Fécondité (Zola)/Livre IV/Chapitre I

Eugène Fasquelle (p. 347-372).


Quatre ans se passèrent. Et, pendant ces quatre ans, Mathieu et Marianne eurent deux enfants encore, une fille au bout de la première année, un garçon après la troisième. Et, chaque fois, en même temps que s’augmentait la famille, le domaine naissant de Chantebled s’accrut aussi, la première fois de vingt nouveaux hectares de terres grasses à conquérir sur les marais du plateau, la seconde de tout un vaste lot de bois et de landes que les sources captées commençaient à fertiliser. C’était la conquête invincible de la vie, la fécondité s’élargissant au soleil, le travail créant toujours, sans relâche, au travers des obstacles et de la douleur, compensant les pertes, mettant à chaque heure dans les veines du monde plus d’énergie, plus de santé et plus de joie.

Or, le jour où Mathieu vint s’entendre avec Séguin pour l’achat des bois et des landes, il trouva chez lui Sérafine. Séguin, enchanté d’être payé très régulièrement aux échéances convenues, ravi de vendre de la sorte, morceau à morceau, ce domaine inculte qui lui pesait si fort, exécutait le traité, signait gaiement chaque cession nouvelle. Et, ce jour-là, il voulait même retenir Mathieu à dîner. Mais celui-ci avait hâte de retourner à Chantebled, où la moisson l’attendait. Si bien que Sérafine, muette et souriante jusque-là, intervint, comme il disait qu’il allait vite prendre une voiture, pour ne pas manquer son train, à la gare du Nord.

« J’ai la mienne en bas, et je vais justement dans le quartier. Désirez-vous que je vous conduise ? »

Il la regarda, ne voulut pas se donner le ridicule d’avoir peur d’elle, après tant années de rupture, certain d’ailleurs d’être invulnérable.

« Mais certainement, merci de votre amabilité. »

Dès que le coupé, tendu de soie verte, les emporta côte à côte, au trot vif du cheval, elle se montra d’une franchise charmante, très attendrie et très amicale.

« Ah ! mon ami, vous ne savez pas quel plaisir vous me faites, en acceptant ces quelques minutes d’intimité avec moi. Vous avez toujours l’air de me fuir, on dirait vraiment que vous tremblez de me voir me jeter sur vous. Sans doute, j’ai pu rêver un instant de retrouver des heures dont le souvenir m’est délicieux. Mais, mon Dieu ! que ces choses sont maintenant lointaines ! Et combien vous avez raison, de n’en vouloir rien gâter, en courant le risque d’une réalité nouvelle ! Je vous jure donc que mon désir unique est d’être votre amie, et j’ajoute que vous êtes le seul homme à qui j’ai gardé cette bonne place dans mon cœur. Aussi me sera-t-il très doux de me confier à vous, de vous dire ce que je ne conte à personne, pas aux hommes bien entendu, mais pas même aux femmes. Si vous êtes gentil, nous serons des amis sincères, et ça me fera beaucoup, beaucoup de bien. »

Elle était vraiment émue. Par quel prodige cet homme qui la dédaignait, après l’avoir possédée, l’attendrissaitil ainsi, elle si dure aux mâles, les pourchassant pour les user, puis les jeter au tas commun ? Elle se fit fraternelle, goûta un plaisir inconnu à tout avouer, en se plaignant.

« Je ne suis plus si heureuse qu’on le croit, mon bon ami, je vis à présent dans des craintes continuelles… Oui, vous ne l’avez pas su, personne ne l’a su, j’ai failli avoir un enfant. La chance a voulu qu’une fausse couche m’en débarrassât, à trois mois. Mais me voilà sous la menace d’être reprise, d’un jour à l’autre… Et, sans doute, vous qui êtes un sage, vous allez me dire de me remarier, d’avoir des enfants. Seulement, que voulez-vous ? ce n’est point mon affaire, je ne suis qu’une amoureuse, et même une amoureuse un peu exigeante, je puis bien vous l’avouer, à vous qui ne l’ignorez pas. »

Malgré sa mélancolie, son petit rire inquiétant sonna, tandis que ses yeux s’étaient remis à flamber, dans l’impudence passionnée de sa face rousse, aux cheveux fous, couleur de flamme. La vérité était que son besoin exaspéré de l’acte grandissait, à mesure que venait l’âge. Elle avouait orgueilleusement ses trente-cinq ans, d’une beauté insolente encore, avec des épaules et une gorge de marbre, sans une flétrissure. Elle prétendait même n’en être que plus jeune, plus ardente, plus affamée, et son ennui n’était pas de vieillir, elle ne souffrait que de ne pas savoir comment se contenter, librement, sans courir le risque désastreux des suites. Jusqu’à ce jour, avec une maîtrise incomparable, elle avait réussi à conserver intacte sa situation mondaine de veuve riche, reçue partout, libre de changer d’amants tous les mois, de les choisir par paires et même à la demi-douzaine, pourvu qu’elle les gardât ignorés, dans le mystère de son rez-de-chaussée si hermétiquement clos de la rue de Marignan, sans les afficher jamais. On chuchotait que, certains soirs de folie érotique, elle prenait, comme les impératrices inassouvies de la Rome ancienne, le déguisement d’une servante, pour battre les trottoirs des quartiers louches, en quête des mâles brutaux dont elle souhaitait les violences. Elle cherchait les monstres, il n’était pas d’accouplement trop rude, dont elle ne brûlât de connaître la déchirure. Et, naturellement, les dangers de grossesse croissaient encore, dans ces bordées frénétiques, avec des hommes ivres parfois, qui n’y mettaient aucune délicatesse.

Mathieu, un peu surpris d’abord de pareilles confidences, en vint à éprouver une sorte de pitié inquiète, comme devant une malade. Il eut, à son tour, un rire involontaire, en songeant à tous ces fraudeurs, à toutes ces fraudeuses, dont le monde était plein, et qui, malgré leurs efforts têtus pour duper la nature, finissaient quand même par en être les dupes.

« Vous étiez si certaine de prendre vos précautions ! dit-il avec quelque ironie. Vous ne savez donc plus ?

