Félicien Rops, l’homme et l’artiste/VI

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VI


En 1857, le beau Fély cesse sa collaboration à l’Uylenspiegel : il est marié ; il a vingt-quatre ans ; il habite au cœur des nerveuses campagnes où déjà se renfle la grande échine dorsale de l’Ardenne ; sa gentilhommière s’appelle le château de Thozée. C’est le retour à la contrée des roches et des grandes eaux où s’était passée son enfance. Il chasse sur ses terres et voisine avec ses paysans. Il mène la vie d’un petit seigneur de campagne ; c’est dans son œuvre, entre le rire de son talent d’amuseur satirique et les poussées prochaines de son tragique et luxurieux diabolisme, une escale comme entre une arrivée et un départ. Il a fermé son théâtre et rentré ses marionnettes. Fini la farce caustique et le carnaval bouffon où il dépensa tant de verve, d’invention et de bonne humeur ! On n’en trouve plus qu’un rappel amoindri dans ses Salons illustrés de 1857 et de 1860. Une préfacette au millésime du premier (Uylenspiegel au Salon) spécifie assez bien l’esprit qui lui avait été jusque-là commun avec les rieurs de son entourage. « Je n’ai pas toujours la raillerie très fine : mon rire me fend la lèvre jusqu’aux oreilles ; mon bon sens — car j’en ai, je vous prie de le croire, — est peut-être un peu épais, mes remarques sont un peu crues — que voulez-vous ? Je suis du peuple et je suis Flamand…

« Aujourd’hui je viens pousser quelques éclats de rire à l’exposition de peinture ; demain, je rirai ailleurs, mais toujours je rirai, le rire est mon essence ; jadis je suis mort de rire et si je renais, c’est pour rire encore. »

Ni le rire de Rops, ni celui d’Uylenspiegel ne devaient renaître. Le journal, en 1862, se fait bi-hebdomadaire ; mais il a perdu sa force et lentement trépasse.

Voilà donc l’artiste au seuil d’une vie nouvelle ; sa jeunesse d’art se clôt sur la kermesse luronne dont il fut le ménétrier et où à tire-larigot s’était bu le piot du vieux génie jûteux et goguenard de la race. Il abandonne la joyeuse feuille satirique et ses tréteaux : il n’y fera plus çà et là que de petits dessins qui, à côté de ses grandes lithos, seront comme la menue monnaie de son art puissant de caricaturiste. Un outil plus précis et plus acéré remplacera le crayon qui fut un moyen d’expression adéquat à son goût du rire et de la farce pendant toute la période où, par l’effet d’une endosmose, il apparut si vraiment de la lignée de l’éponyme populaire qui fut aussi son héros.

Ils sont également frondeurs et hâbleurs : un identique mépris des idoles publiques fait le fond de leurs facéties. Leur rire, au surplus, corne au nez des grands, des petits, de toute la badauderie vivant sur le fumier des lieux-communs et des acceptations générales. D’une veine fanfaronne ils bafouent la morale, la loi, les défenses et les principes consacrés de la conformité sociale. C’est bien chez l’arrière-petit-fils la même âme insoumise et joueuse que chez l’ancêtre.

L’emprise du grand Tiel est si évidente qu’en cessant d’être l’Uylenspiegel d’Uylenspiegel, Rops ne cesse pas de lui appartenir. Ou plutôt c’est une pénétration mutuelle qui les unit à travers un air de parenté et où chacun d’eux appartient à l’autre. Mythe, symbole ou réalité semi-chimérique, l’enfant tout jeune peut-être entendit conter à la veillée les exploits du compère comme tout jeune, sous le « petit quinquet, » tandis que son père, le bon Buch et Van Gelroth le flûtiste jouaient du Bach, il avait feuilleté les images du vieux Jacob Kats. Fils d’une race riarde, elle-même nourrie de fables plaisantes et luronnes, on se l’imagine prêtant une oreille complaisante aux gasconnades en qui les gens de Flandre avaient cultivé leur humeur joviale et libre. D’une frontière à l’autre, dans un pays où les deux races, de langue et de terroir différents, l’une alerte, bruyante, taillée dans le grès natal, l’autre lente, tenace, renfermée, d’autant plus sujette à se détendre en de grosses sensualités de mangeailles et d’histoires grasses, avaient toujours voisiné en cousines germaines plutôt qu’en sœurs, c’était là comme un patrimoine légué par les ancêtres et qu’on se partageait.

