Faust (Goethe, trad. Nerval, 1877)/Faust/Intermède

Traduction par Gérard de Nerval.
Garnier frères (p. 164-170).

INTERMÈDE




WALPURGISNACHTSTRAUM
(Songe d’une nuit de Sabbat)
OU
NOCES D’OR D’OBÉRON ET DE TITANIA[1]




DIRECTEUR DU THÉÂTRE.


Aujourd’hui nous nous reposons,
Fils de Mieding[2], de notre peine :
Vieille montagne et frais vallons
Formeront le lieu de la scène.


HÉRAUT.


Les noces d’or communément
Se font après cinquante années ;
Mais les brouilles[3] sont terminées,
Et l’or me plaît infiniment.


OBÉRON.


Messieurs, en cette circonstance,
Montrez votre esprit comme moi ;

Aujourd’hui, la reine et le roi
Contractent nouvelle alliance.


PUCK[4].


Puck arrive assez gauchement
En tournant son pied en spirales ;
Puis cent autres par intervalles
Autour de lui dansent gaîment.


ARIEL[5].


Pour les airs divins qu’il module,
Ariel veut gonfler sa voix ;
Son chant est souvent ridicule,
Mais rencontre assez bien parfois.


OBÉRON.


Notre union vraiment est rare,
Qu’on prenne exemple sur nous deux !
Quand bien longtemps on les sépare,
Les époux s’aiment beaucoup mieux.


TITANIA.


Époux sont unis, Dieu sait comme :
Voulez-vous les mettre d’accord ?…
Au fond du Midi menez l’homme,
Menez la femme au fond du Nord.


ORCHESTRE. Tutti, fortissimo.


Nez de mouches et becs d’oiseaux,
Suivant mille métamorphoses,
Grenouilles, grillons et crapauds,
Ce sont bien là nos virtuoses.


SOLO.


De la cornemuse écoutez,
Messieurs, la musique divine :
On entend bien, ou l’on devine,
Le schnickschnack qui vous sort du nez.


ESPRIT, qui vient de se former.


À l’embryon qui vient de naître
Ailes et pattes on joindra ;

C’est moins qu’un insecte peut-être…
Mais c’est au moins un opéra.


UN PETIT COUPLE[6].


Dans les brouillards et la rosée
Tu t’élances… à petits pas ;
Ta démarche sage et posée
Nous plaît, mais ne s’élève pas.


UN VOYAGEUR CURIEUX.


Une mascarade, sans doute,
En ce jour abuse mes yeux :
Trouverai-je bien sur ma route
Obéron, beau parmi les dieux ?


ORTHODOXE.


Ni griffes ni queue, ah ! c’est drôle !
Ils me sont cependant suspects :
Ces diables-là, sur ma parole,
Ressemblent fort aux dieux des Grecs[7].


ARTISTE DU NORD.


Ébauche, esquisses, ou folie,
Voilà mon travail jusqu’ici !
Pourtant je me prépare aussi
Pour mon voyage d’Italie.


PURISTE.


Ah ! plaignez mon malheur, passants,
Mes espérances sont trompées :
Des sorcières qu’on voit céans,
Il n’en est que deux de poudrées.


JEUNE SORCIÈRE.


Poudre et robes, c’est ce qu’il faut
Aux vieilles qui craignent la vue ;
Pour moi, sur mon bouc je suis nue,
Car mon corps n’a point de défaut.


MATRONE.


Ah ! vous serez bientôt des nôtres,
Ma chère, je le parîrais ;
Votre corps, si jeune et si frais,
Se pourrira, comme tant d’autres.


MAÎTRE DE CHAPELLE.


Nez de mouches et becs d’oiseaux,
Ne me cachez pas la nature ;
Grenouilles, grillons et crapauds,
Tenez-vous au moins en mesure.


GIROUETTE, tournée d’un côté.


Bonne compagnie en ces lieux :
Hommes, femmes, sont tous, je pense,
Gens de la plus belle espérance ;
Que peut-on désirer de mieux ?


GIROUETTE, tournée d’un autre côté.


Si la terre n’ouvre bientôt
Un abîme à cette canaille,
Dans l’enfer, où je veux qu’elle aille,
Je me précipite aussitôt.


XÉNIES[8].


Vrais insectes de circonstance,
De bons ciseaux l’on nous arma,
Pour faire honneur à la puissance
De Satan, notre grand-papa.


HENNINGS[9].


Ces coquins, que tout homme abhorre,
Naïvement chantent en chœur ;
Auront-ils bien le front encore
De nous parler de leur bon cœur !


MUSAGÈTE[10].


Des sorcières la sombre masse
Pour mon esprit a mille appas ;

Je saurais mieux guider leurs pas
Que ceux des vierges du Parnasse.


CI-DEVANT GÉNIE DU TEMPS[11].


Les braves gens entrent partout :
Le Blocksberg est un vrai Parnasse…
Prends ma perruque par un bout,
Tout le monde ici trouve place.


VOYAGEUR CURIEUX.


Dites-moi, cet homme si grand[12],
Après qui donc court-il si vite ?
Dans tous les coins il va flairant…
Il chasse sans doute au jésuite.


GRUE.


Quant à moi, je chasse aux poissons
En eau trouble comme en eau claire :
Mais les gens dévots, d’ordinaire,
Sont mêlés avec les démons.


MONDAIN.


