Faust (Goethe, trad. Nerval, 1877)/Faust/Troisième partie

Traduction par Gérard de Nerval.
Garnier frères (p. 171-180).


TROISIÈME PARTIE


Jour sombre. — Un champ.


FAUST, MÉPHISTOPHÉLÈS.


FAUST.

Dans le malheur !… le désespoir ! Longtemps misérablement égarée sur la terre, et maintenant captive ! Jetée, comme une criminelle, dans un cachot, la douce et malheureuse créature se voit réservée à d’insupportables tortures ! Jusque-là, jusque-là ! — Imposteur, indigne esprit !… et tu me le cachais ! Reste maintenant, reste ! roule avec furie tes yeux de démon dans ta tête infâme ! — Reste ! et brave-moi par ton insoutenable présence ! Captive ! accablée d’un malheur irréparable ! abandonnée aux mauvais esprits et à l’inflexible justice des hommes !… Et tu m’entraînes pendant ce temps à de dégoûtantes fêtes, tu me caches sa misère toujours croissante, et tu l’abandonnes sans secours au trépas qui va l’atteindre !

MÉPHISTOPHÉLÈS.

Elle n’est pas la première.

FAUST.

Chien ! exécrable monstre ! — Change-le, Esprit infini ! qu’il reprenne sa première forme de chien, sous laquelle il se plaisait souvent à marcher la nuit devant moi, pour se rouler devant les pieds du voyageur tranquille, et se jeter sur ses épaules après l’avoir renversé ! Rends-lui la figure qu’il aime ; que, dans le sable, il rampe devant moi sur le ventre, et que je le foule aux pieds, le maudit ! — Ce n’est pas la première ! — Horreur ! horreur qu’aucune âme humaine ne peut comprendre ! plus d’une créature plongée dans l’abîme d’une telle infortune ! Et la première, dans les tortures de la mort, n’a pas suffi pour racheter les péchés des autres, aux yeux de l’éternelle miséricorde ! La souffrance de cette seule créature dessèche la moelle de mes os, et dévore rapidement les années de ma vie ; et toi, tu souris tranquillement à la pensée qu’elle partage le sort d’un millier d’autres !

MÉPHISTOPHÉLÈS.

Nous sommes encore aux premières limites de notre esprit, que celui de vous autres hommes est déjà dépassé. Pourquoi marcher dans notre compagnie, si tu ne peux en supporter les conséquences ? Tu veux voler, et n’es pas assuré contre le vertige ! Est-ce nous qui t’avons invoqué, ou si c’est le contraire ?

FAUST.

Ne grince pas si près de moi tes dents avides. Tu me dégoûtes ! — Sublime Esprit, toi qui m’as jugé digne de te contempler, pourquoi m’avoir accouplé à ce compagnon d’opprobre, qui se nourrit de carnage et se délecte de destruction ?

MÉPHISTOPHÉLÈS.

Est-ce fini ?

FAUST.

Sauve-la !… ou malheur à toi ! la plus horrible malédiction sur toi, pour des milliers d’années !

MÉPHISTOPHÉLÈS.

Je ne puis détacher les chaînes de la vengeance, je ne puis ouvrir les verrous. — Sauve-la ! — Qui donc l’a entraînée à sa perte ?… Moi ou toi ? (Faust lance autour de lui des regards sauvages.) Cherches-tu le tonnerre ! Il est heureux qu’il ne soit pas confié à de chétifs mortels. Écraser l’innocent qui résiste, c’est un moyen que les tyrans emploient pour se faire place en mainte circonstance.

FAUST.

Conduis-moi où elle est ! il faut qu’elle soit libre !

MÉPHISTOPHÉLÈS.

Et le péril auquel tu t’exposes ! Sache que le sang répandu de ta main fume encore dans cette ville. Sur la demeure de la victime planent des esprits vengeurs, qui guettent le retour du meurtrier.

FAUST.

L’apprendre encore de toi ! Ruine et mort de tout un monde sur toi, monstre ! Conduis-moi, te dis-je, et délivre la !

