Fêtes et corvées/Fêtes et corvées

Pierre-Georges Roy, éditeur (p. 5-51).


FÊTES ET CORVÉES


Dans un moment d’enthousiasme comme en ont quelquefois les poètes, j’ai vu se dérouler devant mes yeux la file joyeuse et bruyante de nos fêtes, mais de nos fêtes de jadis surtout, et j’ai cru que le passé n’était pas tout-à-fait disparu, et que les folles mascarades du carnaval, le pétillement des feux de la Saint-Joseph et de la Saint-Jean, les chansons et les danses autour de la grosse gerbe, et les éclats de rire de la braierie, n’étaient pas les échos d’un temps qui n’est plus, mais les préludes toujours agréables de fêtes qui recommencent toujours. Et j’ai voulu parler de ces fêtes comme si elles étaient encore dans toute leur splendeur.

N’importe, parlons-en ! qu’elles soient ou non disparues, puisque c’est faire l’histoire du peuple — histoire intime et vraie, que nul motif d’intérêt n’embellit injustement, que nulle passion ne travestit avec malice. Les récits des combats ou des luttes politiques, sont souvent entachés d’erreurs ou de préjugés ; et puis, ils ne montrent une nation que revêtue en quelque sorte des costumes d’emprunt qui sont nécessaires aux comédiens qui paraissent sur la scène.

L’histoire des grandes actions d’un peuple n’est pas toute l’histoire de ce peuple et ne le fait pas connaître entièrement ; de même que la nomenclature des œuvres d’un homme ne suffit pas pour nous éclairer sur le caractère, les manière, les passions et les vertus de cet homme. Dans l’intimité l’homme et le peuple se révèlent tels qu’ils sont ; et c’est par le choix de leurs amusements, surtout, qu’ils laissent véritablement deviner la force ou la mollesse de leurs caractères, la rudesse ou la douceur de leur esprit.

Mais, je ne m’arrêterai pas trop sur des considérations que chacun peut faire aussi bien que moi. Et, comme j’ai à parler des fêtes religieuses, la morale se glissera dans mon humble travail sans que j’aie l’air d’y toucher.

Commençons avec l’année, nous finirons avec elle. Commençons dans la joie, l’espoir et l’amour, et ne nous inquiétons point comment nous finirons. À chaque jour suffit sa peine, a dit un sage ; moi qui ne suis pas sage pourtant, j’ajouterai : À chaque jour aussi doit suffire sa joie, et ne désirons pas plus de bonheur que nous pouvons en porter.

La première fête, et l’une des plus belles pour tous, parce qu’elle apporte à tous sans exception une satisfaction profonde et une grande espérance — la satisfaction d’avoir vécu une année encore, et l’espérance d’arriver sans encombre à l’année suivante — c’est le jour de l’an. On ne songe pas même à dire le premier jour de l’an, mais le jour de l’an, parce que ce jour à lui seul vaut toute l’année. De là, en effet, on embrasse, d’un coup d’œil, une longue prospective, et l’on goûte, par avance, une foule de plaisir qui se tromperont probablement d’adresse et n’arriveront pas jusqu’à nous. Peut-être encore l’appelle-t-on ainsi parce que les autres jours n’en sont qu’une répétition, et que ce que l’on fait ce jour-là, on le fait tout le long de l’année.

Aussi, comme on a soin de dire aux enfants de ne pas pleurer, de ne pas être maussades, de ne point se quereller, mais d’être bons et obéissants. Malheur à ceux qui pleurent le jour de l’an, ils auront encore les yeux rouges à Noël ! disait un vieux de mon village.

Ce jour-là, l’enfant l’attend avec impatience ; il le voit dans ses rêves ; il l’appelle de toutes les forces de sa jeune âme. Il ne sait pourquoi, mais il sait bien que les bonbons pleuvent dans ses mains, comme les baisers sur son front ; il sait bien que l’indulgence des parents est plus grande, l’amitié des petits frères et des petites sœurs, plus douce que jamais. Ce jour est un événement heureux dans sa jeune existence, et, le soir, quand le charme se dissipe avec la nuit qui vient, sa naïve imagination cherche déjà, dans les brumes de l’avenir, l’autre jour de l’an.

Pour nous qui ne sommes plus, depuis tant d’années, des enfants, ou, du moins, des petits enfants, le jour de l’an est aussi un jour de réjouissance. Nous serrons alors avec plus de chaleur la main aux amis ; les sentiments généreux débordent de nos âmes, et — pour que nul nuage ne projette son ombre sur la sérénité des heures nouvelles — la haine ou le ressentiment se taisent.

Nous mesurons le chemin parcouru, et, tout en éprouvant une véritable satisfaction, nous sentons peut-être une larme à notre paupière, à la vue des lieux ensoleillés que nous avons laissés derrière nous. Les vieillards, — plus tristes, parce qu’ils ont plus vécu, plus sensibles, parce qu’ils ont aimé davantage, plus sages, parce qu’ils ont éprouvé plus de déceptions, — versent, en ce jour, comme une rosée, la bénédiction sur la tête de leurs fils. Ils disent : « c’est le dernier jour de l’an que nous voyons ! » mais ils n’en croient rien, car, au fond du cœur, il y a toujours cette voix mystérieuse qui murmure : Espère ! Et puis, quand on a vécu quatre-vingts ans, on peut bien — ce me semble — vivre encore un peu. La grande affaire, c’est d’arriver à quatre-vingts.

Le jour de l’an n’est pas une de ces fêtes qui marquent, d’un trait distinctif, le peuple qui la chôme. C’est une réjouissance universelle, et qui est ancienne comme le premier calendrier — pas le Grégorien ! Il n’a que trois siècles, celui-là ! — Tout le monde est content et se réjouit de commencer une année ; quelques-uns, pour s’amender, beaucoup, pour faire comme auparavant ; les uns pour apprendre, les autres, pour oublier ; celui-ci, pour atteindre la fortune qui s’envole toujours, celui-là, pour arriver à la gloire qui lui sourit, et tous pour assouvir cette soif mystérieuse de félicité que Dieu a mise en nous, tout en plaçant dans son éternité la fontaine merveilleuse qui seul peut l’apaiser.

Autrefois, la veille du jour de l’an dans toutes les paroisses, dans tous les villages, on chantait la Ignolée. Ceux qui la chantaient s’appelaient les Ignoleux, et ils le méritaient bien. Armés de longs bâtons et de sacs profonds, ils allaient de porte en porte, chantant sur le seuil, plus soucieux du bon sens que de la rime :

Bonjour le maître et la maîtresse
Et tous les gens de la maison,
Nous avons fait une promesse
De venir vous voir une fois l’an…

Ils battaient la mesure avec leurs bâtons, et, avec leurs sacs ils recueillaient la chignée. On les recevait avec plaisir, et on leur donnait abondamment, car la chignée — c’est-à-dire l’échine d’un porc frais, je suppose — était destinée aux pauvres de l’endroit. L’égoïsme qui se glisse partout, se glissa jusque dans les cœurs des IgnoleuxAuri sacra fames ! — et les Ignoleux finirent par n’avoir plus de cœurs et par garder pour eux-mêmes ce qu’ils recevaient pour d’autres. De ce moment l’antique institution de la guignolée fut condamnée.

