Fécondité (Zola)/Livre IV/Chapitre II

Eugène Fasquelle (p. 373-401).



Deux ans se passèrent. Et, pendant ces deux années, Mathieu et Marianne eurent un enfant encore, une fille. Et, cette fois, en même temps que s’augmentait la famille, le domaine de Chantebled s’accrut aussi, sur le plateau, de trente nouveaux hectares de bois, jusqu’aux champs de Mareuil, tandis que, sur les pentes, trente autres hectares de landes le prolongea, jusqu’au village de Monval, le long du chemin de fer. Mais, surtout, l’ancien rendez-vous de chasse, le pavillon délabré ne suffisant plus, il fallut bâtir, installer toute une ferme, des bâtiments, des granges et des hangars, des écuries et des étables, pour les récoltes, pour les serviteurs et les bêtes, dont le nombre se multipliait à chaque agrandissement comme dans une arche prospère. C’était la conquête invincible de la vie, la fécondité s’élargissant au soleil, le travail créant toujours, sans relâche, au travers des obstacles et de la douleur, compensant les pertes, mettant à chaque heure dans les veines du monde plus d’énergie, plus de santé et plus de joie.

Mathieu, trop souvent à son gré, venait à Paris pour des affaires en continuelles relations avec Séguin, appelé par des ventes, par des achats, par des commandes de toutes sortes. Un matin brûlant des premiers jours d’août, comme il était venu voir un nouveau modèle de moissonneuse, à l’usine, il n’y trouva ni Constance, ni Maurice, partis de la veille avec Beauchêne, qui, après les avoir installés à la mer, du côté d’Houlgate, devait rentrer le lundi suivant. Et, quand il eut examiné la machine, dont le mécanisme ne lui plut pas, il ne put que monter serrer la main au bon Morange toujours cloué dans son bureau, devant ses registres, été comme hiver.

« Ah ! vous êtes aimable, de ne pas venir ici, sans me dire un petit bonjour. Ce n’est pas d’hier qu’on se connaît.

— Non, non ! et vous savez que j’ai beaucoup d’affection pour vous. »

C’était un Morange apaisé, revenu à la vie, riant comme aux bons jours. De l’effroyable mort de sa femme adorée, il n’avait gardé qu’une faiblesse d’esprit plus grande, prompt aux larmes, d’une bonté et d’une timidité accrues. Entièrement chauve dès quarante-six ans, il soignait de nouveau sa belle barbe, dont il se montrait fier. Et Reine seule avait accompli le prodige, cette fille qui lui refaisait une existence heureuse, chez laquelle, chaque année à mesure qu’elle grandissait, il retrouvait davantage la morte tant pleurée. Aujourd’hui, à vingt ans, Reine était Valérie même, à l’âge où il l’avait épousée, qui ressuscitait dans sa beauté, jeune pour le consoler, en un miracle de tendresse. Dès lors, le fantôme de la morte, de l’affreuse morte sur son grabat sanglant, venait d’être comme effacé, remplacé par cette claire résurrection de charme et de joie, dont la maison était pleine. Il avait cessé de trembler au moindre bruit, ne gardant de ses remords qu’un poids lourd au cœur, une douleur endormie que l’épouvante n’éveillait plus. Il s’était mis à aimer Reine d’un amour fou, infini, fait de tous les amours. Sa jeunesse renaissait, il lui semblait être marié de la veille, il revivait avec la femme désirée, qui lui était rendue vierge, qui recommençait l’amour, par un divin pardon du sort. Et toute cette passion pour une créature sacrée, qu’il ne pouvait toucher, dont il faisait une divinité inaccessible, devant laquelle il restait à genoux.

« Si vous étiez gentil, reprit-il, vous viendriez déjeuner avec moi… Vous ne savez pas que je suis veuf, depuis hier soir.

— Comment veuf ?

— Mais oui, Reine est pour trois semaines dans un château du Loiret. C’est la baronne de Lowicz qui m’a supplié de la lui laisser emmener chez des amis. Et, ma foi ! j’ai fini par céder, en voyant l’envie folle que la chère enfant avait de courir en pleins champs, en pleins bois. Elle que je n’ai jamais menée plus loin que Versailles, songez donc !… Tout de même, j’avais bien envie de refuser. »

Mathieu s’était mis à sourire.

« Oh ! résister à un désir de votre fille, vous en étiez incapable ! » Et c’était vrai. De même que Valérie, autrefois, régnait en souveraine absolue dans le ménage, Reine était redevenue la volonté toute-puissante à laquelle il obéissait. Désemparé, à la mort de sa femme, éperdu et sans guide, la grande raison de la paix, de la santé qu’il avait retrouvées, était certainement qu’une compagne adorée le dominait, le dirigeait de nouveau, l’occupait du désir unique de se soumettre et de lui plaire. Aussi ne vivait-il plus que pour elle.

« Elle va vous revenir mariée », reprit Mathieu avec quelque malice, car il n’ignorait pas les sentiments du père.

Alors, Morange s’assombrit, devint nerveux.

« J’espère bien que non, j’ai fait mes recommandations à la baronne. Reine est encore une enfant, et elle n’a pas la fortune que je veux lui donner, pour qu’elle trouve l’homme digne d’elle. J’y travaille, on verra un jour… Non, non ! elle m’aime trop, elle ne me fera pas cette peine, de se marier sans que je le lui permette. Et elle sait que le moment n’est pas venu, que j’en mourrais cette fois, si je ne réalisais pas mon rêve, tout le bonheur que je m’étais promis avec ma pauvre femme, tout le bonheur que ma chère fille me donnera… Puis, si vous saviez, comme nous sommes heureux, dans notre petit coin ! Sans doute, je la laisse seule la journée entière, mais il faut voir notre joie, lorsque nous nous retrouvons le soir ! Elle est d’une telle innocence, elle n’a pas besoin de se marier encore, puisque rien n’est prêt et que rien ne presse. »

Il souriait de nouveau, il reprit :

« Voyons, vous allez venir déjeuner chez moi… Nous causerons d’elle, je vous dirai mes petits secrets, ce que je rêve et ce que je prépare ; et puis, je vous montrerai sa dernière photographie, qui ne date pas de huit jours. Ça sera si gentil, de me tenir compagnie, pendant qu’elle n’est pas là, de déjeuner tous les deux en garçons ! Nous mettrons un bouquet à sa place… Hein ? c’est entendu, je vous attends à midi. »

Mathieu ne put lui faire ce grand plaisir.

