Félicien Rops, l’homme et l’artiste/IX

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IX


Il s’est lié avec Alfred Delvau ; il termine pour lui les Cythères parisiennes en attendant les Cafés et cabarets de Paris. Cet observateur malicieux et avisé avait plus d’un trait de ressemblance avec Rops. Il devint le commensal de la grande maison provinciale où habitait encore le jeune ménage. Ses Amours buissonnières furent écrites à Namur, et il les offre à Mme Félicien Rops dans une dédicace affectueuse : « Vous m’avez fait la terre natale visible, et, de ce jour-là, j’ai cessé de me croire étranger… Je suis heureux, Madame, de vous en remercier dans votre propre maison, où, comme me l’écrivait votre cher Félicien pour m’encourager à venir, les hirondelles suspendent si volontiers leurs nids… »

On voit l’artiste à cette époque se multiplier dans le Théâtre gaillard, les Quatre métamorphoses de Népomucène Lemercier, les Bons contes du Sire de la Glotte, le Tableau des mœurs du temps, les Jeunes-France de Théophile Gautier, le Grand et le petit trottoir, le Gaspard de la nuit, l’Anandria ou Confession de Mlle  Sapho. À pleines mains, à pleines lèvres, la coupe des blandices païennes y circule et s’y boit. C’est la vigne-folle aux grappes d’ivresse charnelle et que foule, dans l’écumante cuve du péché, la démence amoureuse du monde. La mort y vendange bien pour son compte, vigneron sournois, mais sans trop se montrer encore. Quand elle reparaîtra, ce sera dans le champ maudit des Épaves où, comme un pommier engraissé de cœurs pourris, un grand squelette écharné éploie des bras ramusculés et qui finissent dans un crépuscule de feuilles et de fruits.

Nous sommes bien là cette fois dans le jardin de la mort même : d’un geste éperdu, elle semble proposer aux races l’ivresse du péché. Sous l’ombre noire de l’arbre du bien et du mal, le paradis terrestre s’est transformé en ossuaire, et voici, comme la fleur et la pestilence du charnier des âges, parmi la colère hérissée des végétaux, le grouillement des larves et la fuite d’un hippérion finissant en tarasque ; voici le bouquet des sept péchés capitaux autour d’un médaillon ironique où, sous l’exergue : Virtus durissima coquit, une autruche s’efforce d’avaler un fer à cheval.

C’est pourtant le même homme de qui jusqu’alors on avait admiré de plaisantes images se recommandant du libertinage de l’esprit plus que de la philosophie. Une malice spirituelle et anacréontique, un penchant latin à la licence amoureuse caractérise toute son œuvre légère. Il semblait avoir appris chez Gravelot, Cochin, Eisen, Moreau, l’art pimpant de la chair et du péché, si peu qu’avec un don de tout savoir naturellement comme le sien, il ait eu besoin d’apprendre ! Je crois bien qu’ils lui montrèrent surtout à n’être point graveleux en exprimant les abandons de la nature. Lui-même s’y


LE VOL ET LA PROSTITUTION DOMINENT LE MONDE.



abandonna en croyant ne s’abandonner qu’à son art, mais sans abdiquer une tenue qui sut éviter, même dans l’oubli du reste, la salauderie et la vulgarité.

Est-ce à dire qu’il ne poussa pas à l’extrême le goût friand des curiosités galantes ? Tant d’illustres esprits collaborèrent à ce Théâtre de la rue de la Santé, où ils laissèrent paraître l’ivresse nue de Noë sur le chemin des vignes, qu’on

ne peut se défendre envers lui d’une certaine indulgence secrète pour la tentation trop facilement obéie : la plupart, il est vrai, péchèrent sous le manteau avec ce génie subtil de l’hypocrisie qui, sitôt après, rattache les cordons du masque tandis qu’il y allait franc jeu, lui, d’une indépendance qui, dans toute cette gaillardise, demeura une de ses vertus natives.

Je vais dire une chose qui étonnera : la licence trop appuyée qui si souvent fut reprochée à Rops lui vint de son pays même, pays naturellement honnête et peu enclin au dévergondage de l’esprit, mais dénué du sens de la mesure et du goût. Pensez à ce qu’un Jordaens, un Teniers, un Bosch eussent fait de la jolie comédie érotique d’un Fragonard et à tout ce qu’il fut possible à celui-ci, sans tomber dans la crapule, d’exprimer de grivois, de fripon et de scabreux ! Il arriva que le grand artiste qui, alors, se cherchait encore, en marge de sa maîtrise définitive, dut en partie à la France la forme élégante et plastique de son art, alors que par les poussées sensuelles de l’instinct et le fond indiscipliné de la nature, il restait bien de chez lui. Ce devait être, d’ailleurs, jusqu’au bout son caractère d’art de rester géminé, avec ces deux parts d’un génie qui dut autant à la culture qu’à la race et qui s’accomplit dans une plénitude où tout de même et par-dessus tout, se démêlera toujours l’apport originel.