Le jour de l’an est une fête essentiellement religieuse pour les chrétiens. On laisse alors les travaux et les affaires, pour venir, au pied des autels, remercier le Seigneur des années que l’on a vues, et le supplier de ne pas nous rayer trop tôt du nombre des vivants — l’éternité est si longue !

Afin de sauvegarder ma réputation d’homme sérieux, j’ai voulu commencer par jeter devant vous quelques idées graves ; je finirai de même, car, soyez-en sûr, je tiens à bien finir.

Maintenant que vous êtes rassurés sur ma fin, je pars : suivez-moi si le cœur vous en dit.

Le temps du carnaval est passé, c’est vrai ; nous sommes en plein carême, c’est aussi vrai… mais rendons, pour un instant, la liberté à nos esprits, tout en réduisant nos corps en servitude, et retournons aux jours gras !

Le carnaval, ici, n’est réellement plus qu’un souvenir. De fait, il n’existe plus guère. Il nous est venu d’Europe avec nos aïeux, comme la fête de la grosse gerbe, et nos aïeux l’ont reçu de Rome ancienne, c’est-à-dire du Paganisme. Les anciens avaient, en effet, des mascarades, particulièrement aux Saturnales ou fêtes de Bacchus, aux Lupercales, et à la fête de la mère des dieux qu’on appelait Megalesia.

Si l’on en croit Ovide, la première mascarade remonte au temps d’Hercule, et c’est ce monsieur lui-même qui en a fait tous les frais. Voici à quelle occasion : Faune, un autre monsieur de l’antiquité, avait une maîtresse, la belle Lyda ; et cette maîtresse, un peu négligente peut-être, laissait traîner, — passez-moi l’expression — ses vêtements. Hercule les prit un jour, s’en revêtit et se rendit dans une grotte sombre, obscure même, où il donna à Faune, de la part de Lyda, un rendez-vous pressant. Faune accourut tout palpitant… et s’en retourna tout penaud. Il venait de voir la première mascarade.

Le carnaval, parmi nous, en est à son dernier jour, puisqu’il naît véritablement et meurt avec les jours gras. Mais, comme tout ce qui va s’éteindre, il brille d’un éclat plus vif, et parait se réveiller avec une vigueur que l’on ne suppose qu’à la jeunesse.

Le carême, voyez-vous, arrive pâle et décharné : on ferme les yeux pour ne pas le voir. Et pourtant notre carême à nous, quel bonhomme de carême en comparaison de celui de nos pères ! Mais pardon ! j’oublie que le carême n’est pas une fête populaire.

Nous sommes donc aux jours gras. Entendez-vous le trot mesuré des chevaux, les vibrations argentines des sonnettes, les silements des lisses d’acier sur la neige ? Entendez-vous les rires à demi-étouffés sous les robes de carrioles ? Tout le jour et dans toutes les routes, les voitures circulent. Ce sont les amis qui vont souper chez les amis, les parents qui visitent les parents. Tout le monde sort ou reçoit. Comme ce diable d’Asmodée, enlevons les toits et laissons pénétrer nos regards dans l’une de nos maisons ; par celle que nous verrons, jugeons les autres. C’est fait. La maison que nous avons décalottée est celle d’un bon habitant. Elle est grande et arbore deux pignons rouges. Notre habitant aime le plaisir et le petit coup ; il est généreux, honnête, hospitalier, et — pardessus tout — marguillier en charge. Les invités arrivent : Ils sont quarante de leur bande. Vieux et jeunes, hommes et femmes, veufs ou non, le nombre pas plus que le genre, rien n’y fait. Les femmes se déshabillent, les hommes se décapotent et les chevaux se détellent. Il fait froid et l’on prend un verre de gin pour se réchauffer ; s’il ne faisait pas froid, on en prendrait quand même. Les hommes s’assoient et causent de mille choses : des chevaux et de la récolte, des promesses du gouvernement, des taxes et des prochaines élections. Les femmes ne jasent pas moins, et, si les dernières nouvelles ne suffisent pas, elles rééditent les premières, soigneusement revues, corrigées et augmentées. Les jeunes filles ne font qu’un rond dans la place ; les pieds leurs brûlent de l’envie de danser. Voici le joueur de violon. Il porte gravement sous le bras, et précieusement enveloppé dans un mouchoir de poche, l’instrument désiré : un stradivarius de fabrique canadienne. On verse à boire pour lui donner du bras, et, soudain, — sous le doigt exercé qui les met d’accord, — tour-à-tour les cordes vibrent et sonnent, pendant que les clefs tournent en criant dans la tête gracieusement cambrée du violon.

Ces préludes font courir une effluve de volupté dans la salle ; les cœurs tressautent et les visages s’illuminent. L’archet, — que la résine a rendu agaçant — commence à se promener légèrement de la chantrelle à la grosse corde, en caressant la seconde et la troisième, comme pour essayer ses forces, puis, tout-à-coup, il entame le reel à quatre vif et entraînant. Alors galants et amoureux se cherchent et se trouvent. On danse pour le plaisir de danser, mais que la danse est agréable avec ceux que l’on aime !

Aux reels succède la gigue, la plus difficile, la plus belle, et la plus honnête des danses, à mon avis. Puis viennent les cotillons alertes avec leurs chaînes capricieuses, les oiseaux, les Sir Roger — qu’on appelait tout bonnement de mon temps et dans mon village — rénegeurs ! Et puis encore, les quadrilles gracieux avec leurs marches et leurs contre marches mesurées, les lanciers compliqués et brillants et les caledonias tapageurs. Et puis encore quelquefois, pour les vieillards qui aiment à nous donner une leçon de grâces… corporelles, le menuet précieux et mignard, avec ses salutations incessantes et ses gestes doucereux. Et toujours l’instrument résonne ! et toujours les danseurs tourbillonnent ! et le violoneux, en bras de chemises, ne se rendra qu’avec le dernier crin de son archet ou la dernière corde de son violon.

Cependant tout le monde n’aime pas la danse, et il en est pour qui une partie de quatre-sept vaut tous les autres amusements réunis. Il ne faut pas en vouloir à ces gens-là, de crainte que l’âge qui éteint d’ordinaire les autres passions, ne nous apporte la passion du quatre-sept. Ces courtisans des cartes, qui valent bien après tout les autres courtisans, se sont depuis longtemps attablés. Ils luttent deux contre deux ; l’enjeu, c’est l’honneur ; et, à les voir attentifs à leur main ou aux cartes qui passent, on dirait qu’ils jouent les destinées des candidats conservateurs ou libéraux. Quels cris et quels éclats de rires s’élèvent tout-à-coup ! Comme ces joueurs sont honteux ! comme ces autres sont glorieux !… Ah ! c’est un capot ou une vilaine qui vient d’être servi !…

— Retirez-vous d’ici, joueurs maladroits, allez apprendre à jouer ! disent les uns.