« Non, c’est impossible, j’ai trop de courses, ce matin… Mais, tenez ! après-demain, je suis forcé de revenir à Paris. Si ce jour vous va, je vous promets de déjeuner avec vous. »

Ce fut convenu, ils se serrèrent la main gaiement, et Mathieu reprit ses courses, déjeuna dans un petit restaurant de l’avenue de Clichy, où une affaire l’avait attardé. Puis, comme il descendait par la rue d’Amsterdam, pour se rendre chez un banquier de la rue Caumartin, il eut l’idée, quand il fut arrivé au carrefour de la rue de Londres, de raccourcir, en prenant le passage Tivoli, qui débouche sur la rue Saint-Lazare, par un double porche, dont les arches étranglées coupent pour ainsi dire toute circulation aux voitures. Aussi le passage est-il peu fréquenté, n’étant guère utilisé que par des piétons, des gens du quartier, des Parisiens rompus aux détours de la grande ville ; et lui-même ne se souvenait pas d’avoir passé là depuis des années. Curieusement, il regardait ce coin oublié du vieux Paris, l’humide ruelle qui reste noire, même par les jours ensoleillés, les maisons pauvres, aux façades mangées de lèpre, aux étroites boutiques obscures, toute cette misère nauséabonde, pourrissant de vieillesse, lorsque, brusquement, une rencontre imprévue le stupéfia. Comme il s’étonnait de trouver là, les roues dans le ruisseau, stationnant, un coupé de maître, luxueusement attelé, il vit sortir deux femmes de la plus immonde des maisons, qui, vivement, montèrent, disparurent, et il reconnut malgré les voilettes, Sérafine accompagnée de Reine. Un instant il hésita pour Sérafine, ne l’ayant pas revue depuis des mois, tellement elle lui parut singulière, changée, mais il ne pouvait se tromper pour Reine, dont l’aimable visage, si doux, si gai, s’était tourné vers lui, sans l’apercevoir. Le coupé se perdait déjà parmi les voitures, dont le flot emplissait la rue Saint-Lazare, qu’il était encore à la même place, figé, étourdi. Eh quoi ! cette jolie fille que son père croyait dans un château, près d’Orléans, n’avait donc pas quitté Paris ? Et c’était là, au fond d’un pareil bouge, que la baronne l’amenait, d’un air furtif, au lieu de la promener sous les arbres séculaires de quelque grand parc ? Son cœur s’était serré affreusement, en soupçonnant de terribles histoires. Il regardait la maison à deux étages, basse, louche, souillée de misère, suant l’ignominie. Sans doute une maison de rendez-vous, mais combien honteuse, et pour quelles débauches inavouables ! Puis, la tentation de savoir fut trop forte, il se risqua le long d’une allée sombre et fétide, il arriva jusqu’à une cour verdâtre comme un fond de citerne, n’ayant pas trouvé de concierge à qui s’adresser. Pas une âme, pas un bruit. Il se retirait sans comprendre, lorsque la vue, sur une porte, d’une plaque de cuivre portant ces mots : Clinique du docteur Sarraille, l’éclaira d’une soudaine lumière. Il se rappela l’élève de Gaude, cette face épaisse au mufle bovine, il se souvint surtout des quelques mots du docteur Boutan, qui connaissait le personnage. Alors quoi ? peut-être une maladie qu’on cachait, peut-être une consultation prise en grand mystère ? Et il s’éloigna, frissonnant, ne voulant pas aller jusqu’au bout de ses soupçons, tout d’un coup frappé par une terrifiante ressemblance, la même nausée, ici, passage Tivoli, chez Sarraille, que, là-bas, rue du Rocher, chez la Rouche, la même allée puante, la même cour gluante, le même antre de honte et de crime. Ah ! qu’il faisait bon, par ce chaud soleil d’août, dans les larges avenues de Paris en travail, tout à sa besogne de vie !

C’était une histoire logique, aux conséquences inévitables. Reine, élevée dans le désir de l’argent, dans la passion du plaisir, avait grandi pour une vie de luxe dont le continuel ajournement exaspérait ses appétits de jolie fille. Lorsque sa mère était là, elle ne l’entendait rêver que de toilettes, de voitures, de fêtes continuelles, et, plus tard, restée seule avec son père, elle avait continué à se nourrir des mêmes ambitions. Le pis fut alors qu’elle cessa d’être surveillée, passant les journées entières seule en compagne d’une bonne, s’ennuyant vite de la musique et de la lecture, voyant sur son balcon, à regarder si le prince rêvé ne venait pas, chargé d’or, la tirer de sa médiocrité, l’emmener pour la royale existence d’amusement sans fin, que ses parents lui avaient formellement promise. Rien autre n’existait, elle exigeait que le rêve se réalisât, les sens éveillés par une puberté précoce, d’une chair ardente, prompte à la sensation, dont ses longues heures d’attente oisive aiguillonnaient les curiosités. Et ce fut seulement Sérafine qui vint la chercher, qui l’emmena par les allées du Bois, par les spectacles permis aux jeunes filles, simplement amusée d’abord de la mine ravie de cette enfant, en qui elle sentait gronder un peu de l’ardeur à jouir dont elle brûlait elle-même. Puis, il advint ensuite, lorsque la petite grandit, devint femme, que la baronne, sans avoir fait le noir complot de la pervertir, la conduisit à des fêtes plus coupables, dans des théâtres moins innocents, qui achevèrent de lui tout apprendre. Alors, la chute s’acheva rapide, une intimité de plus en plus étroite, un oubli de leur différence d’âge, des confidences d’une liberté si grande, qu’elles en arrivèrent à ne se rien cacher. Acquises toutes deux à la religion du plaisir, elles s’étaient rencontrées dans un même culte passionné. Aussi l’aînée, n’ayant désormais d’autres scrupules, ne donnait-elle plus à la cadette que les conseils de son expérience, fuir le scandale, garder sa situation mondaine intacte, ne jamais avouer sa vie, éviter surtout l’enfant, qui est le pire des aveux, le malheur irréparable. Et, en effet, pendant près d’une année, la jeune fille vint souvent prendre le thé, de cinq à sept, chez son amie, dans l’appartement discret de la rue de Marignan, où elle rencontrait des hommes aimables, sans que l’accident si redouté se produisît, tellement elle était déjà savante à ne donner d’elle que ce qu’elle en devait donner, pour l’amusement d’une heure, en se garant des suites.

