Félicien Rops, l’homme et l’artiste/VIII

◄  VII
IX  ►

VIII


Le grand Paris l’accueille en enfant de son sang. Il en connaît les éditeurs ; il y voit les grands auteurs ; il y récolte des toxiques pour son officine ; lui-même s’y sature de parisine aiguë. Il accommode des projets ; il veut faire Musset et Balzac, parmi bien d’autres. Il est lui-même tout un roman de Balzac. Les Goncourt, dans leur Journal, consignent une visite qu’il leur fait en décembre 1866 ; le portrait, d’une écriture nerveuse et incisive, lui-même, a l’accent d’une morsure à l’eau-forte. Si souvent qu’il ait été publié, il peut bien trouver encore ici sa place. « Nous avons reçu la visite de Rops qui doit illustrer la Lorette. Un bonhomme brun, les cheveux rebroussés et un peu crépus, de petites moustaches noires en forme de pinceaux, un foulard de soie blanche autour du cou, une tête où il y a du duelliste de Henri II et de l’Espagnol des Flandres. Une parole vive, ardente, précipitée où l’accent flamand a mis un ra vibrant… Il nous parle de cet ahurissement que produisit sur lui, sorti de son pays, le harnachement, le travestissement, l’habillement presque fantastique de la Parisienne qui lui apparut comme une femme d’une autre planète. Il nous parle longuement du moderne qu’il veut faire d’après nature, du caractère sinistre qu’il y trouve, de l’aspect presque macabre qu’il a rencontré chez une cocotte du nom de Clara Blume, à un lever de jour à la suite d’une nuit de pelotage et de jeu. Un tableau qu’il veut peindre et pour lequel il a fait quatre-vingts études d’après des filles. »

Ce tableau, Rops ne le peignit jamais ; mais il en éparpilla les morceaux à travers son œuvre gravé et dessiné au point qu’on l’y peut reconstituer tout entier dans son tourbillonnement multitudinaire. Ne le croyez pas pourtant gagné de cette petite folie du Grand œuvre qui s’empare des cerveaux un peu chimériques. Il ne le fut jamais : il garda toujours la tête froide, même aux heures de la célébrité, avec une sorte de doute et d’ignorance de soi-même qui lui fait dire à l’époque où les Goncourt égratignaient à la plume leur joli portrait : « Je n’ai pas encore de talent, j’en aurai peut-être à force de volonté et de patience. » C’est le même cri à travers tout son œuvre.

En 1884, il écrit à Ramiro : « Il faut que je me renouvelle entièrement ou je suis fichu ». Le temps passe, les années, la vie : il a la soixantaine et il écrit à Champsaur : « Mon art n’est pas, n’existe pas. » Jusqu’à la fin il sera celui qui se cherche et désespère de se trouver quand déjà on le proclame un ouvrier d’éternité. « Je suis resté au seuil », dira-t-il encore, peu de temps avant la mort.

Poulet-Malassis, en artiste délicat et difficile, faisait alors ses elzevirs à petits tirages sur papier vergé, avec exemplaires de choix sur  Chine et sur Hollande. Ils s’étaient connus à Paris, ils s’étaient revus fréquemment à Bruxelles. Malassis, qui s’était ruiné avec ses belles éditions des Parnassiens, était venu se fixer dans un faubourg, le même faubourg d’Ixelles où vivait Baudelaire, où avait vécu Proudhon. Il habitait, rue Mercelis, une petite maison étroite et banale à quelques cents mètres de celle qu’avait occupée, rue du Conseil, le philosophe quand, proscrit de l’Empire, il arriva sous le nom de « M.  Duport, professeur de mathématiques », demander à la Belgique un toit et du pain.