— C’est la faute à ma compagnie, répliquent les autres.

Oui, quoiqu’il arrive, au jeu de cartes comme aux autres jeux, quand deux personnes sont coupables, c’est toujours la faute de l’autre.

Mais voici que sur des chevalets on couche des planches, et que sur ces planches on étend des nappes, et que sur ces nappes on place des assiettes et des plats, des verres et des carafes !… Et la senteur du ragoût monte jusqu’au plafond ; et le fumet des pâtés à la viande et aux pommes fait passer des frissons dans l’estomac des gourmands ; et les volailles rôties qui dorment — richement dorées par la braise — leur dernier sommeil, dans les plats de faïence bleue, attirent fatalement plus d’un œil de convoitise ! Les soupers sont joyeux à la campagne, car il n’y a pas de gêne — et là où il y a de la gêne, il n’y a pas de plaisir, vous le savez. — Les soupers du mardi gras surtout sont joyeux et longs. On voudrait voler quelque chose au carême. Puis quand l’appétit est un peu plus que satisfait, et la soif, joliment plus qu’assouvie, on chante au lieu de faire des discours. À mon avis c’est bien plus gai, et bien plus raisonnable aussi, parce que cela aide la digestion ; seulement il se trouve des gaillards qui chantent un peu trop fort et un peu trop souvent. Ils croient que l’on chante d’autant mieux que l’on chante haut, et, comme ils supposent qu’on aime à les entendre, ils n’aiment pas à nous fâcher. Mais enfin les voix se fatiguent, les refrains deviennent plus courts ou plus rares, et, finalement, il arrive un moment où le dernier chorus est bien le dernier. Alors on se disperse pour se réunir de nouveau autour des tables à cartes ou au son du violon. Et jusqu’à minuit sonnant, c’est un entraînement irrésistible, une véritable fureur de plaisirs.

Mais le trait caractéristique du carnaval, c’est la mascarade. Et pourtant la mascarade elle-même tombe en désuétude. Elle ne se fait plus que le mardi gras.

Autrefois un homme sérieux et une femme non moins sérieuse s’affublaient d’un masque aussi grotesque que possible et de vêtements bizarres. L’homme s’enveloppait de jupes, la femme enfourchait la culotte — et, conduits par un cocher à l’air mystérieux, ils allaient de porte en porte, buvant, mangeant et dansant mieux que les autres, au grand plaisir de la foule. Souvent, des curieux parvenaient à soulever un masque, et alors, derrière la vilaine grimace en carton peinturluré, ils apercevaient parfois un adorable minois. Aujourd’hui, dans la plupart des paroisses, quelques jeunes gens et les enfants seuls se donnent la peine de se farder avec de la suie pour effrayer d’autres enfants. Mais en revanche ils se sont identifiés avec le jour même de la fête, et on les appelle les Mardi-gras !

Et voilà comme s’en va le carnaval sous notre ciel rigoureux. À ces fêtes excentriques où tout le monde est convié, où les fantaisies courent la rue, où la gaîté, l’entrain et la folie se donnent la main et dansent leurs rondes vertigineuses, il faut du soleil et de la lumière, il faut des hommes un peu efféminés par la douceur du climat et la poésie de l’existence, il faut des femmes brûlées par les rayons du jour et les rêves de la nuit…

Il ne sera pas sans intérêt de jeter un coup d’œil sur quelqu’autre peuple, tout en restant dans les limites que nous prescrit une simple étude, pour comparer nos fêtes respectives et constater leur commune origine. En Italie, par exemple, le carnaval est encore dans toute sa splendeur ou, si vous l’aimez mieux, dans toute sa folie ; et, dans la Ville Sainte, — pendant les onze jours qui précèdent le carême, — la population toute entière, affublée d’oripeaux étranges, vêtue de costumes pittoresques, travestie et masquée, inonde les rues et les places, crie, chante, pérore, danse, court, se promène, s’agite, comme une mer secouée par une commotion souterraine. Mais, le mercredi des cendres, toute cette foule joyeuse et bruyante encombre les églises et se prosterne dans la poussière.

Venise, autrefois, est montée jusqu’à la gloire, grâce à ses grands citoyens et à ses vaillants soldats ; Venise, aujourd’hui, est descendue jusqu’à l’immortalité — grâce à son carnaval. Car on descend à l’immortalité de chute en chute, comme on y monte degré par degré.

Ici le carnaval se termine par l’enterrement du mardi gras. Dans plusieurs localités de France et des autres pays d’Europe, il se termine par l’enterrement du mercredi des cendres. Le mardi gras d’ici et le mercredi des cendres de là-bas, sont figurée par un bonhomme — quelquefois même une bonne femme de linge ou de paille. Le mannequin, homme ou femme, est enterré ou brûlé avec tous les honneurs dus, sinon à son rang, du moins à l’idée qu’il représente.

Sans aucun doute, il y a là une superstition religieuse, et ce sacrifice du mannequin doit représenter le sacrifice des plaisirs et des amusements. On veut faire comprendre que le temps de pénitence est arrivé, et qu’il faut chasser le souvenir des distractions mondaines. Il faut dépouiller le vieil homme.

Les paysans de Bohême sacrifient, eux, un instrument de musique. Cela, en effet, parle éloquemment à l’esprit. Ils brisent d’ordinaire, une vieille basse, l’enveloppent dans un drap blanc et la portent en terre en s’éclairant de lanternes et en chantent des chants funèbres.

On trouve encore dans la Normandie, bien des personnes qui croient que le diable a le pouvoir et la permission d’enlever ceux qui se déguisent et se masquent, même en temps de carnaval, et ces naïfs paysans se donnent bien garde de faire la mascarade.

Ici, dans certains villages éloignés, on retrouve aussi la même croyance. Rien d’étonnant en cela, puisque nous descendons, pour un grand nombre, de ces rusés Normands. Quand j’étais jeune je me déguisais quelquefois et me couvrais d’un masque — chose que je ne fais pas maintenant, mais que bien des hommes pratiquent — et notre vieille voisine la mère Catoche, m’avertissait de prendre garde, que le mauvais esprit m’emporterait…

Je vois maintenant que la mère prenait le change sur le déguisement, et qu’il n’y a réellement de danger que pour ceux qui s’affublent du masque moral de l’hypocrisie.

Le carnaval cet fini, le mardi gras est enterré ; poursuivons notre course à travers l’année, mais secouons la poussière de nos semelles, et n’emportons rien de profane, car, pour un moment, nous allons nous occuper d’une fête religieuse, c’est-à-dire, d’une fête populaire convertie au Seigneur. Je veux parler de la Saint-Joseph.

