Félicia ou Mes Fredaines (1778)
Bibliothèque des curieux (p. 216-218).
Troisième partie


CHAPITRE XXV


Hors-d’œuvre à peu de chose près.


Est-ce un songe, madame ? me dit mon malade presque aussitôt qu’il put parler. Par quel miracle me trouvé-je enfin parmi des êtres sensibles, moi qui depuis si longtemps… Je vis !.. et c’est vous… vous que je ne connais point, mais qui êtes pour moi l’objet du plus étrange étonnement ! — Je vous entends, monsieur. Ce portrait qu’on a trouvé près de vous… certaine ressemblance… — Elle est frappante. Mais vous avez un cœur compatissant et la cruelle de Kerlandec… — Un chirurgien habile que Sydney avait envoyé de Paris, et qui ne bougeait d’auprès du blessé, remarqua que cet entretien causait trop d’émotion au malade. Il me pria de m’éloigner. — Je ne doute plus, Félicia, me dit le chevalier, que je rencontrai en sortant, et qui ne prenait pas fortement à cœur l’état de notre infortuné, je ne doute plus qu’après avoir guéri cet aventurier, il ne faille retenir le docteur pour vous-même. Vous voilà concentrée dans la tristesse, hospitalière en forme, pénétrée de l’air malfaisant de la chambre d’un malade ; nous aurons bientôt la douleur de vous voir l’être à votre tour. Quelque fièvre opiniâtre, ou tout au moins quelques sombres vapeurs seront le fatal salaire de vos empressements charitables. Plus de plaisir ! plus de volupté : quel oubli de la nature ! quelle contagion du malheur ! vous me feriez devenir de bronze ! De la sensibilité, ma chère Félicia ; mais jusqu’à l’oubli de vous-même exclusivement.

Il est vrai que les facultés d’aimer, de jouir étaient totalement suspendues en moi, mais chez nous autres femmes de plaisir, ces révolutions sont de peu de durée et ne tirent point à conséquence. Je prouvai bientôt au charmant chevalier que je ne prétendais pas m’oublier. Et même la santé de notre convalescent exigeant que je le visse beaucoup moins, puisque je lui retraçais si vivement ses malheurs, je me rendis à la société et me retrouvai bientôt au courant de mes habitudes. Mille plaisirs assaisonnés de toutes les variétés que nous savions pouvoir seules éloigner le dégoût remplissaient nos heureux moments.

Entendre le chevalier raconter ses innombrables galanteries n’était pas le moins amusant de mes passe-temps. Il lui était arrivé des aventures si plaisantes, il les contait avec tant d’agréments et de feu, que le plaisir de l’écouter ne manquait jamais de conduire à celui de réaliser ce qu’il savait si bien peindre. J’aurais eu de quoi grossir beaucoup mon ouvrage si cet aimable libertin avait daigné jeter sur le papier son histoire ; mes lecteurs m’auraient su un gré infini de la leur avoir transmise. Mais paresseux et peu jaloux d’être célébré, il a refusé cruellement de me donner un d’Aiglemontana. Bien loin de vouloir écrire, il trouve mauvais que je me donne ce plaisir : en un mot, ce censeur dont j’ai déjà parlé deux fois, et qui voulait me dissuader d’écrire ma dix-huitième fredaine, à la fin cependant il me laisse faire, sans doute parce qu’il n’est plus temps que je recule. D’ailleurs, il ne contrarie jamais au point d’être lui-même le plus entêté. Mais finissons cette digression par le récit d’une aventure presque incroyable arrivée à ce héros, et qui fera voir combien l’on perd à n’avoir pas une collection de ses folies : c’est lui qui va parler.

« Vous savez, ma chère Félicia, comment en dernier lieu j’ai eu le courage d’aller passer quelque temps chez moi, pour complaire à mon oncle. L’honnête ville qui m’a donné le jour a pour habitants des gens à peu près de la force de ceux que nous avons vus là-bas. Mêmes préjugés, mêmes ridicules ; les hommes aussi sots, les femmes aussi faciles, malgré L’étalage pompeux des plus grands sentiments.

« J’étais reçu dans toutes les maisons, et tout ce qu’il pouvait y avoir de passable était à peu près à mes ordres, mais je ne voyais rien qui pût m’amuser à certain point. Je répugnais d’avoir à partager avec des maris maussades, à corrompre d’imbéciles Argus, à me contraindre avec des mères et des tantes ridicules ; en un mot, je ne visais à rien, sinon à la femme d’un quidam revêtu depuis peu d’un emploi lucratif, mais qui, malgré ses avances, avait toutes les peines du monde à se faufiler avec la soi-disant bonne compagnie : la dame était très jolie, fraîche, parfaitement bien faite. Elle avait entrevu Paris, son hibou de mari lui devait son état, elle affectait les manières aisées, se parait, visait à l’élégance, femme d’assez d’esprit d’ailleurs, mais ayant le travers d’une grande intrigue avec certain officier, un de ces hommes qui ont puisé leur perfection dans les romans, pour qui le bonheur suprême est d’être montrés au doigt, comme le héros de grandes aventures amoureuses, d’être canonisés par d’antiques femmes à passions, et révérés des apprentis Céladons, un personnage, en un mot, parfaitement ridicule à cet égard, et d’autant mieux dans son jour que, de son côté, l’époux avait la manie de jouer le philosophe, de chérir le rare Sigisbé, de n’agir que par ses conseils. Souffler à ces deux messieurs une femme si préoccupée était un bon tour à leur jouer pour que je négligeasse de faire naître les moyens. Je répugnais cependant beaucoup à me mettre aux petits soins auprès de ces bourgeois ; je m’épouvantais des obstacles qu’allait rencontrer ma fantaisie ; mais voici comment le hasard me servit. »