Breitkopf et Haertel (p. 248-279).


VII.

En 1836, Mme Sand avait publié, non-seulement lndiana, Valentim, Jacques, mais Lélia, ce poëme dont elle disait plus tard : « Si je suis fachée de l’avoir « écrit, c’est parce que je ne puis plus l’écrire. Revenue à « une situation d’esprit pareille, ce me serait aujourd’hui « un grand soulagement de pouvoir le recommencer’ »). En effet, l’aquarelle du roman devait paraître fade à Mme Sand, après qu’elle eut manié le ciseau et le marteau du sculpteur en taillant cette statue semi-colossale, en modelant ces grandes lignes, ces larges méplats, ces muscles sinueux, qui gardent une vertigineuse séduction dans leur immobilité monumentale et qui, longtemps contemplés, nous émeuvent douloureusement comme si, par un miracle contraire à celui de Pygmalion, c’était quelque Galathée vivante, riche en suaves mouvemens, pleine d’une voluptueuse palpitation et animée par la tendresse, que l’artiste amoureux aurait enfermée dans la pierre, dont il aurait étouffé

1) Lettres d’un voyageur. l’haleine, glacé le sang, dans l’espoir d’en grandir et d’en éterniser la beauté. En face de la nature ainsi changée en œuvre d’art, au lieu de sentir à l’admiration se surajouter l’amour, on est attristé de comprendre comment l’amour peut se transformer en admiration !

Brune et olivâtre Lélia ! tu as promené tes pas dans les lieux solitaires, sombre comme Lara, déchirée comme Manfred, rebelle comme Caïn, mais plus farouche, plus impitoyable, plus inconsolable qu’eux, car il ne s’est pas trouvé un cœur d’homme assez féminin pour t’aimer comme ils ont été aimés, pour payer à tes charmes virils le tribut d’une soumission confiante et aveugle, d’un dévouement muet et ardent ; pour laisser protéger ses obéissances par ta force d’amazone ! Femme-héros, tu as été vaillante et avide de combats comme ces guerrières, comme elles tu n’as pas craint de laisser hâler par tous les soleils et tous les autans la finesse satinée de ton mâle visage, d’endurcir à la fatigue tes membres plus souples que forts, de leur enlever ainsi la puissance de leur faiblesse. Comme elles, il t’a fallu recouvrir d’une cuirasse qui l’a blessé et ensanglanté, ce sein de femme, charmant comme la vie, discret comme la tombe, adoré de l’homme lorsque son cœur en est le seul et l’impénétrable bouclier !

Après avoir émoussé son ciseau à polir cette figure dont la hauteur, le dédain, le regard angoissé et ombragé par le rapprochement de si sombres sourcils, la chevelure frémissante d’une vie électrique, nous rappellent les marbres grecs sur lesquels on admire les traits magnifiques, le front fatal et beau, le sourire sardonique et amer de cette Gorgone dont la vue stupéfiait et arrêtait le battement des cœurs, — Mme Sand cherchait en vain une autre forme au sentiment qui labourait son âme insatisfaite. Après avoir drapé avec un art infini cette altière figure qui accumulait les grandeurs viriles, pour remplacer la seule qu’elle répudiât, la grandeur suprême de l’anéantissement dans l’amour, cette grandeur que le poëte au vaste cerveau fit monter au plus haut de l’empyrée et qu’il appela « l’éternel féminin » {dus ewig Weibliche) ; cette grandeur qui est l’amour préexistant à toutes ses joies, survient à toutes ses douleurs ; — après avoir fait maudire Don Juan et chanter un hymne sublime au Désir, par celle qui, comme Don Juan, repoussait la seule volupté capable de combler le désir, celle de l’abnégation ; — après avoir vengé EU ire en créant Sténio ; — après avoir plus méprisé les hommes que Don Juan n’avait rabaissé les femmes, M"16 Sand dépeignait dans les Lettres d’un voyageur cette tressaillante atonie, ces alourdissemens endoloris qui saisissent l’artiste, lorsquaprès avoir incarné dans une œuvre le sentiment qui l’inquiétait, son imagination continue à être sous son empire sans qu’il découvre une autre forme pour l’idéaliser. Souffrance du poëte bien comprise par Byron alors que, ressuscitant le Tasse, il lui faisait pleurer ses larmes les plus brûlantes, non sur sa prison, non sur ses chaînes, non sur ses douleurs physiques, ni sur l’ignominie des hommes, mais sur son épopée terminée, sur le monde de sa pensée qui, en lui échappant, le rendait enfin sensible aux affreuses réalités dont il était entouré.

Mme Sand entendit souvent parler à cette époque, par un musicien ami de Chopin, l’un de ceux qui l’avaient accueilli avec le plus de joie à son arrivée à Paris, de cet artiste si exceptionnel. Elle entendit vanter plus que son talent , son génie poétique ; elle connut ses productions et en admira l’amoureuse suavité. Elle fut frappée de l’abondance de sentiment répandu dans ces poésies, de ces effusions de cœur d’un ton si élevé, d’une noblesse si immaculée. Quelques compatriotes de Chopin lui parlaient des femmes de leur nation avec l’enthousiasme qui leur est habituel sur ce sujet, rehaussé alors par le souvenir récent des sublimes sacrifices dont elles avaient donné tant d’exemples dans la dernière guerre. Elle entrevit à travers leurs récits et les poétiques inspirations de l’artiste polonais, un idéal d’amour qui prenait les formes du culte pour la femme. Elle crut que là, préservée de toute dépendance, garantie de toute infériorité, son rôle s’élevait jusqu’aux féeriques puissances de quelque intelligence supérieure et amie de l’homme. Elle ne devina certainement pas quel long enchaînement de souffrances, de silences, de patiences, d’abnégations, de longanimités, d’indulgences et de courageuses persévérances, avait créé cet idéal, impérieux et résigné, admirable, mais triste à contempler, comme ces plantes à corolles roses dont les tiges, s’ent relaçant en un filet de longues et nombreuses veines, donnent de la vie aux ruines. La Nature, les leur réservant pour les embellir, les fait croître sur les vieux cimens que découvrent les pierres chancelantes ; beaux voiles, qu’il est donné à son ingénieuse et inépuisable richesse de jeter sur la décadence des choses humaines !

