Femmes arabes avant et depuis l’islamisme/Partie I, chap. II

Librairie nouvelle/Tissier (p. 10-24).

II

La Reine de Saba.

Parmi les plus anciennes figures de l’antique Arabie, vers l’extrême fond de cette vaporeuse galerie des tableaux légendaires de l’Yémen, une étonnante physionomie apparaît, environnée de merveilles, colorées de couleurs fantastiques ; c’est la reine brillante de la contrée dite la Sabaïe, c’est la reine dite la reine de Saba. Mettons en tête de nos légendes, la légende arabe de cette femme qui avait refusé sa main à tant de rois. La belle femme reine s’unit au plus beau des hommes rois ; Makéda accepta Salomon. Magna magnis.

Aux yeux des Arabes, il n’y a pas de grands noms de grandes choses. Salomon fut grand en pensées, en puissance, en richesses, en magnificence, en femmes. Aussi, les Arabes en ont fait un prophète.

La célèbre reine de Saba n’a, pour histoire, dans les récits bibliques, que quelques lignes au chapitre x du troisième livre des Rois. Elle va rendre visite au fils de David, au chantre poète du cantique des cantiques, au fondateur de Tadmor on Palmyre ; et une conversation assez courte s’engage sur la sagesse ou sapience du Grand Roi. À la suite, des félicitations mutuelles, des présents splendides ; et la reine part, retourne en son royaume au fond de l’Yémen. Mais les Arabes ne voient là qu’un dénouement incomplet. Ils ont, au moins pour un temps, fait embrasser et marier l’Arabie et la Judée. En conduisant ce récit, ils l’ont semé de merveilles, ils ont exagéré les détails du tableau ; ils ne paraissent pas se douter que l’exagération est la rhétorique des esprits faibles, et la logique des esprits faux.

D’après les généalogies arabes et génésiaques, Saba, qui donna son nom à la Sabaïe ou pays des Sabéens dans l’Yémen ou Arabie méridionale, était arrière-petit-fils de Kalitân (le Joctân de la Bible), et troisième arrière-petit-fils de Noé. Les deux fils de Saba, Himiar et Halilân, furent ensuite la double souche de deux populations. Mais plus tard, les Sabéens et les descendants de Himiar et de Kahlân se réunirent et ne formèrent plus qu’un seul peuple sous le nom de Himiarites (les Homeritœ de Pline l’ancien). Les Sabéens n’eurent donc pas une longue existence individuelle, distincte. Néanmoins, il parut à intervalles, sur le trône de Himiar, des rois du sang sabéen proprement dit. Car les Thamaminah, c’est-à-dire les Octaves, étaient huit grandes familles en possession du droit de succession au trône ; c’était parmi elles qu’on élisait un nouveau roi, lorsque le chef de l’État mourait sans héritier direct. Ces huit familles arrivèrent à avoir un nombre de quatre mille princes ou akouâl, c’est-à-dire paroles ; ils avaient le privilège exclusif de parler directement au roi, et le roi ne recevait de communication que d’eux, ne parlait qu’à eux, et ne consultait qu’eux. Seuls ils composaient la cour et l’entourage du souverain.

On donnait le titre de Kaïlân, comme nous disons l’Infant, le Dauphin, à l’héritier présomptif du trône, à celui que, par une éducation spéciale, on préparait au maniement de l’autorité royale. — Les Mauthabân, ou sédentaires, terme qui rappelle nos rois fainéants, furent les rois qui ne suivaient pas les armées en temps de guerre. — Le nom de Tobba était l’appellation réservée uniquement aux rois, comme celui de César aux empereurs romains, de Kosroës ou Kesra aux rois de Perse, de Firaoûn, Pharaon, aux souverains de l’Egypte ancienne, etc.

Saba fut le quatrième ou cinquième aïeul de Makéda, appelée, dans les traditions et légendes arabes, du nom de Balkamah, Bilkis, Balkîs. Les Abyssins veulent qu’elle soit originaire de leur pays, de la contrée de Makâda, située au Nord de l’Abyssinie. Aujourd’hui, les plus belles esclaves abyssiniennes sont amenées de cette contrée, et sont qualifiées, comme titre de beauté et de valeur, par le mot de Makédiennes.

RÉCIT ARABE.

