Éditions Albert Lévesque (p. 91-106).

Dans les Mille-Isles.

LA SIRÈNE DES MILLE-ISLES


Monataska était une petite Indienne qui vivait sur les bords d’une grande rivière. Cette rivière était le fleuve Saint-Laurent, mais ce ne fut que des centaines d’années plus tard qu’on l’appela ainsi.

C’était une fillette vive et joyeuse, aimant les oiseaux, les fleurs, la nature, et aimant surtout les eaux profondes de la rivière.

L’été, elle aimait à s’y plonger et nageait pendant des heures. Souvent aussi elle partait dans son léger canot d’écorce et parcourait à l’aviron de longues distances.

Monataska était orpheline ; sa mère était morte, la laissant, toute petite papoose, aux soins de son père, un guerrier de la fière tribu des Mohawks. Celui-ci fut tué par la foudre. Monataska ou Natak comme on l’appelait, alors âgée de cinq ans, fut confiée aux soins de sa grand’mère, qu’elle étonnait toujours par ses aspirations nouvelles et son esprit aventureux.

Chez cette tribu d’indiens, être tué par la foudre n’était pas un malheur. Celui qui mourait ainsi était censé avoir reçu un appel spécial du Grand Esprit et on ne devait pas le regretter. C’était un honneur pour sa famille et une distinction toute particulière.

Natak était très brave et ne connaissait pas la peur. Elle était douée d’une belle et ardente imagination. Elle venait souvent s’asseoir sur la grève, pour regarder, au soleil couchant, le reflet vermeil qui paraissait sur l’eau et elle se demandait :

« Que peut-il y avoir là-bas… au loin ? »

À cet endroit la rivière était très large. On ne pouvait apercevoir l’autre rive, c’était comme la mer !

— « S’il y avait, » se disait Natak, « une toute petite île ! Comme je serais contente ! Je prendrais mon canot et j’irais l’explorer ! »

C’était là son plus grand désir ! Un petit coin de terre à explorer… Un îlot, dont elle ferait son tout petit royaume !… Mais elle ne voyait que l’immense nappe des vagues, déferlant à perte de vue.

Par une chaude matinée d’été, Natak, levée au petit jour, était descendue sur la grève suivant son habitude. L’eau était voilée d’une brume épaisse, que le soleil, qui se levait là-bas, à l’orient, faisait peu à peu disparaître ; Natak, pour qui ce spectacle était toujours nouveau, regardait lever le brouillard. Soudain, elle crut voir, au loin, sur la surface des eaux, flotter une forme indécise et elle entendit un faible cri de détresse…

— « Qu’y a-t-il ? » se dit-elle, « peut-être une sirène en danger ? »

Sans perdre un moment, elle court vers son canot, le pousse dans la rivière, et à grands coups d’aviron se rend vers l’endroit où elle a cru voir quelque chose d’inusité.

À mesure qu’elle approchait, la forme devenait plus visible, puis elle disparaissait pour émerger un peu plus loin.

Natak put l’approcher d’assez près pour voir que c’était une femme. Se noyait-elle ? Natak se hâta de plus en plus, son aviron semblait plus rapide que le vent… enfin, elle l’atteignit…

— « Au secours ! » dit la femme.

— « Donne-moi ta main », dit Natak. « Je vais te tirer dans le canot. »

— « Non ! » dit la femme, « mais si tu es bonne et brave et intrépide, tu peux me sauver !

Natak la regarda avec surprise. Elle était d’une beauté ravissante, sa peau était blanche et ses traits délicats ; sa belle chevelure d’un blond cuivré flottait sur la légère ondulation des eaux.

« Que puis-je faire ? » dit Natak.

« Tu peux plonger et briser la chaine qui me retient prisonnière. Elle est rivée à un pilier de roc, à des milles et des milles de profondeur ! »

« Comment puis-je briser cette chaine et où pourrai-je la trouver ? »

« Il faut plonger très loin, puis remonter et plonger encore et encore. La troisième fois, il faut croiser les bras sur sa poitrine en tenant à la main ce couteau » (et elle tendit à Natak une petite lame d’or), « lorsque tu auras atteint le royaume de Neptah, la Sirène, si tu es en danger, consulte mon nain. Tu dois user de ruse, mais il faudra ne jamais mentir, même pour te sauver et tu devras aussi te méfier des fausses promesses ! »

« Mais, pour revenir ? » fit Natak.

« Lorsque la chaîne sera brisée, prends la lame entre tes dents et appelle-moi. Crie « Neptah » ! »

« J’accepte, belle Sirène, je ferai ce que je pourrai », fit Natak et, à deux reprises elle plongea dans le fleuve. Puis elle croisa sur sa poitrine ses beaux bras bruns et vigoureux et tenant la petite lame bien serrée dans sa main, elle plongea de nouveau et descendit loin, loin dans la profondeur des eaux.