Mais l’inévitable était en marche. Un jour, Reine eut la conviction qu’elle se trouvait enceinte. Comment le désastre avait-il pu se faire’ ? Elle-même n’aurait su le dire, stupéfaite de ce moment d’oubli, ne se souvenant plus, dans son épouvante du lendemain. Elle vit son père, son père qui l’adorait, écrasé sous cette abomination, sanglotant, mourant. Aucune réparation n’était possible, l’homme avait déjà femme et enfants, un haut fonctionnaire qui fréquentait les maisons closes ; et, d’ailleurs, de pareilles grossesses, en de telles conditions, ne sont de personne. Lorsque Reine, pleurante, éperdue, fit sa confession à son amie Sérafine, celle-ci, dans un premier emportement de reine violente, dont un hasard imbécile dérange les plaisirs, faillit la battre. Puis, la terreur d’être compromise elle-même, de voir mettre à néant sa longue hypocrisie mondaine, lui rendit toute son audace tranquille. Elle baisa, consola la triste fille, lui jura de ne pas l’abandonner, de la tirer victorieusement d’affaire. L’idée immédiate lui était venue d’un avortement, elle attendit quelques jours, finit par lui en parler, mais ne fit que la jeter à une nouvelle crise d’effroi, mêlée de larmes. Longtemps, Reine avait cru que sa mère, comme on le lui racontait, était morte en couches ; et c’était par une indiscrétion de Sérafine elle-même, pendant un de leurs abandons intimes, qu’elle avait enfin su la vérité, les manœuvres criminelles, la mort dans un bouge ; de sorte que, frappée d’une crainte superstitieuse, elle s’affolait, elle criait qu’elle mourrait certainement comme sa mère, si elle consentait aux mêmes pratiques. D’ailleurs, Sérafine réfléchissait, finissait par trouver la sage-femme inquiétante, dangereuse : il fallait se livrer complètement à elle, celle dont elle avait usé pour son compte lui laissait, aujourd’hui encore, un frissonnant souvenir d’avidité, de bassesse et de menace. Et tout un autre projet germait en son esprit, plus radical, triomphant, l’idée que sa jeune amie devrait bien profiter de l’occasion pour se faire opérer comme elle, ce qui, d’un seul coup, la débarrasserait de son mauvais cas et la guérirait à jamais de la maternité. Elle l’en entretint d’abord avec prudence, lui conta ce qu’on lui avait dit de certains chirurgiens qui s’étaient trompés, qui avaient cru à la présence d’une tumeur, puis qui, l’opération faite, s’étaient trouvés en présence d’un fœtus. Pourquoi ne s’adresserait-on pas à un de ces médecins-là ? D’autant plus que l’opération ne présentait aucun danger ; et elle s’offrait en exemple, disait la sécurité qu’elle goûtait maintenant, toutes ses voluptés insolentes, toute cette exaspération sensuelle dont elle ne s’avouait pas encore la fatigue, une brusque flétrissure qui tachait déjà de quelques rides son orgueilleuse beauté. Quand elle la vit ébranlée, elle lui parla de son père, lui expliqua que, dans ce cas, elle pourrait rester près de lui puisqu’il répugnait tant à la marier et qu’elle-même préférait vivre libre, sans liens ni devoirs. Ne serait-ce donc rien d’aimer à sa guise, selon son caprice du moment, de se donner à l’homme qu’elle désirerait, certaine de n’être jamais mère, de pouvoir toujours se reprendre ? Elle resterait souveraine maîtresse de sa vie, elle connaîtrait, elle épuiserait toutes les ivresses, sans crainte ni remords. Il lui suffirait d’être assez adroite pour garder le secret de ses joies, petite comédie bien permise, facile à jouer avec ce tendre et faible Morange, qui passait les journées à son bureau. Et, lorsqu’elle la vit rassurée, résolue, elle l’embrassa furieusement, ravie de cette adepte nouvelle, si jeune, si belle, en l’appelant sa chère fille.

Dès lors, il ne s’agissait plus que de savoir où prendre le chirurgien qui consentirait à l’opération. Elle ne songea pas un instant à Gaude, c’était un trop gros personnage, qu’elle jugeait incapable de se risquer dans une pareille histoire. Tout de suite, d’ailleurs, elle avait trouvé l’homme, Sarraille, l’élève de Gaude, celui qui avait aidé le maître à l’opérer elle-même. Elle le connaissait bien, avait reçu ses aveux, aux heures de convalescence, le savait enragé de sa laideur, de ce masque épais et blafard, aux rares poils de barbe, aux durs cheveux collés sur les tempes, qui devait, disait-il avec un désespoir empoisonné, l’empêcher de jamais réussir près des femmes, ses clientes. C’était la faillite de son existence, son avenir barré, sa chute au ruisseau, au bagne peut-être. Fils unique d’un paysan pauvre, il avait dû vivre comme un chien errant, en quête de la pâtée, tandis qu’il faisait sa médecine à Paris, passant les nuits à de basses besognes, pour pouvoir prendre ses inscriptions. Puis, aujourd’hui, après ses années d’internat, malgré la protection de Gaude, qui goûtait sa sombre application, il était retombé au pavé. Sans clientèle avouable, il avait ouvert, pour manger, cette clinique louche du passage Tivoli, où il végétait des miettes des autres, des cas inquiétants qu’on voulait bien lui laisser. Le pis était qu’un besoin féroce de prompte réussite le dévorait, toujours à l’affût des occasions, ne se résignant pas, rêvant quand même la conquête du monde et de ses jouissances, quitte à la payer en beau joueur, de sa vie même. Et ce fut de la sorte que Sérafine trouva sûrement en lui l’homme qu’elle cherchait. Elle avait senti le besoin de lui conter une histoire, jugeant inutile de mettre sa conscience à une trop rude épreuve, par une complicité ouverte, avouée. Reine fut une nièce à elle, que sa famille lui envoyait de province, pour qu’elle consultât un médecin sur l’étrangeté de son cas, des douleurs affreuses qui la tenaient dans le bas-ventre, bien qu’elle eût toutes les apparences d’une bonne santé. Elle s’arrangea, fit comprendre le reste, offrit mille francs, de sorte que Sarraille, après un premier examen, déclara l’organe dur et gonflé, finit par diagnostiquer une tumeur. D’autres rendez-vous furent pris, Reine affectait de se plaindre de plus en plus, jetait des cris au moindre attouchement. Enfin, on décida l’opération comme l’unique remède héroïque. Il fut entendu que la malade serait opérée à la clinique même du passage Tivoli, où la convalescence, ensuite, durerait de deux à trois semaines. Sérafine avait alors imaginé le mensonge de trois semaines de repos, de vie au plein air, dans ce château du Loiret où elle emmenait sa jeune amie, et, lorsque Mathieu les avait surprises, sortant de chez Sarraille, elles venaient de tout y régler définitivement, pour le lendemain. Le soir même, quand elle rentra chez la baronne qui l’hébergeait, en attendant, Reine écrivit à son père une lettre très tendre, pleine de gais détails, qui devait être jetée à la poste, par une personne complaisante, là-bas, dans le village lointain, près du château.

Le surlendemain, comme il l’avait promis, Mathieu vint donc déjeuner chez Morange, dans son appartement du boulevard de Grenelle. Il le trouva d’une gaieté heureuse d’enfant.

« Ah ! vous êtes exact, et vous allez attendre un peu, car la bonne s’est mise en retard, pour sa mayonnaise… Entrez dans le salon. »

C’était toujours le même salon, avec son papier gris perle, à fleurs d’or, avec son meuble Louis XIV laqué blanc, son piano de palissandre noir, où il se souvenait d’avoir été reçu par Valérie, il y avait déjà bien des années. Tout s’y usait sous la poussière, on y sentait l’abandon d’une pièce inutilisée, dans laquelle on n’entrait presque jamais.