« Saint Joseph fut choisi pour le patron du pays en 1624, — dit LaRue — et le père Le Caron, récollet, nous fait connaître à quelle occasion, dans un mémoire adressé au Provincial de son ordre, à Paris. »

« Nous avons fait, dit ce père, une grande solennité où tous les habitants se sont trouvés et plusieurs sauvages, par un vœu que nous avons fait à saint Joseph, que nous avons choisi pour le patron du pays et le protecteur de cette église naissante. »

Cependant, ce n’est qu’en 1638 qu’il est question pour la première fois d’honorer saint Joseph par des coups de canon et des feux d’artifice. Le père Lejeune dit en effet : « La feste du glorieux Patriarche Saint Joseph, Père, Patron et Protecteur de la Nouvelle-France, est l’une des grandes solennités de ce païs ; la veille de ce jour, qui nous est si cher, on arbora le drapeau, et fit-on jouer le canon. Monsieur le gouverneur fit faire des feux de réjouissances aussi pleins d’artifices que j’en aie guère vus en France. »

Cependant dix ans plus tard — en 1648 — le zèle diminue et le feu s’éteint.

« À la Saint-Joseph, on ne fit point de feu de joie, la veille comme de coutume, » écrit encore le père Lejeune. J’en fus une partie cause, comme ne goûtant guère cette cérémonie qui n’avait aucune dévotion qui l’accompagnait.

La Saint-Joseph est condamnée, ou du moins, comme une vierge qui entre en religion, elle se dépouille de toute parure, et renonce à toute pensée mondaine. Pendant quelques années encore elle a des retours plus ou moins dangereux (la fête) mais petit à petit le bruit du canon diminue, le feu perd de sa chaleur, il devient fort froid même — suivant l’expression du père Lejeune — les artifices sont détrônés par la simplicité, et les fusées, sans élan, ne font plus concurrence aux comètes échevelées. Pour la dernière fois, en 1661, il est fait mention de la Saint-Joseph, comme fête populaire profane ; mais on sait à quel éclat et à quelle grandeur la fête religieuse en est arrivée aujourd’hui parmi nous.

Le peuple a besoin de jours de récréation pour se reposer de ses labeurs et dérider son front. Les réjouissances publiques sont les fêtes de famille d’une nation. Elle ressèrent ou multiplient les liens entre les maisons, comme les fêtes de famille ressèrent et multiplient les liens d’amitié entre les individus. Les peuples les plus doux et les plus poétiques comme ceux du midi, se livrent plus volontiers à ces amusements que les hommes froids et sombres du nord ; la nature, le climat, le ciel les y invitent et les façonnent en quelque sorte pour la jouissance, et, en retour, ces peuples charmants et légers manifestent leur reconnaissance à la nature prodigue en l’exaltant dans des fêtes publiques.

Nos pères étaient friands de réjouissances : ils étaient encore Français. Nous, nous avons puisé des idées sérieuses et un brin de flegme dans l’air que nous respirons, dans la nature sévère qui s’étend sous nos yeux, dans le froid qui nous engourdit et dans la fréquentation des Anglais qui nous entourent. Nos pères ne trouvaient pas suffisant d’allumer des feux en l’honneur de saint Joseph, et ils crurent faire plaisir à saint Jean en lui brûlant aussi, la veille de sa fête, des sapins entiers, desséchés d’avance. Je ne saurais préciser la date du premier feu de la Saint-Jean sur nos bords ; mais je vois qu’en 1636 on chômait la Saint-Jean aux Trois-Rivières, et l’on tirait du canon, et l’on se livrait à toutes sortes d’innocentes jouissances le soir de la veille. Les Sauvages croyaient que les visages pâles faisaient cette fête pour chasser le manitou, et, à leur tour, ils prenaient tambours et autres instruments de tapage, et — faisant un tintamarre épouvantable — ils couraient de ci, de là, pour effrayer le diable.

Cependant le feu de la Saint-Jean ne s’alluma point à toutes les portes, pas même dans toutes les paroisses, et, pendant près de deux siècles, les échos de la joyeuse fête ne sortirent point des paroisses désignées sous le vocable de Saint-Jean. Voici — d’après le docteur La Rue — comment cette cérémonie se passait à Saint-Jean, Île d’Orléans : « Sur l’ordre du seigneur, un des habitants transportait sur la grève, en face de l’église, le bois nécessaire au feu : c’était du bois de cèdre invariablement. Après avoir chanté un salut, le curé, revêtu de l’étole, se rendait au bûcher. Il le bénissait, et ensuite faisait sortir du feu nouveau, en frappant un caillou avec le briquet. Avec l’amadou aussi enflammé, le curé mettait le feu au bûcher, et une compagnie de miliciens faisait une décharge de fusils, au milieu des cris de joie de toute la foule. Presque toute la population de l’ile se donnait rendez-vous à Saint-Jean pour cette solennité. La coutume était de s’y rendre à cheval, les femmes en croupe derrière leurs maris. »

J’emprunte à divers ouvrages certains détails curieux sur la manière dont se fête la Saint-Jean, en quelques endroits :

« L’origine des feux de la Saint-Jean remonte à la plus haute antiquité. Dans le même mois où nous les allumons, les Grecs célébraient, en l’honneur de Diane, une fête qu’ils appelaient les « Lophries », et, le jour du solstice, on incendiait un bûcher sur lequel étaient placés, — comme offrandes, — des fruits et des animaux. Selon Gébelin, cette coutume d’allumer les bûchers à l’époque du solstice aurait succédé aux feux sacrés qu’on embrâsait alors à minuit, chez les Orientaux, qui figuraient par cette flamme le renouvellement de l’année et rendaient en même temps un culte au soleil. On dansait autour des feux de joie, et les plus agiles sautaient pardessus. En se retirant chacun emportait un tison, et le reste était jeté au vent pour qu’il emportât tous les malheurs comme il emportait les cendres. Plusieurs siècles après, lorsque le solstice ne fit plus l’ouverture de l’année, on continua néanmoins l’usage des feux à la même époque, par suite de l’habitude et des idées qu’on y avait attachées.

Autrefois, à Paris, le roi assistait à la cérémonie du feu de la Saint-Jean, qui avait lieu sur la place de Grève, et cet usage remontait au moins au règne de Louis XI. On plantait, au milieu de la place, un mât de soixante pieds de hauteur, hérissé de traverses de bois auxquelles on attachait un nombre considérable de bourrées, de cotrets et de pièces d’artifice, puis on amoncelait, au pied, du bois et de la paille. On avait aussi la coutume barbare de suspendre au mât un grand panier qui contenait des chats et des renards destinés à être brûlés vifs. Ces pauvres animaux poussaient des cris horribles qui réjouissaient les cœurs des grands de la cour. Quand le feu avait tout consumé, le roi montait à l’hôtel-de-ville où on lui servait une collation.

Les Bretons conservent avec soin un tison du feu de la Saint-Jean, qu’ils placent près de leur lit, entre une branche de buis bénit le dimanche des rameaux, et un morceau de gâteau des Rois. Ces objets réunis doivent les protéger du tonnerre. Les jeunes filles qui désirent se marier dans l’année n’ont qu’une chose à faire, c’est de se mettre en danse, dans une même nuit, autour de neufs bûchers de la Saint-Jean. La recette, paraît-il, vaut de l’or.

