Femmes arabes avant et depuis l’islamisme/Partie I, chap. III

Librairie nouvelle/Tissier (p. 24-33).

III

Les femmes arabes dans les choses de la vie domestique. — Nourritures ; repas. — Gros mangeurs ; Yézid fils de Hohaîrah ; Hilâl fils d’Açàd ; Soleyman le dévorant. — Vins.


Les femmes arabes avaient leur importance ordinaire dans la vie privée ; elles savaient traire les chamelles, apprécier les qualités et les formes du chameau ou de la chamelle de course, peindre en termes justes et pittoresques un beau coursier aux jarrets de gazelle, à l’étoile blanche au front, au pelage soyeux, aux pieds « ferrés de vent du Sud et de vent du Nord ; » elles s’entendaient à décrire un jeune guerrier aux cheveux à l’enfant, une lance à la hampe souple et solide, une cotte de mailles aux anneaux inflexibles, un casque à la bombe étincelante ; elles savaient vanter une incursion heureuse, les noms des vainqueurs, les noms des aïeux et les longues lignées des familles reliées par une généalogie précise aux noms les plus anciens et aux premières hordes descendues en Arabie.

Ce n’étaient pas seulement des femmes savantes en légendes et dans les choses pratiques que je viens de signaler ; elles étaient aussi les mères des familles, les ménagères des tentes, les conservatrices et les surveillantes des troupeaux ; elles savaient, outre la préparation du pain, cette invention, disent les Arabes, qui est dûe au terrible Nemrod, comme celle du savon est due au grand Salomon, elles savaient les ressources culinaires des peuplades errantes, de peuplades de déserts, ressourcés toujours restreintes et chétives chez des hommes qui vivent entre le soleil et le sable, et qui attendent les pluies rares de leurs solitudes brûlées, afin que des pâturages trop incertains donnent de quoi faire remplir les mamelles des brebis et des chamelles.

En ces siècles antéislamiques, les plus splendides festins étaient simples et de chère mesquine ; c’étaient les débauches rivales des repas, de ces époques où s’illustraient des hommes plus que sobres chez les nations déjà grandies et puissantes. N’y eut-il pas un temps, à Rome, où l’oseille était le mets en faveur, où les gourmets les plus raffinés n’avaient que deux plats à dîner, où Caton, ce butor de vertu, ne prenait à son premier repas que du pain et du vinaigre ? Les friandises el le luxe ^arabes étaient bien aussi restreints, même dans les grandes occasions, même aux banquets dont on. régalait les voyageurs et les hôtes que le ciel envoyait à une famille. A la manière patriarcale, on égorgeait des moutons, des chevreaux, une chamelle, un cheval même ; et les énormes marmites bouillonnaient à roulements bruyants, dressées sur des triangles improvisés faits de trois pierres rapprochées, et au souffle du vent qui soufflait les brasiers. Le morceau superflu, délicat par excellence était, devinez !… la bosse de la chamelle, cette pelotte tremblottante de graisse onctueuse. Le commensal heureux qui recevait tant d’honneur, n’oubliait de sa vie ni l’amphytrion qui l’avait si magnifiquement régalé, ni le jour où ses lèvres s’étaient inondées de cette graisse moelleuse, de cette bosse savoureuse.

Voilà les grosses pièces des grands festins, les pendants des fêtes homériques ; et les vins carcaf et khandaroûs arrosaient et égayaient les convives, provoquaient et animaient les cantilènes des vierges, des matrones, des jeunes cavaliers, échauffaient et débauchaient la verve des poètes.

D’autres mets encore suivaient ou accompagnaient ces monstrueuses masses de viandes, mets bizarres que la gulosité des palais non arabes n’a pas agréés dans ses offices et n’a pas accueillis dans ses menus. Quelle bouche autre qu’une bouche arabe a jamais demandé de ces composés culinaires dont se délectaient les tribus du Hédjâz, de l’Y émeu, du Hadramaût, de l’Oman ? Les célébrités gourmandes, les de Cussy, les Berchoux, les Brillat-Savarin, les Carême ont-ils jamais vanté ou consulté la gastronomie de ces déserts ? De Cussy qui savait l’histoire de la cuisine depuis la création du monde, a-t-il accordé seulement une mention aux mets de l’Arabie ? lui qui aurait donné, et il aurait, certes, bien fait ! un dîner de Lucullus dans le sallon d’Apollon, le repas de Trimalcion, pour une allouette, qu’aurait-il donné d’un repas somptueux du désert, d’un dîner préparé même par les sémillantes filles de l’Arabie ? Qu’aurait-il donné, je ne dis pas seulement d’une appétissante bosse de chamelin, mais encore des compléments du festin, des mets accessoires, friandises. et surtout pâtes et farines le plus souvent servies parce qu’elles étaient le plus appréciées et le plus aimées ? Voyez et estimez ; voici les principales préparations ; j’en passe, mais pas des meilleures.