« Sans doute, expliqua Morange, l’appartement est trop grand pour nous deux. Mais cela m’aurait fait saigner le cœur de le quitter. Et puis, nous y avons nos petites habitudes… Reine vit dans sa chambre. Venez voir comme c’est gentil, comme elle a tout bien arrangé. Je veux vous montrer deux vases dont je lui ai fait cadeau. »

La chambre, bleu pâle, meublée de pitchpin verni, n’avait pas changé non plus. Les deux vases, de cristal émaillé, étaient fort beaux. Il y avait d’ailleurs là une profusion extraordinaire de gentilles choses, les dons de toutes sortes, les surprises dont le père comblait sa fille. Et il y marchait sur la pointe des pieds comme dans un lieu sacré, il y parlait bas, avec un sourire béat de dévot, initiant un profane au culte de l’idole. Puis, il l’emmena d’un air de mystère à l’autre bout de l’appartement, dans sa propre chambre, où il n’avait rien dérangé depuis la mort de sa femme, gardant comme des reliques les mêmes meubles de thuya, les mêmes tentures jaunes. Seulement, la cheminée, les tables, les murs étaient couverts de photographies, une prodigieuse collection de tous les portraits qu’il avait pu réunir de la mère, augmentée des portraits sans nombre de la fille, faits de six mois en six mois, depuis l’enfance.

« Venez, venez voir, puisque je vous ai promis de vous montrer le dernier portrait de Reine… Regardez. »

Et il le plaça devant une sorte de petite chapelle, dressée religieusement sur une table, en face de la fenêtre. Les plus beaux portraits s’y trouvaient disposés d’une façon symétrique, encadrant deux d’entre eux, qui faisaient centre : le dernier portrait de la fille et un de la mère, au même âge, toutes deux côte à côte, belles et souriantes, ainsi que deux sœurs jumelles.

Des larmes étaient montées aux yeux de Morange. Il bégaya, dans une extase attendrie :

« Hein ? qu’en dites-vous ? N’est-ce pas ma Valérie si aimée, tant pleurée, que ma petite Reine a fini par me rendre ? Je vous assure que c’est la même femme. Vous voyez bien que je ne rêve pas, que l’une a ressuscité l’autre, avec les mêmes yeux, la même bouche, la même chevelure. Et qu’elle est belle !… Je reste là-devant des heures, mon ami, c’est mon bon Dieu ! »

Mathieu, ému lui-même aux larmes, d’une telle adoration, sentit un froid qui le glaçait en face de ces deux images, de ces deux femmes si semblables, l’une morte, l’autre là-bas, dans un inconnu dont la menace le hantait depuis l’avant-veille. Mais la bonne vint dire que le homard et la mayonnaise étaient servis, et Morange le fit passer gaiement dans la salle à manger, où il voulut que la fenêtre restât grande ouverte, pour qu’on pût jouir, par le balcon, de la belle vue. Il n’y avait que deux couverts. Seulement, à la place habituelle de Reine, se trouvait un gros bouquet de roses blanches.

« Asseyez-vous là, à sa droite, dit-il avec son bon rire. Nous sommes trois tout de même. »

Il s’égaya ainsi jusqu’au dessert. Après le homard, la bonne apporta des côtelettes, puis des artichauts. Et lui, qui parlait peu d’habitude, se montra particulièrement expansif, comme s’il eût voulu prouver à son convive qu’il était un sage, un homme d’intelligence et de prudence, que la destinée finirait par récompenser malgré tout. Il reprenait les anciennes théories de sa femme, expliquait qu’il avait eu bien raison de ne pas s’embarrasser d’enfants, que son grand bonheur était de pouvoir ne songer qu’à sa petite Reine. S’il avait recommencé son existence, il n’aurait encore voulu qu’elle. Sans l’affreuse mort qui l’avait si longtemps accablé, il serait entré au Crédit national, il aurait peut-être aujourd’hui des millions. Mais rien n’était perdu, justement parce qu’il n’avait qu’une fille ; et il dit ses rêves, la dot qu’il lui amassait, le mari digne d’elle qu’il désirait lui trouver, la haute situation sociale conquise, la sphère supérieure dans laquelle il finirait par monter lui-même, grâce à elle ; à moins qu’elle ne préférât ne pas se marier, ce qui serait le paradis pour eux deux, car le projet sournois de la garder lui avait donné de grandes ambitions, qu’il avoua. Il lui obéissait en toutes choses, il la sentait ambitieuse comme sa mère, avide de vie luxueuse, de jouissances, de fêtes, et l’idée lui était venue de jouer à la Bourse, de réaliser quelque coup de maître, puis de se retirer, d’avoir voiture et maison de campagne. De plus bêtes que lui avaient réussi. Il n’attendait qu’une bonne occasion.

« Vous avez beau dire, mon cher ami, l’enfant unique, il n’y a encore que cela pour mettre toutes les chances de son côté. Un seul être cher dans le cœur, et les bras libres, afin de lui gagner une fortune. »

Comme la bonne servait le café, il s’écria joyeusement :

« J’oubliais, je ne vous ai pas dit que Reine m’avait écrit déjà, oh ! une lettre si tendre, si heureuse, où elle me donne toutes sortes de détails amusants sur son arrivée là-bas, sur une grande promenade qu’elle a faite, dès le premier jour… Je l’ai reçue ce matin. »

Tandis qu’il fouillait dans sa poche, Mathieu sentit de nouveau passer en lui le frisson glacé, venu de l’inconnu, là-bas. Depuis l’avant-veille, il essayait de se rassurer, d’expliquer au mieux la rencontre du passage Tivoli. Ce déjeuner si gai, avec ce brave homme, finissait par noyer ses craintes en un vague de cauchemar. Mais, brusquement, ce mensonge, cette lettre évidemment écrite de Paris, le rendit à toute son angoisse pitoyable, devant le père si aimant, si heureux, tandis que, là-bas, la destinée de la fille s’accomplissait.

« La chère petite ! reprit Morange, en lisant des phrases de la lettre, on l’a comblée de caresses, on l’a mise dans une belle chambre rouge, avec un grand lit, où elle se perd. Il y a des draps brodés, s’il vous plaît ! et des flacons d’odeur sur la toilette, et des tapis partout. Oh ! ce sont des gens très riches, tout ce qu’il y a de mieux dans l’aristocratie, à ce que m’a raconté la baronne… Je continue. La baronne a tout de suite emmené la chère enfant dans le parc, où elles se sont promenées pendant deux heures, au milieu des fleurs les plus admirables. Il y a des allées, avec des arbres centenaires, hautes comme des nefs d’église. Il y a de grands bassins, avec des cygnes qui nagent. Il y a des serres où poussent des plantes rares, et qui embaument… Vous savez, moi je ne suis guère vaniteux, mais tout de même ça fait plaisir de savoir sa fille reçue dans un pareil château. Et qu’elle s’amuse donc, ma bonne chérie, qu’elle soit heureuse ! »

Il en oubliait de boire son café. Tout d’un coup, la porte s’ouvrit il y eut une apparition extraordinaire, si imprévue, qu’un grand silence se fit. La baronne était entrée.

Béant, Morange la regardait, sans comprendre.

« Quoi donc ? c’est vous… Reine est là, vous la ramenez ? »

Machinalement, il s’était levé pour regarder dans l’antichambre croyant que sa fille s’y attardait à ôter son chapeau. Et il revint il répéta :

« Vous ramenez Reine, où est-elle ? »

Très pâle, Sérafine ne se hâtait pas de répondre, l’air résolu pourtant, debout dans sa haute taille fière, toute prête à faire face aux pires dangers et à les vaincre. Elle avait tendu à Mathieu une main glacée, mais qui ne tremblait pas, comme heureuse de sa présence. Puis, elle parla enfin, très calme.