En Poitou, on entoure d’un bourrelet de paille une roue de charrette ; on allume le bourrelet avec un cierge bénit, puis l’on promène la roue enflammée à travers les campagnes qu’elle fertilise, si l’on en croit les gens du pays.

À la Ciotat, en Provence, un coup de canon donne le signal pour allumer le feu, et pendant que le bûcher élève ses flammes dans l’air, les jeunes gens se jettent à la mer pour s’y asperger réciproquement, ce qui figure pour eux le baptême du Jourdain. À Vitrolles, les habitants vont prendre, dans la même circonstance, un bain qui doit les préserver de la fièvre pendant toute l’année. » Ici même l’on se précipite, dès avant le lever du soleil, dans les flots d’émeraude de notre grand fleuve, avec une pensée moins condamnable bien qu’entachée aussi de superstition. On ne sait pourquoi, mais l’on attend de cette immersion des effets merveilleux.

Mais, un jour, en 1834, à l’inspiration d’un noble citoyen de Montréal, M. Ludger Duvernay, la Saint-Jean s’est transformée en une fête nationale et religieuse ; elle est devenue, sous le nom glorieux de Saint-Jean-Baptiste, l’expression heureuse, forte admirable des sentiments d’amour et de foi, de patriotisme et de religion du Canadien-français. Allez dans toutes les villes, dans les villages, dans les campagnes, et vous verrez comme le peuple se réveille ce jour-là, et comme il parle haut de ses affections sacrées et de ses croyances indestructibles. Les maisons prennent un air de fête inaccoutumée ; les citoyens circulent, les groupes se forment, les drapeaux se déploient, les processions défilent, les fanfares éclatantes jettent leurs flots d’harmonie sur la terre, et, dans le ciel, les cloches d’airain, du haut des tours, jettent à toute volée leurs chants incomparables ! Et le peuple s’agenouille et prie. Il sait, en ce grand jour, unir dans une heureuse mesure, les plaisirs et les amusements de la terre avec les pensées et l’espérance du ciel.

L’été s’en va avec ses soleils brûlants, ses brises tièdes, et ses enivrantes bouffées de parfums ; la fenaison est finie depuis plusieurs semaines ; et, chaque jour, quelqu’un des cultivateurs, fauche sa dernière planche d’avoine ou lie sa dernière gerbe de blé. Les oiseaux chantent encore dans les cénelliers qui bordent la route, et les jeunes filles et les garçons vigoureux chantent aussi en allant à la moisson. Mais nulle part les voix ne sont plus vives, les refrains plus gais que dans ce groupe qui monte sur la terre de Jean-Baptiste Laliberté. C’est que, chez Jean-Baptiste Laliberté, on fête la grosse gerbe aujourd’hui.

Nous avons passé les jours gras ensemble ; nous avons ensemble allumé les feux de la Saint-Joseph et de la Saint-Jean, ensemble encore nous fêterons la grosse gerbe. Il n’y a plus un seul épi debout ; la faulx impitoyable a tout abattu. Déjà la récolte presque entière est entassée sous le toit de la grange en attendant le fléau primitif ou le moulin vorace enfanté par le progrès. Cependant une pièce encore n’a pas été serrée ; mais la javelle attend la hart ; et, si l’on en juge par l’empressement de ce groupe que l’on vient d’apercevoir, elle n’attendra pas longtemps. En effet, gars et fillettes, les mains protégées par l’antique mitaine de cuir rouge, se courbent sur le champ pour amasser le blé, et se relèvent tour-à-tour ou tous ensemble pour aller déposer — sur le lien de coudre — les épis javelés. Les lieurs n’ont pas une minute de repos, et penchés sur la gerbe qu’ils pressent du genou, pendant que leurs amis rient, chantent et badinent, ils n’ont chacun qu’une pensée et qu’une ambition : lier plus vite et mieux que les autres. Ils ont raison, car les liens, les honnêtes du moins, ne se forment jamais trop vite et se brisent toujours assez tôt.

Mais la récolte est rentrée, le champ est nu, et le chaume dresse partout ses tiges perçantes. Il ne reste plus qu’une gerbe à faire, c’est la dernière, c’est la grosse gerbe ! Tous les travailleurs redoublent de zèle. Deux harts des plus longues lui font une ceinture qui fait gémir sa taille souple. On la met debout ; on noue des fleurs à sa tête d’épis et des rubans à sa jupe de paille. Puis, en se tenant par la main, l’on danse autour des rondes alertes. On épuise le répertoire des vieux chants populaires, et l’on remplit le ciel de rires, de murmures et de cris. Les petits oiseaux sont jaloux de ces chants nouveaux qui s’élèvent du sein de la prairie : ils protestent de leur plus douce voix ; et les bêtes à cornes, surprises ou émerveillées, regardent de loin avec leurs grands yeux pensifs.

Enfin, la gerbe est placée au milieu d’une grande charrette, tous les moissonneurs s’entassent alentour, et le cheval, orné de pompons rouges ou bleus, selon sa couleur politique, se dirige à pas lents, — écoutant crier l’essieu, ou songeant à l’inégalité des conditions — vers la grange où la gerbe orgueilleuse va dormir, oubliée parmi les petites et les humbles, son dernier sommeil.

La fête de la grosse gerbe se termine par une soirée de jeux et de danse comme toutes les autres réjouissances populaires.

Cette coutume de célébrer ainsi la rentrée de la moisson, nous vient aussi de France. Là, dans la plupart des départements, elle est encore dans toute sa vigueur ; mais ici, elle s’en va… elle est parti…

Je l’ai dit, il y a un instant, nous devenons froids et sérieux… peut-être nous moralisons-nous de plus en plus. Si nous nous refroidissons, cela est dû, — je l’ai dit aussi — à notre ciel inclément ; si nous nous moralisons, — il m’est doux de le reconnaître — c’est grâce à nos prêtres dévoués. En France, dans la Bourgogne, surtout, où le vin, si l’on en croit la chanson, met la belle humeur au cœur, la grosse gerbe est célébrée avec magnificence. Le prêtre la bénit, et ensuite, s’il n’ouvre pas la danse lui-même, il se plaît du moins à voir la jeunesse s’amuser. Autre temps, autres mœurs ; on peut dire avec autant de vérité : autre pays, autres coutumes ; et ce qui semble de la licence ou de la légèreté de mœurs, peut n’être qu’une innocente expression du caractère frivole ou gai d’un peuple. Les peuples, comme les individus gais ou frivoles, sont rarement susceptibles de grandes passions.

Le souvenir de la grosse gerbe commence à s’effacer déjà, car nos cœurs sont inconstants, et nous avons à peine goûté un plaisir que nous en cherchons un autre. Quand les champs sont nus, et que les bêtes à cornes ont été envoyées dans les chaumes, on reporte ses regards sur les jardins et l’on cherche les planches de blé-d’Inde, car, une belle plantation de blé-d’Inde, c’est le gage d’une joyeuse épluchette. Plusieurs de mes lecteurs, n’ont pas eu, sans doute, la bonne fortune d’aller aux épluchettes, et ne connaissent pas les douces émotions que fait naître dans le cœur de l’heureux éplucheur qui le trouve, un épi de blé-d’Inde rouge. Moi je puis vous parler sciemment de ces choses… quorum pars magna fui, dirai-je avec le poète latin. Mais, d’abord, je me hâte de déclarer qu’épluchette est un mot tout-à-fait canadien de même qu’éplucheur, dans le sens que je lui donne ici. Il faut que je sois précis, car la critique a les dents pointues.