Le Sakhîneh, sorte de galette molle et très mince ; ce m’a tout l’air du crêpe. Le Haricah, espèce de sorbet nourrissant, préparé en jetant légèrement de la farine dans de l’eau mêlée de lait frais. La Samîrah, ou lait bouilli sur lequel on répandait de la farine. La Radirah, ou farine sur laquelle on faisait traire le lait de chamelle, et qu’on chauffait ensuite sur une pierre chaude. L’Akîçah, lait dans lequel on versait de la graisse fondue. L’Acibbah, farine pétrie avec du lait et des dattes sèches. La Rahîeh, blé concassé ou grossièrement moulu entre deux pierres et sur lequel on versait ensuite du lait. La Walîcah, faite de farine, de beurre et de lait. La Harirah, graisse fondue à laquelle, on ajoutait de l’eau et ensuite de V farine ; il y en avait de trois espèces : une au pain, une au miel et l’autre au beurre. Le pain en galette, rond, comme on le fait en Égypte. La Rabîcah, préparée avec la farine, le blé concassé et le beurre ou la graisse fondue. La Telbîneh, sorte de crème claire, faite avec de la fleur de farine ou avec de la farine brute, et édulcorée avec du miel ; elle avait la blancheur et la consistance du lait vierge. La Bakilah, ou beurre fondu mêlé de fromage sec. L’Abitah, ou fromage frais avec des dattes sèches. La Foûrab, mets préparé avec du fenu grec et des dattes, que l’on faisait cuire ensemble ; c’était le mets réservé surtout aux femmes en couches. La Labîkah ou Balîkah, était un composé d’épeautre, de farine, de lait tourné, de dattes et de beurre.

Je fais grâce de beaucoup d’autres mets dans ces goûts-là. Je fais grâce également des rôtis sur la braise ardente, sur la pierre rougie au feu, rôtis à trois degrés de cuisson, au degré œil rouge, au degré bien cuit, et au degré qui a senti le feu… L’Angleterre s’imagine qu’elle a inventé le roast-beef ! Quelle vanité ! Mon Dieu, que les peuples sont prétentieux ! Les Anglais, et même aussi les Allemands, s’imaginent encore que chez eux se sont montrés et illustrés. dans les fastes gastronomiques, les plus dévorants appétits, les estomacs les plus impérieux et les plus robustes, les abdomens les plus laborieux et les plus engloutissants, en un mot les gloires digestives les plus miraculeuses et les plus inimitables. Je n’ignore pas, et nous l’avons vu chez le plus grand nombre des voyageurs anglais, que prendre de grands viatiques dans l’estomac et ses dépendances, est une coutume très répandue, une pratique très respectée et très consciencieusement observée. Je sais bien que ces voyageurs dînent beaucoup, dînent souvent, dînent et redinent à chaque période de trois heures. Mais les Arabes ont eu aussi ce genre de renommée seulement elles ont été des gloires citadines ; le désert et les tentes bédouines ont eu peu de ces mangeurs à grande réputation et à grand ventre. Je dénoncerai, en passant, un ou deux de ces héros de la victuaille.

Un appelé Yézîd, fils de Hobaïrah, vivait vers la fin du premier siècle de l’hégire et dans le premier tiers du deuxième siècle. Cela correspond à la première moitié du septième siècle de notre ère. Ce Yézid a une assez longue histoire, une vie assez agitée dans les affaires publiques et les guerres de partis ; mais nous ne voulons que mesurer la puissance intestinale et jauger la capacité ventrale de ce fils de Hobaïrah, intrépide joûteur, batailleur intrépide, gouverneur de provinces.

Chaque matin, de bonne heure, on présentait 11 Yézîd une oss, grande jatte rebondie, où l’on venait de traire du lait sur du miel, et parfois sur du sucre. Yézîd avalait cela comme pour préparer les voies du Seigneur. Quand Yézid avait prié le matin, il attendait, à l’oratoire, l’heure de la prière canonique et obligatoire, et il accomplissait celle prière. Le lait bu lui avait alors aiguisé l’appétit ; Yézîd demandait donc le déjeuner et préludait par manger deux volailles et deux pigeons, puis il continuait par un demi chevreau et nombre d’autres plats de viande. Ensuite Yézid sortait et allait s’occuper des affaires du public jusque vers le milieu de la journée, c’est-à-dire deux heures environ avant le midi ; et il rentrait chez lui. Il appelait, invitait plusieurs amis, des personnes de qualité et de rang, et il faisait servir à dîner. Il s’attablait ; il appendait, étalée, serviette devant la poitrine sa et se mettait à fonctionner, pressant et poursuivant les bouchées en suite soutenue, et toujours belles et formidables bouchées.