Balkamah, surnommée Bilkis, la glorieuse reine de Saba, eut un règne des plus extraordinaires et des plus brillants, une vie de merveilles et d’étonnements… Son nom rappelle toujours celui de Soleïmân ou Salomon.

Salomon fut, des dix-neuf fils du prophète David, le seul qui reçut de Dieu le privilège de la toute-science et de la toute-puissance, le seul qui fut prophète. Jamais élu de Dieu, jamais prophète n’eut à ses ordres, comme Salomon, les hommes et les éléments, les animaux, les Esprits et les Génies. Les vents eux-mêmes lui servaient d’espions, et, du plus loin possible, lui apportaient à l’oreille tout ce qui se disait de lui. Les sylphes ou ins, les djinn, les chaïtân ou démons, les animaux, quadrupèdes et oiseaux, lui obéissaient ; de tous il savait le langage, les pensées, les œuvres ; tous étaient ses humbles serviteurs. Ils lui formaient une armée qui tenait un espace de cent lieues carrées, et qui était divisée en quatre corps égaux ; vingt-cinq lieues étaient pour le camp de la division des djinn, vingt-cinq pour la division des sylphes ou ins, vingt-cinq pour la division des oiseaux, et vingt-cinq pour la division des quadrupèdes.

La demeure de Salomon était un palais de cristal, élevé sur des bases en bois, et renfermait trois cents femmes légitimes et sept cents concubines. Le tapis que, dans les voyages, les djinn étalaient lorsque le grand roi s’arrêtait, était tissu d’or et de soie, et couvrait une surface d’une lieue carrée ; le trône, on le dressait au milieu ; puis, en cercle, des sièges d’or et d’argent. Les prophètes de la cour de Salomon s’asseyaient sur les sièges d’or, et les savants et les docteurs sur les sièges d’argent ; la foule, ins, djinn, chaïtân, faisait couronne alentour. Les oiseaux se plaçaient en l’air, et, les ailes planantes, se tenaient disposés en voûte emplumée, en parasol vivant et émaillé dérouleurs frémissantes, contre les ardeurs du soleil. Lorsqu’on levait le camp, les vents emportaient le tout ; on voyageait en course aérienne.

C’est ainsi que Soleïmân partit pour l’Arabie. Il passa à Médine saluer le tombeau futur du dernier des prophètes, puis alla, près de Tâïf, à la vallée de la Fourmi. Il en était encore à trois milles, lorsque le vent lui apporta à l’oreille les paroles de la fourmi appelée Tâkhîah. Elle avertissait ses sœurs de vite rentrer dans leurs demeures, avant que Salomon, et ses soldats, et son armée ne vinssent les briser sans s’en apercevoir. Salomon, arrivé au débouché de la vallée, descendit. « Tu as cru devoir, dit-il à Tâkhîah, prévenir tes fourmis de se mettre en garde contre nous ; tu sais cependant que je suis prophète de justice et d’équité. — C’est vrai ; mais j’ai voulu faire entendre à mes fourmis que ta puissance pourrait bien leur briser le cœur, non pas le corps, et je voulais les préparer à te contempler, toi et la grandeur. — Dis-moi, savante fourmi, quelques paroles de morale et quelques pensées sur les choses de religion et de piété. — Volontiers. Sais-tu pourquoi ton père s’appelait Dâoûd (David) ? — Non. — C’est qu’il guérissait[1] les plaies et les souffrances de l’âme. Et sais-tu pourquoi ton nom est Soleïmân ? — Non. — C’est que tu es de cœur pur[2], d’âme sincère et nette ; et tu dois au moins égaler ton père. Et pourquoi Dieu a-t-il mis les vents à la discrétion ? Le sais-tu ? — Non. — C’est que ce monde n’est qu’un coup de vent passager, presque invisible. Encore : Sais-tu pourquoi Dieu a attaché le secret de ta force et de ta puissance au chaton de ton sceau ? — Non. — Eh bien ! c’est pour t’apprendre que ce monde ne vaut pas un petit morceau de pierre. — Mais les armées de tes fourmis sont-elles plus nombreuses que mes armées ? — Certainement. — Fais-moi les voir. » Tâkhîah appela une seule espèce de ses sœurs, et pendant soixante-dix jours entiers elles défilèrent en bataillons immenses sous les yeux de Salomon ; elles inondèrent les plaines, les monts, les vallées. « En reste-t-il encore beaucoup ? dit alors Salomon. — Il n’y a encore de passé, lui répondit tranquillement Tâkhîah, qu’une partie d’une seule espèce, et j’en ai soixante-dix espèces. »

Salomon partit.