Il lui semblait qu’elle n’atteindrait jamais le fond, mais enfin son pied toucha le sable et elle vit luire quelque chose. De sa main elle voulut toucher l’endroit brillant… au même instant, une ouverture se fit, et elle tomba !…

Elle atterrit sans heurt sur un lit d’herbes marines et regardant autour d’elle, aperçut l’endroit le plus étrange qu’il était possible de rêver !

C’était comme une maison basse, dont le plancher était fait d’herbes et d’algues marines. Le plafond avait l’apparence d’un nuage vaporeux et verdâtre. Çà et là, il y avait des petits sièges faits de sable et de pierres couvertes de mousse ; les murs étaient couverts du même brouillard verdâtre que le plafond et le tout était éclairé d’une douce lueur incandescente.

Des personnages étranges la regardaient ; ils avaient la tête et le corps comme les humains mais leurs pieds étaient très larges et palmés comme les pattes des canards ; quelques-uns n’avaient pas de pieds, mais leur personne se terminait en queue de poisson ; il y avait aussi des tritons qui se tenaient un peu à l’écart tout en la regardant.

— « Où suis-je ? » demanda Natak.

— « Tu es dans le royaume de Neptah, la Sirène. »

— « Mais elle n’est pas ici, » reprit une autre, « et ne reviendra probablement jamais ! »

— « Non ? Où est-elle ? » demanda finement Natak.

— « Elle est prisonnière des vagues, » dit un triton qui s’avança vers Natak. « Et toi qui es-tu ? »

— « Je suis Monataska, de la tribu des Mohawks. Mon père est un ami tout spécial du Grand Manitou. Alors il l’a envoyé chercher et ne veut plus le laisser revenir ! »

— « Tu es donc une grande princesse ? »

— « Non », fit Natak avec franchise, « je ne suis pas une princesse… Je ne suis qu’une jeune Indienne. »

— « Aimerais-tu à visiter notre domaine ? »

— « Oh oui ! » répondit-elle en se levant.

Adroitement et sans être vue, elle glissa sous sa tunique le petit couteau d’or que lui avait confié la Sirène.

— « Oui », répéta-t-elle, « conduisez-moi, je serai bien contente de visiter ce royaume inconnu. »

Ils la firent passer par plusieurs salles qui ressemblaient à la première, et dans chacune, Natak vit un grand nombre de tritons, de sirènes et de gens à pieds palmés. Ils avaient des figures étranges, celles des sirènes étaient très belles. Tous lui souriaient et plusieurs lui exprimèrent leur admiration pour ses longs cheveux noirs, ses yeux brillants et sa tunique de cuir à bords frangés. Eux-mêmes étaient vêtus d’algues vertes et d’herbes marines, avec garnitures de coquillages et de petites tiges creuses.

Après avoir passé par un dédale de chambres et de passages, tapissés et plafonnés du même nuage vaporeux et verdâtre, on arriva à la dernière salle où Natak aperçut le nain. Il était tout petit et bien laid ; sa grosse tête paraissait trop lourde pour son corps minuscule, mais ses yeux, doux et lumineux lui donnaient un air de bonté. Il n’avait pas les pieds faits comme des pattes de canard, mais il avait les jambes tellement petites que Natak pensa qu’il ne devait sûrement pas pouvoir se tenir debout !… Il se leva cependant, à son entrée, et lui dit avec un profond salut : « Sois la bienvenue, jeune visiteuse. »

Natak lui sourit gentiment et voulut parler, mais un des tritons lui dit : « Ne perdez pas vos sourires pour ce vilain raccourci !  ! Il ne vaut rien du tout ! Il ne peut pas même nager ! ! »

— « Neptah est bonne pour moi », dit le nain, et c’est ici son royaume ! »

— « Ce ne sera plus son royaume si elle n’est pas de retour avant demain. Lorsque viendra minuit, si elle est encore prisonnière des vagues, elle perd son pouvoir ! »

Le nain ne répondit pas, mais il regarda Natak avec une expression qui semblait dire : « Au secours !  ! »

Lorsqu’ils furent revenus à la première salle, tous ces gens étranges entourèrent Natak et lui témoignèrent leur admiration. Ils lui dirent qu’elle était belle, qu’ils l’aimaient et qu’ils la voulaient pour reine, lui promettant dévouement, obéissance et richesse, à la seule condition de ne plus les quitter…

Se rappelant les paroles de la Sirène, Natak usa de ruse. Elle leur dit qu’elle voulait se reposer et dormir pendant plusieurs heures et qu’à son réveil elle leur donnerait sa réponse. Ils consentirent, lui disant qu’eux aussi allaient dormir, que c’était maintenant, pour eux, l’heure du repos.

