Extrait des Mémoires de Cavendish

Henri Cavendish
Extrait des Mémoires de Cavendish
Textes établis par François-Victor Hugo
Œuvres complètes de Shakespeare
Tome XIII : La patrie – III
Paris, Pagnerre, 1873
p. 471-484
Henry VIII Wikisource


EXTRAIT DES MÉMOIRES DE CAVENDISH
SUR
LA VIE DE MAÎTRE THOMAS WOLSEY.


Quand il plaisait à Sa Majesté le roi Henry huitième, pour sa récréation, de se rendre chez le cardinal, comme il le faisait plusieurs fois par an, il y avait grand apparat, décoration somptueuse et profusion des mets les plus délicats qui se pussent procurer par argent ou par amitié ; alors, pour l’amusement et la consolation du roi, s’improvisaient tous les divertissements qui pouvaient être inventés ou imaginés par l’esprit de l’homme. On organisait des banquets avec des mascarades et des momeries d’une manière si splendide et avec un luxe si coûteux que c’était le ciel de les voir. Il y avait une foule de dames et de damoiselles prêtes à danser avec les masques et à remplir l’endroit pour le moment. Il y avait toutes sortes de musiques et de concerts avec d’excellentes voix d’hommes et d’enfants.

J’ai vu le roi venir là soudainement en mascarade, avec une douzaine d’autres masques, tous en habits de berger faits de fin drap d’or et de fin satin cramoisi, avec des chapeaux de même étoffe, des visières couvrant toute la figure, avec des perruques et des barbes de fin fil d’or ou d’argent ou même de fil de soie noire, ayant seize porte-torches, outre leurs tambours et autres gens de leur suite, tous masqués et habillés de satin de même couleur. Et, avant qu’il entrât dans le palais (vous saurez qu’il arrivait sans bruit par la Tamise à la porte de la rivière), nombre de pièces de canon furent déchargées au moment de son débarquement : ce qui fit dans l’air un vacarme comme celui du tonnerre. Sur quoi tous les seigneurs, dames et gentilshommes se demandèrent qui pouvait venir si soudainement, quand ils étaient assis tranquillement à un banquet solennel. D’abord, vous apprendrez que les tables étaient dressées pour le banquet dans la chambre de présence, milord cardinal étant assis sous le dais et servi à part, les seigneurs et les ladies, les gentilshommes et les dames étant assis par couple autour de toutes les tables de la salle disposées de manière à ne faire qu’une seule table. Toute cette disposition et tous ces arrangements avaient été imaginés et arrêtés par lord Sands, lord chambellan du roi, et aussi par sir Henry Guilford, contrôleur du roi.

Immédiatement après cette grande salve d’artillerie, le cardinal pria le lord chambellan et le contrôleur de voir ce que pouvait signifier cette décharge soudaine, comme s’il ne se doutait de rien. Sur quoi, ceux-ci, ayant regardé par les fenêtres donnant sur la Tamise, revinrent lui dire qu’à ce qu’il leur semblait, de nobles étrangers venaient d’arriver au pont, comme ambassadeurs de quelque prince étranger.

— Je vous prie donc, répondit le cardinal, puisque vous savez parler français, de prendre la peine de descendre dans le vestibule pour aller au-devant d’eux, de les recevoir conformément à leur rang, et de les conduire dans cette salle où ils nous verront, nous et tous ces nobles personnages, assis gaîment à notre banquet. Nous les inviterons à s’asseoir avec nous et à prendre part à notre repas et à nos passe-temps.

Le lord chambellan et le contrôleur descendirent incontinent dans le vestibule, où ils reçurent les nouveaux venus avec vingt torches nouvelles, et les conduisirent dans la salle, avec un nombre de tambours et de fifres comme j’en ai rarement vu réunis à un seul bal masqué. À leur arrivée dans la salle, deux par deux, ils allèrent droit vers le cardinal, et lui firent une profonde révérence ; sur quoi le lord chambellan lui dit au nom des nouveaux venus :

— Monsieur, comme ils sont étrangers et ne savent pas parler anglais, ils m’ont chargé de dire à Votre Grâce ceci : Ayant ouï parler de ce banquet triomphal où sont rassemblées tant de dames excellemment belles, ils n’ont pu faire moins, avec l’autorisation de Votre Grâce, que de se rendre ici pour contempler leur incomparable beauté, les accompagner dans les divertissements, danser avec elles et faire leur connaissance. En outre, monsieur, ils demandent à Votre Grâce la permission d’accomplir leur dessein.

