et naturellement je ne voyais pas mes pieds, situés à l’autre bout de ma personne.

Je trébuchai donc contre un obstacle.

Pauvre moi ! Qu’est-ce cela ? Dans l’angle d’une porte cochère, on dirait un gros paquet de chiffons.

Je trompe moi-même ; cela remue.

Je distingue des cheveux blonds emmêlés, une petite figure pâle, souffreteuse, avec de grands yeux bleus, où se lisait la colère et la peur.

Mon « obstacle » est une pauvresse d’une dizaine d’années à peine.

Je sens une grande émotion en moi. Le jour de la naissance du Dieu des Petits Enfants, aucun petit Enfant ne devrait souffrir. Et je dis de ma voix la plus véritablement douce :

— Que faites-vous ici, petite chose ? Vous dormiez ?

— Je ne dors pas.

Elle lance ces mots comme une injure… Non, plutôt un défi. Mais je suis Anglais… ; un Anglais relève toujours un défi :

— En ce cas, quelle est votre présente occupation ?

— Qu’est-ce que cela peut vous faire ? prononce-t-elle avec une sorte de rage.

— J’estime que vous seriez plus confortable encore dans votre pauvre maison…

Je ne continue pas. Elle rit comme on sanglotte.

— Je n’ai pas de maison.

— Vos parents en ont une.

— Je n’ai pas de parents…

Elle se reprend avec hâte :

— Si j’en ai… ; mais je ne sais pas où on les a emmenés…

De grosses larmes coulent de ses yeux bleus ; elle me chasse d’un grand geste :

— Vous occupez plus de moi… Du reste, avec un mot, j’aurai tout dit. Je suis boche, comme vous nous appelez, vous autres.

Boche ! oh oui, cela est répulsif ! La haine, le mépris pour les barbares s’agitent en moi.

Tu as parlé droit, pauvresse ; je ne puis m’intéresser à quelqu’un de ta race.

Je rencontre ses yeux bleus. Ils disent la défiance sauvage et aussi l’épouvante de l’abandon.

Que cela est drôle ! Mon cerveau me semble un écran de cinéma. J’y vois, bizarre, la crèche, le petit Roi Jésus, l’âne, le bœuf… et encore les rois Mages, coiffés de chapeaux hauts-de-forme, chargés d’oies appétissantes. Oh ! ces rois, ils ressemblent à mes compatriotes de Londres comme une goutte de cocktail ressemble à une autre goutte de cocktail. Mais tous. Mages, animaux, prononcent un même mot, un seul :

— Pardon ! Pardon !

Je regarde la petite mendiante. Les yeux bleus sont toujours fixés sur moi.

— Venez, je lui dis. Je vous ferai donner un lunch, une chambre à l’hôtel Demain vous me donnerez l’explication de votre isolement.

Elle secoue la tête d’un mouvement de désespérance obstinée :

— Puisque je vous dis que je suis Boche !

— Non, petite chose. C’est Christmas, vous êtes… Pardonnée.