Le grand roi alla faire son pèlerinage avec son armée d’hommes, d’ins, djinn, chaïtân, oiseaux, quadrupèdes. Il séjourna quelque temps aux environs de la Mekke. Chaque jour il égorgeait cinq mille chamelles, cinq mille bœufs ou taureaux et vingt mille moutons. Il parlait à ceux qui composaient son immense cortège, du prophète-arabe qui devait venir planter dans cette contrée l’étendard d’une foi nouvelle, et serait craint et révéré des hommes jusque dans les régions éloignées de là à un mois de chemin comme lui en faisait dans les airs. « Et quelle sera sa religion ? demandait-on au fils de David. — La religion de la pente au bien et au vrai. — Et l’époque de son arrivée ? — Dans mille ans ; et il sera le plus parfait des messies, le sceau final des prophètes destinés au monde. »

Un matin, Salomon se remit en voyage, se dirigeant du côté de l’Yémen ; à midi, il était déjà au-dessus des plaines de Sanâ. En quelques heures, il avait franchi un trajet d’un mois pour les autres hommes. Salomon charmé de l’aspect riant de cette contrée, de la luxuriante verdure des campagnes, descendit pour prier et dîner. Dès qu’il fut arrivé à terre, les oiseaux se rangèrent en coupole ombrageante au-dessus de lui.

Salomon demande de l’eau. On cherche la huppe pour indiquer où l’on en trouverait. Car la huppe, de son œil pénétrant, voit l’eau, même sous terre, comme si cette eau était dans un verre… Mais la huppe était absente. Pendant le trajet de la Mekke à Sanâ, elle avait, du haut des airs, remarqué vers le fond de l’Yémen de magnifiques jardins. Elle était allée à la découverte. Ces jardins étaient ceux de Balkamah ou Bilkîs.

Yafoûr, c’était le nom de la huppe de Salomon, rencontra, dans les jardins, Anfir, la huppe de Bilkîs. « D’où viens-tu ? dit Anfir à Yafoûr, et où vas-tu ? — Je viens de Syrie, et je suis avec mon maître, Salomon. — Qu’est-ce que c’est que Salomon ? — C’est le roi des hommes, des ins, des djinn, des chaïtân, des oiseaux, des quadrupèdes et des vents. Et toi, d’où es-tu ? — Moi, je suis de ce pays-ci. — Et qui donc le gouverne ? — Une femme appelée Bilkîs, dont les états sont au moins égaux à ceux de ton maître ; elle est reine de l’Yémen ; elle a sous ses ordres douze mille chefs d’armée qui commandent chacun douze mille combattants… Veux-tu venir visiter un peu son empire ? — Non ; je crains que Salomon n’ait besoin d’eau pour faire ses ablutions avant sa prière. — Mais si ton roi était bien aise de savoirce que c’est que notre reine Viens la voir. »

Yafoûr alla voir Balkamah, et ne put partir qu’à trois heures après midi.

Or, lorsque Salomon s’était assis au milieu de sa troupe, un rayon de soleil tomba sur lui. Le prophète leva les yeux, et au milieu des oiseaux il remarqua que la place de la huppe était vide. « Où est la huppe ? demanda-t-il tout à coup. — Je l’ignore, dit l’afrît ou lutin-vautour, chef des oiseaux ; je ne l’ai envoyée nulle part. » Salomon irrité jura de faire tuer la huppe, si elle ne lui apportait pas une excuse sérieuse. Puis il appelle l’aigle, le roi des oiseaux, et lui ordonne de lui trouver de suite la huppe et de la lui amener. L’aigle part, s’enlève jusqu’au sommet même de l’air, et, là, la terre lui paraissait grande comme une écuelle. Il regarde partout, il cherche, et voilà qu’il aperçoit de loin la huppe arrivant à tire-d’aile. L’aigle plonge sur elle : « Que Dieu te maudisse ! lui dit-il ; que bien eût fait ta mère de te laisser périr lors de ta naissance ! Notre prophète a juré ta mort. »

