Félicia ou Mes Fredaines (1778)
Bibliothèque des curieux (p. 128-131).
Deuxième partie


CHAPITRE XIX


Prompte négociation de Thérèse. — Entrevue.


La joie du captif qui voit compter l’argent de sa rançon et détacher ses fers ; celle du marin, lorsque, menacé du naufrage, il voit tout à coup les vents s’apaiser et les vagues s’aplanir, approche à peine de ce que l’importante promesse de Thérèse venait de me faire éprouver. J’étais encore plongée dans une douce rêverie ; mon âme s’égarait avec délices dans les riantes perspectives de l’espérance, quand l’objet de ma passion me fut annoncé.

Sylvina n’était point à la maison : le mal-être dont je me plaignais depuis quelques jours m’avait servi de prétexte pour ne pas l’accompagner ; j’avais saisi ce moment pour parler à Thérèse de mon amour jaloux et malheureux… Elle amenait le charmant Géronimo, qui d’abord scrupuleux et timide ne voulait pas monter ; mais ayant appris que je serais bien aise de le recevoir, il s’était hâté de saisir une occasion que la ponctuelle vigilance de Sylvina pouvait empêcher de renaître.

Mon trouble fut extrême ; l’Italien était à peindre dans ce charmant embarras, qui donne un air gauche aux plus charmantes figures ; contrainte qui me sied, mais qui est cependant si intéressante pour qui l’occasionne qu’on en est flatté, dans ces moments précieux à l’amour-propre, de voir l’âme de l’objet qu’on aime tout entière dans ses yeux, et suffisant à peine à admirer. À peine mon nouvel amant pouvait-il se soutenir : il trébucha, il s’assit maladroitement, demeura muet… et si l’adroite Thérèse n’eût frayé bientôt une route à la conversation, de longtemps notre malaise stupide n’eût apparemment fini. « Nous sommes plus heureux que sages, dit-elle de fort bonne grâce, vous osez aimer, j’ai osé parler en votre faveur, et je crois que nous n’aurons lieu ni l’un ni l’autre de nous repentir de notre témérité. Je vous laisse et vais me mettre aux aguets. »

Après ces mots, si Thérèse ne s’était pas envolée, j’aurais peut-être jugé à propos de faire quelques façons ; mais Géronimo, tombant à mes genoux, m’ôta tout à fait cette présence d’esprit avec laquelle une femme se défend ordinairement, lorsqu’un tiers la fait aller plus vite qu’elle ne se l’était proposé. Assommée de l’indiscrétion de Thérèse, émue de la passion que me témoignait mon amant, trahie par mes propres feux, je perdis absolument la carte. Jamais je n’avais rien vu de si désirable que Géronimo, dans l’intéressante posture d’un amant suppliant : je ne tenais plus contre l’impétuosité de ses caresses, contre l’éloquence de ses expressions, qu’un organe agréable et l’accent italien rendaient encore plus touchantes. L’amour qui pétillait dans ses yeux, dans les vives couleurs de son charmant visage ; le délire pathétique de ses sens se communiquait aux miens ; j’étais à mon tour muette, immobile ; mes mains, ma gorge étaient abandonnées à ses baisers. Le plaisir concentré dans mon âme n’éclatait au dehors que par la rougeur de mon visage et les oscillations précipitées de mon sein. S’il eût osé…

À ces premiers transports, il en succéda de plus modérés ; Fiorelli me conta que, dès la première fois qu’il m’avait vue, je l’avais embrasé du plus violent amour : « Je périssais de chagrin, ajouta-t-il, vous sachant amoureuse d’un chevalier trop digne de vous. M. d’Aiglemont m’efface, il est vrai, par la naissance, par mille belles qualités ; mais, divine Félicia, me permettez-vous de me mettre à certains égards au-dessus de mon illustre rival et de prétendre seul à la couronne que mérite le plus sensible, le plus passionné de vos adorateurs ? J’avais eu de légères inclinations avant de vous connaître ; mais vous êtes ma première passion. Que ne pouvez-vous imaginer toute la violence de mon amour !… Que de vœux, que de projets déjà formés !… mais surtout quel supplice que de me taire et de me sacrifier au bonheur de vous voir quelquefois dans cette maison, la délicatesse qui rend odieuses les faveurs d’une autre femme que celle dont on est épris ! Que j’ai maudit souvent mon étoile qui me condamnait si tyranniquement à servir celle qui était précisément le plus puissant obstacle entre vous et moi ! Vous l’avouerai-je ? Un sombre désespoir s’emparait déjà de mon cœur et me dictait de m’arracher la vie. Argentine, qui m’est unie d’une amitié peu commune entre parents, savait seule à quel point j’étais à plaindre et prenait pitié de mon état. Elle m’avait promis de mettre en usage tout ce que la nature a pu lui accorder de charmes et d’esprit pour détourner de votre amour ce mortel fortuné qui forçait le mien au silence. Mais la jalouse Camille, qui veut plaire exclusivement, avait déjà couché votre chevalier sur la liste des hommes qu’elle se propose d’immoler dans cette ville à son insatiable coquetterie. Et pendant que l’insensible s’enorgueillit d’engager par ses prestiges un cavalier que toutes les dames lui envient, la trop tendre Argentine aime tout de bon et se consume pour lui. J’avais donc à la fois et le mortel ennui d’aimer sans espérance et la douleur de voir ma chère Argentine malheureuse pour avoir voulu me servir… »

Géronimo, que j’écoutais avec un plaisir inexprimable, allait continuer. Mais Thérèse, accourant, nous annonça le retour de Sylvina, suivie de notre hôtesse et de l’ami Lambert. Nous nous mîmes au clavecin et commençâmes un duo de chant ; Thérèse, assise et travaillant auprès de nous, avait l’air de ne nous avoir point quittés. Il eût été bien difficile à ma rivale, malgré toute sa pénétration, de deviner qu’il venait de se passer une scène si préjudiciable à son amour.