Breitkopf et Haertel (p. 213-247).


VI.

Chopin est né à 2elazovva-Wola, près de Varsovie, en 1810. Par un hasard rare chez les enfans. il ne gardait pas le souvenir de son âge dans ses premières années ; il paraît que la date de sa naissance ne fut fixée dans sa mémoire que par une montre, dont une grande artiste, une vraie musicienne, lui fit cadeau en 1820, avec cette inscription : « Madame Catalani, à Frédéric Chopin âgé de dix ans. » Le pressentiment de la femme douée, donna peut-être à l’enfant timide la prescience de son avenir ! Rien d’extraordinaire ne marqua du reste le cours de ses premières années. Son développement intérieur traversa probablement peu de phases, n’eut que peu de manifestations. Comme il était frêle et maladif, l’attention de sa famille se concentra sur sa santé. Dès lors sans doute il prit l’habitude de cette affabilité, de cette bonne-grâce générale, de cette discrétion sur tout ce qui le faisait souffrir, nées du désir de rassurer les inquiétudes qu’il occasionnait.

Aucune précocité dans ses facultés, aucun signe précurseur d’un remarquable épanouissement, ne révélèrent dans sa première jeunesse une future supériorite d’âme, d’esprit ou de talent. En voyant ce petit être souffrant et souriant, toujours patient et enjoué, on lui sut tellement gré de ne devenir ni maussade, ni fantasque, que l’on se contenta sans doute de chérir ses qualités, sans se demander s’il donnait son cœur sans réserve et livrait le secret de toutes ses pensées. Il est des âmes qui, à l’entrée de la vie, sont comme de riches voyageurs amenés par le sort au milieu de simples pâtres, incapables de reconnaitre le haut rang de leurs hôtes ; tant que ces êtres supérieurs demeurent avec eux, ils les comblent de dons qui sont nuls relativement à leur propre opulence, suffisans toutefois pour émerveiller des cœurs ingénus et répandre le bonheur au sein de leurs paisibles accoutumances. Ces êtres donnent en affectueuses expansions bien plus que ceux qui les entourent ; on est charmé, heureux, reconnaissant , on suppose qu’ils ont été généreux, tandis qu’en réalité ils n’ont encore été que peu prodigues de leurs trésors.

Les habitudes que Chopin connut avant toutes autres, entre lesquelles il grandit comme dans un berceau solide et moelleux, furent celles d’un intérieur uni, calme, occupé ; aussi ces exemples de simplicité, de piété et de distinction, lui restèrent toujours les plus doux et les plus chers. Les vertus domestiques, les coutumes religieuses, les charités pieuses, les modesties rigides, l’entourèrent d’une pure atmosphère, où son imagination prit ce velouté tendre des plantes qui ne furent jamais exposées aux poussières des grands chemins.

La musique lui fut enseignée de bonne heure. A neuf ans il commença à l’apprendre et fut bientôt confié à un disciple passionné de Sébastien Bach, Zywna, qui dirigea ses études durant de longues années selon les erremens d’une école entièrement classique. Il est à supposer que lorsque, d’accord avec ses désirs et sa vocation, sa famille lui faisait embrasser la carrière de musicien, aucun prestige de vaine gloriole, aucune perspective fantastique, n’éblouissaient leurs yeux et leurs espérances. On le fit travailler sérieusement et consciencieusement, afin qu’il fût un jour maître savant et habile, sans s’inquiéter outre mesure du plus ou moins de retentissement qu’obtiendraient les fruits de ces leçons et de ces labours du devoir.

Il fut placé assez jeune dans un des premiers colléges de Varsovie, grâce à la généreuse et intelligente protection que le prince Antoine Radziwdi accorda toujours aux arts et aux jeunes talens, dont il reconnaissait la portée avec le coup d’œil d’un homme et d’un artiste distingué. Le prince RadziwiH ne cultivait pas la musique en simple dilettante ; il fut compositeur remarquable. Sa belle partition de Faust , publiée il y a nombre d’années, continue d’être exécuté chaque hiver par l’académie de chant de Berlin. Elle nous semble encore supérieure, par son intime appropriation aux tonalités des sentimens de l’époque où la première partie de ce poème fut écrite, à diverses tentatives pareilles faites de son temps.

En subvenant aux moyens assez restreints de la famille de Chopin, le prince fit à celui-ci l’inappréciable don d’une belle éducation, dont aucune partie ne resta négligée. Son esprit élevé le mettant à même de comprendre toutes les exigences de la carrière d’un artiste, ce fut lui qui, depuis l’entrée de son protégé au collége jusqu’à l’achèvement complet de ses études, paya sa pension par l’entremise d’un ami, M. Antoine Korzuchowski, lequel garda toujours avec Chopin les relations d’une cordiale et constante amitié. De plus, le prince Radziwill faisait souvent intervenir Chopin aux parties de campagne, aux soirées, aux diners qu’il donnait ; plus d’une anecdote se rattacha dans la mémoire du jeune-homme à ces charmans instans, qu’animait tout le brio de la gaieté polonaise. Il y joua souvent un rôle piquant, par son esprit comme par son talent, et garda le souvenir attendri de plus d’une beauté rapidement passée devant ses yeux. Dans le nombre, la jeune Psse Elise, fille du prince, morte à la première fleur de l’âge, lui laissa la plus suave image d’un ange pour un moment exilé ici-bas.

Le charmant et facile caractère que Chopin apporta sur les bancs de l’école, le fit promptement aimer de ses camarades, en particulier du prince Calixte Czetwertynski et de ses frères. Lorsque arrivaient les fêtes et les vacances, il allait souvent les passer avec eux chez leur mère, la Ps ?eJdalieCzetvvertynska, qui cultivait la musique avec un vrai sentiment de ses beautés et qui bientôt sut découvrir le poëte dans le musicien. La première peut-être, elle fit connaître à Chopin le charme d’être entendu en même temps qu’écouté. La princesse était belle encore et possédait un esprit sympathique, uni à de hautes vertus, à de charmantes qualités. Son salon était un des plus brillans et des plus recherchés de Varsovie ; Chopin y rencontra souvent les femmes les plus distinguées de cette capitale. Il y connut ces séduisantes beautés dont la célébrité était européenne, alors que Varsovie était si enviée pour l’éclat, l’élégance, la grâce de sa société. Il eut l’honneur d’être présenté chez la Psse de Lowicz, par l’entremise de la Psse Czetwertynska ; celle-ci le rapprocha aussi de la Csse Zamoyska, de la Psse Micheline Radziwili, de la Ps8e Thérèse Jablonowska, ces enchanteresses qu’entouraient tant d’autres beautés moins renommées.