Peu après ce repas fini, la société se retirait. Yézid entrait chez ses femmes ; il restait au harem jusqu’à l’heure de la prière du midi, et il sortait alors pour s’acquitter de cette prière. Ensuite il s’occupait des affaires du public ; et lorsqu’il avait accompli la prière de l’asr (heure intermédiaire entre le midi et le coucher du soleil), on lui disposait son siège particulier ; on plaçait en même temps des sièges pour le public présent et pour les gens qui venaient le visiter ; et à tous ceux qui se trouvaient la, on offrait, dès qu’ils étaient assis, de grandes coupes de lait miellé et toutes sortes de chorbet (sorbets).

Après ces bévandes, on dressait la table, on servait les mets à la multitude. À lui et aux amis et affidés on dressait une table plus élevée, et là, mangeaient, avec Yézid, les gens importants, les personnages.

Au coucher du soleil, on se séparait ; on faisait la prière du soir, et, une heure et demie plus tard, la prière de la nuit. Après cela venait la réunion, la soirée on réception. On s’assemblait d’abord dans une pièce particulière et on attendait. Yezîd ensuite appelait les visiteurs près de lui ; on entrait, et les entretiens, les conversations, les discussions, les causeries, les gaietés, se prolongeaient la plus grande partie de la nuit.

Ce Yézîd avait un simple revenu de six cent mille drachmes, ce qui représente trois cent soixante mille francs de notre monnaie actuelle, somme énorme pour ce temps… Il fut tué en 132 de l’hégire (749 de J.-C.).

L’appétit de Yézîd était pour ainsi dire peu orthodoxe ; celui d’un nommé Hilâl, fils d’Açad, et celui de sa femme n’étaient guère moins hyperboliques. Ces deux époux, largement dodus, richement bourrés d’embonpoint, étaient tamimides ou de la tribu des Béni Tamîm. En un jour où leur boulimie habituelle était en belle puissance, ils se repurent tête à tête ; le mari mangea presque un chameau, et la dame s’ingurgita un chamelin nouvellement sevré. Se levant de la table bien rassasié, Hilâl tout heureux veut embrasser sa femme ; la dame sourit et lui dit : « Ce n’est pas aisé de parvenir à nous embrasser ; nous avons, entre toi et moi, deux chameaux. » Hilâl se mit à rire et embrassa encore mieux sa femme.

Mais voici le coryphée des mangeurs, le Gargantua arabe. Le Prophète a dit : « Le manger pour deux suffit pour trois ; et le manger pour trois suffit pour quatre. » La parole divine du Koran a proclamé cet autre précepte de tempérance (chap. VII, verset 29) : « Mangez et buvez sans excès ; car Dieu n’aime pas ceux qui font des excès. » Notre homme était à l’inverse de tout cela ; le manger pour dix ne lui suffisait pas. Encore je dis pour dix, par manière de parler. D’ailleurs notre goulu y allait des deux mains, bien que le Prophète eut dit : « Que chacun mange de la main droite ; car le diable, lui, mange et boit de la main gauche. »

