Félicia ou Mes Fredaines (1778)
Bibliothèque des curieux (p. 46-47).
Première partie


CHAPITRE XVII


Bonne volonté de Sa Grandeur. — Contre-temps.


« En honneur, petite Félicia, me dit le prélat un jour qu’il me trouva seule, vous n’êtes plus ici à votre place. Maintenant la belle tante vous nuit ; mais bientôt, friponne, vous allez lui nuire à votre tour. Il faut que je me mêle un peu de cela, que je vous sépare. Je suis l’homme de confiance : on fera tout ce que je conseillerai en vue du bien. Je veux vous dépayser. Qu’en dites-vous ? Je dois bientôt subir un exil de quelques mois dans mon diocèse ; la ville, à ce qu’il m’a paru, manque de ressources pour les plaisirs. Mais il y a spectacle, un concert passable : voudriez-vous, pour m’obliger, en être la première chanteuse ? On ne vous donnera point des appointements dignes de vos talents et de ce charmant minois, qui vaut à lui seul tous les talents du monde, mais je me charge d’y suppléer et de vous faire trouver, dans cette Sibérie, à peu près l’aisance et l’équivalent de vos plaisirs de Paris… Vous souriez ? Serait-ce de quelque maligne interprétation de ma bonne volonté ? Soupçonneriez-vous quel genre de reconnaissance je désirerais mériter de votre part ? Parlez avec assurance, belle Félicia, vous n’êtes plus une enfant… Je ne vois rien qui puisse vous empêcher de bien traiter un ami solide… qui… ne vous prierait de rien que d’agréable… de rien qui durât plus longtemps ; que vous ne pourriez vous-même vous en faire un amusement. Je me fais entendre ? Un rochet vous en imposerait-il ? Vous causerait-il quelque frayeur ? On est homme là-dessous… tout de même que sous l’habit le plus galant de vos jolis danseurs de l’Opéra… Si… vous saviez… comment un homme est fait… on pourrait… vous convaincre… qu’il n’y a entre les gens du monde et nous… aucune différence. »

Ce discours, un peu fort pour mon peu d’expérience, me mettait d’autant plus mal à mon aise qu’il était accompagné de gestes vifs et hardis… Je savais confusément qu’il eût été décent d’opposer une belle résistance… Mais je craignais si fort de m’acquitter gauchement d’un rôle qui ne m’était pas naturel, qu’au lieu de m’emparer des mains, d’empêcher certain genou de séparer les miens, je ne faisais que détacher, en folâtrant, de bonnes croquignoles sur les doigts sacrés… Mais qui ne les aurait pas bravées pour arriver aux beautés les plus fraîches et les plus neuves ? Mon agresseur entendait le badinage à merveille, et, loin de se fâcher du petit mal que je pouvais lui faire, il continuait avec beaucoup d’enjouement et s’établissait partout où cela pouvait l’amuser. Bientôt il fut si bien maître de ma petite personne que je crus pour le coup devoir le menacer, en riant pourtant, de le dire à ma tante, aussitôt qu’elle rentrerait. — Ah ! ah ! la tante est admirable, dit-il, en éclatant de rire… puis il prit un baiser très cavalier sur ma bouche entr’ouverte pour rire aussi.

Pourquoi serais-je moins franche en contant que je ne le fus pendant l’événement même ? Avouons ingénument que Sa Grandeur me fit éprouver avec la dernière vivacité ce que j’avais dû à Belval en pareille occurrence. Les choses allèrent même cette fois-ci beaucoup plus loin. Comme j’avais un peu perdu connaissance et que, par un heureux instinct, j’avais pris sur le bord de ma bergère la position la plus favorable, monseigneur en profitait : déjà quelque chose de très ferme me causait un certain mal… Mais un bruit soudain qui se fit entendre dans l’antichambre fit lâcher prise à mon vainqueur, il eut à peine le temps de se rajuster…

Ce n’était pas moins que Sylvina elle-même qui rentrait avec du monde et qui, pour peu qu’elle eût voulu prêter aux apparences, se fût très aisément doutée que nous n’étions pas à propos de rien, monseigneur et moi, dans une aussi violente agitation.