Bien jeune encore, il lui arriva de cadencer leurs pas aux accords de son piano. Dans ces réunions, qu’on eût dit des assemblées de fées, il put surprendre bien des fois peut-être, rapidement dévoilés dans le tourbillon de la danse, les secrets de ces cœurs exaltés et tendres ; il put lire sans peine dans ces âmes qui se penchaient avec attrait et amitié vers son adolescence. Là, il put apprendre de quel mélange de levain et de pâte de rose, de salpêtre et de larmes angéliques, est pétri l’idéal poétique des femmes de sa nation. Quand ses doigts distraits couraient sur les touches et en tiraient subitement quelques émouvans accords, il put entrevoir comment coulent les pleurs furtifs des jeunes filles éprises, des jeunes femmes négligées ; comment s’humectent les yeux des jeunes hommes amoureux et jaloux de gloire. Ne vit-il pas souvent alors quelque belle enfant, se détachant des groupes nombreux, s’approcher de lui et lui demander un simple prélude ? S’accoudant sur le piano pour soutenir sa tête rêveuse de sa belle main, dont les pierreries enchâssées dans les bagues et les bracelets faisaient valoir la fine transparence, elle laissait deviner sans y songer le chant que chantait son cœur, dans un regard humide où perlait une larme, dans sa prunelle ardente où le feu de l’inspiration luisait ! N’advint-il pas bien souvent aussi que tout un groupe, pareil à des nymphes folâtres, voulant obtenir de lui quelque valse d’une vertigineuse rapidité, l’environna de sourires qui le mirent d’emblée à l’unisson de leurs gaietés ?

Là, il vit déployer les chastes grâces de ses captivantes compatriotes, qui lui laissèrent un souvenir ineffaçable du prestige de leurs entraînemens si vifs et si contenus, quand la mazoure ramenait quelqu’une de ces figures que l’esprit d’un peuple chevaleresque pouvait seul créer et nationaliser. Là, il comprit ce qu’est l’amour, tout ce qu’est l’amour, ce qu’il est en Pologne, tout ce qu’il doit être dans des cœurs biens-nés, quand un jeune couple, un beau couple, un de ces couples qui arrachent un cri d’admiration aux vieillards en chevaux b !ancs, un sourire approbatif aux matrones qui croient avoir déja contemplé tout ce que la terre produit de beau, se voyait bondir d’un bout à l’autre de la salle de bal. Il fendait l’air, dévorait l’espace, comme des âmes qui s’élanceraient dans les immensités sidérales, volant sur les ailes de leurs désirs d’un astre à un autre, effleurant légèrement du bout de leurs pieds si étroits quelque planète attardée dans sa route, repoussant plus légèrement encore l’étoile rencontrée comme un lumineux caillou… jusqu’à ce que l’homme éperdu de joie et de reconnaissance se précipite à genoux, au milieu du cercle vide où se concentrent tant de regards curieux, sans quitter le bout des doigts de sa dame dont la main reste ainsi étendue sur sa tête, comme pour la bénir. Trois fois, il la fait tourner autour de lui : on dirait qu’il veut ceindre son front d’une triple couronne, auréole bleue, guirlande de flammes, nimbe d’or et de gloire !.. Trois fois elle y consent, par un regard, par un sourire, par une inflexion de tête ; alors, voyant sa taille penchée par la fatigue de cette rotation rapide et vertigineuse, le cavalier se redresse avec impétuosité, la saisit entre ses bras nerveux, la soulève un instant de terre, pour terminer cette fantastique course dans un tourbillon de bonheur.

Dans les années plus avancées de sa trop courte vie, Chopin jouant un jour une de ses Mazoures à un musicien ami, qui sentait déjà, plus qu’il ne comprenait encore, les claire-voyances magnétiques qui se dégageaient de son souvenir en prenant corps sur son piano, s’interrompit brusquement pour lui raconter cette figure de la danse. Puis, en se retournant vers le clavier il murmura ces deux vers de Soumet, le poète en vogue d’alors :

Je l’aime Séinida, et mon cœur vole ver » ton image. Tantôt comme un encens, tantôt comme un orage !..

Son regard semblait arrêté sur une de ces visions des anciens jours que nul ne voit , hormis celui qui la reconnait pour l’avoir fixée durant sa courte réalité avec toute l’intensité de son âme, afm d’y imprimer à jamais son ineffaçable empreinte. Il était aisé de deviner que Chopin revoyait devant lui quelque beauté, blanche comme une apparition, svelte et légère, aux beaux bras d’ivoire, aux yeux baissés, laissant s’échapper de dessous ses paupières des ondes azurées, qui enveloppaient d’une lueur béatifiante le superbe cavalier à genoux devant elle, les lèvres entr’ ouvertes, ces lèv res dont semblait s’échapper un soupir, montant

Tantôt comme un encens, tantôt comme un orage !..

Chopin contait volontiers plus tard, négligemment en apparence, mais avec cette involontaire et sourde émotion qui accompagne le souvenir de nos premiers ravissemens, qu’il comprit d’abord tout ce que les mélodies et les rhythmes des danses nationales pouvaient contenir et exprimer de sentimens divers et profonds, les jours où il voyait les dames du grand-monde de Varsovie à quelque notable et magnifique fête, ornées de toutes les éblouissances, parées de toutes les coquetteries, qui font frêler les cœurs à leurs feux, avivent, aveuglent et infortunent l’amour. Au lieu des roses parfumées et des camélias panachés de leurs serres, elles portaient pour lors les orgueilleux bouquets de leurs écrins. Ces tissus d’un emploi plus modeste, si transparens que les Grecs les disaient tissés d’air, étaient remplacés par les somptuosités des gazes lamées d’or, des crêpes brodés d’argent, des points d’AIençon et des dentelles de Brabant. Mais il lui semblait qu’aux sons d’un orchestre européen, quelque parfait qu’il fût , elles rasaient moins rapidement le parquet ; leur rire lui paraissait moins sonore, leurs regards d’un étincellement moins radieux, leur lassitude plus prompte, qu’aux soirs où la danse avait été improvisée, pareequ’en s’asseyant au piano il avait inopinément électrisé son auditoire. S’il l’électrisait, c’est qu’il savait répéter en sons hiéroglyphiques propres à sa nation, en airs de danse éclos sur le sol de la patrie, d’entente facile aux initiés, ce que son oreille avait entre-ouï des murmurations discrètes et passionnées de ces cœurs, comparables aux fraxinelles vivaces dont les fleurs sont toujours environnées d’un gaz subtil, inflammable, qui à la moindre occasion s’allume et les entoure d’une soudaine phosphorescence.