Une pyramide de blé-d’Inde a surgi comme par enchantement au milieu de la salle, disons plutôt de la cuisine, — car chez nous les habitants, on ne connaît que trois sortes d’appartements : la cuisine, la chambre, et le cabinet. La cuisine, c’est la pièce principale, et la plus grande partie de notre vie s’y passe. Je ne veux rien insinuer de méchant en disant cela. Je veux seulement dire qu’elle est à elle seule presque toute la maison ; c’est là que l’on fait bouillir la marmite, que l’on reçoit les intimes, que l’on dîne et que l’on travaille… La chambre, c’est autre chose. On y entre aux quatre grand’fêtes de l’année et pour les soupers du carnaval. Les messieurs y sont toujours admis cependant. C’est là qu’on reçoit le curé et les marguilliers. Les cabinets, ce sont les chambres à coucher ; c’est là que… l’on se réveille pour la première fois et que l’on s’endort pour la dernière… Donc, au milieu de la cuisine s’élève une pyramide d’épis chaudement enveloppés dans leurs robes — et l’on attend le signal de l’attaque. Le voici ! on se précipite, en poussant un cri de joie, à l’assaut du léger rempart. Je ne sais comment cela se fait, mais le dieu de l’amour a si bien favorisé tout le monde, que chacun se trouve auprès de l’objet aimé. On forme une ceinture aux épis, on se presse les uns contre les autres, à la seule fin, croyez-le bien, d’être plus près du blé-d’Inde. Les chaises feraient perdre un espace précieux ; on les laisse dans leurs coins et l’on s’assied à terre. Un étrange froissement de feuilles sèches annonce que le travail commence. On dépouille complètement les épis qui doivent être égrenés bientôt ; on laisse trois ou quatre feuilles à ceux qui doivent être gardés en tresses. Les plus éveillés de la bande des éplucheurs ont toujours quelques ripostes à lancer, quelques drôleries à faire. C’est un besoin pour eux de faire rire les autres, comme c’est un besoin pour d’autres de rire toujours. Les feuilles tombent drues, s’amoncellent et forment bientôt de moëlleux coussins. Une espérance anime les travailleurs, l’espérance de trouver un blé-d’Inde d’amour — on appelle ainsi un épi rouge — car ce blé-d’Inde est mieux qu’un talisman ; non seulement il vous préserve de la mauvaise fortune pendant la soirée, mais il vous investit d’un doux privilège, celui d’embrasser qui vous plaît. Quelquefois le possesseur de l’heureuse trouvaille dissimule son plaisir et son épi : il va traîtreusement déposer un chaud baiser sur une joue qui ne s’y attend pas, et ne produit qu’ensuite, au milieu des éclats de rire et des applaudissements, la pièce justificative ; quelquefois il pousse, de suite, un cri de joie, puis il agite comme un trophée l’épi de pourpre. Alors les yeux cherchent sur qui va tomber la faveur. Souvent la préférée — qui n’est pas sans quelque pressentiment — se trahit d’avance en rougissant tout-à-coup. L’épi rouge ne doit servir qu’une fois ; mais… trouvez donc une loi qui n’est pas enfreinte ! J’ai vu un épi rouge dans une épluchette où tout le blé-d’Inde était jaune — j’ai vu un épi rouge sortir vingt fois d’une enveloppe vingt fois improvisée !… Ce diable d’épi provenait d’une autre épluchette ;… je crois même qu’il avait été peinturé… Ce qui fait voir que la prévoyance est une excellente chose.

Les jeunes filles qui développent un blé-d’Inde d’amour, ne peuvent cacher ni leur émotion, ni leur contentement, mais d’ordinaire, elles ne se prévalent point du privilège qu’il donne. Il ne faut rien moins que les rigueurs de la loi pour les décider à s’en prévaloir, et encore se moquent-elle de la loi. Rien de beau comme cette craintive pudeur !… Aussi la récompense ne se fait pas attendre, car elles ne refusent pas, ces jeunes filles, de prêter à leur ami, cet épi qui les embarrasse, et l’ami galant ne manque jamais de prouver sur le champ sa reconnaissance. Laquelle des deux choses est la plus admirable, de cette candeur ou de cette ruse ?…

Pendant que l’on travaille, le feu s’allume dans la cheminée, l’eau bout dans le grand chaudron pendu à la crémaillère, et les plus beaux épis cuisent pour le réveillon. Ceux qui préfèrent le blé-d’Inde rôti n’auront qu’a s’approcher du foyer et à tourner, devant la braise, les grains d’ambre qui vont prendre une saveur exquise. Le réveillon sera gai ; le reste de la nuit s’écoulera dans les amusements de coutume ; car toutes ces fêtes et ces corvées, ne sont, après tout, que divers chemins pour arriver au même but…

Les refrains des moissonneurs et des oiseaux sont suspendus. Octobre est venu avec son jour pâle et triste, Les feuilles se détachent des rameaux et tombent comme nos illusions ; les poètes rêveurs s’enfoncent dans les sentiers perdus pour chercher l’inspiration que le bruit épouvante. L’atmosphère est limpide, car les vapeurs de la terre ne montent plus vers le soleil, et, pour me servir d’une expression pittoresque, l’air est écho. En effet, de toutes parts et soudain, entendez-vous retentir et se multiplier des coups vifs, rapides et mesurés ? C’est la braie qui bat le lin pour le changer en une blonde filasse.

Allons à la braierie : là nous ferons encore une petite étude de mœurs. Car, pour bien connaître un peuple, comme pour bien connaître un individu, il est nécessaire de l’étudier dans ses pratiques et ses réjouissances intimes, comme dans ses coutumes et ses fêtes publiques.

Voulez-vous savoir de loin où est sise la braierie ? Regardez cette fumée bleuâtre qui monte en spirales légères au-dessus des arbres, à la lisière du bois. Un ruisseau doit murmurer tout auprès du foyer. Un enfoncement gracieux, découpé dans la côte du ruisseau, a été choisi pour l’arène où les brayeurs luttent d’adresse et d’empressement. Le brayage, c’est, comme l’épluchette, une corvée, et une corvée joyeuse et plaisante. Il serait pour le moins ennuyeux de battre seul soixante-et-quinze ou cent poignées de lin, dans une journée ; et, pour prévenir l’ennui et se fouetter le courage, on convie les amis. Chacun à son tour fait sa corvée. Rien de curieux comme de voir cette troupe active qui rompt, broie, écrase et bat le lin, d’un bras infatigable, en riant, jasant et chantant sans cesse. Et pourtant la besogne est rude, car le lin crie et se tord longtemps avant d’être débarrassé de son écorce frêle et de ses frêles aigrettes, avant de se voir métamorphoser en un panache doux et luisant comme la soie. Et les aigrettes qui volent obscurcissent l’air et retombent en pluie légère sur les travailleurs. Les plaisanteries, les agaceries, les mots, drôles et les éclats de rire montent, descendent, se croisent comme les atomes de poussière dans le rayon de soleil. Oh ! le travail est facile et léger avec cet accompagnement de gaîté ! Jeunes filles et jeunes garçons, couverts de la poudre de ces combats inoffensifs, devinent souvent encore, sous le voile de poussière qui les dissimule, des sourires qui ne manquent pas de grâces et des regards qui ne manquent pas de feu.