En voyant qu’au lieu de donner corps à sa fantasie dans le porphyre et le marbre, au lieu d’allonger ses créations en caryatides massives, dardant leur pensée d’en haut et d’aplomb comme les brûlans rayons d’un soleil monté à son zénith, l’artiste polonais les dépouillait au contraire de tout poids, effaçait leurs contours et aurait enlevé au besoin l’architecture elle-même de son sol, pour la suspendre dans les nuages, comme les palais aériens de la Fata-Morgana, Mme Sand n’en fut peutêtre que plus attirée par ces formes d’une légèreté impalpable, vers l’idéal qu’elle croyait y apercevoir. Quoique son bras eût été assez puissant pour sculpter la ronde bosse, sa main était assez délicate pour avoir tracé aussi ces reliefs insensibles, où l’artiste semble ne confier à la pierre, à peine renflée, que l’ombre d’une silhouette ineffaçable. Elle n’était pas étrangère au monde super-naturel, elle devant qui, comme devant une fille de sa préférence, la Nature semblait avoir dénoué sa ceinture pour lui dévoiler tous les caprices, les charmes, les jeux, qu’elle prête à la Beauté.

Elle n’en ignorait aucune des plus imperceptibles grâces ; elle n’avait pas dédaigné, elle dont le regard aimait à embrasser des horizons à perte de vue, de prendre connaissance des enluminures dont sont peintes les ailes du papillon ; d’étudier le symétrique et merveilleux lacis que la fougère étend en baldaquin sur le fraisier des bois ; d’écouter les chuchottemens des ruisseaux dans les gazons aquatiques, où s’entendent les sifflemèns de la vipère amoureuse. Elle avait suivi les saltarelles que dansent les feux-follets au bord des prés et des marécages, elle avait deviné les demeures chimériques vers lesquelles leurs bondissemens perfides égarent les piétons attardés. Elle avait prêté l’oreille aux concerts que chantent la cigale et ses amies dans le chaume des guérets, elle avait appris le nom des habitans de la république ailée des bois, qu’elle distinguait aussi bien à leurs robes plumagées qu’à leurs roulades goguenardes ou à leurs cris plaintifs. Elle connaissait toutes les mollesses de la chair du lys, les éblouissemens de son teint", et aussi tous les désespoirs de Geneviève ’), la fille énamourée des fleurs, qui ne parvenait point à imiter leurs douces magnificences.

1) André.

Elle était visitée dans ses rêves par ces « amis inconnus » qui venaient la rejoindre, « lorsque prise « de détresse sur une grève abandonnée, un fleuve « rapide… l’amenait dans une barque grande et « pleine… sur laquelle elle s’élançait pour partir « vers ces rives ignorées, ce pays des chimères, qui « fait paraître la vie réelle un rêve à demi effacé, à « ceux qui s’éprennent dès leur enfance des grandes « coquilles de nacres, où l’on monte pour aborder à ces « îles où tous sont beaux et jeunes… hommes et femmes « couronnés de fleurs, les cheveux flottans sur les « épaules… tenant des coupes et des harpes d’une « forme étrange… ayant des chants et des voix qui ne « sont pas de ce monde… s’aimant tous également d’un « amour tout divin !… Où des jets-d’eau parfumés tom« bent dans des bassins d’argent… où des roses bleues « croissent dans’des vases de Chine… où les per« spectives sont enchantées… où l’on marche sans « chaussure sur des mousses unies comme des tapis de « velours… où l’on court, où l’on chante, en se dispersant « à travers des buissons embaumés !…’) »

Elle connaissait si bien « ces amis inconnus » qu’après les avoir revus, « elle ne pouvait y songer sans palpi« tations tout le long du jour…. » Elle était une initiée de ce monde hoffmanique, elle qui avait surpris de si ineffables sourires sur les portraits des morts’2) ; elle qui avait vu sur quelles têtes les rayons du soleil viennent poser une auréole, en descendant du haut de quelque vitrage gothique comme un bras de Dieu, lumineux et intangible, entouré d’un tourbillon d’atômes ; elle qui avait reconnu de si splendides apparitions revêtues de l’or, des pourpres et des gloires du couchant ! Le fantastique n’avait point de mythe dont elle ne possédât le secret.

Elle fut donc curieuse de connaître celui qui avait fui à tire-d’ailes « vers ces paysages impossibles à décrire, mais qui doivent exister quelque part sur la terre « ou dans quelqu’une de ces planètes, dont on aime à « contempler la lumière dans les bois, au coucher de la « lune’). » Elle voulut voir de ses yeux celui qui, les ayant aussi découverts, ne voulait plus les déserter, ni jamais faire retourner son cœur et son imagination à ce monde si semblable aux plages de la Finlande, où l’on ne peut échapper aux fanges et aux vases bourbeuses qu’en gravissant le granit décharné des rocs solitaires. Fatiguée de ce songe appesantissant qu’elle avait appelé Lélia ; fatiguée de rêver un impossible grandiose pétri avec les matériaux de cette terre, elle fut désireuse de rencontrer cet artiste, amant d’un impossible incorporel, ennuagé, avoisinant les régions surlunaires !