Fantasmes illusoires, célestes visions, il vous a vu luire dans cet air si rarescible ! Il avait deviné quel essaim de passions y bourdonne sans cesse et comment elles flofloUent dans les âmes ! Il avait suivi d’un regard ému ces passions toujours prêtes à s’entre-mesurer, à s’entre-entendre, à s’entre-navrer, à s’entre-ennoblir, à s’entre-sauver, sans que leurs pétillemens et leurs trépidations viennent à aucun instant déranger la belle eurhythmie des grâces extérieures, le calme imposant d’une apparence simple et sciemment tranquille. C’est ainsi qu’il apprit à goûter et à tenir en si haute estime les manières nobles et mesurées, quand elles sont réunies à une intensité de sentiment qui préserve la délicatesse de l’affadissement, qui empêche la prévenance de rancir, qui défend à la convenance de devenir tyrannie, au bon goût de dégénérer en raideur ; ne permettant jamais aux émotions de ressembler, comme il leur arrive souvent ailleurs, à ces végétations calcaires, dures et frangibles, tristement nommées fleurs de fer : flos-ferri. En ces salons, les bienséances rigoureusement observées ne servaient pas, espèces de corsets ingénieusement bâtis, à dissimuler des cœurs difformes ; elles obligeaient seulement à spiritualiser tous les contacts, à élever tous les rapports, à aristocratiser toutes les impressions. Quoi de surprenant, si ses premières habitudes, prises dans ce monde d’une si noble décence, firent croire à Chopin que les convenances sociales, au lieu d’être un masque uniforme, dérobant sous la symétrie des mêmes lignes le caractère de chaque individualité, ne servaient qu’à contenir les passions sans les étouffer, à leur enlever la crudité de tons qui les dénature, le réalisme d’expression qui les rabaisse, le sans-gêne qui les vulgarise, la véhémence qui blase, l’exubérance qui lasse, enseignant aux amans de l’impossible à réunir toutes les vertus que la connaissance du mal fait éclore, à toutes celles qui font oublier son existence en parlant à ce qu’on aime ’) ; rendant ainsi presque possible. l’impossible réalisation d’une Eve, innocente et tombée, vierge et amante à la fois !

A mesure que ces premiers apperçus de la jeunesse de Chopin s’enfonçaient dans la perspective des souvenirs, ils gagnaient encore à ses yeux en grâces, en enchantemens, en prestiges, le tenant d’autant plus sous leur charme, qu’aucune réalité quelque peu contradictoire ne venait démentir et détruire cette fascination, secrètement cachée dans un coin de son imagination. Plus cette époque reculait dans le passé, plus il avançait dans la vie, et plus il s’énamourait des figures qu’il évoquait dans sa mémoire. C’étaient de superbes portraits en pied ou des pastels sourians,

1) Lucrezia FIorianL des médaillons en deuil ou des profils de camées, quelque gouache aux tons fortement repousses, tout près d’une pale et suave esquisse à la mine de plomb. Cette galerie de beautés si variées finissait par être toujours présente devant son esprit, par rendre toujours plus invincibles ses répugnances pour cette liberté d’allure, cette brutale royauté du caprice, cet acharnement à vider la coupe de la fantaisie jusqu’à la lie, cette fougueuse poursuite de tous les chocs et de toutes les disparates de la vie, qui se rencontrent dans le cercle étrange et constamment mobile qu’on a surnommé la Bohême de Paris. En parlant de cette période de sa vie passée dans la haute société de Varsovie, si brillante alors, nous nous plaisons à citer quelques lignes, qui peuvent plus justement être appliquées à Chopin que d’autres pages où l’on a cru apercevoir sa ressemblance, mais où nous ne saurions la retrouver, si non dans cette proportion faussée que prendrait une silhouette dessinée sur un tissu élastique, qu’on aurait biaisé par deux mouvemens contraires. « Doux, sensible, exquis en toutes choses, il avait à « quinze ans toutes les grâces de l’adolescence réunies « à la gravité de l’age mûr. Il resta délicat de corps « comme d’esprit. Mais cette absence de développement « musculaire lui valut de conserver une beauté, une « physionomie exceptionelle, qui n’avait, pour ainsi dire, uni age, ni sexe. Ce n’était point l’air mâle et hardi « d’un descendant de cette race d’antiques magnats, qui « ne savaient que boire, chasser et guerroyer ; ce n’était « point non plus la gentillesse efféminée d’un chérubin « couleur de rose. C’était quelque chose comme ces « créatures idéales que la poésie du moyen âge faisait « servir à l’ornement des temples chrétiens. Un ange « beau de visage, comme une grande femme triste, pur « et svelte de forme comme un jeune dieu de l’Olympe, « et pour couronner cet assemblage, unee xpression à « la fois tendre et sévère, chaste et passionée.

« C’était là le fond de son être. Rien n’était plus pur « et plus exalté en même temps que ses pensées, rien « n’était plus tenace, plus exclusif et plus minutieusement dévoué que ses affections Mais cet être ne « comprenait que ce qui était identique à lui-même « le reste n’existait pour lui que comme une sorte de « songe fâcheux auquel il essayait de se soustraire en « vivant au milieu du monde. Toujours perdu dans ses « rêveries, la réalité lui déplaisait. Enfant, il ne pouvait « toucher à un instrument tranchant sans se blesser ; « homme, il ne pouvait se trouver en face d’un homme « différent de lui sans se heurter contre cette contra« diction vivante

« Ce qui le préservait d’un antagonisme perpétuel, « c’était l’habitude volontaire et bientôt invétérée de ne « point voir et de ne pas entendre ce qui lui déplaisait en « général, sans toucher à ses affections personnelles. Les « êtres qui ne pensaient pas comme lui devenaient à ses « yeux comme des espèces de fantômes, et, comme il « était d’une politesse charmante, on pouvait prendre « pour une bienveillance courtoise ce qui n’était chez lui « qu’un froid dédain, voire une aversion insurmontable…

« Il n’a jamais eu une heure d’expansion, sans la « racheter par plusieurs heures de réserve. Les causes « morales en eussent été trop légères, trop subtiles pour « être saisies à l’œil nu. II aurait fallu un microscope « pour lire dans son âme où pénétrait si peu de la lu« mière des vivans…