Rops, en son aspect composite, ne fut jamais ni un génie tout à fait wallon ni un génie tout à fait français et peut-être la greffe française, en l’assouplissant et lui communiquant d’abord des aptitudes au rythme latin et badin, ne troubla-t-elle pas sensiblement le cours profond de sa sève natale. Il se manifeste, dans un état de civilisation suraiguë, le produit d’une admirable mentalité générale d’art chez un peuple de peintres puissants et matériels, et qui, au contact de la mentalité déliée des artistes de France, va se dédoubler dans une formation d’artiste par excellence expressive d’une époque. Il ne s’ensuit pas que celle-ci, comme il fut trop enclin à le croire lui-même, fût exclusivement parisienne.

Rops donne l’idée d’un aboutissement de l’art et de la psychologie morbide d’un temps. Sous l’uniformité mensongère d’un état des mœurs apparentes, se dissimule une sorte d’âme secrète des peuples et c’est celle-là justement qui, à côté de l’imposture de l’autre, propose l’étiage appréciable de la moralité générale. Eh bien ! il établit cette moralité d’après ses rapports avec


L’experte en dentelle.



la loi des sexes, estimant, selon la notion moderne des facteurs sociaux, que la faim et l’amour sont les deux grands mobiles de la vie humaine. Il refait à sa manière, sur un point déterminé, l’enquête qu’ont faite les romanciers, les sociologues et tous ceux dont c’est le métier de tâter le pouls à la société, et il y apporte la vision lucide et forcenée d’un tempérament du Nord aux chaleurs concentrées et recuites et d’un esprit nourri de latinité classique.

Tel qu’il est, et quoi qu’on ait dit, il n’est pas, au sens ethnique, le grand artiste parisien de l’amour. Le terreau natal demeure aux semelles du Belge : il peut s’épanouir ailleurs par la cime, mais il ne se déracine jamais entièrement. Le cas s’était déjà vérifié chez Alfred Stevens. Ses admirables mains de peintre furent malhabiles à modeler l’Ève parisienne : il fit la parisienne en se souvenant de la chair blonde et grasse de son pays. Il fut, lui qui pourtant y vécut toute sa vie, un grand passant de Paris et qui là-bas, sans cesser d’être de l’immédiate lignée d’un Jordaens, s’affirma l’un des parfaits manieurs de belle matière de son temps. Mais on ne devient pas, en art, ce qu’on n’est pas déjà par la vertu des origines. Un Chéret, dans son art aimable et pimpant, apparaîtra toujours plus parisien que même un Stevens et un Félicien Rops.

Tous deux furent d’admirables artistes de leur race poussant la probité du travail jusqu’à ciseler le détail de leurs œuvres avec le même soin rigoureux que le personnage qui en faisait l’objet essentiel. Ils cédaient visiblement ainsi à la pensée que rien n’est négligeable dans la vie de l’œuvre d’art par la raison qu’elle est elle-même de la vie et que celle-ci est faite de juxtaposition et d’équilibre dans toutes les parcelles qui en constituent la totalité. Tout le champ du cuivre chez Rops à mesure se couvrait de petits traits réticulés où jouait la lumière et où circulait le magnétisme vital, de même que chez Stevens, la toile entière vibrait et palpitait.

On ne songe pas, du reste, à les comparer ici entre eux : leur mentalité d’art qui tous deux les porta vers l’amour de la femme, fut différentielle sur tous les autres points. Rops, aux jardins du péché, devait cueillir l’étrange et mortelle orchidée. Stevens, même dans ses fièvres, jamais ne transgressa la commune moyenne des passions normales. Tandis que le premier obtenait en ses cornues les pires précipités de la perversion amoureuse, le second presque toujours eut pour la femme le gros cœur sensible d’un bourgeois de son pays qui, par surcroît, eût été un peintre admirable.

