Félicia ou Mes Fredaines (1778)
Bibliothèque des curieux (p. 48-49).
Première partie


CHAPITRE XVIII


Caprices amoureux.


Le prélat, dont le sourcil s’était froncé très fort au bruit des fâcheux, sut se contraindre à merveille quand il les vit paraître… « Eh ! par quel hasard, mon cher neveu, vous vois-je ici avec ces dames ? dit-il à un charmant cavalier dont étaient accompagnées Sylvina et Mme d’Orville (une nouvelle amie que nous ne voyions pas beaucoup alors). Le jeune homme répondit qu’étant connu particulièrement de la dernière, il avait été assez heureux pour faire connaissance ce jour même avec Sylvina, et qu’à la suite d’une promenade on voulait bien lui donner à souper. Le gentil évêque, par bienséance, pria qu’on lui permît d’être des nôtres, comme s’il n’eût pas été chez lui. Il fut toute la soirée d’un enjouement délicieux et fit les plus plaisants contes, dont Mme d’Orville et Sylvina rirent aux larmes. Quant au jeune homme et à moi nous fûmes sérieux, distraits ; nous nous regardions… nous nous cherchions sans savoir que nous dire… À table, placés l’un vis-à-vis de l’autre, nous ne mangeâmes presque pas. Je sentais par-dessous des pieds qui cherchaient à lier conversation avec les miens. Je souriais au visage à qui ces pieds agaçants appartenaient : ce visage me regardait avec une expression passionnée qui me mettait hors de moi… Ah ! monseigneur, vous qui, deux heures auparavant, me sembliez le plus beau des mortels, que vous étiez changé depuis que votre adorable neveu m’était apparu !

Qu’on se représente un Adonis de dix-neuf ans, dont les traits étaient parfaits, la physionomie noble, le regard vif et doux, et dont le teint aurait fait honneur à la plus jolie femme. Qu’on imagine un front dessiné par les Grâces et merveilleusement accompagné d’une chevelure unique, du plus beau châtain brun ; une taille haute, svelte, pleine de grâces, et que faisait briller un petit uniforme d’officier aux gardes ; une jambe ! un pied ! Mais tout cela ne donne encore qu’une idée imparfaite du rare neveu de monseigneur, de l’incomparable chevalier d’Aiglemont ; c’est ainsi qu’il se nommait. Quels yeux ! Quelles dents ! Quel sourire ! Que de charmes dans les moindres mouvements ! Enfin, combien de ces beautés, toutes spirituelles, que la plume, le pinceau ne peuvent exprimer !

Ce mortel unique appartenait pour lors à l’heureuse d’Orville, qui, quoique jeune, belle, à la mode, et faite, à tous égards, pour aimer à but, ne laissait pas de faire des folies pour captiver son volage amant. Celui-ci ne daignait demeurer depuis quelques mois sur son compte que parce qu’elle venait de l’acquitter de plus de dix mille écus, et qu’en attendant des secours, que la famille rebutée du dissipateur tardait à lui faire parvenir, elle prévenait jusqu’à ses moindres fantaisies. Cependant elle ne manquait, ni de délicatesse, ni de pénétration, ni de manège. Elle vit d’un coup d’œil que l’inflammable d’Aiglemont brûlait déjà pour mes jeunes appas, qu’il me plaisait et que Sylvina, qui lui lançait à tous moments des œillades passionnées, méditait également d’en faire la conquête. Piquée au vif de tout cela, Mme d’Orville prit le parti de se venger sur l’heure, en se rabattant sur monseigneur. Le chevalier ne faisant aucune attention à sa maîtresse, ni Sylvina à monseigneur, d’Orville eut beau jeu pour agacer le prélat. Celui-ci, sur qui la nouveauté avait tout pouvoir, répondit avec le plus vif empressement aux avances qu’on lui faisait et prit feu d’autant plus violemment que, sans se jeter à sa tête, on se conduisait néanmoins de manière à lui faire espérer d’être bientôt heureux.