Ils arrivent au camp de tous côtés on répète à la huppe : « Où es-tu allée ? Le prophète a résolu de te tuer. — Il n’a pas mis de restriction ? dit-elle. — À moins, a-t-il dit, qu’elle n’ait une excuse sérieuse. — Alors, je suis sauvée. » L’aigle conduit la huppe devant Salomon elle approche d’un air humble, la tête et la queue basses, les ailes traînantes par terre. Salomon la saisit par le cou, la tire brusquement. « Où étais-tu ? lui dit-il ; je vais te punir comme tu le mérites. — Prince, reprit tranquillement la huppe, tu es en colère ! Rappelle-toi que tu paraîtras un jour devant Dieu. » À ces mots, Salomon calme : tressaille ; puis d’une voix calme : « Qui t’a retenue aujourd’hui loin de moi ? — J’ai appris et recueilli des choses que tu ne sais pas. Je suis allée jusqu’au fond de l’Yémen, dans la Sabaïe ; j’ai vu Mâreb, la capitale de l’empire des descendants de Saba ; je t’en apporte des notions positives — Voyons ! — J’ai aperçu la une reine d’une éblouissante beauté, Bilkîs, de la postérité de Mâlek, fils de Rayân. — Très-bien. Mais nous allons éprouver si tu nous dis vrai. » Et Salomon écrivit aussitôt la lettre que voici :

« De la part du serviteur de Dieu, Salomon fils de David, à Bilkîs, reine de Saba.

« Au nom de Dieu miséricordieux et clément ! Salut pour qui marche dans la voie droite.

« Or sus, ne te glorifie pas et ne t’élève pas au-dessus de moi ; viens, et suis ma parole. »

Salomon mit à cette lettre un cachet de musc et y appliqua son sceau. Puis il dit à la huppe : « Prends cette lettre ; va la jeter à Bilkîs, puis éloigne-toi aussitôt, mais à peu de distance, et place-toi de matière à tout voir et tout entendre sans être aperçue. » La huppe prend la lettre dans son bec et part. Pendant que voyage la huppe, contons la naissance de la belle reine sabéenne.

Le père de Bilkis s’appelait Zou Chark. Il eut quarante fils. Mais, de toute sa famille, il ne conserva qu’un fils et Bilkîs, l’avant-dernière de ses enfants, et qu’il eut de Rîhânah fille de Sakan et d’une djinnah (djinn femelle). Un jour que Zou Chark était à la chasse, il vit deux gros serpents, l’un blanc, l’autre noir, se battant avec fureur. Le blanc allait être vaincu. Le roi tue le serpent noir, et emporte le serpent blanc. Zou Chark, rentré dans son palais, asperge le serpent de quelques gouttes d’eau, sort et laisse le reptile reprendre ses forces. Zou Chark revient peu après ; mais voilà qu’à l’endroit où il avait déposé l’animal, il trouve un homme. Le roi s’arrête épouvanté. « Ne crains rien, lui dit l’homme ; je suis le serpent blanc a qui tu as sauvé la vie. Le serpent noir, que tu as abattu, était un misérable esclave qui avait donné la mort à plusieurs d’entre nous. Demande-moi tout ce que lu voudras de richesses. n’ai pas besoin de richesses. Mais si tu as une fille, — Je je te la demande pour femme. — J’ai une fille d’une rare beauté, je te la donne. Mais sache bien que si jamais, pour quelque motif que ce soit, tu lui adresses des pourquoi, au troisième elle te quittera, et tu ne la reverras plus. »

Le roi accepte la condition. Il épouse la fille de cet homme. Elle devient enceinte. Elle accouche d’une fille, et au moment même un feu s’élève près de la mère qui alors saisit son enfant, le jette à ce feu, et le feu disparaît avec l’enfant. « Pourquoi, dit le roi, as-tu. ? — Une fois, dit Rihânah ; il ne te reste plus que deux pourquoi à m’adresser. Tu sais nos conditions. » La reine Rihânah accoucha une seconde fois. Elle eut un fils. Au moment où il vint au monde, un chien parut tout à coup ; la mère lui mit l’enfant a la gueule, et le chien s’enfuit. Le roi tout hors de lui : « Pourquoi… ? — Et de deux, reprend la reine ; tu n’as plus qu’une fois. »