MÉPHISTOPHÉLÈS.

Je t’y conduis ; quant à ce que je puis faire, écoute ! Ai-je tout pouvoir sur la terre et dans le ciel ! Je brouillerai l’esprit du geôlier, et je te mettrai en possession de la clef ; il n’y a ensuite qu’une main humaine qui puisse la délivrer. Je veillerai, les chevaux enchantés seront prêts, et je vous enlèverai. C’est tout ce que je puis…

FAUST.

Allons ! partons !




La nuit en plein champ.


FAUST, MÉPHISTOPHÉLÈS, galopant sur des chevaux noirs.


FAUST.

Qui se remue là autour du lieu du supplice ?

MÉPHISTOPHÉLÈS.

Je ne sais ni ce qu’ils cuisent ni ce qu’ils font.

FAUST.

Ils s’agitent çà et là, se lèvent et se baissent.

MÉPHISTOPHÉLÈS.

C’est une communauté de sorciers.

FAUST.

Ils sèment et consacrent.

MÉPHISTOPHÉLÈS.

Passons ! passons !




Un cachot.


FAUST, avec un paquet de clefs et une lampe, devant une petite porte de fer.

Je sens un frisson inaccoutumé s’emparer lentement de moi. Toute la misère de l’humanité s’appesantit sur ma tête. Ici ! ces murailles humides… voilà le lieu qu’elle habite, et son crime fut une douce erreur ! Faust, tu trembles de t’approcher ! tu crains de la revoir ! Entre donc ! ta timidité hâte l’instant de son supplice.


Il tourne la clef. On chante au dedans.


C’est mon coquin de père
Qui m’égorgea ;
C’est ma catin de mère
Qui me mangea :
Et ma petite sœur la folle
Jeta mes os dans un endroit
Humide et froid,
Et je devins un bel oiseau qui vole,
Vole, vole, vole !


FAUST, en ouvrant la porte.

Elle ne se doute pas que son bien-aimé l’écoute, qu’il entend le cliquetis de ses chaînes et le froissement de sa paille.

Il entre.


MARGUERITE, se cachant sous sa couverture.

Hélas ! hélas ! les voilà qui viennent. Que la mort est amère !

FAUST, bas.

Paix ! paix ! je viens te délivrer.

MARGUERITE, se traînant jusqu’à lui.

Es-tu un homme ? tu compatiras à ma misère !

FAUST.

Tes cris vont éveiller les gardes !


Il saisit les chaînes pour les détacher.


MARGUERITE.

Bourreau ! qui t’a donné ce pouvoir sur moi ? Tu viens me chercher déjà, à minuit ! Aie compassion, et laisse-moi vivre. Demain, de grand matin, n’est-ce pas assez tôt ! (Elle se lève.) Je suis pourtant si jeune, si jeune, et je dois déjà mourir ! Je fus belle aussi, c’est ce qui causa ma perte. Le bien-aimé était à mes côtés, maintenant il est bien loin ; ma couronne est arrachée, les fleurs en sont dispersées… Ne me saisis pas si brusquement ! épargne-moi ! que t’ai-je fait ? Ne sois pas insensible à mes larmes : de ma vie je ne t’ai vu.

FAUST.

Puis-je résister à ce spectacle de douleur ?

MARGUERITE.

Je suis entièrement en ta puissance ; mais laisse-moi encore allaiter mon enfant. Toute la nuit, je l’ai pressé contre mon cœur ; ils viennent de me le prendre pour m’affliger, et disent maintenant que c’est moi qui l’ai tué. Jamais ma gaieté ne me sera rendue. Ils chantent des chansons sur moi ! c’est mal de leur part ! Il y a un vieux conte qui finit comme cela. À quoi veulent-ils faire allusion ?

FAUST, se jetant à ses pieds.

Ton amant est à tes pieds, il cherche à détacher tes chaînes douloureuses.

MARGUERITE, s’agenouillant aussi.