Alors le cardinal dit à milord chambellan :

— Expliquez-leur, je vous prie, que je soupçonne fort qu’il y ait parmi eux un noble personnage, beaucoup plus digne que moi d’occuper la place où je suis assis, et que, comme c’est mon devoir, je la lui céderais bien volontiers, si je le reconnaissais.

Sur quoi milord chambellan parla aux autres en français et leur déclara la pensée du cardinal. Quand ils lui eurent parlé bas à l’oreille, milord chambellan dit à milord cardinal :

— Monsieur, ils confessent que ce noble personnage est parmi eux, et ajoutent que, si Votre Grâce peut le distinguer des autres, il est prêt à se découvrir et à accepter honorablement votre place.

Le cardinal, après les avoir tous bien considérés, dit enfin :

— Il me semble que ce doit être ce gentilhomme à la barbe noire.

Et sur ce il se leva de son siége, et l’offrit, chapeau en main, au gentilhomme à la barbe noire. Le personnage à qui il offrait ainsi son fauteuil était sir Édouard Neville, un élégant chevalier, de belle tournure, qui ressemblait plus au roi qu’aucun autre masque. Le roi, voyant le cardinal se tromper ainsi dans son choix, ne put s’empêcher de rire ; il ôta son masque, ainsi que maître Neville, et surgit brusquement d’un air si aimable que toute la noble assemblée, voyant le roi au milieu d’elle, se réjouit très-fort. Le cardinal demanda immédiatement à Son Altesse de prendre la place d’honneur ; le roi répondit qu’il commencerait par changer de costume, se retira, alla droit à la chambre à coucher de milord, où un grand feu était allumé pour lui, et là s’habilla de riches vêtements royaux. Pendant l’absence du roi, les mets du banquet furent tous enlevés, et le couvert mis de nouveau sur des nappes délicieusement parfumées, chacun demeurant en place jusqu’à ce que le roi et ses masques revinssent dans leur nouveau costume. Alors le roi prit place sous le dais, en commandant à chacun de garder la même place qu’auparavant. Puis un nouveau souper fut apporté pour la majesté du roi et pour tous les autres convives, où furent servis, je crois, plus de deux cents plats prodigieusement coûteux et dressés avec la plus subtile recherche. Ainsi toute la nuit se passa en banquet, en danses, en fêtes triomphales, au grand plaisir du roi et pour l’agréable étonnement de la noblesse réunie là.

. . . . . . . . . . . . . . . . .

Vous saurez qu’il y eut une cour de justice érigée dans Blackfriars, à Londres, où deux cardinaux siégeaient comme juges. Maintenant je vous dirai la manière dont la cour était ordonnée. D’abord on avait dressé un tribunal avec des tables, des bancs et une barre, en forme de consistoire. C’était le siége réservé aux juges. Il y avait aussi un dais sous lequel le roi s’assit ; et la reine s’assit à quelque distance au-dessous du roi. Au pied des juges siégeaient les officiers de la cour. Le chef scribe était le docteur Stephens (qui a été ensuite évêque de Winchester) ; l’appariteur était un certain Cooke, communément appelé Cooke de Winchester. Puis siégeaient dans ladite cour, immédiatement devant le roi et les juges, l’archevêque de Cantorbéry, le docteur Warham, et tous les autres évêques. Puis aux deux extrémités, avec une barre faite pour eux, les conseils des deux parties. Les docteurs pour le roi étaient le docteur Sampson, qui fut après évêque de Chichester, et le docteur Bell, qui fut depuis évêque de Worcester, avec divers autres. Les procureurs du côté du roi étaient le docteur Peter, qui depuis fut fait premier secrétaire du roi, et le docteur Tregonell, et divers autres.