Mais, hélas ! si ces régions sont exemptes des

1) Lettres d’un voyageur. miasmes de notre atmosphère , elles ne le sont point de nos plus désolées tristesses. Ceux qui s’y transportent y voient des soleils qui s’allument, mais d’autres qui s’éteignent. Les plus nobles astres des plus rayonnantes constellations, y disparaissent un à un. Les étoiles tombent, comme une goutte de rosée lumineuse, dans un néant dont nous ne connaissons même pas le béant abîme et l’imagination, en contemplant ces savanes de l’éther, ce bleu sahara aux oasis errantes et périssables, s’accoutume à une mélancolie que ne parviennent plus à interrompre, ni l’enthousiasme, ni l’admiration. L’âme engouffre ces tableaux, elle les absorbe, sans même en être agitée, pareille aux eaux dormantes d’un lac qui reflètent à leur surface le cadre et le mouvement de ses rivages, sans se réveiller de leur engourdissement.— « Cette mélancolie « atténue jusqu’aux vivaces bouillonnemens du bonheur, « par la fatigue attachée à cette tension de l’âme au « dessus de la région qu’elle habite naturellement « elle fait sentir pour la première fois l’insuffisance de « la parole humaine, à ceux qui l’avaient tant étudiée et « s’en étaient si bien servi Elle transporte loin de « tous les instincts actifs et pour ainsi dire militans… « pour faire voyager dans les espaces, se perdre dans « l’immensité en courses aventureuses, bien au-dessus « des nuages,… où l’on ne voit plus que la terre est « belle, car on ne regarde que le ciel,… où la réalité « n’est plus envisagée avec le sentiment poétique de « l’auteur de Waverley, mais où, idéalisant la poésie « même’, on peuple l’infini de ses propres créations, à « la manière de Manfred »’).

Mme Sand avait-elle pressenti à l’avance, cette inénarrable mélancolie, cette volonté immiscible, cet exclusivisme impérieux qui gît au fond des habitudes contemplatives, qui s’empare des imaginations se complaisant à la poursuite de rêves dont les types n’existent pas dans le milieu où ces êtres se trouvent ? Avait-elle prévu la forme que prennent pour eux les attachemens suprêmes, l’absolue absorption dont ils font le synonyme de tendresse ? Il faut, à quelques égards du moins, être instinctivement dissimulé à leur manière pour saisir dès l’abord le mystère de ces caractères concentrés, se repliant promptement sur eux-mêmes, pareils à certaines plantes qui ferment leurs feuilles devant les moindres bises importunes, ne les déroulant qu’aux rayons d’un soleil propice. On a dit de ces natures qu’elles sont riches par exclusivité, en opposition à celles qui sont riches par exubérance. « Si elles se rencontrent et se rapprochent, elles ne « peuvent se fondre l’une dans l’autre », ajoute le romancier que nous citons ; « l’une des deux doit dévorer « l’autre et n’en laisser que des cendres ! » Ah ! ce sont les natures comme celles du frêle musicien dont nous remémorons les jours, qui périssent en se dévorant elles-mêmes, ne voulant, ni ne pouvant vivre que

1) Lucrezia Floriani. d’une seule vie, une vie conforme aux exigences de leur idéal.

Chopin semblait redouter retie femme au-dessus des autres femmes qui, (omme une pnMresse de Delphes, disait tant de choses que les autres ne savaient pas dire. Il évita, il retarda sa rencontre. Mm4 Sand ignora et, par une simplicité charmante qui fut un de ses plus nobles attraits, ne devina pas cette crainte de sylphe. Elle vint au-devant de lui et sa vue dissipa bientôt les préventions contre les femmes-auteurs, que jusque-là il avait obstinément nourries.

Dans l’automne de 1837 , Chopin éprouva des atteintes inquiétantes d’un mal qui ne lui laissa que comme une moitié de forces vitales. Des symptômes alarmans l’obligèrent à se rendre dans le Midi pour éviter les rigueurs de l’hiver. Mme Sand, qui fut toujours si vigilante et si compatissante aux souffrances de ses amis, ne voulut pas le voir partir seul alors que son état réclamait tant de soins. Elle se décida à l’accompagner. On choisit pour s’y rendre les îles Baléares, où l’air de la mer, joint à un climat toujours tiède, est particulièrement salubre aux malades attaqués de la poitrine. Lorsque Chopin partait, son état fut si alarmant que plus d’une fois on exigea dans les hôtels où il n’avait passé qu’une couple de nuits, le payement du bois de lit et du matelas qui lui avaient servis afin de les brûler aussitôt, le croyant arrivé à cette période des maladies de poitrine où elles sont facilement contagieuses. Aussi, le voyant si languissant à son départ, ses amis osaient à peine espérer son retour. Et pourtant ! Quoiqu’il fît une longue et douloureuse maladie à l’île de Majorque où il resta six mois, à partir d’un bel automne jusqu’à un printemps splendide, sa santé s’y rétablit assez pour paraître améliorée pendant plusieurs années.

Fut-ce le climat seul qui le rappela à la vie ? La vie ne le retint-elle point par son charme suprême ? Peut-être ne vécut-il que parce qu’il voulut vivre, car qui sait où s’arrêtent les droits de la volonté sur notre corps ? Qui sait quel arôme intérieur elle peut dégager pour le préserver de la décadence, quelles énergies elle peut insuffler aux organes atones ? Qui sait enfin, où finit l’empire de l’âme sur la matière ? Qui peut dire en combien notre imagination domine nos sens, double leurs facultés ou accélère leur éteignement, soit qu’elle ait étendu cet empire en l’exerçant longtemps et âprement, soit qu’elle en réunisse spontanément les forces oubliées pour les concentrer dans un moment unique ? Lorsque tous les prismes du soleil sont rassemblés sur le point culminant d’un cristal, ce fragile foyer n’allume-t-il pas une flamme de céleste origine ?

Tous les prismes du bonheur se rassemblèrent dans cette époque de la vie de Chopin. Est-il surprenant qu’ils aient rallumé sa vie et qu’elle brilla à cet instant de son plus vif éclat ? Cette solitude, entourée des flots bleus de la Méditerranée, ombragée de lauriers. d’orangers et de myrthes, semblait répondre par son site même au vœu ardent des jeunes âmes, espérant encore en leurs plus bénignes et plus naïves illusions, soupirant après le bonheur dans une île déseiie ! Il y respira cet air après lequel les natures dépassées icibas éprouvent une cruelle nostalgie ; cet air qu’on peut trouver partout et ne rencontrer nulle part, selon les âmes qui le respirent avec nous : l’air de ces contrées imaginées, qu’en dépit de toutes les réalités et de tous les obstacles on découvre si aisément lorsqu’on les cherche à deux ! L’air de cette patrie de l’idéal, où l’on voudrait entraîner ce que l’on chérit, en répétant avec Mignon : Dali in ! dahin !… lass uns ziehn !

