Éditions Albert Lévesque (p. 152-166).

Les Chutes Niagara.

L’OGRE DE NIAGARA


Tous les enfants canadiens connaissent le nom du brave et loyal Algonquin Tecumseh.

Les lointains ancêtres de cet illustre guerrier occupaient une vaste étendue de terrain sur les bords de la rivière Niagara, mais furent obligés d’émigrer aux environs du Lac Huron et du Lac Érié, à cause des déprédations d’une tribu perfide qu’on appelait « Les Tueurs ».

Cette nation avait pour elle la supériorité du nombre, et les Algonquins, quoique braves et courageux, se décidèrent à émigrer plus loin afin de pouvoir vivre dans la paix et la tranquillité.

Un jour, quelque temps après leur arrivée dans le nouveau pays, un coureur de leur tribu arriva, porteur de nouvelles inquiétantes : les Tueurs devaient les poursuivre jusque dans ce nouvel établissement et tuer leurs femmes et leurs enfants.

Que faire ?… Au milieu de la consternation générale, les chefs, suivant l’habitude des Indiens, demandèrent conseil à un « Loki » ou magicien de la tribu et celui-ci leur fit cette réponse :

— « Qu’un adolescent de cette nation parvienne à découvrir la clef d’or qui ferme à double tour la caverne, où l’Ogre des Grands Rochers, depuis longtemps, est prisonnier !… L’Ogre ainsi délivré, punira les Tueurs qui ont contribué à l’emprisonner… »

Cette réponse fut donnée devant le conseil des chefs et l’assemblée de toute la nation.

Chacun se regarda avec inquiétude… Qui donc, parmi leurs fils, serait assez valeureux pour risquer les périls de cette expédition, afin de sauver sa tribu ?

Au bout de quelques minutes un jeune garçon s’avança… Il s’appelait Puckeshinwak ; c’était un brave enfant de quinze ans, orphelin depuis longtemps. Il était franc et intrépide. Sa figure ouverte et souriante le faisait aimer de sa nation. On avait raccourci son grand nom, et à cause de son sourire si engageant on l’appelait Shinwah (celui qui rit).

— « J’irai, moi ! » dit-il ; je saurai bien la trouver la fameuse clef d’or ! Je vais délivrer l’Ogre des Grands Rochers et lui demander secours. »

Personne ne s’objectant, on lui confia la dangereuse mission.

Il partit dès le lendemain matin, armé d’un arc et d’un carquois plein de flèches, un tomahawk, tout neuf à sa ceinture et un paquet de vivres sur le dos.

Toute la tribu était sur pieds pour voir le départ de ce jeune brave et chacun lui disait des paroles de bénédiction et lui exprimait des souhaits de succès, auxquels Shinwah répondait en souriant.

Les chefs, fiers de ce vaillant fils de leur tribu, étaient cependant chagrins de le voir partir pour affronter tant de dangers, mais ils n’avaient pas voulu empêcher son départ, à cause du péril qui menaçait la nation.

Shinwah partit à grands pas et marcha longtemps. Après plusieurs milles à travers les plaines et les forêts, la faim et un peu la fatigue se firent sentir. Il s’installa bien à son aise sous un grand pin, prit de la nourriture pour se reposer et se coucha sur la mousse qui recouvrait le sol au pied de l’arbre… lorsque tout-à-coup il entendit des voix qui semblaient très rapprochées :

— « Je te dis que je ne veux pas qu’on lui donne sa liberté ! Il détruirait la nation des Tueurs », dit une voix flûtée, « ceux-ci m’ont promis des vivres et des fourrures ! »

— « Et moi, je te dis », riposta une autre voix presque semblable, « que je veux le délivrer. Il y a une petite personne mi-Fée mi-Indienne qui est là prisonnière aussi et elle ne peut être délivrée sans qu’il le soit en même temps ! »

— « Tu ne pourras pas trouver la clef de la caverne ! » ricana la première voix.

— « Je sais qu’il me faudra d’abord trouver l’orme enchanté au tronc creux », reprit l’autre, « mais j’en viendrai bien à bout, avec de la patience ! »

— « Comment pourras-tu le trouver cet arbre ? Tu n’as pas la branche magique… c’est moi qui l’ai, ici, à ma ceinture ! »

— « Attends ! fit l’autre avec un cri de colère, « je vais te l’arracher cette branche ! »…

Shinwah se glissa sans bruit à travers la muraille de branches et de l’autre côté, il aperçut deux nains luttant avec rage pour la possession d’une petite branche d’orme.

Le combat durait depuis quelques minutes lorsque les deux lutteurs s’affaissèrent sur le sol…

Shinwah accourut… l’un était mort, l’autre grièvement blessé à la tête.

Le jeune homme souleva ce dernier et ses bras vigoureux le portèrent un peu plus loin, auprès d’une source d’eau.

Il coucha le nain par terre, lava ses blessures avec l’eau froide de la source et lui banda la tête avec des feuilles et des lianes pour arrêter le sang qui coulait avec abondance.