« Il est fort étrange qu’avec un semblable caractère « il pût avoir des amis. Il en avait pourtant ; non-seule« ment ceux de sa mère, qui estimaient en lui le digne « fils d’une noble femme, mais encore des jeunes gens « de son âge qui l’aimaient ardemment et qui étaient « aimés de lui… Il se faisait une haute idée de l’amitié, « et, dans l’âge des premières illusions, il croyait volon« tiers que ses amis et lui, élevés à-peu-près de la même « manière et dans les mêmes principes, ne changeraient « jamais d’opinion et ne viendraient point à se trouver « en désaccord formel…

« Il était extérieurement si affectueux, par suite de « sa bonne éducation et de sa grâce naturelle, qu’il avait « le don de plaire même à ceux qui ne le connaissaient « pas. Sa ravissante figure prévenait en sa faveur ; la « faiblesse de sa constitution le rendait intéressant aux « yeux des femmes ; la culture abondante et facile de « son esprit, l’originalité douce et flatteuse de sa con« versation, lui gagnaient l’attention des hommes éclai« rés. Quant à ceux d’une trempe moins fine, ils aimaient « son exquise politesse et ils y étaient d’autant plus « sensibles qu’ils ne concevaient pas, dans leur franche « bonhomie, que ce fût l’exercice d’un devoir et que la « sympathie n’y entrât pour rien.

« Ceux-là, s’ils eussent pu le pénétrer, auraient dit « qu’il était plus aimable qu’aimant ; en ce qui les con« cernait, c’eût été vrai. Mais comment eussent-ils de« viné cela, lorsque ses rares attachemens étaient si vifs, « si profonds, et si peu récusables ?…

« Dans le détail de la vie, il était d’un commerce « plein de charmes. Toutes les formes de la bienveil« lance prenaient chez lui une grâce inusitée et quand « il exprimait sa gratitude, c’était avec une émotion pro« fonde qui payait l’amitié avec usure.

« Il s’imaginait volontiers qu’il se sentait mourir cha« que jour ; dans cette pensée, il acceptait les soins d’un « ami et lui cachait le peu de temps qu’il jugeait devoir « en profiter. Il avait un grand courage extérieur et « s’il n’acceptait pas, avec l’insouciance héroïque de la « jeunesse, l’idée d’une mort prochaine, il en caressait « du moins l’attente avec une sorte d’amère volupté.« ’)

1 ; Lucrezia Floriani.

C’est vers ces premiers temps de sa jeunesse que remonte son attachement pour une jeune fille, qui ne cessa jamais de lui porter un sentiment imprégné d’un pieux hommage. La tempête qui dans un pli de ses raffales emporta Chopin loin de son pays, comme un oiseau rêveur et distrait surpris sur la branche d’un arbre étranger, rompit ce premier amour et déshérita l’exilé d’une épouse dévouée et fidèle en même temps que d’une patrie. Il ne rencontra plus le bonheur qu’il avait rêvé avec elle, en rencontrant la gloire à laquelle il n’avait peut-être pas encore songé. Elle était belle et douce cette jeune fille, comme une de ces madones de Luini dont les regards sont chargés d’une grave tendresse. Elle resta triste, mais calme ; la tristesse augmenta sans doute dans cette âme pure, lorsqu’elle sut que nul dévouement du même genre que le sien ne vint adoucir l’existence de celui qu’elle eût adoré avec une soumission ingénue, une piété exclusive ; avec cet abandon naïf et sublime qui transforme la femme en ange.

Celles que la nature accable des dons du génie, si lourds à porter, — chargés d’une étrange responsabilité et sans cesse entrainés à l’oublier, — ont probablement le droit de poser des limites aux abnégations de leur personnalité, étant forcées à ne pas négliger les soucis de leur gloire pour ceux de leur amour. Mais, il peut se faire qu’on regrette les divines émotions que procurent les dévouemens absolus, en présence des dons les plus éclatans du génie ; car, cette soumission naïve, cet abandon de l’amour, qui absorbent la femme, son existence, sa volonté, jusqu’à son nom, dans ceux de l’homme qu’elle aime, peuvent seuls autoriser cet homme à penser, lorsqu’il quitte la vie, qu’il l’a partagée avec elle et que son amour fut à même de lui acquérir ce que, ni l’amant de hasard, ni l’ami de rencontre, n’auraient pu lui donner : l’honneur de son nom et la paix de son cœur.

Inopinément séparée de Chopin, la jeune fille qui allait être sa fiancée et ne le devint pas, fut fidèle à sa mémoire, à tout ce qui restait de lui. Elle entoura ses parens de sa filiale amitié ; le père de Chopin ne voulut pas que le portrait qu’elle en avait dessiné dans des jours d’espoir, soit jamais remplacé chez lui par aucun autre, fût-il dû à un pinceau plus expérimenté. Bien des années après, nous avons vu les joues pâles de cette femme attristée se colorer lentement, comme rougirait l’albâtre devant une lueur dévoilée, lorsqu’en contemplant ce portrait son regard rencontrait le regard d’un ami arrivant de Paris.

Dès que ses années de collége furent terminées, Chopin commença ses études d’harmonie avec le professeur Joseph Elsner, qui lui enseigna la plus difficile chose à apprendre, la plus rarement sue : à être exigeant pour soi-même, à tenir compte des avantages qu’on n’obtient qu’à force de patience et de travail. Son cours musical brillament achevé, ses parens voulurent naturellement le faire voyager, lui faire connaître les artistes célèbres et les belles exécutions des grandes œuvres. A cet effet, il fit quelques rapides séjours dans plusieurs villes de l’Allemagne. En I830, il avait quitté Varsovie pour une de ces excursions momentanées, lorsque éclata la révolution du 29 novembre.

Obligé de rester à Vienne, il s’y fit entendre dans quelques concerts ; mais cet hiver là, le public de Vienne, si intelligent d’habitude, si promptement saisi de toutes les nuances de l’exécution, de toutes les finesses de la pensée, fut distrait. Le jeune artiste n’y produisit pas toute la sensation à laquelle il avait droit de s’attendre. Il quitta Vienne dans le dessein de se rendre à Londres ; mais c’est d’abord à Paris qu’il vint, avec le projet de ne s’y arrêter que peu de temps. Sur son passe-port, visé pour l’Angleterre, il avait fait ajouter : passant par Paris. Ce mot renfermait son avenir. Longues années après, lorsqu’il semblait plus qu’acclimaté, naturalisé en France, il disait encore en riant : « Je ne suis ici qu’en passant ». A son arrivée à Paris il donna deux concerts où il fut de suite vivement admiré, autant par la société élégante que par les jeunes artistes. Nous nous souvenons de sa première apparition dans les salons de Pleyel, où les applaudissemens les plus redoublés semblaient ne pas suffire à notre enthousiasme, en présence de ce talent qui révélait une nouvelle phase dans le sentiment poétique, à côté de si heureuses innovations dans la forme de son art. Contrairement à la plupart des jeunes arrivans, il n’éprouva pas un instant l’éblouissement et l’enivrement du triomphe. Il l’accepta sans orgueil et sans fausse modestie, ne ressentant aucun de ces chatouillemens d’une vanité puérile étalée par les parvenus du succès.