Tant que sa maladie dura, Mma Sand ne quitta pas d’un instant le chevet de celui qui l’aima d’une affection dont la reconnaissance ne perdit jamais son intensité, en perdant ses joies. Il lui resta fidèle alors même que son attachement devint douloureux, « car il semblait que cet « être fragile se fut absorbé et consumé dans le foyer « de son admiration D’autres cherchent le bonheur « dans leurs tendresses : quand ils ne l’y trouvent plus, « ces tendresses s’en vont tout doucement ; en cela ils « sont comme tout le monde. Mais lui, aimait pour aimer. « Aucune souffrance ne pouvait le rebuter. Il pouvait « entrer dans une nouvelle phase, celle de la douleur, « après avoir épuisé celle de l’ivresse ; mais la phase du « refroidissement ne devait jamais arriver pour lui. « C’eût été celle de l’agonie physique ; car son attachement était devenu sa vie et, délicieux ou amer, il « ne dépendait plus de lui de s’y soustraire un seul « instant »’). Jamais en effet, depuis lors, Mme Sand ne cessa d’être aux yeux de Chopin la femme surnaturelle qui avait fait rétrograder pour lui les ombres de la mort, qui avait changé ses souffrances en langueurs adorables.

Pour le sauver, pour l’arracher à une fin si précoce, elle le disputa courageusement à la maladie. Elle l’entoura de ces soins divinatoires et instinctifs, qui sont maintes fois des remèdes plus salutaires que ceux de la science. Elle ne connut en le veillant, ni la fatigue, ni l’abattement, ni l’ennui. Ni ses forces, ni son humeur ne fléchirent à la tâche, comme chez ces mères aux robustes santés qui paraissent communiquer magnétiquement une partie de leur vigueur à leurs enfans débiles, dont on peut dire que plus ils réclament constamment leurs soins, et plus ils absorbent leurs préférences. Enfin, le mal céda. « L’obsession funèbre qui « rongeait secrètement l’esprit du malade et y corrodait « tout paisible contentement, se dissipa graduellement. « Il laissa le facile caractère et l’aimable sérénité de son « amie chasser les tristes pensées, les lugubres pressen« timens, pour entretenir son bien-être intellectuel »2).

Le bonheur succéda aux sombres craintes, avec la

1) t.ucrezia Floriani. i Lucrezia Floriani. gradation progressive et victorieuse d’un beau jour qui se lève après une nuit obscure, pleine de terreurs. La voûte de ténèbres, qui pèse d’abord sur les tètes, semble si lourde qu’on se prépare à une catastrophe prochaine et dernière, sans même oser songer à la délivrance, lorsque l’œil angoissé découvre tout-à-coup un point où ces ténèbres s’éclaircissent, telles qu’une ouate opaque dont l’épaisseur céderait sous des doigts invisibles qui la déchirent. A ce moment, pénètre le premier rayon d’espoir dans les âmes. On respire plus librement, comme ceux qui, perdus dans une noire caverne, aperçoivent enfin une lueur, fût-elle encore douteuse ! Cette lueur indécise est la première aube, projetant des teintes si incolores qu’on pourrait croire assister à une tombée de nuit, à l’éteignement d’un crépuscule mourant. Mais l’aurore s’annonce par la fraîcheur des brises qui, comme des avant-coureurs bénis, portent le message de salut dans leurs haleines vivaces et pures. Un baume végétal traverse l’air, comme le frémissement d’une espérance encouragée et raffermie. Un oiseau plus matinal de hasard t’ait entendre sa joyeuse vocalise, qui retentit dans le cœur comme le premier éveil consolé qu’on accepte pour gage d’avenir. D’imperceptibles, mais sûrs indices persuadent en se multipliant que dans cette lutte des ténèbres et de la lumière, de la mort et de la vie, ce sont les deuils de la nuit qui doivent être vaincus. L’oppression diminue. En levant les yeux vers le dôme de plomb, on croit déjà qu’il pèse moins fatalement, qu’il a perdu de sa terrifiante fixité.

Peu à peu les clartés grisâtres augmentent et s’allongent à l’horizon, en lignes étroites comme des fissures. Incontinent,elles s’élargissent ; elles rongent leurs bords, elles font irruption, comme la nappe d’un étang inondant en flaques irrégulières ses arides rivages. Des oppositions tranchées se forment, des nuées s’amoncellent en bancs sablonneux ; on dirait des digues accumulées pour arrêter les progrès du jour. Mais, comme ferait l’irrésistible courroux des grandes eaux, la lumière les ébrèche, les démolit, les dévore et, à mesure qu’elle s’élève, des flots empourprés viennent les rougir. Cette lumière qui apporte la sécurité, brille en cet instant d’une grâce conquérante et timide dont la chaste douceur fait ployer le genou de reconnaissance. Le dernier effroi a disparu, on se sent renaître !