« Oui, je vous la ramène. Elle a eu une indisposition subite, et j’ai cru prudent de la ramener… Elle est chez moi.

— Ah ! dit-il simplement, ahuri.

— Elle est un peu lasse du voyage, elle vous attend. »

Il continuait à la regarder, les yeux ronds, dans la stupéfaction que lui causait cette histoire, sans paraître en remarquer les invraisemblances, sans songer même à demander pourquoi, si sa fille était souffrante, on ne l’avait pas ramenée directement chez elle.

« Alors, vous venez me chercher ?

— Mais oui, dépêchez-vous.

— Bon ! laissez-moi prendre mon chapeau et donner des ordres à la bonne pour qu’elle prépare la chambre. »

Et il sortit, il disparut un instant, pas trop inquiet encore, si effaré, qu’il était tout à la préoccupation unique de trouver son chapeau, ses gants, afin de ne pas faire attendre.

Dès qu’il ne fut plus là, Sérafine, qui l’avait suivi des yeux, eut un redressement de sa poitrine orgueilleuse, comme la guerrière qui reprend haleine, avant le dur combat qu’elle prévoit. Dans sa face blême, sous l’incendie de ses cheveux roux, ses yeux pailletés d’or brûlaient d’une flamme sombre. Elle rencontra ceux de Mathieu, ils se regardèrent en silence, elle d’une bravoure sauvage, lui plus pâle qu’elle, frissonnant d’un terrible soupçon.

« Quoi donc ? finit-il par demander.

— Un affreux malheur, mon ami ! Sa fille est morte ! » Il étouffa un cri, il avait joint les mains, dans un geste d’effroyable pitié.

« Morte !… Morte là-bas, chez ce Sarraille, au fond de ce bouge ! »

À son tour, elle frémit, elle faillit crier de surprise et de peur.

« Vous savez ça, vous ?… Qui vous a dit ça, qui donc nous a trahies ? »

Mais, déjà, elle se remettait, se redressait de nouveau, confessait tout, d’une voix basse et rapide.

« Vous allez voir si je suis lâche. Je ne me dérobe pas, puisque c’est moi qui ai voulu venir ici, chercher le père… C’est vrai, quand elle a été grosse, j’ai eu l’idée de l’opération, pour la débarrasser de cet enfant et des autres. Pourquoi cela n’aurait-il pas réussi avec elle, lorsque moi, je m’en étais si bien tirée ? Et il a fallu l’accident le plus inattendu, le plus imbécile, une pince dont le ressort, paraît-il, a cédé cette nuit, pendant que la garde dormait, si bien qu’on a trouvé, ce matin, la pauvre petite morte dans un bain de sang… Elle était si ardente, si jolie ! Je l’aimais beaucoup, beaucoup… »

Sa voix se brisa, elle dut s’interrompre, tandis que de grosses larmes éteignaient, dans ses yeux, les paillettes d’or qui les embrasaient d’habitude. Jamais Mathieu ne l’avait vue pleurer ainsi, ces larmes achevèrent de le bouleverser, dans l’horreur que lui causait la vérité enfin connue tout entière.

« Je viens de l’embrasser encore, si blanche, si froide, reprit-elle, et tout de suite je me suis fait conduire ici. Il faut en finir, ce pauvre homme doit être prévenu, je sais bien que moi seule peux tout lui apprendre. Oh ! j’accepte le danger… Mais, puisque vous êtes là, venez donc avec nous. Il vous aime, nous ne serons pas trop de deux. D’autant plus que, dans la voiture, il va falloir le préparer au coup atroce. »

Elle se tut, Morange rentrait. Il surprit sans doute leurs chuchotements, il les regarda, saisi de méfiance. Puis, il avait dû réfléchir, se reprendre un peu, pendant qu’il cherchait partout ses gants. Sa voix, maintenant, tremblait d’un commencement d’angoisse.

« Dites donc, demanda-t-il, ce n’est pas grave, son indisposition ?

— Oh ! non, répondit Sérafine, qui n’osait encore lui porter le premier coup.

— Alors, vous auriez dû, de la gare, me l’amener tout de suite. C’était plus simple.

— Évidemment. Mais c’est elle qui n’a pas voulu, par crainte de vous effrayer… Vous êtes prêt, partons vite. »

Morange descendit d’un pas lourd, sans ajouter un mot. Sa tête à présent, travaillait, dégageait toutes sortes d’abjections. Reine, puisqu’il était le matin à son bureau, n’aurait-elle pu se faire reconduire chez elle, se coucher même ? Et elle n’avait donc pas à craindre de l’effrayer. Son inquiétude devenait telle, qu’il n’osait plus poser de questions, dans l’effroi sourd de l’inconnu, qui s’ouvrait là, comme un gouffre. Mais, quand il vit que Mathieu montait avec eux en voiture, il pâlit davantage, il ne put retenir ce cri :

« Tiens ! vous venez aussi, pourquoi donc ?

— Non, non ! il ne vient pas, se hâta de répondre la baronne. Nous le déposerons en route, il a une course à faire par là. »

Cependant, le temps pressait, Morange s’agitait, s’affolait, en proie de plus en plus à l’envahissement de la terrible vérité. Comme le coupé filait rapidement, sur le point déjà de passer le pont, Sérafine songea qu’il allait bien s’apercevoir qu’on s’éloignait par l’avenue d’Antin, sans s’arrêter chez elle. Et elle dut commencer à lui conter une histoire, elle revint sur la maladie de Reine, elle laissa peu à peu entendre que la chère enfant devait être atteinte d’une infirmité grave, qui certainement nécessiterait une opération. Il l’écoutait, la regardait, la face torturée, les yeux troubles. Puis lorsque le coupé traversa les Champs-Élysées, il vit bien qu’on ne le menait pas chez la baronne, un grand sanglot le déchira tout entier, devant cette clarté soudaine, cette certitude que sa fille était opérée déjà, pour qu’on lui parlât ainsi d’opération. Mathieu avait pris doucement ses mains convulsives, pleurant avec lui, tandis que Sérafine commençait l’aveu, expliquait que l’opération, en effet, venait d’être faite. Si l’on s’était caché, si l’on avait imaginé ce séjour à la campagne, c’était pour lui éviter toutes sortes de tortures. Et elle osa prétendre que les choses, désormais marcheraient sans doute très bien, voulant lui donner un nouveau répit, attendant quelques tours de roues, avant de l’assommer sous le dernier coup. Pourtant, il ne se calmait pas, éperdu, regardant, la tête aux deux portières, d’un mouvement farouche de bête qu’on tient enfermée, par quel chemin, dans quel lieu ignoré, redoutable, on le menait ainsi. Brusquement, comme le coupé débouchait devant la gare Saint-Lazare, après avoir suivi la rue de La Boétie et la rue de la Pépinière, il reconnut la pente raide, les maisons noires de la rue du Rocher, dévalant jusqu’au carrefour de la rue de Rome. Et ce fut pour lui encore un éblouissement d’éclair, la vérité totale, aveuglante, qui le frappait en coup de foudre, dans l’évocation atroce du souvenir, sa femme morte, étendue, là-bas, sur le grabat immonde, taché de sang.

