Félicia ou Mes Fredaines (1778)
Bibliothèque des curieux (p. 213-216).
Troisième partie


CHAPITRE XXIV


Où l’on verra des choses intéressantes.


Peu de jours après l’aventure que je viens de décrire, nous apprîmes qu’il était arrivé de grands changements dans les affaires de sir Sydney. Il devenait lord par la mort d’un oncle, et voyait tripler sa fortune. Son projet était de nous donner encore un ou deux jours et de se rendre tout de suite en Angleterre. Il me mandait en particulier que le séjour que j’habitais ayant paru me plaire, il venait d’acheter cette terre en mon nom, persuadé que je ne lui ferais pas le chagrin de refuser un don que l’augmentation de ses biens rendait, selon lui, de peu de conséquence. Cependant, outre les bâtiments, les meubles, il y avait encore d’assez gros revenus attachés à la terre. Je répondis que, n’acceptant ni la propriété ni les rentes, je ne refusais cependant pas la jouissance du château, mais à condition que je serais libre d’en disposer, à mon tour, en faveur de qui bon me semblerait : mon intention était de remettre tout cela aux enfants de sir Sydney, que le soin de conserver dans sa famille un titre qui se serait éteint après lui mettait dans l’obligation de se marier.

Sur ces entrefaites, nous fîmes une rencontre singulière, dont il était impossible que nous prévissions alors les conséquences importantes. Que le sort est bizarre dans ses projets ! Souvent nous voyons naître d’une circonstance qui d’abord paraît tout à fait indifférente une chaîne d’événements qui donnent une nouvelle face à notre existence.

La nuit était déjà sombre, nous revenions tumultueusement d’une partie de chasse, et devions passer près de ces statues dont on se souvient que j’ai parlé : tout à coup le cheval d’un piqueur, qui était un peu en avant, s’effaroucha, recula et ne voulut point passer outre. Celui du chevalier, qui suivait de près, en fit autant, et lui-même fut effrayé, entrevoyant contre le piédestal un homme étendu ; nous arrivâmes en même temps. Le piqueur pria d’Aiglemont et Monrose, qui étaient à cheval à côté de moi, de descendre et de venir examiner avec lui si ce qu’on découvrait était un homme mort ou endormi : c’était un infortuné percé de plusieurs coups et perdant des flots de sang, mais qui respirait encore.

— Laissez-moi, dit celui-ci d’une voix mourante ; qui que vous soyez, vos soins sont inhumains. Ne me ravissez pas la seule consolation… — Un sanglot douloureux lui coupa la parole, nous le crûmes sans vie.

Syivina et monseigneur, qui occupaient une petite calèche, la cédèrent et furent reçus dans une autre fort spacieuse, où le gros milord tenait compagnie à Mme  d’Orville et Soligny. Monrose et le piqueur volèrent au château. Le dernier reparut bientôt, suivi du laquais et du chirurgien de Sydney, à qui Monrose avait donné son cheval. Ils apportaient de la lumière, du linge, et trouvèrent, à peu de distance du château, la calèche du blessé dans laquelle il était sans connaissance, entre les bras de d’Aiglemont ; les blessures furent visitées sur-le-champ : elles étaient profondes et douloureuses. On mit l’appareil.

Nous avions ramassé l’arme fatale avec laquelle le malheureux s’était frappé, et un bracelet de cheveux auquel tenait un portrait de femme, dont le cristal terni, humide et portant l’empreinte de deux lèvres témoignait que le suicidé avait ce bijou collé sur sa bouche quand nous l’avions rencontré. Elle fut portée à l’excès lorsque sir Sydney, de retour le lendemain, parut frappé comme d’un coup de foudre à la vue du portrait. C’était celui de cette femme dont il m’avait parlé. Il avait toujours soutenu qu’elle me ressemblait beaucoup. Il en prenait pour le coup tout le monde à témoin, et l’on fut, en effet, forcé d’en convenir. C’étaient tous mes traits, et surtout parfaitement ma physionomie. Cependant le malade demeurait au même état, prêt à tout moment de rendre l’âme. Sydney ne pouvait différer son voyage. Il eût bien désiré de faire copier le précieux portrait, mais sa délicatesse ne lui permit pas de commettre ce larcin. En partant, il me supplia de ne rien épargner pour tâcher de sauver les jours d’un homme dont l’histoire devait nécessairement avoir les plus grandes liaisons avec la sienne propre.

Ma tendresse pour l’aimable Sydney me rendit ardente à soigner notre malheureux étranger. Il ne fut hors de péril et en état de parler que quinze jours après le départ du nouveau lord.

Pendant ce temps d’alarmes et de pitié, mon âme demeura fermée aux plaisirs. Je ne m’intéressai pas plus à ceux des autres. Uniquement occupée de mon malade, je ne le quittais presque jamais ; l’ennui fit déserter Mme  d’Orville, milord Kinston et sa maîtresse. Monrose était en Angleterre. Une société telle que la nôtre, quoique fort de son goût, lui serait devenue funeste. J’avais prié Sydney de l’amener. Le pauvre petit avait fait éclater le chagrin le plus vif ; mais Sylvina elle-même ayant sollicité son exil, il avait été forcé de s’éloigner.