Il lui donna à boire et lui arrangea un lit de branches ; toute la nuit il le veilla et chercha à le ranimer…

Peu après le lever du soleil, le nain ouvrit les yeux :

— « Ça va mieux ? » demanda Shinwah en souriant.

— « Jeune homme », dit le nain d’une voix
« Il vit deux petits nains luttant avec rage… »
faible, » tu as été bon et dévoué. Je ne serai jamais mieux, je vais mourir, mais toi, jeune et fort, il faut me promettre de remplir une mission. Prends cette branche magique que j’ai arrachée à mon ennemi, va délivrer la petite fée-princesse, Poko, qui est prisonnière avec l’Ogre des Grands Rochers… autrefois elle a été bonne pour moi et je veux la secourir ! »

— « Comment cette petite branche peut-elle me servir ? »

— « Place-la sur ta poitrine. Lorsque tu passeras vers l’orme enchanté, elle s’élancera d’elle-même vers cet arbre et s’y fixera !… »

À peine finissait-il ces mots qu’il devint froid et immobile… il était mort…

Shinwah prit la branche que tenait la petite main crispée du nain, il prit aussi un collier de pierres plates qui pendait à sa ceinture, puis il couvrit le pauvre petit homme de rameaux et de feuilles et reprit sa route vers les grands rochers.

Il voyagea pendant quelques jours, ne s’arrêtant que pour manger et dormir. La branche magique placée sur sa poitrine n’avait pas bougé. Le collier de pierre, suspendu à sa ceinture, risquait souvent de tomber ; craignant de le perdre, Shinwah le mit autour de son cou… au même moment, il se sentit enlevé dans l’espace et emporté dans l’air comme s’il avait des ailes… !

— « Quel bonheur ! » se dit-il, « est-ce le collier du nain qui m’emporte ainsi ? Je vais l’enlever pour voir… »

Il ôta le collier… Bang !… il se retrouva par terre avant d’avoir eu le temps d’y penser !  !

— « Je vais prendre de la nourriture, puis m’envoler de nouveau ! » se dit-il.

Pendant qu’il prenait son repas, il vit un oiseau de proie qui s’envolait, tenant quelque chose dans ses serres :

— « Un petit oiseau, sans doute », se dit Shinwah.

Il prit son arc et d’une main sûre lança une flèche… Une autre… puis une troisième qui atteignit enfin le faucon…

En tombant, il lâcha sa proie, un jeune corbeau qui vola vers Shinwah avec des croassements joyeux, comme s’il disait :

— « Tu m’as sauvé ! Merci ! Merci ! »

— « C’est bon, c’est bon, Plume-Noire ! Envole-toi maintenant, je vais m’envoler moi aussi ! As-tu envie de venir avec moi ? »

À sa grande surprise, après qu’il eut remis le collier et repris sa course aérienne, il vit que Plume-Noire s’était perché sur son épaule et semblait vouloir y rester.

Après deux journées de ce vol rapide à travers l’espace, Shinwah s’aperçut qu’il était en vue des wigwams des Tueurs.

Ôtant le collier, il atterrit en arrière des grands arbres qui entouraient leur établissement.

Il prit de la nourriture, en donna à son petit compagnon et partit ensuite pour explorer un peu les alentours. Mais tout-à-coup, une dizaine de Tueurs, cachés dans les branches, tombèrent sur le jeune Algonquin et le firent prisonnier !  !

Le collier merveilleux était à sa ceinture, mais il avait les mains liés derrière le dos et était impuissant à l’atteindre.

À l’arrivée des Tueurs, Plume-Noire s’était envolé…

On fit entrer le prisonnier dans le village et les cris de triomphe de ceux qui l’avaient capturé, amenèrent bientôt la tribu entière. Avec des hurlements de joie ils se préparèrent à le torturer, puis à le cuire et le manger.

Ils le lièrent solidement, avec des bandes de cuir, à un poteau planté en terre, puis ils dansèrent des rondes autour de lui en criant : « Anka ! Anka ! » c’est-à-dire « Tue ! Tue ! »…

Le pauvre enfant sentit son courage faiblir… à ce moment il aperçut le corbeau qui tournoyait dans l’air au-dessus de sa tête…

Les Indiens sont superstitieux et ne veulent jamais tuer un corbeau avec leurs flèches, craignant d’attirer des mauvais sorts. Plume-Noire s’abattit tout-à-coup, saisit dans son bec le collier de pierres et s’éleva de nouveau dans l’air… Puis, planant au-dessus de la tête du prisonnier, il laissa choir le collier qui tomba juste autour du cou de Shinwah !