Maintenant, de l’autre côté, se tenaient les conseillers pour la reine, le docteur Fisher, évêque de Rochester, et le docteur Standish, autrefois frère gris, depuis évêque de Saint-Asaph, dans le pays de Galles, deux notables clercs en théologie, et spécialement l’évêque de Rochester, très-saint homme et très-dévot personnage, qui depuis fut mis à mort à Tower-Hill ; ce qui fut grandement déploré par toutes les universités étrangères de la chrétienté. Il y avait aussi un autre vieux docteur appelé, si je ne me trompe, le docteur Ridley, un très-petit personnage par la stature, mais à coup sûr un grand et excellent clerc en théologie.

La cour étant ainsi composée et ordonnée, les juges commandèrent à l’huissier de réclamer le silence ; alors les pleins pouvoirs des juges, pleins pouvoirs qu’ils tenaient du pape, furent publiés et lus à haute voix devant tout l’auditoire assemblé. Cela fait, l’huissier appela le roi : « Roi Henry d’Angleterre, comparaissez devant la cour, etc. » Sur ce, le roi répondit : « voici, milords. » Alors l’huissier appela également la reine : « Catherine, reine d’Angleterre, comparaissez devant la cour. » La reine ne répondit pas, mais se leva incontinent du siége où elle était assise. Et, comme elle ne pouvait aller tout droit au roi, en raison de la distance qui les séparait, elle prit la peine de faire le tour jusqu’au roi, puis, s’agenouillant à ses pieds, en vue de toute la cour et de toute l’assemblée, elle s’exprima tant bien que mal en anglais ainsi qu’il suit :

— Sire, je vous supplie, par tout l’amour qui a existé entre nous, et pour l’amour de Dieu, de me faire droit et justice. Ayez pitié de moi ; car je suis une pauvre femme, une étrangère, née hors de vos domaines ; je n’ai ici ni ami sûr, ni conseiller impartial. J’ai recours à vous comme au chef de la justice dans ce royaume. Hélas ! Sire, en quoi vous ai-je offensé ? Quelle occasion de déplaisir vous ai-je donnée ? Ai-je agi contrairement à votre volonté et à votre fantaisie, dans l’intention réfléchie de vous éloigner de moi ? Je prends Dieu et le monde entier à témoin que j’ai toujours été pour vous une humble, loyale et obéissante femme, toujours soumise à votre volonté et à votre fantaisie ; jamais je n’ai rien dit ni fait qui y fût contraire, étant toujours satisfaite de tout ce qui vous plaisait ou vous réjouissait, dans les petites choses comme dans les grandes. Je n’ai jamais protesté par paroles ni par contenance ; je n’ai jamais montré un visage, une étincelle de mécontentement. J’ai aimé tous ceux que vous aimiez, uniquement par égard pour vous, que j’eusse, ou non, motif de le faire, qu’ils fussent mes amis ou mes ennemis. Depuis vingt ans et plus, j’ai été votre loyale femme ; et de moi vous avez eu plusieurs enfants, quoiqu’il ait plu à Dieu de les rappeler de ce monde ; ce qui n’a pas été ma faute. Et dans les premiers temps où vous m’avez eue, j’en prends Dieu pour juge, j’étais une véritable vierge qu’aucun homme n’avait touchée. Si cela est vrai ou non, je le demande à votre conscience. S’il est aucune accusation que vous puissiez légalement alléguer contre moi ou contre mon honneur, pour me bannir et m’éloigner de vous, je suis toute résignée à vous quitter pour mon grand déshonneur et pour ma honte ; mais, s’il n’en est aucune, alors je vous supplie très-humblement de me laisser demeurer dans mon état présent et de me faire justice. Le roi votre père était au temps de son règne tellement estimé par le monde pour son excellente sagesse qu’il était réputé et appelé par tous un second Salomon ; et mon père Ferdinand, roi d’Espagne, était regardé comme un des princes les plus sages qui eussent régné depuis longues années en Espagne ; tous deux étaient des rois excellents par leur sagacité et leur conduite princière. Il est donc hors de doute qu’ils avaient désigné et rassemblé autour d’eux les conseillers les plus sages que leur haut discernement eût pu distinguer. Ainsi, à ce qu’il me semble, il y avait, en ce temps-là, dans les deux royaumes des hommes aussi sages et aussi doctes, aussi éclairés que ceux d’aujourd’hui, qui regardaient alors le mariage entre vous et moi comme bon et valable. Il est donc surprenant d’entendre les nouvelles inventions élevées contre moi, qui n’ai jamais voulu que le bien, pour me rendre justiciable de ce nouveau tribunal ; en quoi vous pouvez me faire grand tort, si vos intentions sont cruelles ; car vous me pouvez condamner pour manque de justification suffisante, puisque je n’ai pas d’autres conseils que ceux qui me sont assignés et dont la sagesse et le savoir me sont inconnus. Vous devez considérer qu’ils ne sauraient être pour moi des conseillers impartiaux. ; étant vos sujets, et étant choisis dans votre propre conseil privé, ils n’oseraient, de crainte de vous déplaire, désobéir à vos intentions, une fois qu’elles leur auraient été confiées. Conséquemment, je vous prie très-humblement, au nom de la charité, et pour l’amour de Dieu qui est le juge suprême, de m’épargner l’extrémité de ce nouveau tribunal, jusqu’à ce que j’aie appris quelle marche mes amis d’Espagne me conseillent de suivre ; mais, si vous ne voulez pas m’accorder une faveur aussi insignifiante, que votre volonté soit faite ! Je remets ma cause dans la main de Dieu.

