Félicia ou Mes Fredaines (1778)
Bibliothèque des curieux (p. 87-90).
Deuxième partie


CHAPITRE III


Ridicules.


Quoiqu’il fût presque nuit quand nous arrivâmes (les jours étant alors les plus courts de l’année), à peine eûmes-nous respiré un quart d’heure que le président, pressé de faire admirer à Lambert sa belle maison, traîna cruellement cet artiste, monseigneur, le chevalier et d’autres assistants, par tous les appartements, caves, greniers, remises, écuries, jardins, terres, chenils, etc. Cette visite dura près d’une heure ; après quoi monseigneur, morfondu, monta dans sa voiture et fut coucher à la ville. On nous retint jusqu’au lendemain. En attendant le souper, il fallut jouer.

Dans cette maison, chacun avait ses prétentions ; Mme la présidente, qui se piquait d’être une femme au-dessus des femmes, se mêlait de tout ce qui suppose un esprit solide et de combinaison. Elle regardait les arts en général comme d’agréables futilités, dont elle ne concevait pas qu’on pût s’occuper, au point, par exemple, que le faisait M. le président. Mais, en revanche, elle avait un goût décidé pour les choses abstraites, se mêlait de mathématiques et même d’astronomie. Par une suite de ces idées, elle ne jouait que l’ombre, le trictrac et les échecs, parce qu’ils sont savants et sérieux ; tous les autres étaient au-dessous d’elle et ne pouvaient amuser que des femmelettes. Je compris que c’était ordinairement M. le président lui-même ou le grand garçon que j’ai vu respirer, qui faisait la grande partie de Mme la présidente ; mais comme on aime à faire diversion quand l’occasion s’en présente, Lambert, qui à propos d’échecs était maladroitement convenu qu’il y savait jouer, eut pour cette soirée l’honneur et l’ennui d’être préféré. Deux visages obscurs firent, avec M. le président, un piquet à cul levé. Je fus d’un vingt-un avec Mlle Éléonore, Sylvina, le chevalier et l’homme qui respirait. Nous apprîmes pendant la partie que celui-ci s’appelait M. Caffardot et qu’il était gentilhomme braconnier ; car Mlle Éléonore lui fit beaucoup de questions relatives à la chasse ; cet amusement noble, disait-elle, ce délassement des héros, qui cependant n’était pour M. Caffardot que celui d’un imbécile. On vit clairement que ce maussade personnage était très amoureux de Mlle Éléonore et que celle-ci voulait le bien traiter. Elle ne parlait qu’à lui, ne nous adressant la parole que lorsque le jeu l’exigeait indispensablement. C’était surtout du chevalier qu’elle ne faisait aucune mention ; il ne fut pas assez heureux pour obtenir un seul regard de cette fière beauté, tant que dura la partie.

Enfin on soupa. De gros plats en profusion, des entremets surannés, des vins médiocres, un fruit mal rangé, tel était le repas que le bon président offrait, cependant assez agréablement pour qu’on lui sût gré : Mme la présidente servait avec les grâces dont son embonpoint la rendait susceptible. Éléonore, assise près du chevalier, avait l’air d’être en pénitence. M. Caffardot, mon voisin, ne me regardait non plus que si j’eusse été un basilic. Le président faisait assaut de connaissances avec Lambert ; je dis mal : celui-ci n’ouvrait pas la bouche. C’était le premier qui parlait seul, à tort, à travers ; architecture, sculpture, peinture, musique surtout, était son grand cheval de bataille : il avait été l’une des plus fameuses basses de viole de son temps et, de plus, un chanteur distingué. C’était à lui que Mlle Éléonore devait le talent du chant qu’elle possédait au suprême degré.

« Vous allez en juger, dit-il ; voyez, mesdames, je suis un amateur juré et n’ai point les petitesses de ceux qui ne le sont qu’à demi ; je sais que nous avons le bonheur d’avoir avec nous une chanteuse incomparable, et je m’en rapporte bien au goût éclairé de monseigneur qui nous l’a choisie ; mais n’importe, je suis sans amour-propre, ainsi qu’Éléonore, et je vais la faire chanter, comme s’il n’y avait ici personne qui l’effaçât ; elle a d’abord le mérite de ne se faire jamais prier. »

Cette complaisante demoiselle, qui ne se faisait jamais prier, ne prit pourtant qu’au bout d’un quart d’heure la peine de chanter… Eh quoi ! Pourquoi me refuser le plaisir de te voir ? etc., ce superbe morceau tant admiré des partisans du beau genre français, cette pierre de touche du vrai talent du chant… Le premier cri d’Éléonore nous fit faire à tous un mouvement sur nos sièges. Le président, nous croyant déjà saisis d’admiration, nous disait d’une mine : Eh bien ! vous ne vous attendiez pas à des sons comme ceux-là ? — Assurément, monsieur le président, personne ne s’y attendait. Le récit traînant était encore enrichi de stations, de développements de voix, que le cher papa, transporté, prenait soin d’encourager en ouvrant la bouche, ou de prolonger en appuyant un doigt sur la table… L’impression que me faisait le fatal morceau, et surtout la manière de l’exécuter, faillit dix fois me faire quitter la place… Quel triomphe c’eût été pour l’inimitable cantatrice ! J’y pensai à propos ; autrement j’aurais pu faire, pour le salut de mes oreilles, la plus maladroite impolitesse… Le chevalier, pour marquer plus de recueillement dans cette importante occasion, cachait son visage dans sa serviette. Lambert avait l’air de souffrir d’un grand mal de tête. Sylvina se composait un peu mieux. Le détestable air finit enfin. Alors tout le monde se ruina en applaudissements ; quant à moi, soulagée enfin, j’eus autant que personne l’air d’être fort contente. Le président ne tarit plus sur la musique et sur l’indulgence des gens à vrais talents, etc., etc. Heureusement il ne lui vint pas dans l’idée de me demander un échantillon du mien.

Aussi fatigués du bavardage du père que nous venions d’être excédés du chant de la fille, nous nous tordions la figure pour contraindre des bâillements dont nous sentions l’incivilité. Mme la présidente, qui s’en aperçut, les attribua, par bonheur, au besoin de se reposer. Elle interrompit les belles choses que nous débitait son époux et dit qu’il était temps de laisser aux voyageurs la liberté de se retirer, attention dont nous lui sûmes, pour plus d’une raison, un gré infini.