Dès lors les objets surgissent à la vue comme s’ils ressuscitaient du néant. Un voile d’un rose uniforme semble les recouvrir, jusqu’à ce que la lumière, augmentant d’intensité sa gaze légère, se plisse ça et là en ombres d’un pâle incarnat, tandis (pie les plans avancés s’éclairent d’un blanc et resplendissant reflet. Tout d’un coup, l’orbe brillant envahit le firmament. Plus il s’étend, plus son foyer gagne d’éclat. Les vapeurs s’amassent et se roulent de droite et de gauche , comme des pans de rideaux. Alors tout respire, tout palpite, s’anime, remue, bruit, chante ; les sons se mêlent, se croisent. se heurtent, se confondent. L’immobilité ténébreuse fait place au mouvement ; il circule, s’accélère, se répand. Les vagues du lac se gonflent, comme un sein ému d’amour. Les larmes de la rosée, tremblantes comme celles de l’attendrissement, se distinguent de plus en plus ; l’on voit étinceler, l’un après l’autre, sur les herbes humides, des diamans qui attendent que le soleil vienne peindre leurs scintillemens. A l’Orient, le gigantesque éventail de lumière s’ouvre toujours plus large et plus vaste. Des lanières d’or, des paillettes d’argent, des franges violettes, des lisérés d’écarlate, le recouvrent de leurs immenses broderies. Des refiets mordorés panachent ses branches. A son centre, le carmin plus vif prend la transparence du rubis, se nuance d’orange comme le charbon, s’évase comme une torche, grandit enfin comme un bouquet de flammes, qui monte, monte, monte encore, d’ardeurs en ardeurs, toujours plus incandescent.

Enfin le Dieu du Jour paraît ! Son front éblouissant est orné d’une chevelure lumineuse. Il se lève lentement ; mais à peine s’est-il dévoilé tout entier, qu’il s’élance, se dégage de tout ce qui l’entoure et prend instantanément possession du ciel, laissant la terro loin au-dessous de lui.

Le souvenir des jours passés à l’île Majorque resta dans le cœur de Chopin comme celui d’un ravissement, d’une extase, que le sort n’accorde qu’une fois à ses plus favorisés. « Il n’était plus sur terre, il vivait dans « un empyrée de nuages d’or et de parfums ; il semblait « noyer son imagination si exquise et si belle dans un « monologue avec Dieu même, et si parfois,sur le prisme « radieux où il s’oubliait, quelque incident faisait passer « la petite lanterne magique du monde, il sentait un « affreux malaise, comme si, au milieu d’un concert « sublime, une vielle criarde venait mêler ses sons aigus « et un motif musical vulgaire aux pensées divines des « grands maîtres » ’). Dans la suite, il parla de cette période avec une reconnaissance toujours émue, comme d’un de ces bienfaits qui suffisent au bonheur d’une existence. Il ne lui semblait pas possible de jamais retrouver ailleurs une félicité où, en se succédant, les tendresses de la. femme et les étincellemens du génie marquent le temps, pareillement à cette horloge de fleurs que Linné avait établie dans ses serres d’Upsal, pour indiquer les heures par leurs réveils successifs, exhalant à chaque fois d’autres parfums, révélant d’autres couleurs, à mesure que s’ouvraient leurs calices de formes diverses.

Les magnifiques pays que traversèrent ensemble le poète et le musicien, frappèrent plus nettement l’imagination du premier. Les beautés de la nature agissaient sur Chopin d’une manière moins distincte, quoique non moins forte. Son cœur en était touché et s’harmonisait directement à leurs grandeurs et à leurs enchantemens,

1 Lucrezia Floriuni. sans que son esprit eût besoin de les analyser, de les préciser, de les classer, de les nommer. Son âme vibrait à l’unisson des paysages admirables, sans qu’il pût assigner, dans le moment, à chaque impression l’accident qui en était la source. En véritable musicien il se contentait d’extraire, pour ainsi dire, le sentiment des tableaux qu’il voyait, paraissant abandonner à l’inattention la partie plastique, l’écorce pittoresque qui ne s’assimilaient pas à la forme de son art, n’appartenant pas à sa sphère plus spiritualisée. Et cependant (effet qu’on retrouve fréquemment dans les organisations comme la sienne), plus il s’éloignait des instans et des scènes où l’émotion avait obscurci ses sens, comme les fumées de l’encens enveloppant l’encensoir, et plus les dessins de ces lieux, les contours de ces situations semblaient gagner à ses yeux en netteté et en relief. Dans les années suivantes il parlait de ce voyage et du séjour de Majorque, des incidens qui les ont marqués, des anecdotes qui s’y rattachaient, avec un grand charme de souvenirs. Mais alors qu’il était si pleinement heureux, il n’inventoriait pas son bonheur !

D’ailleurs, pourquoi Chopin eût-il porté un regard observateur sur les sites de l’Espagne qui ont formé le cadre de son poétique bonheur ? Ne les retrouvait-il pas plus beaux encore, dépeints par la parole inspirée de sa compagne de voyage ? Il les revoyait, ces sites délicieux, à travers le coloris de son talent passionné, comme à travers de rouges vitraux on voit tous les objets, l’atmosphère elle-même, prendre des teintes flamboyantes. Cette garde-malade si admirable, n’étaitelle pas un grand artiste ? Rare et merveilleux assemblage ! Quand la nature, pour douer une femme, unit les dons les plus brillans de l’intelligence à ces profondeurs de la tendresse et du dévouement où s’établit son véritable, son irrésistible empire, celui en dehors duquel elle n’est plus qu’une énigme sans mot, — les flammes de l’imagination en se mariant chez elle aux limpides clartés du cœur, renouvellent dans une autre sphère le miraculeux spectacle de ces feux grégeois, dont les éclatantes incendies couraient autrefois sur les abîmes de la mer sans en être submergés, surajoutant dans les reflets de ses vagues les richesses de la pourpre aux célestes grâces de l’azur.

Mais, le génie sait-il toujours atteindre aux plus humbles grandeurs du cœur, à ces sacrifices sans réserve de passé et d’avenir, à ces immolations aussi courageuses (pie mystérieuses, à ces holocaustes de soi-même, non pas temporaires et changeans, mais constans et monotones, (jui donnent droit à la tendresse de s’appeler dévouement ? La force supranaturelle du génie, dénuée de forces divines et surnaturelles, ne croit-elle pas avoir droit à de légitimes exigences, et la légitime force de la femme n’est-elle pas d’abdiquer toute exigence personnelle et égoïste ? La royale pourpre et les flammes ardentes du génie, peuvent-elles flotter inoffensives sur l’azur immaculé d’une destinée de femme, quand elle ne compte qu’avec les joies d’ici-bas et n’en attend aucune de là-haut ; d’un esprit de femme qui a foi en luimême et n’a point foi en l’amour, plus fort que la mort ? Pour marier en un ensemble presque transmondain, les stupéfiantes affirmations du génie et les adorables privations d’un attachement sans bornes et sans fin, ne faut-il pas avoir ravi en plus d’une veille angoissée, en plus d’une journée de larmes et de sacrifices, quelques-uns de leurs secrets surhumains aux chœurs angéliques ?

