Félicia ou Mes Fredaines (1778)
Bibliothèque des curieux (p. 170-172).
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Troisième partie


CHAPITRE VI


Où l’on ne verra rien d’étonnant.


Le reste du voyage fut très heureux. Mon cœur palpita lorsque nous approchâmes de la capitale ; mais ma joie n’avait rien de comparable à celle du beau Monrose. Il dévorait des yeux les moindres objets, non avec la stupide admiration des sots, mais avec ce désir vif, si naturel à un jeune homme plein de feu, qui sort pour la première fois d’une prison, où rien n’a jamais pu l’affecter agréablement. Nous arrivâmes enfin. Notre laquais, que nous avions fait partir pendant la nuit avec celui de sir Sydney, nous attendait ; les appartements étaient préparés ; on logea Monrose dans une pièce qui donnait d’un côté dans la chambre à coucher de Sylvina, et de l’autre sur un corridor, à côté de la mienne. Nous n’étions pas scrupuleuses ; au surplus nous n’avions personne qui pût trouver à redire à cet arrangement ; et je ne me suis jamais repentie qu’il ait eu lieu.

Le chevalier Sydney vint nous voir le lendemain, quoiqu’il eût appris de son laquais, instruit par le nôtre, que nous étions à peu près de ces femmes qu’on nomme du monde. Il n’en rabattit point avec nous, et nous eûmes tout lieu d’être contentes de sa politesse. Nous devions aller au spectacle, c’est un des premiers besoins des pauvres gens qui viennent de s’ennuyer en province. Le chevalier offrit de nous accompagner au Français, que nous avions préféré : nous le priâmes d’accepter au retour notre souper ; ce qu’il fit.

Pendant le repas, certaines minauderies de Sylvina me firent aviser qu’elle n’aurait pas été fâchée de donner dans l’œil du bel Anglais : ce qui fortifia beaucoup mes soupçons fut que je la vis s’étudier à ne faire aucune attention à Monrose, qu’elle avait cependant perpétuellement caressé le matin, au point de le faire asseoir sur elle et de lui donner sans gêne de ces baisers qui ne sont plus sans conséquence quand on est aussi formé que l’était notre nouvel ami. On avait beau le tutoyer, le nommer mon fils, répéter sans cesse qu’on pourrait être sa mère, Monrose était trop aimable et Sylvina trop sujette à s’enflammer pour que toute cette belle amitié ne me parût pas quelque chose de plus. Je me rappelais d’Aiglemont, Géronimo, et je disais en dedans de moi : « Voici donc encore un larcin que Sylvina voudrait me faire ; pour le coup, celui-ci ne lui convient pas, il est mon lot, à moi. » Je trouvais Monrose adorable ; tout favorisait le projet de me l’attacher. Je ne pouvais douter que je ne lui eusse fait impression. Il ne s’agissait donc plus d’avoir les yeux ouverts sur la conduite de Sylvina. Elle était femme à faire les démarches les plus hardies. Je résolus de la prévenir et de me jeter plutôt à la tête du bel enfant que de ne pas l’avoir la première, si la fatalité de mon étoile me condamnait à toujours partager.

Mais si j’avais des plans, Sylvina en avait aussi. Elle feignit pendant plusieurs jours d’être incommodée pour se dispenser de sortir ; autrement j’aurais dû rester à la maison avec Monrose qui, n’étant pas vêtu, n’aurait pu l’accompagner : c’était précisément ce tête-à-tête qu’elle redoutait ; elle restait donc au logis. Pendant cette retraite, elle donna tous ses soins au beau jeune homme, l’équipa galamment, lui donna des nippes et lui retint des maîtres. Il était d’une beauté ravissante dans ses nouveaux ajustements. Nous trouvions surprenant qu’il eût sur-le-champ cette bonne mine, ce maintien aisé et noble qui n’est pas toujours le fruit assuré d’une longue éducation.

Nous le tînmes auprès de nous, gardé, pour ainsi dire, à vue, pendant près d’un mois, n’allant que furtivement au spectacle ou choisissant quelques promenades écartées ; évitant surtout de rencontrer nos connaissances, qui n’auraient pas manqué de venir nous voir et de nous rejeter plus tôt que nous ne voulions dans le tourbillon bruyant des sociétés. Le chevalier Sydney était la seule personne que nous vissions. Il devait être bien étonné de notre retenue, sachant que nous étions des femmes de plaisir. Il était surtout bien éloigné d’imaginer qu’un enfant pût être la cause de notre réforme apparente.

Sydney commençait à nous accorder beaucoup de confiance ; mes talents le captivaient, nous lui devenions nécessaires, il ne nous quittait presque plus. Mais je retrouvais toujours dans ses yeux cet intérêt triste qui m’avait frappée dès le premier instant. Je ne pouvais douter de son amour. Je voyais clairement que sans la différence des âges, il n’aurait pas hésité de se déclarer. Cette disproportion seule m’en imposait un peu. Cependant je m’interrogeais. Loin d’avoir de la répugnance pour ce respectable Anglais, je me sentais plutôt prévenue en sa faveur. J’aimais Monrose, mais il y avait plus de caprice et de vanité que de passion dans mes sentiments pour lui. Je ne m’attendais pas à de grandes ressources d’aucune espèce de la part d’un amant si jeune et si neuf. En un mot, ni l’une ni l’autre de ces conquêtes ne me semblait capable de me dédommager du charmant d’Aiglemont ; mais nous étions séparés, et pour l’amour, les absents eurent toujours tort avec moi. Je pris donc mon parti. Je résolus de prendre le chevalier et Monrose ; rien ne me paraissait plus compatible ; et, en effet, j’avais très bien calculé.