La guerre alors s’était élevée entre Zou-Chark et un antre roi appelé Zou-Aouân. Elle dura longtemps sans issue décisive ni pour l’un ni pour l’autre. Zou-Aouân eut recours à la ruse pour se défaire de son ennemi ; il proposa la paix. La paix fut acceptée. Peu après il invita Zou-Chark à un festin d’intimité. Zou-Chark y alla avec la reine. On servit. Mais voila qu’aussitôt Rihânah jette des excréments dans les mets. ZouChark, qui allait manger, reste la main suspendue : « Pourquoi, dit-il à la reine, as-tu jeté. ? — Voilà ton troisième pourquoi. Maintenant, je réponds à tes trois questions, et je te quitte pour toujours. Le feu et le chien, c’étaient deux nourrices, je leur ai confié mes enfants pour m’épargner les fatigues de l’allaitement. Quand ils seront assez grands, on te les rapportera. Aujourd’hui, j’ai jeté des excréments dans ces mets qu’on nous a servis, parce qu’ils sont empoisonnés. Je t’ai sauvé la vie. Adieu. »

Et elle disparut.

Le fils de Rîhânah mourut en nourrice. Quand la fille fut assez grande, elle fut rendue à Zou-Chark ; c’était Bilkîs.

Bilkis fut d’une beauté merveilleuse, d’une sagacité rare, d’une pénétration et d’une intelligence extraordinaires. À la mort de son père, elle s’empara du trône et se déclara souveraine. Mais une partie seulement de la nation la reconnut ; l’autre partie proclama roi Bnou-Akh-el-Mélik, homme sans pudeur et sans conscience. Il abusa bientôt de sa puissance. Tyran débauché, il outrageait et déshonorait toutes les femmes qu’il pouvait enlever à ses sujets. Le peuple se révolta, et plusieurs fois, mais en vain, tenta de le chasser. Bilkis, indignée de tant de crimes et de hontes, résolut de débarrasser l’Yémen de ce prince.

Bnou-Akh avait d’abord demandé la main de Balkamah, et il avait été refusé. Mais un jour elle lui fit savoir, avec les précautions convenables de la part d’une femme, qu’elle consentait à s’unir à lui. Elle se rendit auprès de Bnou-Akh, au milieu d’un cortège nombreux et brillant. Le mariage fut célébré avec toute la magnificence des rois. Le soir, après la cérémonie nuptiale, Bilkîs énivra le prince, lui trancha la tête, et, profitant des ténèbres de la nuit, sortit et retourna à son palais.

Au jour, elle appela les vizirs et les grands de la cour de Bnou-Akh. Lorsqu’ils furent rassemblés, elle leur exposa ce qu’elle avait fait, leur reprocha leurs honteuses complaisances pour le roi, leur lâcheté à venger les outrages dont il les avait abreuvés, à venger l’honneur de leurs femmes. Et elle ajouta : « Maintenant, choisissez-vous un autre roi. — Nous ne voulons pas d’autre souverain que toi, dirent-ils ; et nous te jurons obéissance. » Bilkîs régna avec gloire, et son peuple fut heureux. Un jour par semaine elle rendait elle-même la justice ; elle recevait toutes les plaintes, toutes les requêtes, jugeait tous les différends, condamnait toutes les injustices, tous les méfaits. Placée derrière un grand rideau d’étoffe légère, elle voyait tout, sans être vue, et répondait à tous. Lorsqu’elle avait terminé, elle rentrait dans son palais, et se tenait enfermée par delà sept partes, au septième appartement. Le trône où elle siégeait aux jours de solennités, avait trente coudées de haut et quarante de large ; il était d’or et d’argent, orné de pierreries, de perles, de rubis, d’émeraudes, et soutenu sur quatre principaux montants de rubis et d’émeraudes.

La huppe arriva. En peu de temps elle eut franchi l’espace qui sépare Sanâ et Mâreb, espace de trois jours de marche.

Bilkîs était couchée au fond de son palais, au septième appartement. Les sept portes étaient fermées. Elle en avait pris tes clefs, selon son habitude, et les avait mises sous sa tête. Au haut de l’appartement était une petite ouverture donnant du côté de l’Orient. Aussitôt qu’y venaient briller les premiers rayons du soleil, Bilkîs se prosternait à terre et adorait l’autre levant. La huppe va poser doucement la lettre sur la gorge de la reine encore endormie, puis retourne se placer à l’ouverture de l’appartement et la ferme en se tenant les ailes étendues. À son réveil, Bilkîs surprise, lit la lettre et reste plus stupéfaite encore.