Parmi ses dons les plus précieux, Dieu prêta à l’homme le pouvoir de créer à son instar, en tirant du néant,— non pas comme lui créateur, auteur de tout ce qui est bon, matière et substance ; —mais, comme lui formateur, auteur de tout ce qui est beau, formes et harmonies, pour leur faire exprimer sa pensée où il incarne un sentiment incorporel en des contours corporels, dont il dispose et qu’il dispose au gré de sou imagination, pour être perçues par la vue, ce sens qui fait connaître et penser ; par l’ouïe, ce sens qui fait sentir et aimer ! Véritable création, dans la plus belle signification du mot, l’art étant l’expression et la communication d’une émotion au moyen d’une sensation, sans l’intermédiaire de la parole, nécessaire pour révéler les faits et les raisonnemens. Après cela, Dieu donna à l’artiste (et dans ce cas le poète devient artiste, car c’est à la forme du langage, prose ou poésie, qu’il doit son pouvoir) un autre don qui correspond au premier, comme la vie éternelle correspond à la vie du temps, la résurrection à la mort : celui de la transfiguration*. Le don de changer un passé incorrect, incomplet, fautif, brisé, en un avenir de glorification sans fin, pouvant durer tant que l’humanité dure.

Et l’homme et l’artiste peuvent être fiers de posséder de si divines puissances ! C’est en elles que gît le secret de la royauté native que l’homme, cet être chétif et misérable, exerce à bon droit sur l’incommensurable et sereine nature ; de la supériorité innée que l’artiste, cet être faible et impuissant, se sent à juste titre sur ses semblables ! Mais, l’homme n’exerce sa royauté qu’en cherchant le bien dans les limites du vrai ; l’artiste ne peut revendiquer sa supériorité qu’en renfermant seulement le bien sous les contours du beau. — Comme la plupart des artistes, Chopin n’avait point un esprit généralisateur ; il n’était guère porté à la philosophie de l’esthétique, dont, il n’avait même pas beaucoup entendu parler. Seulement, comme tous les vrais, les grands artistes, il arrivait aux conclusions du bien, vers lequel le penseur s’élève pas à pas sur les rudes sentiers où se cherche le vrai, par un vol vertical à travers les sphères transparentes et radieuses du beau.

Chopin se laissait posséder par la situation si neuve qui lui était faite à Majorque et dont il n’avait aucune expérience, avec cette ignorance et cette imprévoyance des futures amertumes dont les germes sont semés et épars autour de nous, que nous avons tous plus ou moins connues dans ces charmantes années d’enfance, alors qu’un amour maternel aveugle, sans prescience de l’avenir, nous entourait de son idolâtrie et gorgeait notre cœur de félicité, en préparant son irrémédiable malheur ! Tous nous avons subi l’influence de ce qui nous environnait sans nous en rendre compte, pour ne retrouver dans notre mémoire que bien plus tard, la familière image de chaque minute et de chaque objet. Mais, pour un artiste éminemment subjectif, comme l’était Chopin, le moment vient où son cœur sent un impérieux besoin de revivre un bonheur que les flots de la vie ont emporté, de reéprouver ses joies les plus intenses, de revoir leur cadre fascinateur, en les forçant à sortir de cette ombre noire du passé où un temps, peint de si vives couleurs, s’est évanoui, afin de le faire entrer dans l’immortalité lumineuse de l’art, par ce procédé mystérieux que le magnétisme du cœur communique à l’électricité de l’inspiration et que la muse enseigne, aux mortels de son choix.

Là, toute résurrection est une transfiguration ! Là, tout ce qui fut incertain, fragile, déjeté, maculé, plus senti que réalisé, obscurci au moment presque où il brillait de toute sa radiance, quelque peu dénaturé, sitôt qu’il eut atteint l’apogée de son épanouissement, — revient sous la figure d’un corps glorieux, impérissable désormais, irradiant d’une éternelle sublimité. N’étant plus enchaîné, ni aux lieux, ni aux années d’autrefois, ce qui est ainsi transfiguré après avoir été ressuscité, vit à jamais d’une vie supranaturelle, incorruptible, invulnérable, dominant la succession des âges et apparaissant partout, de par le don de subtile omniprésence qui lui permet d’entrer dans tous les cœurs, en traversant toutes leurs enveloppes.

Or, chose bien digne de remarque, Chopin n’a ni ressuscité, ni transfiguré l’époque de suprême bonheur que le séjour de Majorque marqua dans sa vie. Il s’en abstint sans y avoir réfléchi, sans en avoir donné la raison au tribunal de son jugement, sans même se l’être demandée, sans l’avoir scrutée avec un regret ou avec un désespoir. Il ne le fit pas, instinctivement. Sonâme droite et nativement honnête, que les paradoxes indignes n’ont jamais pervertie, répugnait à la glorification de ce qui, ayant pu cire, n’a point été ! Pour ce fils de l’héroïque Pologne, où femmes et hommes versent jusqu’à la dernière goutte de leur sang afin d’attester la réalité de leur idéal, tout idéal manqué, privé de réalité, était un avortement. Mais tout avortement, qui est une mort dans le monde des vivans, n’est même pas né dans le monde de la poésie ; l’on ignore son nom dans le monde du beau ! Aussi, Chopin a-t-il chanté les impressions, les bonheurs, les admirations, les enthousiasmes de sa jeunesse, tout naturellement, comme l’oiseau chante dans les bois, comme le ruisseau murmure dans les prés, comme la lune resplendit dans les nuits, comme la vague scintille sur le sein de la mer, comme le rayon luit dans les champs de l’éther ! Tandis qu’il n’a pas su raconter son bonheur étrange en cette île enchantée, qu’il eût souhaité pouvoir transporter sur une autre planète et qui n’était, hélas ! que trop près du rivage ! En y retournant, il v it déchirés, défigurés, dissipés, les mirages qui avaient enveloppé, circonscrit, embelli ses horizons ; il ne put donc, ni ne voulut les chanter, les idéaliser.