— Est-ce qu’on sait jamais ! cria-t-elle. Il y a aussi de tels maladroits, sans parler des circonstances. On ne peut pas toujours se garer. »

Puis, elle oublia qu’elle était une femme, il n’y eut plus là que deux hommes, causant librement. Et ce fut avec une audace superbe et farouche, où éclatait tout son désir insatiable, qu’elle ajouta hautement :

« D’ailleurs, ces fraudes je les ai en horreur et en mépris. Y a-t-il quelque chose de plus bas, de plus sot ? C’est tout l’amour amoindri, gâté, assassiné. Voyez-vous deux amants surveillant leur délire, n’ayant en tête que la préoccupation de ne pas s’aimer jusqu’au bout ! Autant vaut-il tout de suite se tourner le dos, ne rien commencer, puisqu’on ne finit rien. Moi, je déclare que j’en reste révoltée, enragée, et que je serais, chaque fois, pour le risque-tout, sans cette peur de me compromettre, de perdre ma tranquillité, qui me rend aussi lâche que les autres. »

Elle continua, avec son beau calme, donnant à entendre que, si elle avait eu des curiosités perverses, désireuse de goûter à tous les amours, elle s’en était vite écartée, comme de bagatelles, de joujoux sans conséquence, qui la laissaient irritée, affamée davantage. Et toujours elle en était revenue à l’homme, à l’acte normal, mais à pleins bras, d’un appétit d’ogresse, que ne pouvaient assouvir que les puissantes étreintes, totales, sans fin. Aussi était-ce ce besoin qui l’enrageait contre les fraudes nécessaires, dans sa terreur de l’enfant, et qui lui faisait souhaiter ardemment le moyen de se garantir, sans rien sacrifier de ses joies. Elle en était obsédée, elle rêvait des nuits d’impunité, des nuits sans peur, sans contrainte, où elle se donnerait à sa faim et librement, en plein triomphe frénétique de sa victoire sur la nature.

Lorsqu’elle reparla de sa fausse couche, sans avouer l’avortement, Mathieu finit par soupçonner la vérité.

« Le pis est, mon bon ami, que cette fausse couche m’a toute détraquée. Il a fallu me mettre entre les mains d’un médecin, et j’ai trouvé heureusement, dans mon quartier, un jeune homme très doux, très convenable, oh ! tout à fait inconnu, un de ces médecins comme il y en a tant, mais que j’ai préféré à une célébrité, parce que je n’en fais qu’à ma tête, avec lui, et que je suis plus sûre du secret, personne ne le remarquant, lorsqu’il vient chez moi. Voilà donc près de trois mois qu’il me soigne, et il n’est pas rassurant, il prétend qu’au moindre rapport, je puis désormais redevenir enceinte, quelque chose de là-dedans s’étant déplacé, ayant descendu je crois. Me voyez-vous sous cette continuelle menace ? C’est à ne plus oser embrasser un homme. Alors, mon petit médecin m’a bien parlé d’une opération, mais j’en ai une peur, une peur atroce ! »

Mathieu laissa échapper un geste d’étonnement.

« C’est donc grave, votre maladie ? »

Elle comprit, rattrapa sa phrase, eut un air de désolation.

« Mais certainement, ne vous ai-je pas dit que j’étais détraquée tout à fait ? Il y a des jours où j’ai des douleurs intolérables. Et, si mon médecin commence à parler d’une opération, c’est qu’il doit soupçonner quelque chose de sérieux, je ne sais pas trop quoi. D’ailleurs, il n’est pas chirurgien, il me conduirait simplement au célèbre Gaude, pour que celui-ci m’examinât et m’opérât, s’il le fallait… N’importe ! ça me donne froid dans le dos, je crois bien que jamais je n’aurai le courage de me décider. »

En effet, un pâle frisson avait passé dans ses yeux de flamme, et tout son furieux désir grelottait encore, sous l’appréhension glacée du fer. Le combat durait entre sa peur et son rêve d’impunité.

L’ayant regardée, Mathieu n’eut plus de doute.

« Je crois savoir, dit-il doucement, que ces sortes d’opérations sont très chanceuses. Il ne faut jamais y recourir qu’à la dernière extrémité, lorsqu’il y a danger de mort. Autrement, les pauvres opérées s’exposent à bien des misères, à bien des désillusions.

— Oh ! s’écria-t-elle avec exubérance, vous pensez, j’espère, que si je me fais charcuter, c’est qu’il le faudra absolument, et que je me serai d’abord renseignée. Gaude, paraît-il, va opérer une des filles Moineaud, vous savez le père Moineaud, qui est encore chez mon frère, à l’usine. Si le cœur m’en dit, j’irai la voir ensuite, pour me rendre un peu compte.

— Une fille Moineaud, répéta-t-il d’un air de surprise chagrine. Ce ne peut être qu’Euphrasie, celle qui s’est mariée voici quatre ans à peine, et qui a déjà trois enfants, dont deux jumelles. J’ai pris justement chez moi, pour rendre service à ces pauvres gens, Cécile, une des sœurs cadettes, qui vient d’entrer dans sa dix-septième année ; mais je crains bien qu’elle ne puisse faire notre besogne, car la moindre fatigue la force à garder le lit. Aujourd’hui, ces filles du peuple sont névrosées, déséquilibrées comme des duchesses. Il y a, décidément, des pères et des mères qui n’ont guère de bonheur, avec leurs nombreux enfants, et cela m’attriste, parce que, sans tenir compte des funestes conditions sociales, ni des mauvais cas individuels, vous en abusez pour triompher contre moi, vous tous qui limitez la famille, quand vous ne l’anéantissez pas. »

Elle se remit à rire gaiement, oubliant ses maux. Et, comme la voiture s’arrêtait :

« Nous sommes à la gare, déjà ! Moi qui avais encore tant de choses à vous conter !… Enfin, vous ne vous doutez pas combien je suis heureuse d’avoir fait ma paix avec vous. C’était si bête, que vous sembliez trembler devant moi, comme si vous me jugiez incapable de vous aimer de bonne amitié ! Je vous assure que ça me repose, et que me voilà ravie d’avoir un confident, oui ! un confident à qui je pourrai tout dire… Allons ! une bonne poignée de main, en camarades ! »

Ils se serrèrent la main, il regarda s’éloigner la voiture, très surpris de cette Sérafine qu’il n’avait pas soupçonnée, tourmentée de la sorte, sur le tard, d’un besoin de confession. Peut-être, en choisissant un ancien amant, trouvait-elle une sensation nouvelle à son déshabillage moral. Et à quelle vie de suprêmes secousses allait-elle encore, dans son désir d’assouvissement impuni et sans fin !