Aussitôt, les solides courroies qui le ligotaient se rompirent. Il s’envola dans l’espace et fut bientôt hors d’atteinte, tandis que les Tueurs, ahuris et furieux, regardaient vainement dans l’air, dans l’espoir de voir retomber leur proie !  !…

— « Tu m’as sauvé, Plume-Noire, sans toi j’étais fini ! » dit Shinwah… mais Plume-Noire n’était plus là, il s’était de nouveau envolé…

Après quelques heures de cet étonnant voyage aérien, il commença à songer à redescendre à terre, lorsque tout-à-coup la branche magique partit d’elle-même, siffla dans l’espace et s’implanta sur le tronc d’un gros orme, où elle se fixa solidement !…

— « L’arbre enchanté ! » s’écria avec bonheur le jeune Indien, et ôtant le collier, il se laissa tomber sur le sol.

Il s’approcha de l’arbre et frappa doucement le tronc avec le manche de son tomahawk… à un certain endroit il perçut un son étrange et résonnant… il coupa l’écorce… Oh merveille ! une grande clef d’or était suspendue à l’intérieur.

Shinwah s’en empara avec joie. En se retournant, il vit qu’il était à proximité d’un immense rocher. C’était peut-être l’extérieur de la caverne ?

Tout en cherchant l’entrée il examina la position de ce roc gigantesque et il vit que c’était le sommet d’une falaise d’une hauteur extraordinaire, dominant la rivière.

Il trouva enfin une porte, devant laquelle deux énormes blocs de granit semblaient vouloir se rejoindre… Il eut juste la place de passer sa main pour placer la clef dans la serrure. Elle tourna… une fois… deux fois et avec un bruit de tonnerre la porte s’ouvrit, les rochers qui en masquaient l’entrée s’écartèrent et un géant parut… D’une voix de la force d’un cyclone il cria :

— « Salut à qui vient délivrer Niagara et la Princesse Poko, sa pupille !! »

Shinwah vit alors s’approcher une jeune Indienne, très belle mais toute petite. Elle avait les yeux brillants et les cheveux noirs et portait une tunique à multiples couleurs.

Elle s’élança vers Shinwah et se jeta dans ses bras en s’écriant :

— « Tu es un grand chef ! Tu as brisé le mur de notre prison !! »

Le jeune Algonquin passa quelques jours dans la caverne du géant et raconta tous les méfaits des Tueurs. Le géant entra dans une colère terrible et s’écria :

— « Ils seront punis comme ils le méritent ! Tu vas amener Poko avec toi et elle fera désormais partie de ton peuple. Tu vas partir et ton voyage ne sera pas avancé lorsque viendra le châtiment ! Je suis Niagara, le Génie-Roi des Eaux Profondes qu’une sorcière de la tribu des Tueurs avait transformé en ogre. Son maléfice est conjuré maintenant et je vais reprendre mon pouvoir.

Pars tout de suite avec Poko, et ne t’arrête pas avant d’avoir atteint les petites îles que tu vois, là-bas, dans la rivière à nos pieds ! Et lorsque tous deux vous entendrez le fracas de la chute des grandes eaux ce sera pour toujours… leur grondement sera éternel… et tu pourras, jeune homme, retourner dans ton pays et dire à ta nation qu’ils n’auront plus jamais rien à souffrir de la tribu des Tueurs ! »

Shinwah prit Poko dans ses bras, passa à son cou le collier de pierres plates et tous deux ensemble s’envolèrent vers les îles que le Géant leur avait désignées.

Au bout de peu de temps ils atterrirent. Regardant l’emplacement de la caverne le jeune Indien vit qu’elle projetait juste au-dessus des établissements des Tueurs.

Tout-à-coup la terre trembla. De la caverne venait un bruit comme un mugissement terrible et un torrent d’eau se mit à tomber sur les wigwams, tombant toujours, flot continu, impitoyable, avec une force toujours croissante, si bien, qu’en peu de temps, là où il y avait auparavant un village indien il n’y eut plus qu’une immense chute où s’engouffraient sans répit des torrents d’eaux écumantes. À peu de distance, là où les Tueurs avaient placé en demi-cercle les wigwams de leur village, les eaux torrentielles se mirent aussi bientôt à tomber… sans arrêt, sans pitié, et en peu de temps là aussi, il n’y eut plus qu’une chute mugissante dessinant autour de la falaise la forme d’un fer à cheval gigantesque.

La tribu des Tueurs n’existait plus… leurs wigwams étaient engloutis… tout avait disparu… et il ne restait à cet endroit que deux formidables cataractes, précipitant dans la rivière leurs eaux puissantes chargées d’écume. Niagara, le Génie-Roi des Eaux Profondes avait acquis un nouveau pouvoir et le peuple Algonquin était pour toujours délivré de ses terribles ennemis.

Shinwah fut bientôt de retour dans sa nation.

On le reçut avec tous les honneurs décernés aux braves. Trois ans après ces événements extraordinaires, il devint chef de sa tribu et épousa la petite princesse Poko.

Il eut de nombreux descendants, parmi lesquels, bien longtemps plus tard, se trouva l’illustre guerrier de cette race, le fier et intrépide Tecumseh.