Elle convoque les grands de la cour, leur raconte le fait et leur demande ce qu’ils pensent. Mais tous s’en réfèrent à la sagesse de la reine, à son jugement, et protestent de leur dévouement pour elle. Bilkîs, qui savait quelle est la puissance des présents sur un roi, propose d’en envoyer à Salomon. « Car, dit-elle, il nous faut le mettre à l’épreuve, reconnaître s’il est réellement prophète, ou s’il est seulement roi. S’il est roi, il accepte nos présents et n’entre pas sur nos terres ; s’il est prophète, il refuse ; car il lui suffit que nous embrassions ses principes. De plus, j’essaierai la pénétration de son regard. »

Bilkis fit donc choisir cinq cents jeunes garçons qu’elle revêtit d’un splendide costume de jeunes filles : des bracelets d’or, des colliers d’or, des pendants d’oreilles relevés de pierreries. Ils reçurent de magnifiques chevaux, ornés de selles et de brides couvertes de gemmes et d’or, parés de housses de soie. Puis, cinq cents jeunes filles sous le costume de jeunes garçons, montées sur des chevaux ordinaires et vêtues de cafetans et de ceintures simples, portaient chacune deux grandes briques, une en or et l’autre en argent. Il y avait en présents pour Salomon, une couronne chargée de perles et de pierres précieuses, du musc, de l’ambre, de l’aloës odorant, une boîte renfermant une perle vierge, non percée ; et enfin une gemme traversée d’un trou ondulé et tortueux. Tout cela fut accompagné de la lettre que voici :

« Si tu es prophète, devine quels sont les envoyés que je t’adresse ; déclare ce qu’il y a dans la boîte avant de l’avoir ouverte ; perce, toi-même, une perle d’un trou droit et régulier ; et passe un fil dans une gemme ayant un trou tortueux. »

L’ambassade se met en route… La huppe part aussi et va tout raconter à Salomon.

A l’instant même, le fils de David donne ordre de couvrir un espace de sept parasanges avec des briques d’or et des briques d’argent, et d’élever sur chaque côté un mur à crêtes découpées l’une en or, l’autre en argent, alternativement, dans toute la longueur du mur. De chaque côté on attache toutes sortes d’animaux domestiques ou sauvages ayant chacun leurs crèches, et faisant leurs crottins sur l’or et l’argent. Quant à la route, Salomon avait ordonné de laisser vides le nombre juste de cases pour les briques qu’apportaient les Yéménites.

Les envoyés de Saba, à la vue de tant d’opulence, demeurèrent stupéfaits, ébahis. Ils remarquèrent sur la route les endroits où il manquait des briques. Ils craignirent qu’on les accusât d’avoir enlevé celles qu’ils apportaient, et ils les déposèrent dans les cases vides. Arrivés ensuite devant Salomon, ils lui remirent la lettre de leur reine. Il demanda la boite, et annonça ce qu’elle contenait ; puis il consulta les ins et les djinn afin de savoir qui passerait le fil dans la pierre gemme, et qui percerait la perle. Ils ne purent répondre. Mais les chaïtan (satans ou démons) amenèrent deux petits vers ; l’un prit un cheveu dans sa bouche et le passa dans la pierre ; l’autre perça la perle. Ensuite, Salomon fit apporter de l’eau à tout le cortège sabéen ; tous se lavèrent. Ceux qui se versèrent de l’eau d’une main sur l’autre avant de se laver le visage, furent les jeunes filles ; ceux qui se lavèrent de suite la face sans se verser de l’eau sur les mains, furent, pour Salomon, les jeunes garçons.

Peu après, les Sabéens repartirent avec leurs présents. Ils racontèrent à Balkamah tout ce qu’ils avaient vu et entendu. Et elle s’écria : « Il est vraiment prophète. » Quelques jours après, elle se mit en route, avec une escorte nombreuse et brillante, suivie d’une immense armée. Salomon, averti, déploya toute sa magnificence.

