Félicia ou Mes Fredaines (1778)
Bibliothèque des curieux (p. 123-125).
Deuxième partie


CHAPITRE XVII


Peu intéressant, mais nécessaire.


Un hasard heureux me vengea sur-le-champ de la musique française, à qui je venais de jurer une haine immortelle. À peine avais-je essuyé des disgrâces à son occasion, qu’elle reçut un violent échec, dans cette même ville, regardée jusque-là comme le plus impénétrable de ses retranchements.

La comédie était mauvaise, et par conséquent peu suivie : il passa une troupe d’excellents bouffons italiens qui, revenant d’Angleterre et retournant dans leur pays, se trouvèrent à manquer d’argent ; le directeur eut le bon sens et la hardiesse de les engager. On cria d’abord à l’horreur, à la profanation ; cependant, on voulut les entendre, quelques-uns par curiosité, le plus grand nombre avec l’intention de les trouver pitoyables et de les écraser sous le poids d’une puissante critique. Mais tel est l’ascendant du beau sur la cabale que beaucoup de spectateurs furent d’abord entraînés par cette nouvelle musique, vive, pittoresque, et que la faction qui se proposait de la siffler perdit beaucoup de ses membres. On était étonné de ne rien perdre de ce que rendaient des gens dont on n’entendait pas la langue. Tout était peint ; les chants séduisaient ; une exécution nette, moelleuse, soutenait l’attention et faisait craindre la fin des morceaux. Le concert de M. Criardet alla tout de travers, ses belles fugues déchurent de moitié. L’amour de la vérité me force à dire qu’ayant mis en parallèle les croquis de musique du répertoire des Italiens avec les tableaux surchargés de nos grands maîtres, quelques personnes raisonnables osèrent donner la préférence aux premiers. Le président tomba malade de chagrin et des mouvements infinis qu’il s’était donnés pour empêcher le schisme. Mlle  Éléonore, qui cessait d’être aux yeux de ses concitoyens la première chanteuse de l’univers, fit de cette injustice le prétexte de ses mortels ennuis.

La nouvelle troupe avait un excellent orchestre ; le chevalier s’en servit et mit sur pied un concert qui aurait fait tomber à plat celui de M. Criardet, si l’on se fût soucié d’enrôler tous les transfuges. Mais il y avait un choix à faire. On se garda bien de s’associer une foule d’imbéciles qui s’offraient, les uns par air, d’autres avec des intentions suspectes. On n’admit qu’un petit nombre d’amateurs de bon sens, dont les connaissances et les voyages avaient épuré le goût et qui ne ressemblaient en rien à leurs ridicules compatriotes. Il est vrai que ces honnêtes gens déchirés, tympanisés, haïs de la demi-bonne compagnie, étaient peu répandus, mais ils avaient le bonheur de se suffire, et les vains clabaudages de leurs détracteurs, loin de les mettre en souci, tournaient, au contraire, au profit de leurs amusements.

L’oncle et le neveu étaient fort goûtés de cette coterie. Le suffrage unanime dont elle honora mon talent, répara bientôt le tort que pouvait m’avoir fait le jugement partial de Criardet et du président. Je fus accueillie partout, et en dépit des gens qui disaient avec dédain : Qu’est-ce que c’est que ces femmes-là ? Fi ! comment peut-on les voir ? nous étions, Sylvina et moi, de tous les plaisirs.

Autant nous étions détestées des femmes, autant le chevalier l’était de certains hommes ; Lambert de certains autres et monseigneur de toute la dévotion. Cependant, il était impossible d’entamer ce prélat. Rigoureux observateur des moindres bienséances de son état, exact à ses fonctions, grave en apparence, fort religieux, ayant, en un mot, tous les dehors que les gens en place doivent au public, le peuple le prenait pour un saint ; mais les cafards enrageaient de ne pouvoir ni le gouverner, ni se plaindre de lui. Personne ne savait mieux porter son masque ; il ne le quittait qu’avec ses vrais amis ; alors nous retrouvions toujours dans monseigneur l’homme du monde, l’homme adorable ; et il était en effet l’homme adoré.