« Coco-mal-perché » vivait là d’une vie retirée et pauvre. Le voisinage se défiait, suspectait quelque industrie clandestine, troublé aussi par les allées et venues de gens à l’aspect insolite, typos, acteurs, poètes, écrivains. La tête de Baudelaire, incisive, blême, glabre, d’une intensité d’œil effrayante, particulièrement était surveillée. Le soir, derrière les rideaux tirés, s’entendaient des voix comme des clameurs criminelles, Malassis lui-même, mince, fluet, rousset, sarcastique, la barbe pointue, offrait une surface équivoque. Par surcroît, de la petite maison partaient des épreuves, des envois d’exemplaires, une vaste correspondance, qui faisaient l’objet des commentaires du quartier, un quartier de religieuses et de petits rentiers. D’un zèle infatigable, l’éditeur relisait, corrigeait, âpre aux coquilles, toujours mécontent, par goût du beau travail. Ce fut une littérature spéciale, salace et vénéfique, germée aux confins du Code et qui trouva sans peine une clientèle affriolée des curiosités de l’amour. Rops fut requis pour étiqueter de ses vignettes les produits du laboratoire : il y déploya la plus fertile, la plus plaisante et la plus artiste invention libertine qu’il se peut imaginer. Certes, la licence y fut vive, mais relevée d’un art si aimable et si parfait qu’il en résulta plutôt un simple attentat aux bienséances.

La morne et vénale pornographie, industrie grossière d’infâmes camelots mal déguisés sous le nom d’artistes, n’approcha pas de ces dessins où la grâce, le rire et l’esprit se conjuguent pour empêcher que la volupté et le plaisir y soient, comme chez les goujats adonnés aux salauderies sans art, violés. Toute licence, sauf contre l’art et l’amour ; et le crime justement


LE BEAU PAON.



commence là où finissent l’un et l’autre. Le malicieux génie des vignettistes du XVIIIe apparut celui de Rops, mais avec une imagination plus éveillée et un agrément qui souvent les dépassa. Peut-être leur dut-il son extrême adresse à condenser dans d’exigus formats le nombre et la plénitude de la composition. Il leur dut bien plus encore le tour de l’allégorie et l’esprit des emblèmes, fleurs et fruits en guirlandes, ellipses et arabesques de la ligne, culbutis potelés et fessus de petits amours en ribambelles. Mais ce qui ne fut à personne qu’à lui, c’est l’accent même de cet art pimpant et qui, par un trait soudain de satire et d’ironie en dessous, échappe à l’exclusif caprice galant. S’il n’y est encore que le premier des petits-maîtres, il faut reconnaître que la maîtrise encore une fois lui vint presque spontanément comme dans les genres qu’il avait abordés antérieurement. Il s’achemine ainsi à la maîtrise totale du grand art sombre et désespéré qui sera l’un des plus extraordinaires aspects de la passionnalité du siècle.

C’est la période où il produit comme en se jouant. L’immense érotisme des âges se décante à travers l’innombrable paganisme des petits sujets où il voisine avec les faunes et les nymphes. Sa prédestination d’être au fond, sous l’apparence ityphallique, l’un des plus âpres moralistes de la sexualité, y perce déjà dans ce qui ne s’atteste encore qu’un goût un peu morbide d’éréthisme et de lasciveté. La fille, dernier avatar de la Vénus éternelle, étrange composé de braises et de glace, y garde, dans la nudité et le baiser, l’air avenant et peu redoutable des Cydalises du siècle antérieur. C’est l’aventure du plaisir et le relai aux auberges où la nappe est toujours mise, plutôt que le tragique amour avec ses lits changés en bûchers. À coups de rires plus encore qu’à coups de dents, le jardin des pommes d’or est saccagé dans les rencontres friandes de ces manuels des rendez-vous galants que sont les petits livres de Poulet-Malassis.