Tous ses compatriotes qui se trouvaient alors à Paris, lui firent l’accueil le plus affectueusement empressé. A peine arrivé, il fut de l’intimité de l’hôtel Lambert , où le vieux Pce Adam Czartoryski, sa femme et sa fille, réunissaient autour d’eux tous les débris de la Pologne que la dernière guerre avait jetés au loin. La Pssc Marcelline Czartoryska l’attira encore plus dans sa maison ; elle fut une des ses éléves les plus chères, une privilégiée, celle à qui on eut dit qu’il se plaisait à léguer les secrets de son jeu, les mystères de ses évocations magiques, comme à la légitime et intelligente héritière de ses souvenirs et de ses espérances !

Il allait très souvent chez la C8se Louis Plater, née CS9e Brzostowska, appelée Pani Kasztelanowa. L’on y faisait beaucoup de bonne musique, car elle savait accueillir de manière à les encourager, tous les talens qui promettaient alors de prendre leur essor et de former une lumineuse pléiade. Chez elle, l’artiste ne se sentait pas exploité par un curiosité stérile, parfois barbare ; par une sorte de badauderie élégante qui suppute à part soi combien de visites, de diners et de soupers, chaque célébrité du jour représente, pour ne point manquer d’avoir eu celle que la mode impose, sans égarer quelque générosité excessive sur un nom moins indiqué. La Csse Plater recevait en vraie grandedame, dans l’antique sens du mot, où celle qui l’était se considérait comme la bonne patronne de quiconque entrait dans son cercle d’élus, sur lesquels elle répandait une bénigne atmosphère. Tour à tour, fée, muse, marraine, ange-gardien, bienfaitrice délicate, sachant tout ce qui menace, devinant tout ce qui peut sauver, elle était pour chacun de nous une aimable protectrice, aussi chérie que respectée, qui éclairait, réchauffait, élevait son inspiration et manqua à sa vie quand elle ne fut plus.

Chopin fréquenta beaucoup Mmo de Komar et ses filles, la P"8e Ludemille de Beauveau, la C" Delphine Potocka, dont la beauté, la grâce indescriptible et spirituelle, ont fait un des types les plus admirés des reines de salon. Il lui dédia son deuxième Concerto, celui qui contient Y adagio que nous avons mentionné ailleurs. Sa beauté aux contours si purs faisait dire d’elle, la veille même de sa mort, qu’elle ressemblait à une statue couchée. Toujours enveloppée de voiles, d’écharpes, de flots de gaze transparente, qui lui donnaient on ne sait quelle apparence aérienne, immatérielle, la comtesse n’était pas exempte d’une certaine affectation ; mais ce qu’elle affectait était si exquis, elle l’affectait avec un charme si distingué, elle était une patricienne si raffinée dans le choix des attraits dont elle daignait relîausser sa supériorité native, que l’on ne savait ce qu’il fallait plus admirer en elle, la nature ou l’art ? Son talent, sa voix enchanteresse, enchaînaient Chopin par un prestige dont il goûtait passionément le suave empire. Cette voix était destinée à vibrer la dernière à son oreille, à confondre pour lui les plus doux sons de la terre avec les premiers accords des anges.

Il voyait beaucoup de jeunes gens polonais : Fontana, Orda qui semblait commander à un avenir et fut tué en Algérie à vingt ans ; les comtes Plater, Grzymala. Ostrowski, Szembeck, le prince Casimir Lubomirski. etc., etc. Les familles polonaises qui dans la suite arrivèrent à Paris, s’empressant à faire sa connaisanco. il continua toujours à fréquenter de préférence un cercle composé en grande partie de ses compatriotes. Par leur intermédiaire, il resta non-seulement au courant de tout ce qui se passait dans sa patrie, mais dans une sorte de correspondance musicale avec elle. Il aimait à ce qu’on lui montrât les poésies, les airs, les chansons nouvelles, qu’en rapportaient ceux qui venaient en France. Lorsque les paroles de quelqu’un de ces airs lui plaisaient, il y substituait souvent une mélodie à lui qui se popularisait rapidement dans son pays, sans que le nom de leur auteur fût toujours connu. Le nombre de ces pensées dues à la seule inspiration du cœur étant devenu considérable, Chopin avait songé dans les derniers temps à les réunir pour les publier. Il n’en eut plus le loisir et elles restent perdues et dispersées, comme le parfum des fleurs qui croissent aux endroits inhabités, pour embaumer un jour les sentiers du voyageur inconnu que le hasard y amène. Nous avons entendu en Pologne plusieurs de ces mélodies qui lui sont attribuées, dont quelques unes seraient vraiment dignes de lui. Mais, qui oserait maintenant faire un triage incertain entre les inspirations du poëte et de son peuple ?

La Pologne eut bien des chantres ; elle en a qui prennent rang et place parmi les premiers poetes du monde. Plus que jamais ses écrivains s’efforcent de faire ressortir les côtés les plus remarquables et les plus glorieux de son histoire, les côtés les plus saisissans et les plus pittoresques de son pays et de ses mœurs. Mais Chopin, différant d’eux en ce qu’il n’en formait pas un dessein prémédité, les surpassa peutêtre en vérité par son originalité. Il n’a pas voulu, n’a pas cherché ce résultat ; il ne se créa pas d’idéal a priori. Son art semblait de prime-abord ne point se prêter à une « poésie nationale » ; aussi ne lui démanda-t-il pas plus qu’il ne pouvait donner. Il ne s’efforça pas de lui faire raconter ce qu’il n’aurait pas su chanter. Il se souvint de ses gloires patriotiques sans parti pris de les transporter dans le passé ; il comprit les amours et les larmes contemporaines sans les analyser par avance. Il ne s’étudia, ni ne s’ingénia à écrire de la musique polonaise ; il est possible qu’il eut été étonné de s’entendre appeler un musicien polonais. Pourtant, il fut un musicien national par excellence.