Pendant que les braies retentissent, la chauffeuse — car c’est d’ordinaire une femme qui fait sécher le lin — la chauffeuse, comme une vestale antique, entretient, sous l’échafaud, le feu qui ne doit s’éteindre qu’avec la journée. L’échafaud est une espèce d’échelle très-large et peu longue appuyée sur quatre bâtons fixés en terre. Et sur cette échelle dont les barreaux sont simplement jetés en travers, sans être arrêtés, le lin est étendu en couches peu épaisses. Il faut que le lin soit bien sec pour se casser ainsi en milliers de parcelles sous les bois de l’instrument. La chauffeuse doit donc être attentive, et ne pas laisser la flamme s’endormir ; mais il faut qu’elle soit prudente aussi, et qu’elle ne risque pas de tout brûler le lin sous le prétexte de le faire bien sécher. Quand la flamme trop ardente, monte, monte, et va lécher l’échafaud, la plante fibreuse s’embrase, l’échafaud tremble, le feu bourdonne, la chauffeuse lève les bras au ciel, les braies se taisent, et un cri éclate : la grillade ! la grillade !…

Quand les journées de corvées sont finies, qu’il n’y a plus une botte de lin dans la grange, mais qu’il y a cent cordons de filasse au grenier et maintes bottes d’étoupe au hangard, on songe à payer les brayeurs, et l’on organise une veillée. On joue à recule toi de là ! le plus facile des jeux et le plus commode pour ceux qui ne se trouvent pas bien à leur place. Et, mon Dieu ! qu’il y en a de ceux-là dans le monde ! On joue au quiproquo, un jeu qui ne finira jamais. On joue à Madame demande sa toilette. Comme si la toilette de madame ne coûtait rien. On vend du plomb, et l’acheteur se fait tirer l’oreille pour payer, tout comme s’il s’agissait d’une dette réelle. On loge les gens du roi, comme si la royauté n’était pas en train de déloger. On passe, de main en main, un petit bâton allumé, en disant : Petit bonhomme vit encore, et il paraît que le petit bonhomme vit tant qu’il a du feu, — ou qu’il a du feu tant qu’il vit. — Et puis, pour retirer des gages, on cueille des cerises sur des… joues roses. On mesure du ruban que l’on coupe à chaque verge… avec les dents. On fait la sortie du couvent ; et cela se fait vite : les vocations ne tiennent à rien. On fait trois pas d’amour, et tant pis pour ceux qui ne les font pas assez longs… Ils sont condamnés au supplice de Tantale… Le bonheur n’arrive pas tout à fait à leurs lèvres… On fait son testament, et, à défaut de biens meubles et immeubles, l’on donne son cœur. Ce qui n’oblige à rien l’exécuteur testamentaire. Et l’on fait bien d’autres petits jeux fort amusants pour ceux qui en connaissent la philosophie.

L’hiver est arrivé. Le givre a remplacé les feuilles sur les rameaux, le ruisseau s’est changé en un ruban de cristal, la neige a jeté, sur nos plaines, son manteau éclatant de blancheur et triste, pourtant, à cause de son implacable uniformité. Les travaux des champs sont depuis longtemps finis et le cultivateur, comme la fourmi prévoyante, a rempli ses greniers. Plus de chants dans le ciel, plus de murmures dans les rameaux ; mais le sifflement de la brise et le gémissement de l’indigence. Cependant un nom mystérieux passe de temps à autre sur l’aile glacée de la rafale ; et, à ce nom, le monde tressaille. Le pauvre, en sa chaumière où il grelotte de froid et rêve du pain qu’il a vu sur la table du riche, le pauvre, sur le point de se désespérer, entend ce nom et reprend courage ; le riche entend ce nom, et sa main s’ouvre pour répandre les aumônes.

Les enfants, à ce nom, promettent d’être plus sages, et leurs jeunes imaginations voient flotter dans un océan de lumières, toutes les merveilles racontées au coin du feu par l’aïeule octogénaire. À ce nom les vieillards versent une larme de bonheur ou de regret, et leurs voix chevrotantes partent à fredonner le vieux cantique : « Il est né le divin enfant »…

Noël ! Noël ! voilà le nom qui vole, de bouche en bouche, du couchant à l’Orient ! Noël ! Noël ! voilà le nom qui traverse soudain les mers et les continents ! le nom qui réveille le monde et l’agite comme une immense secousse électrique. Sous les cieux brûlants du midi, aux glaces éternelles du pôle, sur les montagnes de l’Asie, dans les vallées de l’Europe, dans les déserts de l’Afrique, au fond des plages de l’Océanie, dans les solitudes de l’Amérique, partout ce cri s’élève, cri de joie, d’espérance et d’amour : Noël ! Noël !

Voilà la fête par excellence, la fête sacrée mais populaire à la fois, sacrée, parce qu’elle nous rassemble autour du berceau de Jésus naissant, populaire, à cause des charmes qu’elle emprunte à la nature, et des coutumes rien moins que religieuses, qui, à certaines époques, l’accompagnèrent. Il ne sera pas inutile d’étudier un peu ensemble cette grande solennité chrétienne. Et d’abord d’où vient ce mot Noël ? Quelques auteurs le font venir d’Emmanuel, « Dieu avec nous. » D’autres y voient une corruption du mot « Natalis, Natal. » Mais il est plus probable que ce mot vient du vieux cri druidique « gui l’an neuf ! » Ce cri, — qu’on abrégeait en ne prononçant que sa dernière syllabe accentuée diversement elle-même, suivant le patois, « Neu, Ne-au et même Nau en Poitou, et Noei ou Noé en Bourgogne, » devint, en effet, l’acclamation joyeuse dont on salua la venue du Christ, comme au temps celtique, on en avait salué la venue de l’année nouvelle. »

« On ne sait pas au juste à quelle époque on doit fixer l’institution de cette fête, mais elle est certainement de date très-ancienne, puisque saint Jean Chrysostôme dit que depuis la Thrace jusqu’à Cadix, c’est-à-dire dans tout l’Occident, elle était célébrée dès le commencement. L’usage de dire trois messes est antérieure au VIe siècle. »

« Au moyen âge cette fête devint profane autant que religieuse ; c’était la solennité par excellence, et celle qui donnait lieu aux plus grandes réjouissances publiques. Aussi les abus qui se glissent partout l’entachèrent bientôt. On alla jusqu’à faire, dans les églises, des mascarades grotesques. Le scandale fut réprimé. Cependant il existait encore à Valladolid, en Espagne, au milieu du VIIe siècle. En Allemagne, la fête de Noël a un caractère de naïveté qu’on ne retrouve point ailleurs, parce qu’on en fait aussi la fête des enfants. »

Dans les pays du Nord de l’Europe, en Suède surtout, la famille se réunit autour de l’arbre de Noël. L’arbre de Noël, c’est un joli sapin, le plus riche en feuilles et le mieux fait que l’on ait pu trouver dans la forêt, mais tout petit et tout vert de jeunesse. On le place solennellement sur une table, et on l’entoure de lumières. Puis à ses rameaux l’on suspend les présents de toutes sortes destinés aux enfants ou aux amis.