Mainfroy, le médecin de quartier, était un grand garçon de trente ans, mince et correct, la figure poupine et sérieuse. Toujours en redingote, il commençait une de ces clientèles de femmes qui assurent à certains docteurs médiocres, inconnus, des rentes solides, et sa règle était de se montrer grave devant les plus légères indispositions, de donner surtout de l’importance aux moindres troubles nerveux, écoutant les plaintes sans se lasser, prodiguant les remèdes, sans jamais céder à l’envie sotte de s’oublier aux bras d’une cliente ; car toute femme qui se donne à son médecin est naturellement une cliente qui ne paie pas. Ce fut ce qui fit son pouvoir sur Sérafine, elle écouta ce beau garçon, qui, froidement, ne voulut pas comprendre. Appelé par elle, au hasard de la femme de chambre qui courut le chercher, une nuit qu’elle souffrait des suites de sa fausse couche, toute une brusque et violente crise de nerfs, il s’aperçut au premier examen des manœuvres qui venaient d’aboutir à un avortement. Mais il ne dit rien, il l’effraya en paraissant soupçonner une affection qui désolerait sa vie, si elle passait à l’état chronique. Aussi finit-elle par se mettre entièrement entre ses mains, inquiète de le voir hocher la tête, avec des réticences, des demi-mots évoquant toutes sortes d’infirmités affreuses. Il s’estimait, d’ailleurs, d’une honnêteté professionnelle parfaite, ni meilleur ni pire que la grande majorité des autres médecins du quartier ; et il est très certain qu’il n’aurait pas, personnellement, abusé de la confiance d’un malade, en dehors des gâteries médicales qu’il se permettait avec les dames ; mais cela ne l’empêchait pas d’être, à l’occasion, le rabatteur de certains chirurgiens célèbres, leur amenant des clientes, touchant sa prime, en toute sérénité d’âme. Ensuite, ce qui se passait ne le regardait plus. Il n’avait servi que d’obligeant intermédiaire, et c’était au prince de la science, au grand opérateur, de voir et d’agir.

Dès lors, pendant près d’une année, il se joua entre Mainfroy et Sérafine une comédie lente, dont ils purent se croire mutuellement les dupes de bonne foi. Ils n’auraient même pas su dire lequel des deux avait le premier parlé d’une opération possible. Il venait presque régulièrement chaque semaine, elle le rappelait, s’il se faisait désirer, le forçait à reprendre le traitement, exagérait ses maux, parlait de douleurs atroces. Et, puisqu’elle manquait ainsi de patience, ils en étaient arrivés à causer parfois ensemble de cette opération, qui, certainement, la débarrasserait de tous ses ennuis. Longtemps, il avait eu son hochement de tête, réservant l’avenir, préférant garder pour lui cette cliente qui payait bien. Mais il dut finir par craindre qu’elle ne lui échappât, qu’elle ne se passât de son intermédiaire, en allant d’elle-même à cette délivrance, dont le rêve ardent la hantait. Il avait parfaitement compris, il se doutait que ses souffrances étaient tolérables, qu’elle aurait pu se résigner à la simple inflammation chronique, dont elle se serait du reste guérie depuis longtemps, si elle avait bien voulu ménager ses nuits. À partir de ce moment, il affecta de désespérer de la guérison, en disant qu’il faudrait sans doute des mois et des mois. Puis, avec ces sortes de maladies, on ne savait jamais : peut-être se trouvait-on en présence d’une complication qui échappait à son diagnostic. Un jour, il prononça le mot de kyste, sans rien affirmer, et, tout de suite, il fut question de Gaude, l’opération se trouva décidée en principe. Seulement, des jours encore se passèrent, car elle disait son épouvante, épouvante réelle, atroce, dans laquelle aussi entraient toutes sortes d’inquiétudes sur les suites possibles. Il ne la visitait plus, sans qu’elle le questionnât passionnément, s’enhardissant, voulant savoir surtout ce qu’il adviendrait de ses désirs de femme. Des amies lui avaient fait peur, en racontant qu’on n’était plus femme ensuite, refroidie, impuissante au plaisir. C’était là l’anxiété où s’attardait son hésitation dernière : supprimer la fonction en supprimant l’organe, supprimer l’enfant, ah ! certes, elle n’avait pas d’autre but, elle ne se mettrait sous le couteau que pour en être délivrée ; mais supprimer le désir, tuer le plaisir, qu’elle brûlait de garder seul, dégagé de tout devoir, désormais souverain, ce serait là une duperie atroce dont elle serait morte de honte et de colère. Et il riait doucement, haussait les épaules, traitant ces renseignements de commérages, affirmant que, neuf fois sur dix, les femmes opérées rajeunissaient, restaient fraîches jusqu’à cinquante ans, se montraient au contraire beaucoup plus ardentes, si bien que c’était même là un des inconvénients de l’opération.

Le jour où Mainfroy lui donna cette certitude, Sérafine le fit taire, comme prise d’une inquiétude pudique. Mais toute sa face brûlante rayonnait.

« Oh ! docteur, vous voyez-vous obligé de me soigner ensuite, pour me calmer ?… Je plaisante, je ris, mais je vous assure que, depuis hier, je souffre horriblement. Et, c’est affreux, de penser qu’on se promène peut-être avec une maladie mortelle… Que voulez-vous ? j’ai bien peur, mais je cède, vous me mènerez voir Gaude, et je le laisserai faire, puisque vous dites qu’il fait des miracles.

— Certes, dit Mainfroy, tous les journaux s’occupent de sa dernière opérée. Il a eu, depuis quelques mois, des succès étourdissants… Vous savez qu’il a remis debout cette ouvrière, cette Euphrasie, dont je vous ai parlé. Elle est maintenant rentrée dans son ménage, mieux portante que jamais, et votre cas semble être un peu le sien, car on m’a parlé d’un kyste de la nature la plus maligne. »

Sérafine se récria.

