Félicia ou Mes Fredaines (1778)
Bibliothèque des curieux (p. 168-170).
Troisième partie


CHAPITRE V


Comment l’Anglais se montra aussi aimable qu’il était vaillant.


Jusque-là, nous avions à peine vu notre brave Anglais, qui paraissait attacher très peu d’importance au service qu’il nous avait rendu, et, ne bougeant de sa chaise, il avait évité de se trouver à portée de nos remerciements. Cependant il nous donna la main pour descendre de voiture et nous demanda la permission de souper avec nous.

Si cet homme généreux n’avait pas l’air d’empressement qu’aurait pu se donner un galant Français, après une aventure aussi romanesque, ayant un droit puissant à la reconnaissance de très jolies femmes, il était peut-être encore plus flatteur pour nous de voir combien l’intention de ce bienfaiteur était de nous mettre à notre aise. Pas un mot qui pût faire tomber la conversation sur l’affaire du bourbier. S’il nous arrivait d’en laisser échapper quelque chose, il nous priait, en souriant, de ne pas nous rappeler un moment désagréable. — L’art du bonheur, disait-il, consiste à chasser au plus tôt de la mémoire ce qui a fait de la peine et à conserver précieusement le souvenir de ce qui a fait plaisir.

Cet homme, qui paraissait au premier abord froid et sérieux, déploya bientôt, sans la moindre prétention, une éloquence facile, intéressante. Philosophe, il n’avait que des principes modérés, consolants : ses yeux, qui n’étaient d’abord que majestueux, devenaient tendres dès qu’il parlait : un sourire charmant inspirait de la confiance ; en un mot, plus on le contemplait, plus on était frappé de la symétrie parfaite de ses traits et de la dignité de sa physionomie. Âgé d’environ quarante ans, il avait la fraîcheur et la vivacité du plus jeune homme. Sa voix, quoique mâle, était douce ; sa taille, aussi souple que noble, était dégagée de cette contrainte que nous reprochons au plus grand nombre de ses compatriotes. On ne pouvait enfin se lasser de voir, d’écouter, d’admirer le chevalier Sydney. C’est ainsi qu’un de ses gens nous apprit qu’il se nommait.

Avec quelle bonté, surtout, il traitait l’aimable Monrose ! — Mon ami, lui disait-il, en lui frappant amicalement sur l’épaule, heureux les guerriers qui ont par devers eux, au bout de leur carrière, un seul trait qui vaille celui que tu viens de donner au début de la tienne ! sois conséquent, et tu seras le modèle des hommes braves et généreux. — Le modeste Monrose répondait de son mieux, par ses caresses, à tout ce que le chevalier lui disait d’obligeant.

Cet Anglais, si différent en apparence des gens que nous avions coutume de voir, nous aurait peut-être beaucoup moins plu, malgré ses belles qualités, si nous ne lui avions pas été aussi redevables. Il en imposait surtout à Sylvina, qui ne pouvait sortir avec lui du ton du respect et de la cérémonie. Quant à moi, je ne savais quel penchant m’entraînait vers sir Sydney ; et lui-même, malgré le partage à peu près égal de ses attentions, me paraissait profondément occupé de moi : ses yeux y revenaient sans cesse ; mais je ne pouvais comprendre pourquoi je les voyais s’attrister en me fixant. Ceux de Monrose tenaient une conduite tout à fait différente. Le pauvre petit me regardait furtivement et ne le faisait jamais sans rougir. Si nous nous rencontrions, il détournait la vue, pourvu qu’il y songeât ; car, lorsque le plaisir de me contempler lui faisait oublier la convention qu’il pouvait avoir faite avec lui-même de s’en abstenir, le fripon se déridait, son visage pétillait, j’y lisais qu’il mourait d’envie de se jeter à mon cou.

Nous devions arriver à Paris le soir du lendemain. Le chevalier ayant ordonné au laquais, qui le servait à table, de repartir bientôt, afin d’avoir le temps de lui trouver un logement convenable, nous lui en offrîmes un chez nous, en attendant ; mais il n’accepta point et se contenta de prendre notre adresse, après avoir demandé la permission de nous venir voir. Ensuite il alla reposer, devant se mettre en route de meilleure heure que nous. Avant de nous quitter, il trouva le moment de donner à Sylvina, pour le jeune Monrose, vingt-cinq louis qu’elle ne put refuser, sir Sydney l’assurant qu’il tiendrait à honneur que ce brave enfant voulût bien agréer cette légère marque de son estime.