Il se fit justement que, dans le même temps où le jeune Wallon s’impressionnait des « dits et aventures » de l’Homme au hibou, tel que d’anciennes estampes représentaient le légendaire garnement, un adolescent, portant en soi les deux races, Charles de Coster, à peu près du même âge que son ami de plus tard, sans doute aussi les lisait dans quelque almanach ou autre recueil consacré aux mirifiques histoires du grand coureur de pays. Sans doute leur liaison commença dans un de ces ateliers de peintres bruxellois où tous deux fréquentaient, l’un déjà connu pour son mordant esprit de caricaturiste, l’autre qui se préparait à son grand art d’écrivain par des contes, des parodies et des articles sur les Salons. Quand, en janvier 1857, Rops, au recto d’une carte d’étrennes cornée, donna le portrait des douze collaborateurs de l’Uylenspiegel, on put voir aux mains de De Coster, annoncé sur la couverture d’un livre, ce titre : Les légendes flamandes. Ce fut la première sève de cette veine généreuse qui continua dans les Contes brabançons et aboutit à ce merveilleux poème d’une race, La légende d’Uylenspiegel.

Les affinités se consolidèrent : ils se sentirent dans l’art et la vie le même fraternel battement de cœur, émerveillé et candide chez le conteur, orageux chez son ardent compagnon. Charles De Coster, au surplus, avait, par sa mère, une goutte de sang wallon dans les veines. Ce fut le vin de la vigne wallonne qui, dans la large coupe de son génie, se mêla à la fermentation du houblon flamand. Il s’était fait une langue composite où, par l’effet d’une sorte


LA RÉPÉTITION.



de décantation, le savoureux esprit gaulois, gaillard et caustique, se mixturait de narquoise et cordiale bonhomie thioise. Émile Deschanel, préfaçant les Contes brabançons, voulut y voir l’accent de Rabelais : on serait plutôt tenté d’y retrouver l’archaïsme des chroniques d’un Froissard, manié d’un art adroit et subtil. Ch. Potvin, plus tard, s’étonna qu’il ne se fût pas trouvé un ami pour lui déconseiller de trop lire Pantagruel, le roman du Renard, Montaigne et les Contes drolatiques de Balzac. De Coster vécut là une sorte d’art et de vie à rebours : son rêve d’artiste voisina avec les hommes et les choses du passé : un peu comme le peintre anversois Leys, il fut dans son Ulenspiegel le voyant halluciné et lucide des siècles.

Rops devait particulièrement goûter ce merveilleux roman qui emmargeait sur l’histoire. Il en aima même à ce point la langue que peut-être celle-ci fut la cause de l’archaïsme qu’il apporta lui-même dans la sienne. Rappelez-vous le pimpant couplet dont il décora la Dame au grand chapeau du Frontispice des Œuvres inutiles ou nuisibles : « Vere, ma mye, ne sont en ma paouvre cervelle que hannetons volants, fleurettes primeverdières et folles avènes. Ce qui est grand’pitié pour yceux qui moyennant force patards, laborèrent es-Academyes, le gésier tout aorné, paulmé d’or et enchiargé de mesdailles, avec un chief vilainement cathareux, branlant et besicleux.

« Et ainsi vais-je, dolent ou joyeux, ma mie, ne portant comme le sage Byas que bras ballants et en mon escarcelle qu’une penne d’aronde pour te pourtraicturer par les chemins. Et cela doucettement, en grand paour des gens d’armes et des grands Baillifs lesquels n’aiment moult les affranchis faisant mestier de folie » (Félicien Rops, en son livre pour les bonnes commères).

Rops eut la passion de l’écriture : il l’aima sous toutes ses formes. Nul parmi les peintres et même les écrivains de son temps, n’égala sa constance et ses activités d’épistolier : il s’y révéla l’esprit le plus alerte, le plus piquant et le plus joliment artificiel qu’on puisse concevoir. Ce créateur de farces et de drames, cet inépuisable inventeur de sensations, cet imaginatif qui s’amusait d’apparaître même à ses amis un personnage compliqué et déroutant, s’était fait à son usage personnel une psychie et une mentalité que l’originalité du langage rendait plus pittoresques encore. Presque toute sa correspondance atteste une verve comparable à celle qu’il dépensa dans ses crayons : il y demeure l’illustrateur à la plume d’une infinie et joyeuse comédie qu’il se joue à lui-même.

Visiblement le grand rieur de ces « lettres à tout le monde » y garde le son du rire qui fut celui de ses satires et de ses parodies, et ce rire est aussi celui d’Uylenspiegel, tel que Charles De Coster le riait à travers son livre. Surtout dans sa correspondance avec les hommes, sa jovialité se fait croustillante, salace, condimentée d’épices à l’emporte-pièce. Il en naissait l’impression d’une sorte de compagnon de la Bonne trogne, ami des frairies et des gogailles, franc luron, cajoleur de filles, sentimental à la fois et coque-plumet, s’éjoyant de la vie comme d’une éternelle kermesse où la table est mise pour tous les péchés capitaux.