« Tiens ! je m’étais promis d’aller la voir et de la faire causer. Attendez, n’est-ce pas ? avant de demander à Gaude un rendez-vous pour moi. »

Euphrasie Moineaud, depuis qu’elle avait épousé Auguste Bénard, le jeune maçon réjoui qui s’était épris de sa petite personne rêche et maigriotte, vivait en ménage, rue Caroline, à Grenelle, dans une grande pièce qui servait de cuisine, de salle à manger et de chambre à coucher. Il y avait aussi un étroit cabinet noir, que plus tard, lorsque trois enfants eurent poussé, au bout de quatre ans à peine, on utilisa, en y mettant le lit des deux aînées des jumelles. Le berceau du cadet, un garçon, dut rester au pied du lit des parents. Et Euphrasie, qui avait quitté l’usine trop occupée chez elle par ce petit monde, accomplissait là des miracles de propreté, régnait en reine absolue, terrible et obéie de tous, lorsque des douleurs affreuses, à la suite de ses dernières couches l’avaient comme paralysée. Elle s’était sans doute remise trop tôt à la besogne, elle lutta longtemps, elle désola son mari, qui tremblait devant cette sauterelle rousse, tout gros gaillard qu’il était, tellement elle l’avait conquis, dominé sous les éclats de son exécrable caractère. Enfin, elle avait consenti à partir pour l’hôpital ; et c’était ainsi qu’elle revenait de la clinique de Gaude opérée, guérie, disait-on. Depuis quinze jours, les journaux parlaient de ce dernier triomphe du célèbre chirurgien, contant l’histoire touchante de cette jeune ouvrière mariée, honnête, atteinte d’un effroyable mal, et sauvée de la mort certaine, et rendue à son mari, à ses enfants, plus saine, plus vigoureuse que jamais. C’était le chef-d’œuvre, l’exemple décisif donné aux dames que tenterait l’opération.

Le matin où, vers onze heures, Sérafine vint chez les Bénard, désireuse de se renseigner, elle tomba justement sur toute la famille. Bénard, dont le chantier se trouvait dans le voisinage était là, mangeant une soupe, sur un coin de la table ; tandis que debout, Euphrasie donnait un coup de balai, en criant contre les trois mioches, qui faisaient toujours des ordures. Et même la mère Moineaud, montée un instant pour prendre des nouvelles de sa fille, se tenait au bord d’une chaise, les mains sous son tablier de son air effacé et dolent, très vieillie depuis ces années dernières.

« Oui, expliqua Sérafine, j’ai su votre guérison, j’ai voulu vous en féliciter d’abord, me souvenant de vous avoir connue à l’usine toute jeune ; et puis, comme j’ai une amie dans votre cas, là curiosité m’est venue de vous questionner un peu. »

Les pauvres gens s’effaraient de cette visite inattendue. Ils connaissaient la baronne, des histoires avaient couru, parmi les ouvriers de l’usine, sur ses richesses fabuleuses et sa vie extraordinaire. Pourtant, lorsqu’elle eut daigné prendre une chaise, le maçon se remit à table, pour achever sa soupe ; pendant que la Moineaude, assise elle aussi de nouveau, retombait dans son silence hébété.

« Mon Dieu ! madame, raconta Euphrasie, toujours debout appuyée sur son balai, il est certain que ça ne s’est pas trop mal passé. Moi, je ne voulais pas aller à l’hôpital, parce que le docteur Boutan, qui nous a souvent soignés pour rien, m’avait dit, après m’avoir visitée, que je pouvais très bien me guérir chez moi avec beaucoup de patience et de précautions. Seulement, sans compter que j’aurais dû être toujours après ma personne, il me recommandait surtout de ne rien faire ; et comment voulez-vous qu’on ne fasse rien, quand on a mari et enfants ? De sorte qu’un beau jour, souffrant davantage, je me suis décidée.

— Et l’opération a eu lieu tout de suite ? demanda Sérafine.

— Oh ! non, non, madame, il n’en était pas même question, alors. La première fois qu’on a dit le mot, je me suis fâchée, j’ai voulu partir, dans l’idée qu’on allait m’estropier et que mon mari se dégoûterait de moi. Ça faisait rire ces messieurs, si bien qu’ils ont fini par me déclarer que, si je préférais mourir, c’était mon affaire. Pendant huit jours encore, ils m’ont laissée comme ça, en me répétant que je serais sûrement morte dans un mois. Vous comprenez, ce n’est pas agréable de vivre avec une telle pensée, on en arriverait à se laisser couper bras et jambes ; d’autant plus que, lorsque je leur demandais des explications sur ce qu’ils voulaient me faire, ils ne me répondaient pas, ou bien en parlaient comme d’une chose sans conséquence, qui se pratique tous les jours et dont on ne sent même pas la douleur. Enfin, vous n’avez pas idée du nombre de femmes qui consentent à y passer, c’était par trois, par quatre, chaque matin, qu’on les emmenait de la salle, puis qu’on les ramenait, en racontant qu’elles étaient guéries… Et voilà comment je me suis décidée à y passer à mon tour, oh ! de bonne volonté et bien contente aujourd’hui que ce soit fait.

— Tout de même, interrompit Bénard, la bouche pleine, ils auraient bien pu, le dimanche où je suis resté plus d’une heure près de toi, m’avertir qu’ils allaient t’enlever tout. C’est une chose, il me semble, qui regarde un mari, et ça ne devrait pas se faire sans qu’on eût son autorisation… Toi-même, tu n’as pas été prévenue, tu es demeurée toute bête, lorsque tu as su que tu n’avais plus rien. »

Euphrasie s’irrita, le fit taire d’un geste.

« Si, j’ai été prévenue… C’est-à-dire qu’ils ne m’ont pas dit la chose nettement. Mais je voyais bien ce qui se passait pour les autres, je me doutais bien que je n’allais pas te revenir entière… Enfin, que veux-tu ? un peu plus, un peu moins, va ! tu n’as rien à regretter, du moment que ça ne se voit pas. J’aime mieux ça qu’une coupure à la joue. »

Mais il continuait à gronder, le nez dans sa soupe.

« Ça n’est pas mon avis. Ils devaient m’avertir. Ils devaient commencer par t’expliquer que, puisqu’ils t’enlevaient tout, tu n’aurais jamais plus d’enfant. »

Et il se remit à manger, sous le souffle de tempête qu’il avait déchaîne.