N’a-t-on pas vu maintes fois un poëte ou un artiste, résumant en lui le sens poétique d’une société, représenter dans ses créations d’une manière absolue les types qu’elle renfermait ou voulait réaliser ? On l’a dit à propos de l’épopée d’Homère, des satires d’Horace, des drames de Caldéron, des scènes de Terburg, des pastels de Latour. Pourquoi la musique ne renouvellerait-elle pas à sa manière, un fait pareil ? Pourquoi n’y aurait-il pas un artiste musicien, reproduisant dans son style et dans son œuvre, tout l’esprit, le sentiment, le feu et l’idéal d’une société qui, durant un certain temps, forma un groupe spécial et caractéristique en un certain pays ? Chopin fut ce poëte pour son pays et pour l’époque où il y naquit. Il résuma dans son imagination, il représenta par son talent, un sentiment poétique inhérent à sa nation et répandu alors parmi tous ses contemporains.

Comme les vrais poètes nationaux, Chopin chanta sans dessein arrêté, sans choix préconçu, ce que l’inspiration lui dictait spontanément ; c’est de la sorte que surgit dans ses chants, sans sollicitation et sans efforts, la forme la plus idéalisée des émotions qui avaient animé son enfance, accidenté son adolescence, embelli sa jeunesse. C’est ainsi que se dégagea sous sa plume « l’idéal réel » parmi les siens, si l’on ose dire ; l’idéal vraiment existant jadis, celui dont tout le monde en général et chacun en particulier se rapprochait par quelque côté. Sans y prétendre, il rassembla en faisceaux lumineux, des sentimens confusément ressenties par tous dans sa patrie, fragmentairement disséminés dans les cœurs, vaguement entrevus par quelques-uns. N’est-ce pas à ce don de renfermer dans une formule poétique qui séduit les imaginations de tous les pays, les contours indéfinis des aspirations éparses, mais souvent rencontrées parmi leurs compatriotes, que se reconnaissent les artistes nationaux ?

Puisqu’on s’attache maintenant, et non sans raison, à recueillir avec quelque soin les mélodies indigènes des diverses contrées, il nous paraîtrait plus intéressant encore de prêter quelque attention au caractère que peut affecter le talent des virtuoses et des compositeurs , plus spécialement inspirés que d’autres par le sentiment national. Il en est peu jusques ici dont les œuvres marquantes sortent de la grande division qui s’est déjà établie entre la musique italienne, française, allemande. On peut ce nonobstant présumer, qu’avec l’immense développement que cet art semble destiné à prendre dans notre siècle, (renouvelant peutêtre pour nous l’ère glorieuse des peintres au cinque cento), il apparaîtra des artistes dont l’individualité fera naître des distinctions plus fines, plus nuancées, plus ramifiées ; dont les œuvres porteront l’empreinte d’une originalité puisée dans les différences d’organisations que la différence de races, de climats et de mœurs. produit dans chaque pays. Il viendra un temps où un pianiste américain ne ressemblera pas à un pianiste allemand, où le symphoniste russe sera tout autre que le symphoniste italien. Il est à prévoir que dans la musique, comme dans les autres arts, on pourra reconnaître les influences de la patrie sur les grands et les petits maîtres, dii minores ; qu’on pourra distinguer dans les productions de tous le reflet de l’esprit des peuples, plus complet, plus poétiquement vrai, plus intéressant à étudier, que dans les ébauches frustes, incorrectes, incertaines et tremblotantes, des inspirations populaires, si émouvantes qu’elles soient pour leurs co-nationaux.

Chopin sera rangé alors au nombre des premiers musiciens qui aient ainsi individualisé en eux le sens poétique d’une seule nation, indépendemment de toute influence d’école. Et cela, non point seulement parce qu’il a pris le rhythme des Polonaises, des Mazoures, des Krakowiaki, et qu’il a appelé de ce nom beaucoup de ses écrits. S’il se fût borné à les multiplier, il n’eût fait que reproduire toujours le mêmo contour, le souvenir d’une même chose, d’un même fait : reproduction qui eût été bientôt fastidieuse en ne servant qu’à propager une seule forme,. devenue promptement plus ou moins monotone. Son nom restera comme celui d’un poëte essentiellement polonais, parce qu’il employa toutes les formes dont il s’est servi à exprimer une manière de sentir propre à son pays, presque inconnue ailleurs ; parce que l’expression des mêmes sentimens se retrouve sous toutes les formes et tous les titres qu’il donna à ses ouvrages. Ses Préludes, ses Etudes, ses Nocturnes surtout, ses Scherzos, même ses Sonates et ses Concertos, — ses compositions les plus courtes, aussi bien que les plus considérables, — respirent un même genre de sensibilité, exprimée à divers degrés, modifiée et variée en mille manières, toujours une et homogène. Auteur éminemment subjectif, Chopin a donné à toutes ses productions une même vie, il a animé toutes ses créations de sa vie à lui. Toutes ses œuvres sont donc liées par l’unité du sujet ; leurs beautés, comme leurs défauts, sont toujours les conséquences d’un même ordre d’émotion, d’un mode exclusif de sentir. Condition première du poète dont les chants font vibrer à l’unisson tous les cœurs de sa patrie ’).

1) Nous nous plaisons a citer ici quelques lignes du Cu Charles Zuluski, petil fils de Pre Oginski, auteur de la polonaise dont nous avons parlé plus haut et mentionné la vignette étrange. D’entre beaucoup de compatriotes de Chopin, le Cte Zuluski, musicien éminent, sut peut-être le mieux saisir le sens, l’esprit, l’âme, de ses œuvres. — Dans un interessent article sur Chopin, que publia une Revue littéraire de Vienne, Die Dioskuren, II. Band, ce diplomate, qui est un poète élégant en même temps qu’un orientaliste distingué, dit :

Kein Werk des Meisters lst aber geeigneter, einen Einblick in den erstaunlichen Reichthum seiner Gedanken zu gewahren, als seine Praludien. Diese zarten, oft ganz kleinen Vorspiele sind so stimmungsvoll, dass es kaum moglich ist, beim Anhoren derselben sich der herandringenden poetischen Anregungen zu crwehren. An und fur sich bestimmt, musikalische Intentionen mehr anzudeulen als au.szufuhren , zaubern sie lebhafte Bilder hervor. oder so zu sagen selbstentstandene Gedichte, die dem Hcrzensdrang entsprechenden Gefuhlen Ausdruck zu gcben

Toutefois, il est permis de se demander si, au moment où naissait cette musique éminemment nationale, exclusivement polonaise, elle fut aussi bien comprise par ceux-mêmes qu’elle chantait, aussi avidement acceptée

suchen. Bewegl, leidenschaftlicb, zuletzt so wehmtithig ruhig ist das PrSlude in Fis-moll, dass man unwillkurlich daran einen deutlichen Gedanken kniipft, indem man sagt :

Es rauschen die Fohren in herbstlicher Nacht, Am Meer die Wogen erbrausen, Doch wildere Stiirme mit bôserer Maclit Im Herzen der Sterblichen hausen

Denn ruht wohl die See bald und seufzel kein Ast, Das Herz, achl muss grollen und klagen, Bis dass ein Glbcklein es mahnet zur Rast Und jetzo es aufhort zu schlagen !