Alfred Stevens, dans sa comédie amoureuse, est presque un moraliste et qui ne prend du siècle que les licences permises. Il n’emprunta à l’Empire qu’un certain type général d’élégance, de frivolité et d’égarement amoureux. L’homme, sans doute, n’est jamais loin : mais il ne faut le chercher ni dans le lit ni dans le placard : il est bien plutôt dans le cœur de l’amante. Si une ou deux fois il entrevit « le monstre », comme le lui écrivait Alexandre Dumas fils, peut-être il y fut porté par un modèle exceptionnel. Mais sa région n’est pas aux enfers : il séjourne aux intimités paisibles du gynécée. Il fait des femmes de foyer, épouses et mères, et qui, même à travers les curiosités de l’amour, gardent un tranquille parfum d’honnêteté. Ce sont des sentimentales comme chez Musset et qui n’ont rien de commun avec les femmes damnées d’un Baudelaire qu’évoquera surtout Rops. Ensemble, pourtant, elles proposent les deux aspects de l’amour dans une société qui s’est donné la femme pour idole, et eux-mêmes sont aux pôles opposés de l’art qui les exprima.

Moi qui les connus tous deux, je puis dire qu’ils s’estimèrent sans s’aimer. Stevens s’effarouchait d’un art morbide qui violentait sa grosse sensualité sanguine et conforme. Rops, tout en admirant sa maîtrise de peintre, lui contestait la cérébralité.

Toutefois, si antipodiques qu’ils soient, ils eurent en commun, dans le travail et la manière, un certain sens rationnel et méthodique des qualités classiques de l’art, clarté, précision, pondération. L’un et l’autre possédaient à un degré extrême l’art de la construction, l’arabesque dans la ligne et un génie coloriste harmonieux. Ils sont bien par là tous deux d’un pays de grands peintres honnêtes : ils pratiquent jusqu’à la sainteté les probes vertus du beau métier avec une égale horreur du chiqué et de l’à peu près.

Même les petits sujets galants que Rops fait pour Poulet-Malassis, ont, dans leur chiffonné léger, une valeur de composition qui les égale à de grandes planches. Sa verve et son invention inépuisablement y sèment la vie, la grâce et la folie : personne ne met plus d’esprit ni d’ingéniosité à nouer des guirlandes de nus ni à varier les images de la volupté. Ses ordonnances de priapées ont le rythme et le nombre des fresques païennes. Il dénonce un sens des callisthénies qui n’est qu’à lui et qui, par-dessus les imaginations les plus scabreuses, fait planer, comme une excuse à la démence humaine, le triomphe ensorcelant de la beauté de la femme.

Il est le plus lascif et le plus industrieux des peintres du plaisir ; et dans le risque d’une production hasardeuse, il ne cesse pas de demeurer un loyal artiste assujetti à exprimer avec pureté l’impur. Il semble qu’il lui ait été assigné de plonger au fond des bourbes humaines pour en extraire la parcelle divine qui, même souillée, n’en reste pas moins l’aspiration incompressible à l’amour réglant la loi du monde.

L’heure est proche, d’ailleurs, où son œuvre orgiaque et parodique portera le signe indélébile de la douleur et de la mort. C’est par là que la terrible éthopée se projettera bien au-dessus d’un simple concept luxurieux. Elle aura la beauté maléfique et sombre du mal de l’absence d’amour et qui inutilement se tourmente de la soif amère de la délivrance par les charités de l’amour. Elle sera enfin le cri de toute une humanité appelant à soi les


Humanité.



effrayantes blandices des paradis artificiels par impossibilité d’égaler à son monstrueux désir celles qu’il ne lui est point permis d’attendre des autres. S’il n’était irrévérencieux de comparer le profane au sacré, on pourrait dire que comme les cercles des enfers catholiques où éternellement se lamentent les âmes frappées de la peine du dam, elle aura désormais ses damnés torturés par le martyre voluptueux de la chair à jamais irrassasiée.

L’inconjurable espoir d’échapper aux fatalités originales n’est-il pas déjà tout entier dans le frontispice des Épaves ? Rops, en croyant sardonique mais qui accepte la fable biblique, y promulgue l’arrêt d’un Dieu vengeur, punisseur des péchés dont il mit la source aux lombes mêmes de la créature. Je ne sais s’il est, dans les livres des théologiens, un commentaire plus terrifiant de la loi qui fait dépendre de la mort la connaissance de la vie et de ses amoureux mystères. Il faudra voir souvent, en ce Rops adonné à la folie sacrilège, des clartés qui, comme ici, d’une trajectoire d’éclairs vont illuminer au loin, par delà la Somme et le Dogme, l’âpreté aride des hauts sommets scolastiques. Aucun père de l’Église n’eût dépassé dans ce commentaire des défenses édéniques, l’expression du courroux et des châtiments d’un Dieu.