Et sur ce, elle se leva, faisant une profonde révérence au roi, et se retira. Beaucoup supposaient qu’elle allait retourner à sa première place ; mais elle sortit immédiatement de la salle, s’appuyant, comme elle avait coutume de le faire, sur le bras de son receveur général, appelé maître Griffith. Et le roi, étant averti de son départ, commanda à l’huissier de la rappeler, et celui-ci lui cria :

— Catherine d’Angleterre, comparaissez devant la cour ! Sur ce, maître Griffith lui dit :

— Madame, on vous rappelle.

— Marchons, marchons, dit-elle, il n’importe. Ce n’est point pour moi un tribunal équitable : aussi je ne veux pas rester ici. Allez votre chemin.

Et ce disant, elle se retira de la cour sans vouloir répondre davantage, bien décidée à ne plus paraître devant aucune autre cour. Le roi, remarquant qu’elle était partie de la sorte, et se remettant en mémoire les lamentables paroles qu’elle avait prononcées devant lui et toute l’audience, s’exprima ainsi :

— Puisque la reine est partie, je veux, en son absence, déclarer devant vous tous, lords ici assemblés, qu’elle a été pour moi une épouse aussi fidèle, aussi obéissante, aussi soumise que je pouvais le souhaiter ou le désirer dans ma fantaisie. Elle a toutes les vertueuses qualités qui doivent être dans une femme de sa dignité ou dans toute autre de moindre condition. Certainement elle est née noble femme : ses mérites seuls suffiraient à le prouver.

Sur ce milord cardinal dit :

— Sire, je supplie humblement Votre Altesse de déclarer, devant tout cet auditoire, si j’ai été le principal instigateur ou le premier moteur de cette affaire auprès de Votre Majesté ; car c’est ce dont tout le monde me soupçonne grandement.