Le Suédois le plus pauvre arbore son arbre de Noël, et pour l’éclairer un peu au moins, il brûlera la dernière de ses pâles chandelles de suif.

Là, non seulement les hommes mais les animaux aussi se réjouissent. Les crèches regorgent de foin, et du meilleur ; l’étrille est plus caressante et la litière de paille, plus fraîche et plus moelleuse. Et l’on songe aussi aux petits oiseaux qui ne trouvent plus leur nourriture dans les champs, et, sur le toit de chaque ferme, pour les défrayer un peu, on attache une gerbe de blé.

Dans la Franche-Comté, et dans presque toute la France l’arbre poétique de Noël est remplacé par la Tronche.

La tronche, c’est une énorme bûche de sapin que l’on place avec cérémonie dans l’une de ces vastes cheminées dont on trouve encore ici-même, quelques exemplaires. Sous cette bûche sont cachés les présents que le petit Jésus a apportés aux enfants sages et obéissants. Le matin venu, la famille s’agenouille près de la bûche et prie quelques instants. Puis le père soulève peu-à-peu la pesante tronche, et les bonbons, les jouets apparaissent tout-à-coup aux yeux émerveillés des enfants. Ici nos petits enfants suspendent leurs bas au pied de leurs lits : ils s’endorment en rêvant aux bonbons que le petit Jésus va mettre dedans pendant leur sommeil.

La nuit de Noël est féconde en prodiges si l’on en croit nos grands’mères. Je n’ai pu vérifier aucun des récits que j’ai entendus et je ne veux pas jurer de leur vérité.

Il parait cependant que cette nuit-là, comme le jour des morts, les trépassés se lèvent, sortent de leurs sépulcres et viennent s’agenouiller autour de la croix du cimetière. Alors s’avance un prêtre en surplis blanc et en étole dorée ; c’est le dernier curé de la paroisse. Il récite à haute voix les prières de la nativité ; et tous les morts répondent avec dévotion. Ensuite tous ces spectres se relèvent, regardent le village où ils sont nés, la maison où ils sont morts, et rentrent en silence dans leurs cercueils.

Si cette histoire manque de vérité elle ne manque pas de poésie.

Une autre qui tombe mieux dans les goûts de notre époque, et qui a causer bien des insomnies aux avares, c’est celle qui nous apprend que, dans cette même nuit de Noël, les sables des grèves, les rocs des collines et les profondeurs des vallées s’entr’ouvrent pour faire reluire à la clarté des étoiles ou de la lune, les trésors cachés dans leur sein. Cette croyance n’aurait-elle pas eu pour point de départ la plus étonnante et la plus heureuse des vérités : Les entrailles de la terre qui produisent un Dieu, et l’étoile mystérieuse du ciel qui rayonne sur l’humble berceau de ce Dieu, pour le faire adorer des hommes. A periatur terra et germinet salvatorem.

Une histoire plus singulière encore que les précédentes, et bien facile à vérifier est celle-ci.

Dans cette nuit extraordinaire, les hommes — j’allais dire les femmes — ne parlent pas plus qu’à l’accoutumée, mais, en revanche, les animaux sont doués du don magnifique qui permet de déguiser sa pensée… ils parlent ! Oui ! bœufs et génisses, chevaux et brebis se font des confidences étranges et qui surprendraient bien leurs maîtres. Ils se disent, d’une voix dolente, comme le foin est sec et l’avoine, rare : Ils se rappellent leurs ébats dans la prairie, et secouent tristement la chaîne du licou qui les captive. Ils pensent… Mais je n’en finirais plus si je disais tout ce que pense de nous les animaux.

« Si la Noël a exercé l’imagination des conteurs, elle n’a pas moins inspiré les poètes ; et le nombre des cantiques qui se chantent dans le monde catholique à la Nativité est étonnant. Si tous ces couplets sont le fruit de la piété, la plupart — il faut bien le dire, — ne sont pas le produit du génie. Cependant, comme Dieu ne juge pas les hommes d’après leur esprit, mais bien d’après leurs cœurs, on peut croire que ces chants — même les plus vulgaires — lui sont agréables. Saint Jérôme rapporte que, de son temps, les chrétiens de la Thébaïde célébraient par des cantiques la naissance du Christ. Ce sont, dit-il, les chansons de nos provinces et les airs de nos bergers. Importé dans l’Europe chrétienne, cet usage des chants rustiques en l’honneur de la Nativité dut — pour rester fidèle à son origine populaire — s’accommoder de l’idiome national, et se plier au rhythme des airs de la campagne. En Italie, ces chants conservaient si bien le caractère agreste qui leur convenait, qu’on les avait d’abord appelés « pastourelles, ou cantiques des pasteurs. » En Angleterre, ces cantiques se chantèrent sur des airs de rondes champêtres, aussi les appela-t-on « Christmas carols, » les rondes de Noël. Il parait même que ces cantiques se chantaient, la veille de Noël, au milieu des dances, dans les cimetières des églises. »

Noël ! Noël ! Dans nos campagne heureuses, à ce cri d’allégresse, tous les habitants, dès avant minuit, s’acheminent vers le sanctuaire. Ils vont dans la nuit profonde, vers celui qui est la lumière ! Les étoiles brillent au firmament et la neige de nos pères scintille sous leurs rayons joyeux. Les cloches s’ébranlent sur leurs essieux, et, de leurs voix harmonieuses, annoncent dans toutes nos paroisses, dans toutes les villes, l’hosanna qui va de monde en monde jusques au Parvis des cieux ! Et le vieillard courbé sous le fardeau des années, l’enfant qui s’épanouit à la vie, l’homme, la femme et la jeune fille ; les riches dans leurs vêtements somptueux et les pauvres dans leurs haillons ; les heureux qui sourient et les infortunés qui pleurent, tous, tous — obéissant à une même pensée, attirés par le même spectacle merveilleux, poussés par une même force surnaturelle — oublient, pour un instant, les choses de la terre, rejettent le souvenir des fêtes passées, et, tout entiers à l’ivresse de la solennité nouvelle, la plus belle, la plus sainte et la plus populaire des fêtes, s’en vont chantant partout : Noël ! Noël !