« Tais-toi ! Tu vas me rendre encore malade… Est-ce qu’il n’y en a pas assez de trois, des enfants ? Est-ce que tu crois que tu m’en aurais fait toute une séquelle, comme cette pauvre bête de maman s’en est laissé faire ?… Voyons, madame, trois enfants, pour des pauvres gens comme nous, est-ce que ce n’est pas assez ?

— Ah ! bon Dieu, cria gaiement Sérafine, il y en a trois de trop !… Et l’opération, est-ce très douloureux ?

— On n’en sait rien, madame, puisqu’on dort. Quand on se réveille, ce n’est guère agréable, mais ça se supporte.

— Enfin, vous êtes guérie ?

— Oui, guérie, ils me l’ont bien dit… Auparavant, ça me tenait dans les reins et dans les cuisses, des douleurs à crier. Maintenant je n’ai que de temps à autre des petites crises, et ils m’ont promis que je ne sentirais plus rien, lorsque tout sera cicatrisé. »

Ce qui l’ennuyait, c’était de ne pas retrouver ses forces. Elle mettait la journée à faire son ménage, toujours le balai à la main, dans cette folie de propreté qui devenait une torture pour son mari, réduit à ne pas cracher, à ne pas bouger, à ôter ses souliers de maçon, dès le seuil. Puis, c’étaient les trois enfants qu’elle lavait, qu’elle bousculait, à la moindre tache. Et tout de suite lasse, depuis son retour de l’hôpital, elle tombait sur une chaise, elle s’emportait, désespérée de n’être plus bonne à rien.

« Vous voyez, madame, au bout de dix minutes, j’en ai assez, continua-t-elle, en lâchant son balai et en s’asseyant. Enfin, il faut de la patience, puisqu’on m’a bien promis que je serais plus forte qu’auparavant. »

Ces détails n’intéressaient guère Sérafine, qu’une seule préoccupation hantait, sans qu’elle eût jusque-là trouvé une façon honnête de poser cette délicate question. Elle finit par se risquer, librement en regardant Bénard de son air de tranquille impudeur.

« Les maris, ça consent encore à ne pas avoir d’enfant, mais ça se dérange, dès que ça ne trouve pas l’amusement chez soi, et quand une femme ne peut plus, c’est le pire malheur qui puisse arriver dans un ménage. »

Le maçon comprit et s’égaya, éclatant d’un gros rire.

« Oh ! madame, quant à ça, je n’ai pas à me plaindre. Si je l’écoutais, depuis qu’ils me l’ont rendue, on ne s’arrêterait pas d’en prendre, de l’amusement ! »

Honteuse, furieuse, Euphrasie de nouveau le fit taire, en femme honnête, qui n’aimait pas les vilains mots. Et Sérafine, très égayée, elle aussi, ravie du renseignement, sachant enfin ce qu’elle désirait tant savoir, allait quitter sa chaise, lorsque la Moineaude, muette et endormie jusque-là, comme restée en arrière des choses qu’on disait, se mit à lâcher un flot de paroles lentes, interminables.

« C’est bien vrai, ta pauvre bête de maman s’en est laissé faire une séquelle d’enfants. Et ce n’est pas ça qu’elle regrette, puisque ça faisait plaisir à son homme. Mais tout de même, ni lui ni elle n’en sont guère récompensés. Le voilà, lui, qui s’éreinte toujours à l’usine, où il reste seul à travailler, depuis que Victor est parti soldat, pour crever peut-être dans quelque coin, comme notre Eugène. De nos trois garçons, il n’y a plus à la maison que le dernier, ce mauvais garnement d’Alfred qui manque l’école tant qu’il peut, dans la rue du matin au soir, plus vicieux à sept ans qu’on ne l’était à quinze autrefois. C’est comme de nos quatre filles, je n’ai plus qu’Irma, trop jeune encore pour être mariée, et que je tremble de voir mal tourner un jour, tant elle aime peu le travail. Toi, tu as failli mourir. Maintenant, voilà Cécile qui vient d’entrer à l’hôpital. Et quant à cette malheureuse Norine… »

Elle eut un hochement de tête désespéré, puis elle continua sa plainte infinie, revenant sur chacun de ses enfants, s’attardant au peu de joie qu’elle en avait eu, plaignant aussi le père, qui, depuis vingt-cinq années bientôt, comme un cheval au manège, tournait la meule, sans tirer d’eux d’autre agrément que celui de les avoir faits. Du reste, les pauvres petits, maintenant envolés, tombés au hasard, n’était pas plus heureux que leur père et leur mère, recommençaient à faire des enfants, qui, eux encore, ne seraient pas plus heureux. Et, comme elle nommait de nouveau Norine, s’attendrissant, elle fut violemment interrompue.

« Ah ! tu sais, maman, cria Euphrasie, je t’ai défendu de prononcer son nom devant moi… C’est une honte, je la giflerais, si je la rencontrais. On m’a dit qu’elle avait encore eu un enfant, et Dieu sait ce qu’elle en a fait ! Le jour où ta fainéante d’Irma tournera mal, ce sera l’exemple de Norine qui l’aura perdue. »

Toute sa haine ancienne contre son aînée, la grasse et belle fille, si passionnée au plaisir, se réveillait chez cette maigre et sèche ménagère, qui pliait les gens, autour d’elle, sous l’orgueil de son honnêteté. Et ni la mère, ni le mari n’osèrent plus ajouter un mot, de peur de provoquer une crise, en la contrariant.

« Ne disiez-vous pas que votre fille Cécile vient, elle aussi, d’entrer à l’hôpital ? demanda Sérafine, de nouveau intéressée.

— Hélas ! oui, madame. Elle avait eu la chance que M. Froment voulût bien la prendre à la ferme qu’il exploite, pour aider au ménage. Mais la maladie est venue, elle se plaignait d’une boule qui l’étouffait et d’un gros clou dont la pointe lui traversait le crâne. Puis, brusquement, c’est descendu dans les reins et dans les cuisses, si bien qu’elle ne peut plus remuer un membre, sans hurler, et qu’il est question de lui faire la même opération qu’à Euphrasie.

— Une fille de dix-sept ans, c’est tout de même pas drôle ! dit Bénard, qui, ayant fini sa soupe, s’était levé.

— Elle n’est pas plus princesse que moi, bien sûr ! cria la sœur aigrement, et pourquoi donc n’y passerait-elle pas, si c’est nécessaire ? À moins qu’elle ne préfère être morte.