« Ma fille est morte, ma fille est morte, on me l’a tuée ! »

Le coupé filait, parmi l’encombrement des voitures et des piétons. Vivement, il arriva rue Saint-Lazare, tourna sous l’une des arches étroites du passage Tivoli, se trouva dans la ruelle presque déserte, humide, immonde et noire. Morange se débattait, hagard, fou, les deux mains tenues par Mathieu, aveuglé de larmes, lui aussi, tandis que Sérafine, très attentive, très maîtresse d’elle-même, le suppliait de se taire, prête à lui fermer la bouche de ses doigts minces, s’il continuait à gémir, comme un misérable qu’on mène au supplice. Que voulait-il faire ? il l’ignorait lui-même : hurler, sauter de la voiture, pour courir plus vite, il ne savait où. Aussi, quand le coupé s’arrêta, les roues dans le ruisseau, devant la maison louche, cessa-t-il tout d’un coup de s’agiter, s’abandonnant aux deux autres qui le descendirent, qui l’emmenèrent, ainsi qu’une chose. Mais, dès l’allée sombre et puante, dont le froid, tel qu’un suaire, lui tomba sur les épaules, le souvenir se réveilla, farouche, avec une puissance de terrible évocation : c’était la même allée que là-bas, aux murs lézardés et moisis ; et ce fut ensuite la même cour verdâtre, fétide, pareille à un fond de citerne. Tout renaissait, l’atroce drame recommençait, plus abominable. Et quel quartier, cette cohue toujours pullulante de la gare Saint-Lazare, cette bousculade continuelle des départs et des arrivées, cette vaste place où semblait aboutir le monde entier avec ses fièvres, comme pour y noyer son inconnu ! Et, là, à droite, à gauche, dans ce bas montueux de la rue du Rocher, dans ce coin ignoré du passage Tivoli, ainsi qu’en deux antres sordides où toutes les hontes, attendues, guettées à chaque train, pouvaient se cacher, quels effrayants refuges de misère et de crime, ces deux gouffres de mort, la maison d’accouchement de la Rouche et la clinique du docteur Sarraille !

Debout au milieu de son étroit cabinet de consultations, une pièce sombre, à peine meublée, empoisonnant l’éther, Sarraille attendait, en vieille redingote noire, les yeux durs et résolus, dans sa grosse face blême. Tout de suite, Morange, piétinant, regardant partout d’un air d’égarement imbécile, tandis que ses dents claquaient, comme s’il était pris d’un grand froid, s’était remis à crier, à répéter sans fin :

« Où est-elle ? Montrez-la-moi, je veux la voir. »

Vainement, Sérafine, aidée de Mathieu, continuait à lui parler, à tâcher de l’étourdir de bonnes paroles, pour gagner quelques minutes encore, espérant amortir un peu le coup suprême du spectacle qui l’attendait. Mais il les écartait, il recommençait à bégayer les mêmes mots, en tournant autour de la pièce, avec son obstination de bête qui cherche une issue.

« Montrez-la-moi, je veux la voir. Où est-elle ? »

Puis, comme Sarraille croyait devoir lui parler, le préparer lui aussi, Morange soudain parut l’apercevoir, marcha sur lui furieusement, serrant les poings, pour l’assommer.

« Alors, c’est vous le médecin, c’est vous qui l’avez tuée ! »

Et il y eut une scène horrible : le père brandissant les bras, vomissant des injures, des menaces, tout ce qui lui montait à la bouche, la douleur enragée d’un pauvre homme faible, à qui l’on vient d’arracher le cœur ; tandis que le médecin, d’abord très digne, très correct, l’excusant, finissait par se fâcher, par crier à son tour qu’on l’avait trompé, qu’il n’était pas responsable, après la comédie indigne jouée par cette jeune dame. Les paroles irréparables furent dites, il lâcha tout, la grossesse, les douleurs simulées, la situation critique où elle l’avait mis en se faisant opérer pour une tumeur, lorsqu’elle était simplement enceinte. Sans doute, il s’était mépris, mais ses maîtres eux-mêmes avaient de pareilles erreurs sur la conscience. Personne n’est infaillible, et, comme le père s’était rué, en le traitant de menteur et d’assassin, en hurlant qu’il le traînerait devant la justice, il déclara qu’il voulait bien, qu’il y raconterait toute l’histoire. Alors, défaillant, le malheureux homme chancela, tomba sur une chaise, sous les coups répétés de ces révélations ignobles. Sa fille enceinte, grand Dieu ! sa fille criminelle, complice et victime ! C’était l’écroulement du ciel, la fin du monde. Et il sanglotait, et il bégayait toujours, avec de pauvres gestes de fou qui battaient l’air, comme pour écarter tant de décombres :

« Vous êtes des assassins !… Vous êtes des assassins, tous des assassins !… Vous irez au bagne, tous, tous au bagne ! » Sérafine, qui s’était assise près de lui, voulut lui reprendre les mains, luttant de sa personne, bravement, pour le vaincre.

« Non ! vous êtes des assassins, tous des assassins !… Vous irez au bagne, la première au bagne ! »

Elle ne l’écoutait pas, lui parlait toujours, disait des choses touchantes, rappelait combien elle avait aimé la chère petite, son dévouement, son continuel désir de la rendre heureuse.

« Non, non ! c’est vous l’assassin !… Au bagne, au bagne ; tous les assassins ! »

Cependant, laissant Sérafine à son combat, Sarraille avait pris Mathieu à part, car il flairait en lui un témoin possible, si l’affaire se gâtait. Et il lui expliqua l’opération, l’ablation de tout l’organe par la voie naturelle, en coupant les liens, ce qui ne demandait pas trois minutes. Seulement, il y avait toujours un grand danger d’hémorragie. Aussi n’avait-il voulu employer que des pinces neuves, pour pincer les artères, dont la cicatrisation s’obtient par écrasement. Il s’était servi de huit pinces, il avait eu même la précaution de s’assurer, le soir, qu’elles restaient bien en place, contrôlant, comptant les petits manches qui sortaient ; et, voyez la malchance ! L’une d’elles s’était détachée pendant la nuit, le ressort ayant cédé, sans doute par un défaut de fabrication ; car c’était là son unique remords, le regret maintenant d’avoir employé des pinces neuves, dont il ne pouvait répondre, puni précisément de trop de zèle. Puis, il avait fallu le lourd sommeil de la garde, la faiblesse de l’opérée qui n’avait pas même dû sentir couler tout son sang, qui était certainement morte, comme on s’endort, dans une grande douceur. Et il jura encore, d’un air de tranquille audace, que l’organe gravide, lourd et dur, aurait trompé tout autre de ses confrères, devant les affirmations si nettes de la jeune personne, dont les prétendues souffrances avaient un accent déchirant de vérité.

