Imprimerie de John Lovell (p. 110-111).

LVIII.

LES DEUX LÉZARDS.


Sur un mur caressé par la douce chaleur
D’un soleil printanier réveillant la nature,
Se promenaient à l’aventure
En devisant avec ardeur
Deux malheureux lézards sortis de leur torpeur.
« Hélas ! disait l’un d’eux, d’un accent pitoyable,
« Quelle triste condition !
« Que notre sort est méprisable !
« Nous vivons, voilà tout. Dans la création
« Nous n’avons aucun rang. La nature cruelle
« Fut injuste envers nous. Eh ! pourquoi, s’il vous plaît,
« Ne pourrions-nous voler ainsi que l’hirondelle ?…
« Elle nous fait ramper, la marâtre qu’elle est !
« Nous sommes cependant tous égaux devant elle.
« N’a-t-on pas dit cent fois qu’ici-bas l’animal,
« Même le plus petit de la nature entière,
« A ses droits au soleil, aux produits de la terre,
« Autant que l’homme, ce brutal
« Qui tue et détruit tout !… Souvent il nous écrase
« Sans motif, par plaisir… que dis-je ! Ses enfants
« Portent déjà l’audace
« Jusqu’à suivre sa trace
« Et nous faire souffrir mille et mille tourments.
« Que ne suis-je né cerf ?… d’une course légère
« Je pourrais au moins me soustraire

« À ses nombreux affronts et souvent à la mort ?… »
Notre lézard parlait encor
Lorsqu’un cerf aux abois, — saignant de ses blessures
Et couvert de morsures, —
Vint à passer près d’eux, haletant, pantelant,
Poursuivi par les chiens et la troupe bruyante
Des chasseurs essoufflés l’un l’autre s’excitant
À frapper le premier leur victime innocente.
— « Eh bien ! mon pauvre ami, répond l’autre lézard,
« Souhaitez-vous encor de posséder des ailes
« Ou d’être un cerf léger Croiriez-vous, par hazard,
« Que ce pauvre fuyard
« Dont les chiens vont manger les dépouilles mortelles
« Ne voudrait comme nous se traîner sur les pieds
« Plutôt que d’être ainsi l’orgueil de nos forêts.
« Écoutez… l’hallali résonne,
« Voilà son chant de mort qui sonne,
« Il n’est plus !… croyez-moi, pauvre ami, pensez mieux.
« Soyez content du sort et laissez là vos plaintes.
« Nul état n’est exempt de dangers ni de craintes.
« N’enviez pas autrui, vous vivrez plus heureux.
« À quoi sert après tout l’envie ?…
« On n’en est pas plus riche ; on souffle, on dépérit…
« Enfin pour en finir, retenez bien ceci :
« Un cerf mort ne vaut pas un lézard plein de vie… »