— Non, deux des miennes, c’est trop ! » murmura la Moineaude, retombée dans sa résignation dolente.

Sérafine prit congé, en remerciant, en donnant à chacun des enfants une pièce de vingt sous, pour acheter des gâteaux, ce qui la fit bénir de toute la famille. Et, dès le lendemain, elle chargea Mainfroy d’aller aux renseignements sur Cécile, résolue à ne rien décider tant qu’elle ne connaîtrait pas le résultat de cette nouvelle opération. Quand il lui eut confirmé que Cécile était à la clinique de Gaude, elle attendit qu’elle y fût opérée. Trois semaines plus tard, son petit docteur voulut bien la conduire un matin voir la jeune fille, dans la salle où, couchée encore, elle entrait en convalescence. Et ce fut comme une partie de curiosité vive.

À l’hôpital, Gaude régnait sur ses trois salles de femmes, en maître tout-puissant et glorifié. C’était un praticien de premier ordre, une admirable intelligence, gaie et brutale, servie par une main d’une décision, d’une adresse sans pareilles. Il vivait dans l’orgueil de son art, sans scrupule évidemment, mais incapable de bas calculs, d’actions louches de coquin ; et, s’il battait monnaie, s’il avait ses rabatteurs, toute une industrie à gros bénéfices, toute une exploitation des riches clientes, il était heureux d’en tirer plus encore de vaniteux tapage que d’argent. Il pratiquait au plein jour de la publicité, il aurait convié tout Paris autour de sa table d’opération. Des peintures, des gravures, des dessins l’avaient popularisé, au travail, le grand tablier blanc noué sur la poitrine, les poignets nus, beau comme un dieu qui tranche et dispose de la vie. Il était le seul à ouvrir un ventre, à regarder, puis à recoudre, avec cette ampleur magistrale. Parfois, il le rouvrait, pour mieux voir. Grâce à l’antisepsie, l’opération n’était plus qu’un joujou, un rien l’y décidait, le simple plaisir de se rendre compte. Autant de femmes amenées, autant de femmes opérées. S’il y avait erreur de diagnostic, s’il se trouvait en présence d’un organe sain, il enlevait tout de même quelque chose, ne voulant pas recoudre sans avoir coupé. Et, d’un bout de Paris à l’autre, ses succès opératoires répandaient, célébraient cette maîtrise prodigieuse qu’il avait acquise, en s’exerçant la main sur des milliers de pauvres diablesses dans cette clinique d’hôpital, et qui faisait de lui l’idole couverte d’or, le châtreur souverain de toutes les détraquées millionnaires.

Lorsque Sérafine, amenée par Mainfroy, entra dans la vaste salle blanche, aux petits lits blancs, occupés par de blanches figures de femmes, elle eut la surprise de trouver Mathieu, au chevet de Cécile, opérée depuis quelques jours déjà. Il avait su l’opération, il était venu la voir, par une sympathie douloureuse pour un si triste destin. Et il se tenait là, debout, silencieux tandis que, dans le lit, Cécile sanglotait. À dix-sept ans, elle était restée mince et chétive, poussée en longueur, avec des bras, des épaules, une gorge de petite fille. Sur l’oreiller, ses pâles cheveux se dénouaient, sa face maigre blêmissait, creusée de souffrance et de chagrin. Et, les lèvres tremblantes, les yeux rougis, elle sanglotait, elle sanglotait, dans une crise d’inconsolable désespoir.

« Qu’a-t-elle donc ? demanda Sérafine. Est-ce que l’opération n’a pas bien marché ? Est-ce qu’elle souffre ?

— Si, si, l’opération a bien marché, répondit Mathieu. Un chef-d’œuvre, paraît-il, une exécution si brillante, que l’assistance aurait volontiers applaudi. Et, tout à l’heure, elle me disait qu’elle n’avait plus ressenti aucune douleur.

— Alors, pourquoi pleure-t-elle si fort ? »

Un instant, il se tut. Puis, avec une pitié attendrie :

« On vient seulement de lui apprendre que, si elle se marie, elle n’aura jamais d’enfant. »

Stupéfaite, Sérafine regarda la chétive fille, aux chairs si pauvres.

« Comment c’est pour ca ! Elle regrette ça ! »

Mathieu s’était tourné vers elle, les yeux dans les siens, très grave, en la voyant qui retenait un rire ironique.

« Oui, il paraît… Il paraît qu’il y a des filles misérables, malades et sans le sou, à qui l’idée de ne jamais avoir d’enfant fait de la peine. »

Sérafine s’était approchée du lit, et elle voulut calmer ce grand chagrin, la tirer de ses larmes, pour la questionner un peu. La jeune fille finit par répondre, dégageant de ses pâles cheveux son visage meurtri, s’efforçant de renfoncer ses sanglots.

« Vous ne souffrez plus, ma chère petite ?

— Non, madame, plus du tout.

— Mais vous avez beaucoup souffert, pendant qu’on vous opérait ?

— Non, madame, je ne puis pas dire, je ne sais pas.

Et elle se remit à sangloter, à sangloter plus fort, éperdument. Cette idée de l’opération lui rappelait qu’on lui avait tout enlevé, qu’elle n’aurait jamais d’enfant, jamais, jamais ! Elle n’ignorait rien de l’amour, ni de la maternité, une fille de la rue, restée vierge au travers des souillures voisines. Et, chez cette vierge, ainsi tranchée dans sa fleur, clamait la désolation de la mère, un cri instinctif de furieux désespoir, qu’elle ne savait même pas en elle, qui s’exhalait si longuement, sans que ce fleuve de larmes le pût apaiser.

À ce moment, il y eut une joie dans la salle, Gaude parut, en dehors de ses visites réglementaires, comme il le faisait parfois, pour donner à son petit peuple obéissant de châtrées un témoignage de paternel intérêt. Il n’était accompagne que d’un interne, un gros garçon nommé Sarraille, aux yeux de ruse, dans une face basse et commune. Gaude lui, grand bel homme roux, rasé soigneusement, la figure carrée, gaie et brutale, rayonnait vraiment d’intelligence et de force, d’une autorité souveraine, avec des familiarités de bon prince qui daigne s’humaniser. Et, quand il vit qu’une de ses femmes, celle qu’il appelait « son petit bijou », pleurait ainsi, il s’avança, voulut connaître la cause de son chagrin. Puis, mis au courant, il eut un sourire d’aimable pardon.