Pour le dire autrement, Chopin ne sentit pas le besoin de ressusciter ce passé ardent, qui empruntait aux latitudes méridionales leur feu et leur éclat ; dont les flammes exhalaient l’âcre saveur du bitume d’un volcan ; dont les explosions portaient parfois une terreur destructive sur les frais et rians versans d’une tendresse pleine de simplicité ; dont les laves brûlantes étouffaient et ensevelissaient à jamais les souvenirs d’une heure de joies naïves, innocentes et modestes. Par ainsi, celle qui croyait être la poésie en personne, n’a point inspiré de chant ; celle qui se croyait la gloire elle-même, n’a point été glorifiée ; celle qui prétendait que, comme un verre d’eau, l’amour se donne à qui le demande, n’a point vu son amour béni, son image honorée, son souvenir porté sur les autels d’une sainte gratitude ! Près d’elle, que de femmes qui ont seulement su aimer et prier, vivent à jamais dans les annales de l’humanité d’une vie transfigurée, soit qu’on les appelle Laure de Novès ou Eléonore d’Est, soit qu’elles portent les noms enchanteurs de Nausikaa ou de Sakontala, de Juliette ou de Monime, de ïhécla ou de Gretchen.

Mais non ! Durant cette existence dans une île transformée en un séjour des dieux, grâce aux hallucinations d’un cœur épris, surexcité par l’admiration, terrassé par la reconnaissance, Chopin transporta un moment, un seul moment, dans les pures régions de l’art, soudainement, par un choc de sa baguette magique : — ce fut un moment d’angoisse et de douleur ! Mme Sand le raconte quelque part, parmi les récits qu’elle fit sur ce voyage, en trahissant l’impatience que lui faisait déjà éprouver une affection trop entière, puisqu’elle osait s’identifier à elle au point de s’affoller à l’idée de la perdre, oubliant qu’elle se réservait toujours le droit de propriété sur sa personne quand elle l’exposait aux corruptions de la mort ou de la volupté. — Chopin ne pouvait encore quitter sa chambre, pendant que MmeSand promenait beaucoup dans les alentours, le laissant seul, enfermé dans son appartement, pour le préserver des visites importunes. Un jour, elle partit pour explorer quelque partie sauvage de l’île ; un orage terrible éclata, un de ces orages du midi qui bouleversent la nature et semblent ébranler ses fondemens. Chopin, qui savait sa chère compagne voisine des torrens déchaînés, éprouva des inquiétudes qui amenèrent une crise nerveuse des plus violentes. Comme pourtant l’électricité qui surchargeait l’air finit par se transporter ailleurs, la crise passa ; il se remit avant le retour de l’intrépide promeneuse. N’ayant pas mieux à faire, il revint h son piano et y improvisa l’admirable Prélude en fis moll. Au retour de la femme aimée, il tomba évanoui. Elle fut peu touchée, fort agacée même, de cette preuve d’un attachement qui semblait vouloir empiéter sur la liberté de ses allures, limiter sa recherche effrénée de sensations nouvelles, lui soustraire quelque impression trouvée n’importe où et n’importe comment, donner à sa vie un lien, enchaîner ses mouvemens par les droits de l’amour !

Le lendemain, Chopin joua le Prélude en fis moll ; elle ne comprit pas l’angoisse qu’il lui racontait. Depuis, il le rejoua souvent devant elle ; mais elle ignora, et si elle l’avait deviné, elle eût intentionellemenl ignoré, quel monde d’amour de telles angoisses révélaient ! Elle n’avait que faire de ce monde, puisqu’elle ne pouvait ni connaître, ni partager, ni comprendre, ni respecter un tel amour ! Tout ce qu’il y avait d’intolérablement incompatible, de diamétralement contraire, de secrètement antipathique, entre deux natures qui paraissaient ne s’être compénétrées par une attraction subite et factice, que pour employer de longs efforts à se repousser avec toute la force d’une inexprimable douleur et d’un véhément ennui, — se révèle en cet incident ! Son cœur à lui, éclatait et se brisait à la pensée de perdre celle qui venait de le rendre à la vie. Son esprit à elle, ne voyait qu’un passe-temps amusant dans une course aventureuse, dont le péril ne contrebalançait pas l’attrait et la nouveauté. Quoi d’étonnant, si cet épisode de sa vie française fut le seul dont l’impression se retrouve dans les œuvres de Chopin ? Après cela, il fit dans son existence deux parts distinctes. Il continua longtemps à souffrir dans le milieu trop réaliste, presque grossier, où s’était engouffré son tempérament tïèle et sensitif ; puis, il échappait au présent dans les régions impalpables de l’art, s’y réfugiant parmi les souvenirs de sa première jeunesse, dans sa chère Pologne, que seule il immortalisait en ses chants.