Les dévots trouvent dans la foi
Toujours un puissant véhicule,
Et sur le Blocksberg, croyez-moi,
Se tient plus d’un conventicule.


DANSEUR.


Déjà viennent des chœurs nouveaux :
Quel bruit fait frémir la nature ?
Paix ! du héron dans les roseaux
C’est le monotone murmure.


DOGMATIQUE[13].


Moi, sans crainte je le soutiens,
La critique au doute s’oppose,

Car, si le diable est quelque chose,
Comment donc ne serait-il rien ?


IDÉALISTE.


La fantaisie, hors de sa route,
Conduit l’esprit je ne sais où ;
Aussi, si je suis tout, sans doute
Aujourd’hui je ne suis qu’un fou.


RÉALISTE.


Sondant les profondeurs de l’être,
Mon esprit s’est mis à l’envers ;
À présent, je puis reconnaître
Que je marche un peu de travers.


SUPERNATURALISTE.


Quelle fête ! quelle bombance !
Ah ! vraiment je m’en réjouis,
Puisque, d’après l’enfer, je pense
Pouvoir juger du paradis.


SCEPTIQUE.


Follets, illusion aimable,
Séduisent beaucoup ces gens-ci ;
Le doute paraît plaire au diable,
Je vais donc me fixer ici.


MAÎTRE DE CHAPELLE.


En mesure, maudites bêtes,
Nez de mouches et becs d’oiseaux,
Grenouilles, grillons et crapauds,
Ah ! quels dilettantes vous êtes !


LES SOUPLES.


Qui peut avoir plus de vertus
Qu’un sans-souci ?… Rien ne l’arrête ;
Quand les pieds ne le portent plus,
Il marche très-bien sur la tête.


LES EMBARRASSÉS.


Autrefois, nous vivions gaîment,
Aux bons repas toujours fidèles ;
Mais, ayant usé nos semelles.
Nous courons nu-pieds à présent.

FOLLETS.


Nous sommes enfants de la boue.
Cependant, plaçons-nous devant ;
Car, puisqu’ici chacun nous loue,
Il faut prendre un maintien galant


ÉTOILE tombée.


Tombée et gisante sur l’herbe,
Du sort je subis les décrets ;
À ma gloire, à mon rang superbe,
Qui peut me rendre désormais ?


LES MASSIFS.


Place ! place au poids formidable,
Qui sur le sol tombe d’aplomb !
Ce sont des esprits !… lourds en diable,
Car ils ont des membres de plomb.


PUCK.


Gros éléphants, ou, pour bien dire,
Esprits, marchez moins lourdement.
Le plus massif, en ce moment,
C’est Puck, dont la face fait rire.


ARIEL.


Si la nature, ou si l’esprit,
Vous pourvut d’ailes azurées,
Suivez mon vol dans ces contrées,
Où la rose pour moi fleurit.


L’ORCHESTRE, pianissimo.


Les brouillards, appuis du mensonge,
S’éclaircissent sur ces coteaux :
Le vent frémit dans les roseaux…
Et tout a fui comme un vain songe !


  1. La scène qui va suivre, où Gœthe attaque une foule d’auteurs de son temps, est presque incompréhensible, même pour les Allemands, dans certains passages ; cela en rendait la traduction exacte très-difficile ; aussi ne me flatté-je pas d’être parvenu à la rendre claire et élégante autant que précise ; mais j’ai tâché d’en éclairer une partie, en me servant des notes de l’édition Sautelet.
  2. Directeur du théâtre de Veimar.
  3. Allusion aux querelles d’Obéron et de Titania, dans le Songe d’une nuit d’été, de Shakspeare.
  4. Personnage fantastique de Shakspeare. Esprit à la suite d’Obéron exécutant ses volontés, et le divertissant par ses bouffonneries.
  5. Petit génie aérien, aux ordres du magicien, dans la Tempête.
  6. Peut-être le petit couple s’adresse-t-il à Wieland. Au moins, ce qu’il dit paraît convenir merveilleusement à l’Obéron de ce poëte, imitateur un peu lourd du divin Arioste.
  7. Schiller ayant composé une ode fort belle, où il regrettait, en poëte, la riante mythologie des Grecs, il y eut, à ce propos, grande rumeur parmi les théologiens allemands ; car, prenant l’ode au sérieux, ils se fâchèrent tout de bon, et crièrent à l’impiété. C’est à ce petit poëme, intitulé les Dieux de la Grèce, que Gœthe fait allusion.
  8. Recueil d’épigrammes publié par Gœthe et Schiller, et où tout ce qu’il y avait en Allemagne d’écrivains connus, hors eux, fut passé en revue et moqué. La scène est en enfer, comme ici.
  9. Une des victimes immolées dans les Xénies.
  10. Rédacteur d’un journal littéraire qui avait pour titre les Muses.
  11. Autre journal rédigé par Hennings. Gœthe y était fort maltraité.
  12. Ceci porte sur Nicolaï, qui publia un Voyage en Europe, où il recherchait curieusement, et dénonçait à l’opinion, les hommes par lui soupçonnés d’appartenir au corps des jésuites.
  13. Ici commence une série de philosophes des différentes sectes qui partagent l’Allemagne, et ont de temps en temps partagé le monde. Nous ne nommerons pas les individus, de peur de nous tromper. D’ailleurs, les plaisanteries portant sur les doctrines plus que sur les hommes elles gagneraient peu à devenir personnelles.