Zwei reizende Gegenstiicke erinnern an eine Theokritische Landschaft, an einen rieselndcnBach und Hirtenflotentone. Der Absicht, die Rollen unter beide Hànde zweifach zu vertheilen, entsprang die doppeltc Darstellung, deren Analogien und Contraste in fast mikroskopischen Verhaltnissen wunderbar erscheinen. Sie erinnern an jene wundervollen Gebildc dcrNatur, die im kleinsten Raum eine so erstaunliche Zahlenmenge aufweisen. Man ztihle nur dieNoten l’eszuerst erwahntcn Vorspieles ; ihre Zabi betragt gegen fiinfzehnhundert, die kaum eine Minute ausfiillen. — Anderswo rollen Orgeltone im weitenDomesraum. oder es erzittern im fahlen Mondlichte Friedhofsklagetône, walirend Irrlicbter geisterhaft vorbeihuschen. Dort wandcltder SBnger am Meeresufer und der Atbemzug des bewegten Elementes umweht ihn, mit unbckanntcn Stimmungen aus fernen Welten.

Es fehlt nicht an trnditionellen Auslegungen mancher Schopfungeii Chopin’s. Wer denkt da nicht gleich an das Prfilude in Es-dur, das an cinem stiirmischen Tage auf don Balearen cntsland. Gleichmassig und immer wiedeikehrend fallen bei Sonnenschein Regentropfen herab ; dann verfinstert sich der Himmel und ein Gewitter durchbraust die Natur. Nun ist es vorubergezofien und wieder lacht die Sonne ; doch, die Regenlropfen fallen noch immer !… comme leur bien par ceux-mêmes qu’elle glorifiait, que le furent les poèmes de Mickiewicz, les poésies de Slowacki, les pages de Krasinski ? Hélas ! L’art porte en lui un charme si énigmatique, son action sur les cœurs est enveloppée d’un si doux mystère, que ceuxmêmes qui en sont les plus subjugés ne sauraient aussitôt, ni traduire en paroles, ni formuler en images identiques, ce que dit chacune de ses strophes, ce que chante chacune de ses élégies ! Il faut que des générations aient appris à inhaler cette poésie, à respirer ce parfum, pour en saisir enfin la sapidité toute locale, pour en deviner le nom patronymique !

Ses compatriotes affluaient autour de Chopin ; ils prenaient leur part de ses succès, ils jouissaient de sa célébrité, ils se vantaient de sa renommée, parcequ’il était un des leurs. Cependant, on peut bien se demander s’ils savaient à quel point sa musique était la leur ? Certes, elle faisait battre leurs cœurs, elle faisait couler leurs pleurs, elle dilatait leurs âmes ; mais savaient-ils toujours au juste pourquoi ? Il est permis à qui les a fréquenté avec une grande sympathie, à qui les a aimé d’une grande affection, à qui les a admiré d’un grand enthousiasme, de penser qu’ils n’étaient point assez artistes, assez musiciens, assez habitués à distinguer avec perspicacité ce que l’art veut dire, pour savoir exactement d’où venait leur profonde émotion lorsqu’ils écoutaient leur barde. A la manière dont quelques uns et quelques unes jouaient ses pages, on voyait qu’ils étaient fiers que Chopin fut de leur sang, mais qu’ils ne se doutaient guère« que sa musique parlait expressément d’eux, qu’elle les mettait en scène et les poétisait.

Il faut dire aussi qu’un autre temps, une autre génération, étaient survenus. La Pologne que Chopin avait connue, venait de cueillir, si vaillament et si galamment, ses premiers lauriers européens sur les champs de bataille légendaires de Napoléon I. Elle avait jeté un éclat chevaleresque avec le beau, le téméraire, l’infortuné Pce JosephPoniatowski, se précipitant dans les flots de l’Elster encore surpris de l’audace qu’ils eurent de l’engloutir, encore stupéfaits devant le , renom qui s’attacha à leurs prosaïques bords, depuis qu’un magnifique saule pleureur vint ombrager de si illustres mânes ! La Pologne de Chopin était encore cette Pologne enivrée de gloire et de plaisirs, de danses et d’amours, qui avait héroïquement espéré au congrès de Vienne et continuait follement d’espérer sous Alexandre I. — Depuis, l’empereur Nicolas avait régné ! — Les émotions élégantes et diaprées d’alors, épouvantées dès l’abord par les gibets, ne survivaient plus que la mort dans l’âme. Bientôt elles furent submergées sous un océan de larmes ; elles périrent étouffées dans les cercueils, elles furent oubliées sous les poignantes réalités d’un exil réduit à la mendicité, sous la constante oppression des deuils saignans, de la confiscation et de la misère, des cachots de Petrozawodzk, des mines de la Sibérie, des capotes de soldat au Caucase, des trois mille coups du knout militaire ! Ceux qui avaient fui la patrie sous des impressions aussi cruelles, d’une actualité aussi lugubre, l’âme remplie de telles images, ne pouvaient guère en arrivant à Paris reprendre le fil des souvenirs de Chopin là, où il s’était brisé.

Nous eussions désiré faire comprendre ici par analogie de parole et d’image, les sensations intimes qui répondent à cette sensibilité exquise, en même temps qu’irritable, propre à des cœurs ardens et volages, à des natures fiévreusement fières et cruellement blessées. Nous ne nous flattons pas d’avoir réussi à renfermer tant de flamme éthérée et odorante, dans les étroits foyers de la parole. Cette tâche seraitelle possible d’ailleurs ? Les mots ne paraîtront-ils pas toujours fades, mesquins, froids et arides, après les puissantes ou suaves commotions que d’autres arts font éprouver ? N’est-ce point avec raison qu’une femme dont la plume a beaucoup dit , beaucoup peint, beaucoup ciselé, beaucoup chanté tout bas, a souvent répeté : De toutes les façons d’exprimer un sentiment, la parole est la plus insuffisante ? Nous ne nous flattons pas d’avoir pu atteindre dans ces lignes à ce flou de pinceau nécessaire, pour retracer ce que Chopin a dépeint avec une si inimitable légèreté de touche.