Il n’est pourtant pas donné à un être humain, vivant de la vie do ses semblables, de tellement s’arracher à ses impressions présentes, de tellement faire abstraction de ses cuisantes souffrances quotidiennes, qu’il oublie dans ses œuvres tout ce qu’il éprouve, pour ne chanter que ce qu’il a éprouvé. C’est pourquoi, nous supposerions volontiers que, dans ses dernières années, Chopin fut en proie à une sorte de travail, plutôt encore de rangement intérieur, dont il était inconscient, quoiqu’il sut qu’un mal pareil avait détruit le génie de plus d’un grand poète, de plus d’un grand artiste. Ces grandes âmes, voulant échappera la torture de leur enfer terrestre, se transportent dans un monde qu’elles créent. Ainsi fit Milton, ainsi fit le Tasse, ainsi fitCamoëns, ainsi fil.Michel Ange etc. Mais, si leur imagination est assez puissante pour les y emporter, elle ne peut les empêcher île traîner avec eux la flèche barbelée qui s’est enfoncée dans leur flanc. Ouvrant leurs larges ailes d’archanges en exil ici-bas, ils volent haut , mais, en volant, ils souffrent des morsures de la plaie env enimée qui dévore leur chair et absorbe leurs forces ! C’est pour cela que les tristesses de l’amour méconnu se retrouvent dans le paradis de Milton, celles d’une désespérance amoureuse sur le bûcher de Sofronie et d’Olinde, celles d’une farouche indignation sur les traits sombres de la Nuit à Florence !

Chopin ne compara point son mal à celui de ces grandshommes, tant la rare exceptionalité, le rare resplendissement de la source intellectuelle à laquelle il l’avait puisé, le lui faisait croire hors de toute comparaison. Têle-à-tête avec ce mal, il espérait assez le dominer pour l’empêcher de jeter ses reflets blafards, ses regards de spect re sans sépulture décente, sur les régions aériennes, fraîches, irisées comme les vapeurs matinales d’un beau printemps, où il avait coutume de se rencontrer avec sa muse. Cependant, tout résolu qu’il fut à ne chercher dans l’art que le pur idéal de ses premiers enthousiasmes, Chopin y mêla à son insu, les accens de douleurs qui n’y appartenaient point. Il tourmenta sa muse pour lui faire parler le langage des peines complexes, raffinées, stériles, se consumant elles-mêmes dans un lyrisme dramatique, élégiaque et tragique à la fois, que ses sujets et leur sentiment n’eussent point comporté naturellement.

Nous l’avons déjà dit : toutes les formes étranges qui ont si longtemps surpris les artistes dans ses dernières œuvres, détonnent dans l’ensemble général de son inspiration. Elles entremêlent aux murmures d’amour, aux chuchottemens des tendres inquiétudes, aux complaintes héroïques, aux hymnes d’allégresse, aux chants de triomphes, aux gémissemens des vaincus dignes d’un meilleur sort, que l’artiste polonais entendait dans son passé à lui, — les soupirs d’un cœur malade, les révoltes d’une âme désorientée, les colères rentrées d’un esprit fourvoyé, les jalousies trop nauséabondes pour être exprimées, qui l’oppressaient dans son présent. Toutefois, il sut si bien leur imposer ses lois, les maîtriser, les manier en roi habitué à commander que, contrairement à maints coryphées de la littérature romantique contemporaine, contrairement à l’exemple donné alors en musique par un grand-maître, il réussit à ne jamais défigurer les types et les formes sacrés du beau, quelles que fussent les émotions qu’il les chargea de traduire.

Loin de là ; dans ce besoin inconscient de rendre certaines impressions indignes d’être idéalisées et sa résolution de ne jamais avilir la muse, ni l’abaisser au langage des basses passions de la vie qu’il avait permis à son cœur d’avoisiner, il agrandit les ressources de l’art au point qu’aucune des conquêtes qu’il fit pour en étendre les limites, ne sera reniée et répudiée par aucun de ses légitimes successeurs. Car, si indisciblement qu’il ait souffert, jamais il ne sacrifia le beau dans l’art au besoin de gémir ; jamais il ne fit dégénérer le chant en cri, jamais il n’oublia son sujet pour peindre ses blessures ; jamais il ne se crut permis de transporter la réalité brutale dans l’art, cet apanage exclusif de l’idéal, sans l’avoir d’abord dépouillée de sa brutalité pour l’exhausser au point où la vérité s’idéalise. Puisse-t-il servir d’exemple à tous ceux auxquels la nature départit une âme aussi belle et un génie aussi noble, s’ils sont assez infortunés pour rencontrer, comme lui, un bonheur qui leur enseigne à maudire la vie, une admiration qui leur enseigne le mépris de l’admirable, un amour capable de leur enseigner la haine de l’amour !..

Quelque borné qu’ail été le nombre de jours que la faiblesse de sa constitution physique réservait à Chopin, ils auraient pu n’être point abrégés par les tristes souffrances qui les terminèrent. Ame tendre et ardente à la fois, pleine de délicatesses patriciennes, plus que cela, féminines et pudiques, il avait en lui des répugnances invincibles que la passion lui faisait surmonter, mais qui refoulées, se vengeaient en déchirant les fibres vives de son âme comme des épines de fer rouge. Il se fût contenté de ne vivre (pie parmi les radieux fantômes de sa jeunesse qu’il savait si éloquemment invoquer, parmi les navrantes douleurs de sa patrie auxquelles il donnait un noble asile dans sa poitrine. Il fut une victime de plus, une noble et illustre victime, de ces attraits momentanés de deux natures opposées dans leurs tendances qui, en se rencontrant à l’improviste, éprouvent une surprise charmée qu’elles prennent pour un sentiment durable, élevant à ses proportions des illusions et des promesses qu’elles ne sauraient réaliser.

Au sortir d’un pareil rêve à deux, terminé en cauchemar affreux, c’est toujours la nature plus profondément impressionée qui demeure brisée ouexsanguée ; celle qui fut la plus absolue dans ses espérances et son attachement. celle pour qui il eût été impossible de les arracher d’un terrain que parfument les violettes et les muguets, les lys etles roses, qu’attristent seulement les scabieuses, fleurs delaviduité, les immortelles, fleurs de la gloire, pour les transplanter dans la région où croissent l’euphorbe superbe, mais vénéneuse, le mancenillier fleuri, mais mortel ! — Terrible pouvoir exercé par les plus beaux dons que l’homme possède ! Ils peuvent porter après eux l’incendie et la dévastation, tels que les coursiers du soleil, lorsque la main distraite de Phaéton, au lieu , de guider leur carrière bienfaisante, les laissait errer au hasard et désordonner la céleste structure.