« Vous vous consolerez, mon petit bijou. C’est une chose dont on se console très bien, vous verrez ca plus tard. »

Il ne s’était point marié, vivant en célibataire endurci, en homme infécond, qui avait, comme philosophie dernière, le parfait mépris des hommes. Moins on en faisait, mieux cela valait. Cette race d’imbéciles et de bandits pullulerait toujours assez. Il n’aurait pas fallu le pousser beaucoup, pour qu’il triomphât, à chaque femme qu’il châtrait, de la semence mauvaise qu’il écrasait dans l’œuf. Et l’on racontait ses succès d’amant prudent, parmi ses clientes, celles qui, certaines de ne plus courir de risque, jouaient avec lui, très nombreuses, disait-on, tout un sérail d’infécondes, surtout au lendemain des excitations du fer et dans la joie première de la délivrance.

Mais Mainfroy, après l’avoir pris un instant à l’écart, lui présenta la baronne de Lowicz. Il y eut des sourires, un échange d’amabilités mondaines, une entente immédiate, dès les premiers regards ; et un rendez-vous fut fixé pour la semaine suivante, chez l’illustre chirurgien. Comme il s’éloignait, continuant à faire le tour de la salle, après un dernier salut, il tendit la main à son modeste et correct confrère Mainfroy, serra la sienne d’une façon énergique ; et l’affaire fut conclue. Cécile pleurait toujours, la face enfoncée dans ses cheveux. Elle ne répondait plus, n’entendait plus. Il fallut la laisser.

« Alors, vous êtes décidée, je le vois, dit Mathieu à Sérafine, en sortant avec elle. C’est bien grave.

— Que voulez-vous ? je souffre trop, répondit-elle tranquillement. Et puis, je ne vis plus avec cette idée, il faut en finir. »

Sérafine, quinze jours plus tard, fut opérée dans une maison hospitalière, tenue par des religieuses, rue de Lille. C’était une sorte de couvent, entouré de jardins, où Gaude, au milieu d’une paix filiale de cloître, châtrait celles qu’il appelait « ses grandes dames ». Il ne se fit aider que de Sarraille, dont le mufle bovin, la tête dans les épaules, aux quelques rares poils de barbe, aux raides cheveux collés sur les tempes, n’était guère aimé des femmes ; mais il savait avoir en lui un chien fidèle, un garçon d’énergie, révolté par l’antipathie qu’il inspirait, déjà résolu à toutes les besognes dans son besoin furieux de prompte réussite. Et, naturellement, l’opération fut merveilleuse, un miracle de légèreté adroite, l’organe enlevé, envolé, disparu, comme entre les mains subtiles d’un escamoteur. Et, n’étant pas malade, solide, en pleine force, Sérafine la supporta d’une admirable façon, eut une rapide convalescence, reparut dans le monde triomphante, éclatante de santé, ainsi qu’au retour d’une cure sur les Alpes ou sur les bords de la mer bleue. Mathieu, qui la revit alors, fut confondu de son insolente joie, une telle flambée de désirs exaspérés, que son visage doré en brûlait, une telle impudence de victoire à être enfin inféconde, à pouvoir se donner, se rassasier sans crainte, que ses yeux toujours en quête disaient ses nuits, son alcôve ouverte à la rue, le débordement et le néant de ses voluptés.

Un matin que Mathieu déjeuna chez Boutan, ils en causèrent. Le docteur était au courant, très renseigné sur toutes ces pratiques. Il en parla d’une voix désolée, qui peu à peu s’irritait.

« Gaude, lui encore, est un chirurgien de premier ordre, et je veux croire qu’il cède à l’unique passion de son art. Mais si vous saviez les pratiques courantes où en arrivent les autres, ceux qui s’autorisent de son exemple, et quel effroyable mal ils sont en train de faire à la patrie, à l’humanité !… Châtrer ainsi une femme est simplement un crime, lorsqu’il n’y a pas nécessité absolue. Il faut qu’il y ait danger de mort, il faut que toute intervention médicale soit reconnue insuffisante. Sur vingt femmes qu’on opère aujourd’hui, quinze au moins pourraient être guéries par des soins intelligents. Ainsi, voyez ces deux cas, les deux filles Moineaud : j’ai soigné Euphrasie, elle ne souffrait certainement que d’une inflammation chronique, fort douloureuse il est vrai, mais qu’un traitement sévère aurait guérie ; et quant à Cécile, que j’ai eue aussi entre les mains, elle est sujette à de graves accidents nerveux elle devait être atteinte de névralgies intenses. Opérer des chlorotiques, opérer des nerveuses, c’est insensé, c’est digne du cabanon et du bagne ! Ils en sont bien venus, m’a-t-on dit, à essayer de la castration sur les folles furieuses, pour les calmer… Que voulez-vous ? c’est la démence du jour, démence qui s’accommode, j’imagine, avec l’appétit des gros honoraires. Du haut en bas, du grand au petit, on bat monnaie avec cette affreuse industrie qui fait des infécondes. Voilà une femme mariée qu’on éventre, dont on arrache la grappe de vie, en pleine ponte. Voilà une vierge mutilée, chez qui on supprime la maternité en bouton, avant même qu’elle ait fleuri. On coupe, on coupe, on coupe toujours et partout. Pour le moindre bobo, pour la moindre tare soupçonnée, on coupe, quitte à jeter l’organe sain au baquet, si l’on s’est trompé. Souvent, la femme n’est pas prévenue, ni le mari, ni la famille et elle n’apprend ce qu’on a fait d’elle qu’en lisant la feuille d’observations. Baste ! ça n’a pas d’importance, une femme de moins, une épouse et une mère de moins !… Et vous savez où nous en sommes. Dans les hôpitaux, on en châtre de deux à trois mille par an. Le chiffre est au moins du double dans les cliniques particulières, où il n’y a ni témoins gênants, ni contrôle d’aucune sorte. Rien qu’à Paris, depuis quinze ans, le nombre des opérations a dû être de trente à quarante mille. Enfin on estime à cinq cent mille, à un demi-million les femmes de France dont on a fauché, arraché la fleur de maternité, comme une herbe mauvaise… Un demi-million, grand Dieu ! un demi-million d’inutiles et de monstres ! »