« Oh ! je suis bien tranquille, murmura-t-il, et la baronne de Lowicz qui est là, me couvre d’ailleurs complètement, car elle a menti, elle aussi, avec son histoire d’une nièce que les parents lui envoyaient de province. On peut me dénoncer, je suis prêt à répondre… Une opération magnifique, une complète réussite, que mon maître Gaude m’aurait enviée ! »

Il restait livide pourtant, son mufle nerveusement contracté, ses gros yeux gris brûlant d’une sourde exaspération contre le sort. La destinée s’acharnait, il n’avait accepté les risques d’une telle besogne que dans l’espoir d’atteler ensuite à sa fortune la baronne complice, et voilà qu’un hasard imbécile allait peut-être l’envoyer en cour d’assises ! Il n’était même plus certain d’avoir les mille francs que lui avait promis cette femme ; car il connaissait son avarice, elle n’aurait payé que par tendresse pour sa petite amie. C’était, cette fois, la pire des défaites, dans sa rage impuissante à jamais violer la fortune.

Mathieu revint près de Sérafine, qui n’avait point cessé d’étourdir Morange de ses conseils, de ses consolations. Elle lui avait repris les mains, elle le fatiguait des mêmes paroles, son dévouement, son deuil affreux, sa crainte de voir le cher souvenir de la morte tramé dans la boue, s’il n’était point assez raisonnable pour garder l’horrible secret. Elle acceptait sa part de responsabilité, disait combien elle était coupable, parlait de son éternel remords. Mais, grand Dieu ! que tout cela fût enseveli avec la chère petite, qu’il ne poussât sur sa tombe que des fleurs pures, les regrets unanimes de tant de jeunesse, de tant d’innocente beauté ! Et, peu à peu, Morange fléchissait, cédait à sa faiblesse de cœur, tandis que le mot d’assassin qu’il répétait toujours, par une obstination maniaque, s’espaçait, devenait plus rare, n’était plus qu’un murmure bégayé, étouffé dans les larmes. Sa fille traînée en justice, son corps ouvert, étalé devant tous avec sa souillure, les journaux racontant le crime, disant l’ignominie de cette caverne où il la retrouvait, non, non ! il ne pouvait vouloir cela, cette femme avait raison. L’impuissance où il était de la venger acheva de l’anéantir, de le rompre comme si on l’avait roué de coups, les membres meurtris, la tête vide, le cœur froid, battant à peine. Et il retombait à une sorte d’enfance, il joignit les mains, il supplia en petit garçon peureux, avec des balbutiements plaintifs, toute une terreur, toute une résignation de pauvre être qui demande pitié, tant il souffre.

« Je ne ferai de mal à personne, ne me faites pas de mal. Seulement, montrez-la-moi, je veux la voir. »

Sérafine, ayant vaincu enfin, voulut se relever. Mais il fallut que Mathieu l’aidât, tellement elle était brisée elle-même, exténuée, à bout de forces. Une sueur mouillait sa face, elle dut rester appuyée un instant au bras qu’il lui avait offert, puis, elle le regarda peu à peu redressée, en sa taille fière, triomphante d’avoir été brave jusqu’au bout, atteinte pourtant et chancelante, dans son énergie à défendre son plaisir. Et il s’étonna de la voir si vieille, comme si les symptômes de flétrissure qu’il avait constatés déjà se fussent aggravés tout d’un coup, ridant de mille plis son visage blême.

Morange tendait ses mains tremblantes, répétait sa triste plainte enfantine.

« Je vous en supplie, montrez-la-moi, je veux la voir… Je ne ferai de mal à personne, je resterai près d’elle bien tranquille. »

Sarraille finit par le satisfaire, puisque, maintenant, il semblait résigné. On le soutint, on le mena dans la chambre terrible, au bout d’un petit couloir. Mathieu et Sérafine entrèrent avec lui tandis que le docteur s’arrêtait sur le seuil de la porte, qui resta grande ouverte.

C’était la même chambre, la chambre de terreur et d’horreur où le mari, huit ans plus tôt, avait trouvé sa femme morte. La même fenêtre poussiéreuse ne laissait pénétrer que le jour verdâtre de la cour, le même mobilier d’hôtel garni louche traînait dans la crasse, entre les quatre murs nus, au papier semé de fleurs rouges décollé par l’humidité. Et là, au fond de cette bassesse, sur le grabat immonde, le père, cette fois, trouvait sa fille, sa petite Reine, l’idole, la divinité, dont le culte unique emplissait son existence. La tête adorable de l’enfant, d’une pâleur de cire, tout le sang de son corps s’en étant allé par la criminelle blessure, reposait parmi le flot déroulé de ses cheveux bruns. Sa face ronde et fraîche d’une amabilité si gaie, si enflammée d’un désir de luxe et de plaisir, quand elle vivait, avait pris dans la mort une gravité terrible, un regret désespéré de tout ce qu’elle quittait si affreusement. Elle était morte, et elle était seule, sans une âme près d’elle, sans un cierge. On avait simplement remonté le drap jusqu’à son menton, de même que, pour toute toilette à la chambre, on s’était contente de laver, sous le lit, le flot de sang qui avait coulé traversant le matelas. Et cette grande tache humide sur le plancher mal essuyé et rougeâtre encore, disait l’effroyable drame.

Trébuchant, ivre de douleur, Morange s’était arrêté. Valérie, Reine, laquelle des deux ? Il le savait bien, que la mère était ressuscitée dans la fille, qu’elle était revenue ainsi pour revivre un peu encore de son existence de tendresse avec lui ; il le savait bien qu’elles n’avaient jamais fait qu’une même femme, et cela était prouvé désormais, puisque voilà la fille qui s’en allait comme la mère. Refleurie un instant en sa beauté, au clair soleil, elle rentrait dans la mort, par la même abominable porte. Deux fois on l’avait assassinée. Maintenant, c’était fini, elle ne reviendrait plus. Et lui, le misérable, il subissait cette torture qu’aucun homme n’a connue, celle de perdre deux fois la femme adorée, d’assister deux fois à la souillure atroce, à la tempête de honte et de crime qui emportait son cœur.

Il tomba sur les genoux, il pleura sans fin, et, comme Mathieu voulait le relever, il murmura, d’une voix basse, à peine distincte :

« Non, non, laissez-moi, c’est fini… Elles sont parties l’une après l’autre, et moi seul suis coupable. Autrefois, j’avais menti à Reine, en lui disant que sa mère était en voyage ; et voilà qu’elle m’a menti, l’autre jour, avec cette histoire d’une invitation dans un château. Si je m’étais opposé, il y a huit ans, au coup de démence de ma pauvre Valérie, si je n’avais pas assisté, impuissant, à son assassinat, ma pauvre Reine, aujourd’hui, n’aurait pas recommencé l’horrible aventure… C’est ma faute, c’est moi, moi seul qui les ai tuées. Les chères âmes ! est-ce qu’elles savaient, est-ce que je n’étais pas là pour les aimer, pour les défendre, les conduire et les rendre heureuses ? Je les ai tuées, c’est moi l’assassin ! »

Il succombait, il mâchait ses sanglots, grelottant, envahi d’un froid de mort.