Lisez-les, parcourez-les au hasard de la date, ces amusants feuillets dispersés à tous les vents : il semble ne s’y trouver place ni pour une peine, ni pour un regret : c’est la joyeuse aventure où l’on s’embarque, plume au vent, la plume qui, dans le dessin du bon Madou, hérisse le feutre bossué du grand Tiel. Peut-être même l’excès se faisait trop sentir, comme d’un homme qui veut rire quand même, de l’homme qui préfaçait ainsi son Salon illustré de 1857. « … toujours je rirai, le rire est mon essence ». Plus tard, il en voudra à ceux qui l’ont trop bien cru sur la foi des apparences. Il m’écrira alors : « Les imbéciles m’ont pris pour un garçon « gai ». Je suis un sombre, au fond « un mélancolique tintamaresque ». Gavarni, à qui je dois d’être peintre, (je ne sais pas s’il y aura lieu de le remercier), m’avait dit au début : « Vous serez comme moi, un sinistre à travers tout. » C’était en 1880 : les années avaient fui et il faisait ses Messes noires.

C’est bien là une cérébralité d’artiste : tout s’y conforme au dessin d’apparaître le personnage en scène : en des états d’humanité à côté, un séduisant esprit s’y dénonce paradoxal, contradictoire et grimé comme à plaisir. Et l’on pense à la danseuse toujours sur ses pointes, à laquelle se comparait Stéphane Mallarmé. Rops, comme à travers la pluie d’étoiles d’un moulin de feu d’artifice, exécutait sur la corde raide les plus amusantes voltiges. Il appliquait à ces jeux la volonté tenace qu’il eût mise à un beau travail, jouant pour lui non moins que pour la galerie les multiples rôles qu’il s’assignait, avec une sorte de génie de la déformation.

Rops fut à ce point un inventeur d’art que, même dans la vie de relations, en se créant à mesure les aspects sous lesquels il aimait s’apparaître en apparaissant aux autres, il demeura une fiction vivante, une étrange et déconcertante fiction d’art. Il sembla surtout possédé du besoin de dérouter ses contemporains. Il les dérouta si bien que jusqu’à l’étrangeté brève de son nom patronymique, pour certaines gens, dégageait une odeur de roussi où se flairait quelque équivoque cousinage avec le Malin. « Le tant bizarre monsieur Rops », de Baudelaire, aux yeux de ceux-là, dissimulait sous sa bottine un pied fourchu qui, pour le surplus, s’accommodait assez bien de la griffe dont il grattait ses cuivres.

On ne peut nier, en tout cas, que la facétie, n’ait été un des traits dominants des commencements de sa vie et de son œuvre. Il semble, d’ailleurs, que ce fut là l’esprit même de la Belgique intellectuelle du temps où les « Joyeux » et les « Agathopèdes » rivalisaient d’inventions malicieuses, où à douze autour d’une table, on faisait ensemble, d’une gaîté mordante, le premier Uylenspiegel, où Charles De Coster enfin, à l’exemple des maîtres « dinandiers » du passé, fabriquant les vénérables gaufriers dans lesquels aujourd’hui encore se coule la pâte des bonshommes en spikelaus, gourmandise et délice des Saints-Nicolas de l’enfance flamande et wallonne, avait imaginé, pour y couler « l’âme et l’esprit de la mère Flandre », le large moule d’une langue archaïque et rabelaisienne.

Il sembla que du même coup on eût recréé un des aspects de l’ascendance. On fut chez les ancêtres, les âges se renouèrent. Quand parut, à quelques années de là, la Légende d’Ulenspiegel, il fut permis d’y voir la Bible même des Flandres. Si la littérature, dans un pays qui jusque-là n’en avait eu que la bonne volonté, avait suivi la leçon du grand écrivain, peut-être elle eût donné naissance à un mode d’expression autochtone où Flandre et Wallonie se fussent confondues. D’un esprit flamand, mais avec l’accent de l’ancienne langue d’oïl, Charles De Coster, en écrivant, concilia les deux âmes. Le sang, pour les réunir, avait été versé : il y avait fallu la valeur et l’élan des provinces soulevées ; un livre, à son tour et à sa manière, refit l’œuvre des politiques en créant un chef-d’œuvre et le chef-d’œuvre peut-être d’une double race.