— Ma foi, dit le roi, vous vous êtes bien plutôt opposé à ce que je la soulevasse ou la misse en avant. Et, pour lever tous les doutes, je vais vous déclarer la cause spéciale qui m’a déterminé à agir ainsi : ce fut un certain scrupule qui piqua au vif ma conscience, à la suite de certaines paroles que dit dans une certaine circonstance l’évêque de Bayonne, ambassadeur du roi de France, après une longue discussion sur la conclusion d’un mariage projeté entre notre fille la princesse Mary et le duc d’Orléans, second fils du roi de France. Avant de prendre une résolution à ce sujet, l’évêque demanda un répit afin de consulter le roi son maître sur la question de savoir si notre fille Mary était légitime, en raison du mariage qui avait été conclu autrefois entre la reine actuelle et mon frère, le feu prince Arthur. Ces paroles firent effet sur ma scrupuleuse conscience et engendrèrent dans mon cœur un doute qui piqua, vexa et troubla mon esprit, et m’inquiéta tellement que je craignis d’avoir encouru l’indignation de Dieu ; et ces craintes me semblaient d’autant plus fondées qu’il ne m’a envoyé aucune postérité mâle ; car tous les enfants mâles que j’ai eus de la reine sont morts aussitôt après leur naissance ; et c’est pourquoi je crains fort d’être en cela puni de Dieu. Ainsi, étant agité dans les vagues d’une conscience scrupuleuse, et désespérant en outre d’avoir de la reine aucune postérité mâle, j’ai été amené enfin à prendre en considération l’état du royaume et les dangers qui le menaçaient faute d’enfant mâle pour me succéder dans la dignité impériale. Conséquemment, autant pour soulager ma conscience scrupuleuse d’un poids pénible que pour assurer le repos de ce noble royaume, j’ai trouvé bon de m’adresser aux lois pour savoir si je pourrais prendre une autre épouse, au cas où ma première copulation avec cette gentille femme ne serait pas légitime ; et certes cette idée ne m’est suggérée par aucune concupiscence charnelle, ni par aucune animosité, ni par aucune aversion contre la personne de la reine, avec qui je suis prêt à continuer ma vie aussi volontiers qu’avec aucune femme vivante, si notre mariage n’est pas contraire aux lois de Dieu. Tous nos doutes sur ce point, nous allons maintenant les soumettre à la docte sagesse et au jugement de vous tous, prélats et pasteurs de ce royaume, rassemblés ici tout exprès ; et je laisse à votre conscience la responsabilité du jugement auquel nous sommes prêt à obéir, Dieu le voulant. Dès que je sentis ma conscience blessée par ce cas douteux, je m’en ouvris en confession à vous, milord de Lincoln, mon père spirituel. Et c’est alors qu’hésitant vous-même à me donner conseil, vous m’engageâtes à consulter tous ces lords. Sur quoi je m’adressai d’abord à vous, milord de Cantorbéry, comme à notre métropolitain, pour vous demander licence de mettre cette affaire en question, et je m’adressai de même à vous tous, milords ; et chacun de vous a acquiescé à ma requête par un écrit scellé de son sceau, que je puis montrer ici.

— Sous le bon plaisir de Votre Altesse, dit l’évêque de Cantorbéry, c’est la vérité, et je ne doute pas que tous mes frères ici présents n’affirment la même chose.

— Non, monsieur, pas moi, dit l’évêque de Rochester, vous n’avez pas eu mon consentement.

— Non, dit le roi, en vérité ? n’est-ce pas là votre signature et votre sceau ?

Et le roi montra à l’évêque l’instrument revêtu de son sceau.

— Non, ma foi, Sire, dit l’évêque de Rochester, ce n’est ni ma signature ni mon sceau !

Sur quoi le roi dit à milord de Cantorbéry :

— Monsieur, qu’en dites-vous ? n’est-ce pas là sa signature et son sceau ?

— Oui, Sire, dit milord de Cantorbéry.

— Cela n’est pas, dit l’évêque de Rochester ; car en vérité vous me pressiez de vous donner ma signature et mon sceau, comme l’avaient fait les autres lords ; mais je vous déclarai alors que je ne consentirais jamais à un tel acte, puisqu’il était contraire à ma conscience. Jamais, Dieu m’en soit témoin, ma signature et mon sceau n’ont été apposés à un pareil instrument.

— Vous dites vrai, dit l’évêque de Cantorbéry ; vous m’avez parlé ainsi ; mais à la fin, vous vous êtes laissé convaincre, et vous avez consenti à ce que moi-même j’écrivisse votre nom et misse votre sceau pour vous.