« Et, misérable imbécile, c’est parce que je les aimais trop, que je les ai tuées… Elles étaient si belles, elles avaient tant d’excuses à vouloir être riches, gaies, heureuses ! L’une après l’autre, elles m’avaient pris mon cœur, je ne vivais qu’en elles, par elles, pour elles. Quand l’une n’a plus été là, l’autre à son tour est devenue ma volonté, j’ai recommencé le rêve d’ambition que la mère avait fait, dans l’unique désir de le réaliser pour la fille, en qui revivaient toutes mes tendresses… Et je les ai tuées, c’est à ce double crime que m’a fait choir la folie de monter, de conquérir la fortune, en sacrifiant le meilleur de moi, d’abord le pauvre être qui, supprimé violemment, a emporté la mère, puis l’âme même de ma fille, gâtée par l’exemple, brûlée de la même fièvre, expirée dans le même flot de sang… Ah ! quand je songe que, ce matin encore, j’osais me dire heureux de n’avoir que cette fille, pour n’avoir qu’elle à aimer ! Quel stupide blasphème contre la vie, contre l’amour ! La voilà morte maintenant, morte après sa mère, et je suis tout seul, je n’ai plus personne à aimer, plus personne qui m’aime… Ni femme ni fille, sans un désir ni une volonté, tout seul, tout seul, à jamais ! »

C’était le cri de suprême abandon, il s’affaissait par terre, vide, tel qu’une loque humaine ; et il n’eut plus que la force de serrer les deux mains de Mathieu, en bégayant encore :

« Non, non, laissez-moi, ne me dites rien… Vous seul aviez raison. J’ai refusé la vie, et la vie a fini par tout me reprendre. »

Mathieu, pleurant, l’embrassa, resta quelques minutes encore, dans le bouge tragique, ensanglanté du plus affreux déchet de vie dont son cœur eût jusque-là souffert. Enfin, il partit, il laissa Sérafine qui se chargeait du pauvre homme, le traitant en petit enfant malade dont elle ferait à présent ce qu’elle voudrait.

À Chantebled, Mathieu et Marianne fondaient, créaient, enfantaient. Et, pendant les deux années qui se passèrent, ils furent de nouveau victorieux dans l’éternel combat de la vie contre la mort, par cet accroissement continu de famille et de terre fertile, qui était comme leur existence même, leur joie et leur force. Le désir passait en coups de flamme, le divin désir les fécondait, grâce à leur puissance d’aimer, d’être bons, d’être sains ; et leur énergie faisait le reste, la volonté de l’action, la tranquille bravoure au travail nécessaire, fabricateur et régulateur du monde. Mais, durant ces deux années, ce ne fut pas sans une lutte constante que la victoire leur resta. Ils en étaient toujours au rude début de la conquête, ils pleurèrent souvent, dans la douleur et dans l’angoisse. Comme l’ancien rendez-vous de chasse, l’étroit pavillon ne suffisait plus, ils eurent des soucis nombreux, lorsqu’ils durent installer peu à peu toute une ferme, avec ses bâtiments, ses écuries, ses étables, ses granges. Les avances d’argent étaient considérables, parfois les récoltes menacèrent de ne pas payer les mémoires des entrepreneurs. À mesure que l’exploitation s’agrandissait, elle nécessitait aussi en plus grand nombre le bétail, les chevaux, les serviteurs et les servantes, tout un personnel, tout un matériel, dont le contrôle quotidien allait les écraser de besogne, tant que leurs enfants grandis ne pourraient les soulager d’une part de la tâche. Mathieu avait pris la direction des travaux de culture, les améliorant sans cesse, en continuel effort de pensée et d’action, pour faire rendre à la terre toute la vie qui dormait en ses flancs. Marianne dirigeait la ferme, veillait aux étables, à la laiterie, à la basse-cour, se révélait comme un comptable de premier ordre, tenait les comptes, payait, encaissait. Et, malgré les ennuis renaissants, des mauvais hasards, des erreurs inévitables, la fortune quand même, au travers des mécomptes et des pertes, leur donnait toujours raison, tant ils étaient braves et sages, dans la lutte incessante de chaque jour.

Puis, en dehors des bâtisses nouvelles, le domaine s’agrandit encore de trente hectares de pentes sablonneuses, jusqu’au village de Monval, tandis que, sur le plateau, trente autres hectares de bois le prolongèrent, du côté de Mareuil. La lutte de Mathieu devenait plus âpre, plus héroïque, avec ces pentes stériles, à mesure qu’il augmentait son champ d’action ; mais là était l’idée géniale, il finissait par vaincre, par les fertiliser plus largement à chaque saison, grâce aux sources fécondantes, dont il les baignait de toutes parts. De même, sur le plateau, il avait troué de larges routes les nouveaux bois acquis, afin d’établir des communications, puis de réaliser l’idée qu’il avait de transformer les clairières en pâturages où il lâcherait son bétail, en attendant de pouvoir se livrer à l’élevage. De tous côtés, maintenant, dans cet effort croissant de création, la bataille se trouvait donc engagée, élargie sans cesse ; et les chances de décisive victoire augmentaient aussi, les pertes possibles sur une mauvaise récolte étaient compensées par la prodigieuse moisson qui débordait d’un autre champ. C’était comme pour les enfants, qui continuaient à grandir, pendant que s’étendait le domaine : ceux qui s’attardaient un peu semblaient pousser les autres. Les deux jumeaux, Blaise et Denis, âgés de quatorze ans déjà, moissonnaient les couronnes au lycée, faisant quelque honte à Ambroise, leur cadet de deux ans, qui, d’esprit vif, ingénieux, était trop souvent à d’autres sujets que ses leçons. Les quatre suivants, Gervais, les deux filles, Rose et Claire, ainsi que le dernier, Grégoire, trop jeunes pour qu’on les risquât quotidiennement à Paris, achevaient de s’élever au grand air, sans trop de plaies ni de bosses. Et, lorsque, au bout de ces deux années, Marianne accoucha de son huitième enfant, une fillette cette fois, Louise, elle ne souffrit heureusement pas comme pour Grégoire, qui avait failli lui coûter la vie, mais elle fut tout de même longue à se remettre, ayant voulu se lever trop tôt, pour une lessive. Quand Mathieu la revit debout et souriante, avec la chère petite au bras, il l’embrassa passionnément, il triompha une fois de plus, par-dessus tous les chagrins et toutes les douleurs. Encore un enfant, encore de la richesse et de la puissance, une force nouvelle lancée au travers du monde, un autre champ ensemencé pour demain.

Et c’était toujours la grande œuvre, la bonne œuvre, l’œuvre de fécondité qui s’élargissait par la terre et par la femme, victorieuses de la destruction, créant des subsistances à chaque enfant nouveau, aimant, voulant, luttant, travaillant dans la souffrance, allant sans cesse à plus de vie, à plus d’espoir.