Oh ! oui, agenouillons-nous pour invoquer les saints ! Vois sous ces marches, au seuil de cette porte… c’est là que bouillonne l’enfer ! et l’esprit du mal, avec ses grincements effroyables… Quel bruit il fait !

FAUST, plus haut.

Marguerite ! Marguerite !

MARGUERITE, attentive.

C’était la voix de mon ami ! (Elle s’élance, les chaînes tombent.) Où est-il ? Je l’ai entendu m’appeler. Je suis libre ! personne ne peut me retenir, et je veux voler dans ses bras, reposer sur son sein ! Il a appelé Marguerite ; il était là, sur le seuil. Au milieu des hurlements et du tumulte de l’enfer, à travers les grincements, les rires des démons, j’ai reconnu sa voix si douce, si chérie !

FAUST.

C’est moi-même !

MARGUERITE.

C’est toi ! oh ! redis-le encore ! (Le pressant contre elle.) C’est lui ! lui ! Où sont mes douleurs ? où sont les angoisses de la prison ? où sont les chaînes ?… C’est bien toi ! tu viens me sauver… Me voilà sauvée ! — La voici, la rue où je te vis pour la première fois ! voilà le jardin où, Marthe et moi, nous t’attendîmes.

FAUST, s’efforçant de l’entraîner.

Viens, Viens avec moi !

MARGUERITE.

Oh ! reste ! reste encore… J’aime tant à être où tu es !

Elle l’embrasse.


FAUST.

Hâte-toi ! nous payerons cher un moment de retard.

MARGUERITE.

Quoi ! tu ne peux plus m’embrasser ? Mon ami, depuis si peu de temps que tu m’as quittée, déjà tu as désappris à m’embrasser ? Pourquoi dans tes bras suis-je si inquiète ?… quand naguère une de tes paroles, un de tes regards, m’ouvraient tout le ciel et que tu m’embrassais à m’étouffer ! Embrasse-moi donc, ou je t’embrasse moi-même ! (Elle l’embrasse.) Ô Dieu ! tes lèvres sont froides, muettes. Ton amour, où l’as-tu laissé ? qui me l’a ravi ?

Elle se détourne de lui.


FAUST.

Viens ! suis-moi ! ma bien-aimée, du courage ! Je brûle pour toi de mille feux ; mais suis-moi, c’est ma seule prière !

MARGUERITE, fixant les yeux sur lui.

Est-ce bien toi ? es-tu bien sûr d’être toi ?

FAUST.

C’est moi ! viens donc !

MARGUERITE.

Tu détaches mes chaînes, tu me reprends contre ton sein… comment se fait-il que tu ne te détournes pas de moi avec horreur ? Et sais-tu bien, mon ami, sais-tu bien qui tu délivres ?

FAUST.

Viens ! viens ! la nuit profonde commence à s’éclaircir.

MARGUERITE.

J’ai tué ma mère ! Mon enfant, je l’ai noyé ! il te fut donné comme à moi ! oui, à toi aussi. — C’est donc toi !… Je le crois à peine. Donne-moi ta main. — Non, ce n’est point un rêve. Ta main chérie !… Ah ! mais elle est humide ! essuie-la donc ! il me semble qu’il y a du sang. Oh Dieu ! qu’as-tu fait ? Cache cette épée, je t’en conjure !

FAUST.

Laisse là le passé, qui est passé ! Tu me fais mourir.

MARGUERITE.

Non, tu dois me suivre ! Je vais te décrire les tombeaux que tu auras soin d’élever dès demain ; il faudra donner la meilleure place à ma mère ; que mon frère soit tout près d’elle ; moi, un peu sur le côté, pas trop loin cependant, et le petit contre mon sein droit. Nul autre ne sera donc auprès de moi ! — Reposer à tes côtés, c’eût été un bonheur bien doux, bien sensible ! mais il ne peut m’appartenir désormais. Dès que je veux m’approcher de toi, il me semble toujours que tu me repousses ! Et c’est bien toi pourtant, et ton regard a tant de bonté et de tendresse !

FAUST.

Puisque tu sens que je suis là, viens donc !