— Rien n’est plus faux, dit l’évêque de Rochester, je l’affirme, avec le respect que je vous dois, Sire, et avec la permission de ce noble auditoire.

— C’est bon, c’est bon, dit le roi, peu importe ! Nous n’allons pas dous arrêter à discuter avec vous là-dessus, car vous n’êtes qu’un homme.

Et, sur ce, la cour fut ajournée au prochain jour de la session.

. . . . . . . . . . . . . . . . .

« Et alors milord le cardinal Wolsey se leva et, ayant pris sa barque, s’en alla tout droit à Bath Place chez l’autre cardinal ; et tous deux ensemble s’en allèrent à Bridewell, droit au logement de la reine ; et, étant dans son grand appartement, ils signifièrent au gentilhomme huissier qu’ils étaient venus pour parler à Sa Grâce la reine. Le gentilhomme huissier en avertit la reine incontinent. Sur ce, elle sortit de son appartement privé avec un écheveau de fil blanc autour du cou, et se rendit dans le grand appartement, où les cardinaux attendaient sa venue. En entrant, elle leur dit :

— Hélas ! milords, je suis bien fâchée de vous avoir fait attendre. Que me voulez-vous ?

— Si vous voulez, madame, passer dans votre appartement particulier, nous vous expliquerons l’objet de notre visite.

— Milord, dit-elle, si vous avez quelque chose à dire, parlez ouvertement devant ces gens ; car loin de craindre que vous puissiez rien dire ou alléguer contre moi, je voudrais que le monde entier vous entendît ; je vous prie donc de dire ouvertement votre pensée.

Alors milord commença à lui parler en latin.

— Non, mon bon lord, dit-elle, parlez-moi en anglais, je vous en conjure, quoique je comprenne le latin.

— Eh bien donc, madame, dit milord, s’il plaît à Votre Grâce, nous venons pour savoir comment vous êtes disposée à agir dans l’affaire pendante entre le roi et vous, et aussi pour vous communiquer secrètement les avis et les conseils que nous suggèrent notre zèle et notre déférence pour Votre Grâce.

— Milords, dit-elle, je vous remercie de vos bonnes volontés, mais je ne puis si brusquement répondre à votre requête. Car j’étais à l’ouvrage au milieu de mes femmes, bien loin de songer à cette affaire, où il me faudrait une longue réflexion et une tête meilleure que la mienne pour répondre à de nobles savants comme vous. J’aurais besoin de bons conseils dans un cas qui me touche de si près ; et tous les conseils et toutes les sympathies que je pourrais trouver en Angleterre ne sauraient être dans mon intérêt ni pour mon bien. Croyez-vous, je vous le demande, milords, qu’aucun Anglais voudrait être mon conseiller ou mon ami contre la volonté du roi ? Non, sur ma foi, milords ! Les conseillers en qui j’entends mettre ma confiance ne sont pas ici ; ils sont en Espagne, dans mon pays natal. Hélas ! milords, je suis une pauvre femme dépourvue de l’esprit et de l’intelligence nécessaires pour répondre à des savants, éprouvés comme vous, dans une affaire aussi importante. Je vous prie d’user avec bienveillance et impartialité de la supériorité que vous avez sur moi, car je suis une simple femme, privée d’amis et de conseils sur une terre étrangère ; et, quant à vos conseils, loin de les repousser, je serai bien aise de les entendre.

Et sur ce, elle prit milord par la main, et le conduisit, ainsi que l’autre cardinal, dans son appartement privé, où il y eut entre eux une longue conférence. Nous, de l’autre chambre, nous pouvions parfois entendre la reine parler très-haut, mais nous ne pouvions comprendre ce qui se passait. La conférence terminée, les cardinaux partirent et allèrent tout droit trouver le roi, pour lui rapporter leur conversation avec la reine, et ensuite ils s’en retournèrent chez eux pour souper.

Henry VIII
Extrait des Mémoires de Cavendish