Faits curieux de l’histoire de Montréal/15

LA PLACE ROYALE

En 1611, Samuel de Champlain, au cours d’une reconnaissance qu’il fit de l’île de Montréal et de ses environs, s’arrêta sur une pointe de terre qui se trouvait entre la petite rivière Saint-Pierre et le fleuve Saint-Laurent, et choisit cet endroit pour y ériger une habitation à laquelle il donna le joli nom de Place Royale.[1]

Pourquoi ne pas consacrer quelques instants à relire les pages élogieuses que l’illustre fondateur de Québec a consacrées à nos parages.

Champlain part de Québec, le 21 mai 1611 et il arrive à l’île de Mont-Royal le 28 mai. Il cherche où il pourra élever un fort pour faire la traite avec les sauvages de l’Ouest, c’est-à-dire, avec les indigènes du haut du Saint-Laurent et de l’Outaouais. Champlain se rend d’abord jusqu’au lac des Deux-Montagnes, mais n’étant pas satisfait de la localité, il revient sur ses pas et se décide pour l’endroit mentionné ci-dessus. Remarquez dans quels termes laudatifs le vaillant découvreur parle du site de la future métropole canadienne :


« Aussitôt, je fus dans un méchant canot avec le sauvage que j’avais mené en France, et un de nos gens. Après avoir visité d’un côté et d’autre, tant dans les bois que le long du rivage, pour trouver un lieu propre pour la situation d’une habitation et y préparer une place pour bâtir, je fis quelques huit lieues par terre, côtoyant le grand Sault par des bois qui sont assez clairs et fus jusques à un lac[2] où notre sauvage me mena ; où je considérai fort particulièrement le pays ; mais en tout ce que je vis, je ne trouvai pas de lieu plus propre qu’un petit endroit, qui est jusques où les barques et chaloupes peuvent monter aisément ; néanmoins avec un grand vent, ou à la cirque, à cause du grand courant d’eau : car plus haut que ledit lieu (qu’avons nommé la place Royale) à une lieue du mont Royal, y a une quantité de petits rochers et basses qui sont fort dangereuses. Et proches de ladite place Royale, y a une petite rivière[3] qui va assez avant dedans les terres, tout le long de laquelle y a plus de 60 arpents de terre désertés qui sont comme prairies, où l’on pourrait semer des grains et y faire des jardinages. Autrefois des sauvages y ont labouré, mais ils les ont quittées pour les guerres ordinaires qu’ils y avaient. Il y a aussi grande quantité d’autres belles prairies pour nourrir tel nombre de bétail que l’on voudra : et de toutes les sortes de bois qu’avons en nos forêts de par deça ; avec quantité de vignes, noyers, prunes, cerises, fraises et autres sortes qui sont très bonnes à manger, entre autres une qui est fort excellente, qui a le goût sucrain, tirant à celui des plantaines (qui est un fruit des Indes) et est aussi blanche que neige et la feuille ressemblant aux orties, et rampe le long des arbres et de la terre, comme le lierre. La pêche du poisson y est fort abondante, et de toutes les espèces que nous avons en France, et de beaucoup d’autres que nous n’avons point, qui sont très bons : comme aussi la chasse aux oiseaux aussi de différentes espèces : et celle des cerfs, daims, chevreuils, caribous, lapins, loups-cerviers, ours, castors et autres petites bêtes qui y sont en telle quantité, que durant que nous fûmes au dit saut, nous n’en manquâmes aucunement.

Ayant donc reconnu fort particulièrement et trouvé ce lieu un des plus beaux qui fut en cette rivière, je fis aussitôt couper et défricher le bois de ladite place Royale pour la rendre unie, et prête à y bâtir ; et peut-on faire passer l’eau autour aisément, et en faire une petite île, et s’y établir comme l’on voudra.