Là tout est subtil, jusqu’à la source des colères et des emportemens ; là, disparaissent les impulsions franches, simples, prime-sautières. Avant de se faire jour, elles ont toutes passé à travers la filière d’une imagination fertile, ingénieuse et exigeante, qui les a compliquées et en a modifié le jet. Toutes, elles réclament de la pénétration pour être saisies, de la délicatesse pour être décrites. C’est en les saisissant avec un choix singulièrement fin, en les décrivant avec un art infini, que Chopin est devenu un artiste de premier ordre. Aussi, n’est-ce qu’en l’étudiant longuement et patiemment, en poursuivant toujours sa pensée à travers ses ramifications multiformes, qu’on arrive à comprendre tout à fait, à admirer suffisamment, le talent avec lequel il a su la rendre comme visible et palpable, sans jamais l’alourdir ni la congeler.

En ce temps, il y eut un musicien ami, auditeur ravi et transporté, qui lui apportait quotidionnement une admiration intuitive, doit-on dire, car il n’eut que bien plus tard l’entière compréhension de ce que Chopin avait vu, avait chéri, de ce qui l’avait fasciné et passioné dans sa bien-aimée patrie. Sans Chopin, ce musicien n’eut peut-être pas deviné, même en les voyant, la Pologne et les polonaises ; ce que la Pologne fut, ce que les polonaises sont, leur idéal ! Par contre, peutêtre n’eut-il pas pénétré si bien l’idéal de Chopin, la Pologne et les polonaises, s’il n’avait pas été dans sa patrie et n’avait vu jusqu’au fond, l’abîme de dévouement, de générosité, d’héroisme, renfermé dans le cœur de ses femmes. Il comprit alors que l’artiste polonais n’avait pu adorer le génie, qu’en le prenant pour un patriciat !..

Quand le séjour de Chopin se fut prolongé à Paris, il fut entrainé dans des parages fort lointains pour lui… C’étaient les antipodes du monde où il avait grandi. Certes, jamais il ne pensa abandonner les maisons des belles et intelligentes patronnes de sa jeunesse ; pourtant, sans qu’il sut comment cela s’était fait, un jour vint où il y alla moins. Or, l’idéal polonais, encore moins celui d’un patriciat quelconque, n’avait jamais lui dans le cercle où il était entré. Il y trouva, il est vrai, la royauté du génie qui l’avait attirée ; mais cette royauté n’avait auprès d’elle aucune noblesse, aucune aristocratie à même de l’élever sur un pavois, de la couronner d’une guirlande de lauriers ou d’un diadème de perles roses. Aussi, quand la fantaisie lui prenait par là de se faire de la musique à lui-même, son piano récitait des poèmes d’amour dans une langue que nul ne parlait autour de lui.

Peut-être souffrait-il trop du contraste qui s’établissait entre le salon où il était et ceux où il se faisait vainement attendre, pour échapper au malfaisant empire qui le retenait dans un foyer si hétérogène a sa nature d’élite ? Peut-être trouvait-il, au contraire, que le contraste n’était pas assez matériellement accentué, pour l’arracher aune fournaise dont il avait goûté les voluptés micidiales, sa patrie ne pouvant plus lui offrir chez ses filles, exilées ou infortunées, cette magie des fêtes princières qui avaient passées et repassées devant ses jeunes ans, ingénuement attendris ? Parmi les siens, qui donc alors eut osé s’amuser à une fête ? Parmi ceux qui ne connaissaient pas les siens, ses commensaux inattendus, qui donc savait quelque chose et pressentait quoique ce soit de ce monde où passaient et repassaient de pures sylphides, des péris sans reproches ; où régnaient les pudiques enchanteresses et les pieuses ensorcelleuses de la Pologne ? Qui donc parmi ces chevelures incultes, ces barbes vierges de tout parfum, ces mains jamais gantées depuis qu’elles existaient , eut pu rien comprendre à ce monde aux silhouettes vaporeuses, aux impressions brûlantes et fugaces, même s’il l’avait vu de ses yeux ébahis ? Ne s’en serait il pas bien vite détourné, comme si son regard distraitement levé avait rencontré de ces nuées rosacées ou liliacées, laiteuses ou ;purpurines, d’une moire grisâtre ou bleuâtre, qui créent un paysage sur la voûte éthérée d’en haut… bien indifférente vraiment aux politiqueurs enragés !

Que n’a-t-il pas dû souffrir, grand Dieu ! lorsque Chopin vit cette noblesse du génie et du talent, dont l’origine se perd dans la nuit divine des cieux, s’abdiquer elle-même, s’embourgeoiser de gaieté de cœur, se faire « petites gens », s’oublier jusqu’à laisser trainer l’ourlet de sa robe dans la boue des chemins !.. Avec quelle angoisse inénnarable son regard n’a-t-il pas dû souvent se reporter, de la réalité sans aucune beauté qui le suffoquait dans le présent, à la poésie de son passé, où il ne revoyait que fascination ineffable, passion du même coup sans limites et sans voix, grâce à la fois hautaine et prodigue, donnant toujours ce qui nourrit l’âme, ce qui trempe la volonté ; ne souffrant jamais ce qui amollit la volonté et énerve l’âme. Retenue plus éloquente que toutes les humaines paroles, en cet air où l’on respire du feu, mais un feu qui anime et purifie sous les moites infiltrations de la vertu, de l’honneur, du bon-goût, de l’élégance des êtres et des choses ! Comme Van Dyck, Chopin ne pouvait aimer qu’une femme d’une sphère supérieure. Mais, moins heureux que le peintre si distingué de l’aristocratie la plus distinguée du monde, il s’attacha à une supériorité qui n’était pas celle qu’il lui fallait. Il ne rencontra point la jeune fille grande-dame, heureuse de se voir immortalisée par un chef d’œuvre que les siècles admirent, comme Van Dyck immortalisa la blonde et suave anglaise dont la belle âme avait reconnu qu’en lui, la noblesse du génie était plus haute que celle du pedigree !

Longtemps Chopin se tint comme à distance des célébrités les plus recherchées à Paris ; leur bruyant cortége le troublait. De son côté, il inspirait moins de curiosité qu’elles, son caractère et ses habitudes ayant plus d’originalité véritable que d’excentricité apparente. Le malheur voulut qu’il fut un jour arrêté par le charme engourdissant d’un regard, qui le voyant voler si haut, si haut, le fixa… et le fit tomber dans ses rets ! On les croyait alors de l’or le plus fin, semés des perles les plus fines ! Mais chacune de leurs mailles fut pour lui une prison, où il se sentit garotté par des liens saturés de venin ; leurs suintemens corrosifs ne purent atteindre son génie, mais ils consumèrent sa vie et l’enlevèrent de trop bonne heure à la terre, à la patrie, à l’art !