Sur le fumier du monde, la mort, gorgée des moelles pourries de l’humanité, règne triomphante et totale, devenue elle-même le fabuleux pommier violé. Rops fut là soudain le scoliaste d’une théologie inconnue et qui soulignait les versets sacrés d’une glose ampliative et hérétique. On croit entendre le rire même de l’Esprit négateur ruinant, en ayant l’air de l’accepter, l’exécrable légende biblique ; et alors c’est bien encore l’éden, mais un éden saccagé par l’illogisme et tout grouillant des larves de la putréfaction, comme si le Maître universel de la vie, reconnaissant son erreur, tout à coup replongeait aux limbes le monde.

N’abandonnez pas trop vite cette redoutable image ; elle est irréligieuse ;


DÉTRITUS HUMAIN.



elle met fumer dans les cassolettes liturgiques une pincée de braises diaboliques ; elle est l’un des feuillets de l’énorme pamphlet où graduellement s’est assombri le crépuscule des dieux. Elle prend là, pour un artiste comme l’est de Rops, une importance liminaire qui en fait le frontispice, non point d’un livre déterminé, mais de l’Œuvre entier de la damnation, avec la mort debout au seuil, symbole ironique et suprême. Celle-ci sera désormais un des comparses assidus de qui, sous des masques divers, héroïques et bouffons, il requerra l’office de protagoniste dans la prodigieuse tragi-comédie érotique et macabre qu’il laissera après lui. On l’y verra, histrionne fardée en falbalas ou vestale impudique attisant la marmite de Satan, vieille sorcière s’ébrasant aux fornications, goule et vampire, pierreuse et princesse, toute la chiennerie des carrefours et la théorie des pauvres archanges aux ailes rompues, parader en personne sur les tréteaux, faire le boniment et tenir les rôles bas et grands, les lubriques, les torturés, les hilares, les diaboliques, si bien que, sous tous les déguisements et toutes les grimaces, c’est toujours elle, la camarde, avec son ami le diable, qui emplit la scène de ses cabrioles, de ses fureurs, de ses grincements de dents et de ses simulacres d’agonie où elle se raille et se dupe elle-même. Sur les grils, sur les chevalets et sur les divans, vous l’entendrez se lamenter et hurler et râler avec la bouche de l’amour, dans des attitudes qui sont un défi à l’amour. Ainsi l’aura voulu le caprice du maître, de ce maître en qui il y eut, à un degré vertigineux, le goût des baisers, de la perdition et de la mort et qui fit si bien les affaires du diable qu’en semant par les chemins du monde l’ivraie maudite, il parut être lui-même de sa parenté.

Personne n’eut au même degré le sens du terrible et de l’impur. Son œuvre est comme un cirque où belluaires et fauves s’entre-battent, où sous la dent des tigres et des lions, s’agenouillent les âmes martyres et où là-haut, sur son trône fait d’ossements, hiératique et droite, domine la grande femelle impudique, la ténébreuse Astarté nourrie des péchés du genre humain et elle-même pareille à l’amour et à la mort. Ensemble, une et trois, il les bafoue d’un culte ironique ; il semble triompher de l’idole éternelle, mais pour mieux s’asservir à elle, il ramasse, pour l’en fouailler d’un geste qui finit en caresse, les roses sanglantes et noires germées à ses pieds dans la nuit des tombeaux. À mesure, c’est comme un envoûtement où il ne s’appartient plus et où il lui faut renoncer à la joie des êtres et de la vie. On n’a pas vu assez quelle âme triste se cache sous le rire aride et glacé de ses bacchanales et de quel poids lourd alors la désespérance des âges l’inclinera vers un nostalgique retour au temps des « Danses de morts ». C’est qu’on ne joue pas impunément avec la mort et que peut-être, après l’avoir narguée cent fois et avoir fait d’elle le spectre ridicule aux tempes couronnées de fleurs en papier et qu’on fait danser à la corde, il subit le sort par lequel elle se venge de ses téméraires contempteurs. Lui-même est envoûté : il est le possédé de toutes les possessions : dans le diable-au-corps de son art génital et tragique, il extravase le diable qu’il porte en soi. Il est le propre officiant de ses Messes noires. Il est bien le dernier grand artiste catholique du rituel impur.