MARGUERITE.

Dehors ?

FAUST.

À la liberté.

MARGUERITE.

Dehors, c’est le tombeau ! c’est la mort qui me guette ! Viens !… d’ici dans la couche de l’éternel repos, et pas un pas plus loin. — Tu t’éloignes ! ô Henri ! si je pouvais te suivre !

FAUST.

Tu le peux ! veuille-le seulement, la porte est ouverte.

MARGUERITE.

Je n’ose sortir, il ne me reste plus rien à espérer, et, pour moi, de quelle utilité serait la fuite ! Ils épient mon passage ! Puis, se voir réduite à mendier, c’est si misérable, et avec une mauvaise conscience encore ! C’est si misérable d’errer dans l’exil ! Et, d’ailleurs ils sauraient bien me reprendre.

FAUST.

Je reste donc avec toi !

MARGUERITE.

Vite ! vite ! sauve ton pauvre enfant ! va, suis le chemin le long du ruisseau, dans le sentier, au fond de la forêt, à gauche, où est l’écluse, dans l’étang. Saisis-le vite, il s’élève à la surface, il se débat encore ! sauve-le ! sauve-le !

FAUST.

Reprends donc tes esprits ; un pas encore, et tu es libre !

MARGUERITE.

Si nous avions seulement dépassé la montagne ! Ma mère est là, assise sur la pierre. Le froid me saisit à la nuque ! Ma mère est là, assise sur la pierre, et elle secoue la tête, sans me faire aucun signe, sans cligner de l’œil ; sa tête est si lourde ! elle a dormi si longtemps !… Elle ne veille plus ! elle dormait pendant nos plaisirs. C’étaient là d’heureux temps !

FAUST.

Puisque ni larmes ni paroles ne font rien sur toi, j’oserai t’entraîner loin d’ici.

MARGUERITE.

Laisse-moi ! non, je ne supporterai aucune violence ! Ne me saisis pas si violemment ! je n’ai que trop fait ce qui pouvait te plaire.

FAUST.

Le jour se montre !… Mon amie ! ma bien-aimée !

MARGUERITE.

Le jour ? Oui, c’est le jour ! c’est le dernier des miens ; il devait être celui de mes noces ! Ne va dire à personne que Marguerite t’avait reçu si matin. Ah ! ma couronne !… elle est bien aventurée !… Nous nous reverrons, mais ce ne sera pas à la danse. La foule se presse, on ne cesse de l’entendre ; la place, les rues pourront-elles lui suffire ? La cloche m’appelle, la baguette de justice est brisée. Comme ils m’enchaînent ! Comme il me saisissent ! Je suis déjà enlevée sur l’échafaud, déjà tombe sur le cou de chacun le tranchant jeté sur le mien. Voilà le monde entier muet comme le tombeau !

FAUST.

Oh ! que ne suis-je jamais né !

MÉPHISTOPHÉLÈS, se montrant au dehors.

Sortez, ou vous êtes perdus ! Que de paroles inutiles ! que de retards et d’incertitudes ! Mes chevaux s’agitent, et le jour commence à poindre.

MARGUERITE.

Qui s’élève ainsi de la terre ? Lui ! lui ! chasse-le vite ; que vient-il faire dans le saint lieu ?… C’est moi qu’il veut.

FAUST.

Il faut que tu vives !

MARGUERITE.

Justice de Dieu, je me suis livrée à toi !

MÉPHISTOPHÉLÈS, à Faust.

Viens ! viens ! ou je t’abandonne avec elle sous le couteau !

MARGUERITE.

Je t’appartiens, Père ! sauve-moi ! Anges, entourez-moi, protégez-moi de vos saintes armées !… Henri, tu me fais horreur !

MÉPHISTOPHÉLÈS.

Elle est jugée !

VOIX, d’en haut.

Elle est sauvée !

MÉPHISTOPHÉLÈS, à Faust.

Ici, à moi !

Il disparaît avec Faust.


VOIX, du fond, qui s’affaiblit.

Henri ! Henri !