Ramiro, pour la seule année 1864, énumère le Théâtre de la rue de la Santé ; le Parnasse satyrique de Théophile de Viau ; le Dictionnaire érotique moderne, par un professeur de langue verte (Alfred Delvau) ; les Gaîtés de Béranger ; l’Art priapique ; Lupanie ; H. B. par un des quarante de l’Académie française, « avec un frontispice stupéfiant dessiné et gravé par S. P. Q. R. Eleutheropolis » ; Gamiani ou deux nuits d’excès ; les Aphrodites par André de Nerciat « ou fragments thalipriapiques pour servir à l’histoire du plaisir » ; le Parnasse satirique du XIXe siècle, recueil de vers piquants et gaillards de MM. de Béranger, V. Hugo, E. Deschamps, A. Barbier, A. de Musset, Barthélémy, Protat, G. Nadaud, de Banville, Baudelaire, Monselet, etc. ; Deux g…, Quatre petits poèmes libertins ; et toujours la mention de « frontispices révoltants, sacrilèges ou fangeux », du susdit S. P. Q. R.

Ce sont les messes basses dans les petites chapelles en attendant les grandes Messes noires devant le maître-autel. Le diable, en costume d’abbé galant, le loup d’arlequin sur le nez, y confesse les nonnes du gentil péché d’amour dans des sacristies où ne pend point encore au mur la terrible Tentation de saint Antoine. Attendez que la mort, plus puissante que l’amour et que le diable même, fasse par-dessus la grande kermesse son geste de ménestrel et la priapée battra son plein.

La mort ! elle sera bientôt la figure burlesque et effrayante de l’œuvre de Rops. La voici qui, sous un suaire en loques, debout près de l’objectif où M. Prudhomme (en attendant M. Homais) photographie son temps, se campe au frontispice des Bas-fonds de la Société. Le bonnet de la folie sur son crâne à bosses et à trous et tenant sous le bras la marotte grimaçante, elle semble prononcer le sacramentel : « Bougeons plus » et lève l’obturateur, tandis que l’élève de Brard et Saint-Omer recule, épouvanté, devant la vision macabre qu’elle lui fait voir.

Au-dessus de l’appareil, un soleil misérable, entre ses poings crispés, pleure des larmes de catafalque. Ce n’est pas encore la grande mort luxurieuse, bouchant d’une poignée de terre les baisers fous par allusion à la seule éternité possible : une étiquette qu’elle porte au flanc, Gaîté française, ironiquement la spécifie. Et cependant c’est déjà mieux qu’une rencontre fortuite. Regardez-la bien ; toute la philosophie de plus tard est soudain là, dans ce rire et cette silhouette macabre, en raccourci et comme à l’état d’indication.

Le concept pourra s’amplifier à travers le sarcasme et l’effroi ; il prendra une ampleur mystique qui s’égalera au sombre génie du moyen âge théologique : il sera la conjecture des perversions glacées, sous le vol tournoyant des mauvais anges. Mais déjà cette simple vignette, cursive comme une page de carnet, est le mémorandum où tout à coup et irrémédiablement, il fixe de sa main sa ligne de vie spirituelle. Eut-il conscience, en traçant l’image, qu’il allait prendre la mort pour collaboratrice de son énorme fresque érotique et qu’elle conduirait sa main avec l’ombre de sa main à elle et qu’ensemble ils écriraient le livre rouge de la Kabale de l’amour ? Fut-ce prescience réfléchie ou brusque instinct qui, sur la toile de fond de son



subtil et profond esprit, la fit, comme aux clartés d’une incantation, darder, sinistre marionnette dansante en haillons ou en falbalas et bien autrement terrible que les Danses de mort de Lucerne et de Bâle et que même la harcelante camarde du germanique Rethel ? Tout, en cette exceptionnelle cérébralité ropsienne, est prompt, lucide, sans presque de tâtonnements et tient comme entre deux éclairs. Il suffit que la mort lui ait fait signe pour qu’il la suive. Comme en ces farces de carabins jouant au spectre avec un petit flambeau sous un suaire, elle éclaire sur son passage les parois de la spirale ténébreuse où il touchera le fond même de la désespérance humaine. C’est elle qui pour lui allumera la funèbre lampe qui sera le fanal de sa plongée aux cryptes où se lamente un éternel sanglot.