Les génies, les ins, les chaïtan, craignant qu’il ne se laissât séduire par les charmes de sa majesté sabéenne, proposèrent de préparer, pour la recevoir, un palais merveilleux dont le sol de la cour serait en cristal le plus limpide, et au-dessous duquel on ferait arriver une eau pure et claire, peuplée de poissons et d’autres animaux aquatiques. Le but, dans cette sorte de ruse ou d’enchantement, était de faire apercevoir à Salomon les jambes velues de la princesse, et, par là, de le détourner d’un amour qui, en le conduisant au mariage, leur donnerait peut-être, dans les enfants, de nouveaux maîtres dont ils auraient a redouter et supporter la puissance absolue. Le palais fut construit. La reine arrive. En entrant, il lui sembla qu’elle allait mettre le pied dans de l’eau, et elle releva sa robe. On vit les jambes velues de la reine. Salomon surpris ne la reçut pas avec moins de politesse, de dignité et d’éclat ; … il sentit son cœur s’émouvoir.. Bientôt le désir de s’unir à Bilkîs tourmenta le saint prophète. Mais l’idée du poil aux jambes de la Sabéenne lui inspirait quelque répugnance… Enfin l’amour triompha ; Salomon prit, Bilkîs pour femme.

Le mariage consommé, le prophète apprit à sa nouvelle épouse les principes de la vraie foi religieuse, et ainsi Bilkîs devint musulmane[3]. Ensuite il la renvoya à Mâreb ; il consigna auprès d’elle une nombreuse légion de djinn, ins, chaïtân, qui servaient de gardes à la reine. Salomon regagna ses états. Mais tous les mois, il allait passer trois jours a Mâreb ou Saba. Il eut un fils de Bilkîs ; ce fils vécut peu de temps.

Puis Salomon mourut… Quand la mort le saisit, il était debout, appuyé sur un bâton, et il resta debout. La face du prophète semblait être encore alors, la face d’un vivant ; on ne se doutait pas qu’il fût sans vie. Il demeura ainsi près d’une année, toujours debout. Après ce temps, les vers et les mites avaient criblé le bâton, qui se brisa, Salomon tomba, et seulement alors on s’aperçut qu’il était mort.

Sept ans et sept mois après, Balkamah mourut. Son corps fut transporté à Tadmour (Palmyre), où il fut inhumé. Le lieu du tombeau de Balkamah resta ignoré jusqu’aux temps du kalife El-Oualîd qui succéda à son père Abd-El-Mélik, l’an 86 de l’hégire (commencement du huitième siècle de l’ère chrétienne). El-Oualîd envoya son fils Abbâs à Palmyre, avec Ahou-Moûça. « Pendant notre séjour dans cette ville, dit Abou-Moûça, la pluie tomba avec abondance et forma autour de Palmyre une sorte de torrent qui déplaça une immense quantité de terres. Ces bouleversements et déplacements de terrains mirent à découvert un cercueil de soixante coudées de long. Il était en pierre jaune comme du safran. On y lisait cette inscription : « Ici repose la vertueuse Bilkîs, épouse de Salomon fils de David. Elle embrassa la vraie foi la dernière nuit de la vingtième année du règne de ce prophète ; il avait épousé Bilkis le dixième jour du mois de moharrem (premier mois de l’année musulmane). Elle expira le deux du mois de rabî (troisième mois de l’année), vingt-sept ans après que Salomon fut monté sur le trône. Elle fut inhumée, de nuit, sous les murs de Tadmour. Nul ne sait l’endroit de sa sépulture que ceux qui l’y ont déposée. » Nous levâmes le couvercle du cercueil, et nous vîmes un cadavre d’une apparence de fraîcheur telle qu’on eût dit qu’il était là seulement depuis quelques heures. Nous écrivîmes au kalife notre découverte. Il nous répondit qu’il fallait laisser ce cercueil à la place où nous l’avions trouvé ; il le fit enfermer sous un mausolée de pierres dures et de marbre. »

  1. Le mot daoua dont on dérive ddoûd, nom de David, signifie médicamenter, guérir.
  2. Le mot sèlîm dont on dérive soleïmân veut dire sain, pur, exempt de mélange.
  3. Quiconque a eu la vraie foi, la foi au vrai Dieu unique, jusqu’à l’arrivée de Mahomet, a été musulman, ou est entré dans le giron de l’islàm. Ainsi, Jésus, au dire des musulmans, était un musulman ; aussi bien qu’Abraham, Isaac, Jacob, etc. Islâm veut dire abandon et résignation à la volonté, aux ordres et à la révélation directe de Dieu ; c’est l’éternelle religion, existant par conséquent avant la mission du Prophète ou Mahomet qui fut chargé de la promulgation définitive.