Il y a un petit îlet[4] à quelques vingt toises de ladite place Royale, qui a quelques cents pas de long, où l’on peut faire une bonne et forte habitation. Il y a aussi quantité de prairies de très bonne terre grasse à potier, tant pour brique que pour bâtir, qui est une grande commodité. J’en fis accommoder une partie et y fis une muraille de quatre pieds d’épaisseur et trois à quatre pieds de haut et dix toises de long pour voir comme elle se conserverait durant l’hiver quand les eaux descendraient, qui, à mon opinion ne sauraient parvenir jusqu’à ladite muraille, d’autant que le terrain est de 12 pieds élevés dessus ladite rivière, qui est assez haut. Au milieu du fleuve y a une île d’environ trois quarts de lieues de circuit, capable d’y bâtir une bonne et forte ville et l’avons nommée l’île Sainte-Hélène…

Le premier jour de juin, le Pont (ou Pontgravé) arriva au dit Saut… et bonne compagnie le suivirent et vinrent après lui pour y aller au butin, car sans cette espérance ils étaient bien de l’arrière.

Or attendant les sauvages, je fis faire deux jardins, l’un dans les prairies et l’autre en bois, que je fis déserter ; et le deuxième jour de juin j’y semai quelques graines qui sortirent toutes en perfection, et en peu de temps, qui démontre la bonté de la terre… »[5]

Cette muraille de « dix toises de long » et ces deux petits jardins, voilà « tout ce que fit Champlain dans l’île de Montréal, où il sembla être allé comme l’avant-coureur de M. de Maisonneuve, pour marquer la place que Ville-Marie occuperait un jour. »[6]

Cinq ans plus tard, en juillet 1616, en réponse au chef d’Arontal, qui lui témoignait le désir « de voir ses compatriotes vivre aussi heureux que les Européens », il répéta que c’était son intention d’élever une habitation près du saut Saint-Louis, « pour l’instruction de la jeunesse indienne, l’établissement des sauvages et leur donner la sûreté du passage de la rivière », mais son rêve ne se réalisa pas plus, cette fois, qu’auparavant.

Cet établissement — le premier fait par des Français à Montréal — n’a pas autrement d’importance, car il ne fut suivi d’aucun résultat pratique.

Il mérite cependant d’être noté parce que Maisonneuve débarqua au même endroit trente et un ans plus tard.

À quoi attribuer ce choix successif ? Est-ce au hasard ? Non pas. Champlain est très précis : c’était le point le plus avancé de la rive nord, lorsqu’on longe l’île de Montréal, jusqu’où les barques pouvaient arriver sans trop de difficultés. Plus haut, le courant devenait puissant et le saut Saint-Louis mettait un terme forcé au passage des barques d’une certaine dimension.

Autre question : Pourquoi Champlain n’a-t-il pas donné suite à son projet ? Il eut tant d’obstacles à vaincre pour établir Québec sur des bases solides, que c’eut été miracle, avec les faibles ressources dont il disposait, de le voir réussir à créer un poste aussi éloigné, dans l’intérieur du pays, que la Place Royale.

D’ailleurs, tout préoccupé — avec raison — de Québec et de la Nouvelle-France, Champlain n’a pu entrevoir l’extraordinaire avenir de Montréal. Cela ne fait aucun doute, puisque — en eut-il eu les moyens — c’est dans l’île Sainte-Hélène qu’il aurait fondé une ville.

Quoi qu’il en soit, du passage de Champlain, ici, il existe des vestiges — des noms — qui se sont conservés jusqu’à nous.

Ainsi, l’île Sainte-Hélène, l’île aux Hérons, le saut Saint-Louis, la Place Royale, voilà autant d’appellations géographiques qui perpétuent le souvenir du grand Champlain en notre région.



  1. Ce nom qui s’est perpétué jusqu’à nous désigne aujourd’hui un square sis entre les rues Saint-François-Xavier, Saint-Paul, Saint-Sulpice, et des Commissaires.
  2. Le lac des Deux-Montagnes.
  3. La rivière Saint-Pierre qui a été canalisée sous la rue des Commissaires.
  4. L’îlot Normand recouvert maintenant par un quai.
  5. Samuel de Champlain, Œuvres. Édition de 1870.
  6. Faillon, Histoire de la Colonie, i, 125.