Soleymân, le dévorant, se rendit un jour à Ouadj ; c’est l’ancien nom de Tâïf. Il entra avec Omar fils d’Abd el-Azîz, et avec Aïoub fils d’Omar, dans un jardin qui avait appartenu a Amr fils d’El-As (le conquérant de l’Egypte). Chamardel était l’intendant, le surveillant de cette propriété. Lui-même a raconté l’anecdote. La voici. Quelques instants après que l’on fut arrivé, Soleymân dit : « Qu’a ces biens Dieu ajoute encore d’autres biens, et qu’il vous les conserve ! » Puis, comme s’il se mourait de faim, et n’en pouvait mais, il se laisse aller contre une branche d’arbre et s’acoute là d’un air épuisé, comme un homme qui va défaillir. « Mon cher Chamardel, me dit-il, est-ce que tu n’aurais pas quelque chose à me donner à manger ? — Si, si, répondis-je ; j’ai un chevreau cuit, un chevreau superbe que nous nourrissions avec la plus minutieuse attention, à qui le matin on donnait le lait d’une vache, et le soir le lait d’une autre vache. Chamardel, apporte-moi vite ce chevreau cuit. » Je lui apportai le chevreau, charnu, dodu, une véritable outre de graisse. Notre homme mange, mange ; … et il n’invite Omar et son fils que lorsqu’il ne reste plus qu’une cuisse : « Allons ! leur dit-il. — Je jeûne, répond Omar. » Soleymân acheva d’avaler la bête. Puis : « Chamardel, me crie-t-il, est-ce que tu n’as rien à me donner à manger ? — Par Dieu si ! répliquai-je ; j’ai là, préparées, cinq poules d’Inde magnifiques, à ventre renflé et rebondi comme des autruches. — Apporte, apporte vite, mon cher Chamardel. » J’apporte les poules d’Inde. Et voilà mon homme qui à pleines mains empoigne successivement chaque dinde par les pattes, l’écartèle lestement, et plus lestement encore en happe aux dents les morceaux et en termine le plus complètement du monde. Puis : « Chamardel, me dit cet affamé, mon ami Chamardel, tu n’as rien à me donner à manger ? — Si, par Dieu ! si ; j’ai une bouillie délicieuse, au lait excellent, une bouillie jaune comme de l’or. — Vite, vite, Chamardel, apporte-moi cette bouillie-là. » J’apporte la bouillie en une grande cruche à sommet rétréci et comme troué. Mon bienheureux hôte prend la cruche, lui passe la main sur le flanc d’un air de bonheur, puis il hume, il boit, il boit jusqu’à épuisement de la cruche. Et, la retirant de sa bouche, il laisse partir de son gosier un grondement ronflant, sonore, comme un gros son sonnant dans le tube d’un puits.

Ensuite Soleymàn appelle son domestique et : « As-tu fini, lui dit-il, de me préparer à manger ? — Oui, c’est prêt, répond le domestique. — Qu’est-ce que tu as ? — Quatre-vingts casseroles et marmites. — Apporte-les moi l’une après l’autre. » Le domestique se met en devoir d’obéir. Le plus que Soleymàn prit de chacune fut trois bouchées. » Enfin notre glouton s’essuie les mains et s’étale sur son tapis. On se mit alors à dresser les tables basses et on permit aux gens de réfectionner. Soleymàn s’attabla encore avec eux ; il mangea, il ne recula et ne faillit devant aucun mets.

Voilà une renommée et une puissance stomacales et digérantes difficiles à égaler. Où en serait-on avec plusieurs convives de ce calibre !

Il y avait bien encore la question des vins chez les Arabes païens. Ils buvaient très largement ; et cette gloire antique de la gentilité s’est répétée à toute outrance, malgré les prohibitions et les vitupérations de la loi, parmi les kalifes du dernier tiers du premier siècle de rhégire. Les noms des vins, leurs qualités et leurs spécifications vécurent malgré la réforme religieuse ; il n’y avait eu qu’un moment de sommeil. C’étaient les Arabes du vieux temps, les robustes buveurs de l’antiquité qui avaient consacré les noms spéciaux des vins : le limpide, ou pur et sans fraude ; le khandaris ou khandaroùs, ou vieux vin ; le chaud, ou spiritueux ; le renforcé ou l’enfutaillé, qui avait longtemps été conservé en futaille, qui animait vivement son buveur ; le karkaf, ou qui fait trembler, c’est-à-dire qui, par un usage prolongé, fait trembler son adorateur, lui donne le delirum tremem potaturum ; le repos, le bienfaisant, celui qui donne calme et bonheur ç son buveur, qui le charme par l’attrait d’un fumet délicieux, lui procure le bien-être et la force ; le vieux, le vieilli, lorsque gardé longtemps, il s’est dépouillé de sa vigueur irritante ; le kawoueh ou l’irritant, celui qui enlève l’appétit quand on l’a bu ; le soulâf ou premier suc, le vin vierge, celui qu’on préparait sans moyen mécanique, sans presser à la main ou fouler aux pieds, celui qui était le suc exprimé de soi-même du raisin en masse ; le recuit, le vernis, qui était le vin réduit à un tiers par l’ébullition ; le koulfah ou clairet ; et puis le blanchet. Je ne parlerai pas des piquettes et boissons, tels le vin de dattes, le vin de raisins secs ou de miel, le djiah ou vin d’orge.

Mais laissons les détails de la vie matérielle, la science domestique de la ménagère. Aussi bien, il nous faut nous approcher plus vite vers notre but.