Il avait jeté ces chiffres, dans un grand cri de colère, et il conclut avec un mépris douloureux :

« Le pis est qu’il n’y a, là-dedans, que mensonge, duperie et vol. Elles sont menteuses, leurs statistiques, celles qu’ils publient à leur gloire. Elles dupent les clientes du lendemain, elles les volent, en ne réalisant presque jamais les espérances qu’elles ont données. Toute cette mode de la castration est ainsi basée sur une vaste tromperie, car il ne s’agit pas de savoir si l’opération réussit en elle-même, il faudrait suivre ensuite les opérées, étudier ce qu’elles deviennent, quels sont les résultats définitifs, aux points de vue individuels et sociaux. Et quels terribles mécomptes alors, dans quels enfers on tombe, effroyables de douleurs, de déchéances et de désastres ! On ne guérit pas un organe en supprimant une fonction, on fait des monstres, je le répète, et les monstres sont la négation de toute santé de tout bonheur. Au bout, il n’y a qu’un déchet immense, de la vie gâchée, anéantie, de l’humanité assassinée. En dix ans, le couteau des châtreurs de femmes nous a fait plus de mal que les balles prussiennes, pendant l’année terrible. »

À Chantebled, Mathieu et Marianne fondaient, créaient, enfantaient. Et, pendant les quatre années qui se passèrent, ils furent de nouveau victorieux dans l’éternel combat de la vie contre la mort, par cet accroissement continu de famille et de terre fertile, qui était comme leur existence même, leur joie et leur force. Le désir passait en coups de flamme, le divin désir les fécondait, grâce à leur puissance d’aimer, d’être bons, d’être sains, et leur énergie faisait le reste, la volonté de l’action, la tranquille bravoure au travail nécessaire, fabricateur et régulateur du monde. Mais, durant les deux premières années, ce ne fut pas sans une lutte constante que la victoire leur resta. Il y eut deux hivers désastreux, des neiges, des glaces ; puis, lorsque soufflèrent les vents de mars, des grêles tombèrent, des ouragans couchèrent les blés. Comme Lepailleur, avec son rire d’envieux et d’impuissant, les en avait menacés, il sembla que la terre se fît marâtre, ingrate pour leur travail, indifférente à leurs pertes. Ces deux années-là, ils ne se tirèrent d’affaire que grâce aux vingt autres hectares qu’ils avaient acquis de Séguin, à l’ouest du plateau, tout un élargissement de terre grasse, conquise de nouveau sur les marais, dont la première moisson, malgré les coups de gelée, fut prodigieuse. En s’accroissant, le domaine devenait fort, supportait les chances mauvaises. Ils eurent aussi de grands soucis de famille, les cinq enfants déjà nés leur coûtèrent bien des inquiétudes, bien des fatigues. De même que pour la terre, c’était une bataille quotidienne, des soins, des craintes, un sauvetage de chaque jour. Gervais, le dernier, faillit mourir, d’une fièvre maligne. La petite Rose, elle aussi les secoua d’une émotion affreuse, étant tombée d’un arbre, sans autre mal qu’une foulure. Mais les trois autres, Blaise, Denis et Ambroise, heureusement, faisaient leur solide allégresse, d’une santé de jeunes chênes. Et, lorsque Marianne accoucha de son sixième enfant, une fille, à qui l’on donna le gai nom de Claire, Mathieu fêta le nouveau cadeau de leur amour, ravi de cette augmentation de puissance et de fortune.

Puis, durant les deux années suivantes, les éternelles luttes, les tristesses et les joies continuèrent, aboutirent aux mêmes victoires. Marianne enfanta encore, Mathieu conquit d’autres terres. Toujours beaucoup de travail, beaucoup de vie dépensée, beaucoup de vie réalisée. Cette fois, il fallut agrandir le domaine du côté des landes, des pentes sablonneuses et pierreuses, où rien ne poussait depuis des siècles. Les sources du plateau, captées, épandues sur ces terrains incultes, les fertilisaient peu à peu, les couvraient d’une végétation grandissante. Il y eut d’abord des mécomptes, on put craindre la défaite, tant il fallut de patiente volonté à l’effort créateur. Mais les moissons, là aussi, débordèrent, tandis que des coupes intelligentes, dans le lot des bois achetés apportaient de gros profits, donnaient l’idée de livrer plus tard à la culture de vastes clairières, jusque-là encombrées de ronces. Les enfants grandissaient, à mesure que s’étendait le domaine. On avait dû mettre les trois aînés, les trois garçons, Blaise, Denis et Ambroise, dans un lycée de Paris, où ils se rendaient gaillardement chaque jour, par le premier train, pour en revenir chaque soir. Les trois autres, le petit Gervais, les fillettes, Rose et Claire, poussaient encore librement, lâchés en pleine nature. Il ne vint, de leur côté, que les misères accoutumées, des maux qui cédaient à une caresse, des pleurs que séchait un rayon de soleil. Mais, pour le septième enfant, les couches de Marianne furent si laborieuses, que Mathieu, un moment, trembla de la perdre. Elle était tombée, en revenant de la basse-cour ; et des douleurs aiguës se déclarèrent, elle dut prendre le lit, elle accoucha le lendemain, à huit mois, sans que Boutan, appelé en toute hâte, pût répondre d’elle ni de l’enfant. Ce fut une terrible alerte, d’où la tira son tempérament de belle et sage santé, tandis que l’enfant lui-même, le petit Grégoire, rattrapait le temps perdu, reprenait vie à son sein, comme à la source naturelle de toute existence. Lorsque Mathieu la revit souriante, avec ce cher petit au bras, il l’embrassa passionnément, il triompha une fois de plus, par-dessus tous les chagrins et toutes les douleurs. Encore un enfant, encore de la richesse et de la puissance, une force nouvelle lancée au travers du monde, un autre champ ensemencé pour demain.

Et c’était toujours la grande œuvre, la bonne œuvre, l’œuvre de fécondité qui s’élargissait par la terre et par la femme, victorieuses de la destruction, créant des subsistances à chaque enfant nouveau, aimant, voulant, luttant, travaillant dans la souffrance, allant sans cesse à plus de vie, à plus d’espoir.