Lorsque la grande quiétude et le silence avertirent Natak que tout le monde dormait, elle se leva doucement, et furtivement se glissa de chambre en chambre jusqu’à celle où était le nain. Elle l’aperçut, assis sur un banc de mousse, l’air triste et inquiet. Elle vit avec bonheur qu’il était seul. Elle alla vers lui et lui demanda bien bas :

— « Où se trouve la chaîne qui tient Neptah captive ? »

— « Vis-à-vis de la sortie de cette grotte — elle est rivée à un pilier dans l’eau. Le gardien de la chaîne est un Diable de mer géant. »

— « Est-ce qu’il va vouloir me dévorer ?  » demanda Natak un peu effrayée.

— « Je crois bien qu’il le voudra. Mais, jette-lui ceci à la tête avant qu’il n’ait eu le temps de te saisir et il sera impuissant ! »

En disant ces mots, il tendit à Natak une petite pierre ronde et blanche qui ressemblait à un caillou ordinaire.

Elle le prit, et le tenant serré dans sa main, elle se rendit à la porte de la grotte et l’ouvrit…

Elle vit le pilier dans l’eau… une eau très claire et tellement verte qu’elle en était presque terrifiante. Natak était au moment de s’y jeter pour atteindre le but de sa mission, lorsqu’un bruyant remous dans l’eau l’arrêta et glacée de terreur, elle aperçut le monstre marin ! Sa tête hideuse, surmontée de deux cornes émergeait de l’eau, il la regardait avec des yeux ronds et féroces et semblait prêt à foncer sur elle par la porte ouverte… Vivement elle lui jeta le caillou blanc… à l’instant il devint immobile… il paraissait mort…

Natak nagea vers le pilier et chercha la chaîne. Pour la trouver elle plongea bravement dans ces eaux étrangement vertes, tenant à la main la petite lame d’or de la Sirène.

L’ayant enfin trouvée, elle frappa une des mailles de fer avec le précieux couteau… la chaîne se rompit avec un fracas épouvantable.

Mais ce bruit terrible réveilla le Diable-de-mer géant, qui n’était qu’endormi, et il se mit à la poursuivre !  !

Natak était brave, mais cette fois, elle eut une peur atroce, et mettant la lame d’or entre ses dents elle cria : « Neptah ! Neptah ! »… Mais le monstre approchait ; croyant qu’il allait la saisir, elle poussa un cri et perdit connaissance.

Lorsqu’elle reprit ses sens, elle était couchée sur la grève. Le soleil était déjà haut, la chaleur semblait intense ; son canot était tiré sur le sable, non loin d’elle, et à peu de distance, dans l’eau, elle aperçut la Sirène. — « Neptah ! Belle Neptah ! » fit Natak.

— « Brave petite fille ! Grâce à toi, je ne suis
« À peu de distance, dans l’eau, elle aperçut la sirène… »
plus captive ! Que puis-je te donner en reconnaissance de ce que tu as fait pour moi ? »

Natak, les yeux encore lourds de sommeil, regarda devant elle la vaste nappe des eaux de la rivière et se rappela ce qu’elle avait toujours désiré.

— « Une petite île, Neptah, ou plusieurs petites îles, là-bas… où l’eau est si belle ! »

— « Des îles ? » s’écria Neptah, « des îles ?… Bien sûr que je vais t’en donner… Tu vas en avoir des centaines et des centaines ! Dors, Natak, dors… tu les verras bientôt ! »

Natak était tellement lasse qu’elle se rendormit bien vite.

Après un long sommeil calme et bienfaisant, la jeune fille s’éveilla presque complètement reposée.

Elle s’assit, se frotta les yeux, et commença à se rappeler ses exploits de l’heure matinale, les personnes étranges et les choses extraordinaires qu’elle avait vues : la belle Sirène, les tritons, le nain, le pilier de pierre et le terrible Diable-de-mer… « Ah ! »… fit-elle avec horreur à ce souvenir, « j’espère ne jamais le revoir celui-là ! »

Elle se leva et regarda la rivière… Elle jeta un cri de surprise… Là-bas, au loin, où elle avait d’abord aperçu la Sirène, elle vit une multitude de petites îles disséminées çà et là sur la vaste étendue du fleuve !

« Quel bonheur ! » s’écria Natak, en retournant vers le wigwam de sa grand’mère, affamée, encore un peu lasse, mais le cœur bien joyeux, car son plus grand désir était accompli… Elle aurait maintenant des centaines de petits royaumes à explorer !…

Quelques années plus tard, Monataska épousa un des chefs de sa tribu, un ancêtre de Brant, le fameux guerrier Mohawk, célèbre dans l’histoire pour sa bravoure et sa loyauté.

Ceux qui visitent cet endroit enchanteur dans le Saint-Laurent qui s’appelle les Mille-Isles ne se doutent peut-être pas de son origine féerique, mais les enfants qui auront lu cette histoire, se rappelleront sûrement le don charmant que fit la Sirène à la brave et courageuse petite Indienne.