Extrait des Joyeuses fredaines de George Peele

William Shakespeare
Extrait des Joyeuses fredaines de George Peele
Textes établis par François-Victor Hugo
Œuvres complètes de Shakespeare
Les Apocryphes, tome III
Paris, Pagnerre, 1867
p. 419-421
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EXTRAIT
DES
JOYEUSES FREDAINES DE GEORGE PEELE.


Comment George fit une farce sur la route d’Oxford.

Il y avait une demi-douzaine de citoyens qui avaient souvent prié George, comme maître ès-arts de l’Université d’Oxford, de chevaucher avec eux jusqu’à cette ville. C’était alors l’époque de Midsummer. George, voulant satisfaire ces gentlemen qui étaient ses amis, se joignit à leur cavalcade. Après avoir parcouru la plus grande partie du chemin, ils s’arrêtèrent à un village nommé Stoken, à cinq milles de Wycombe, où un bon dîner fut commandé. Tous les convives étaient en liesse, hormis George, qui ne pouvait avoir sa joyeuse humeur ordinaire, par la raison qu’il était sans argent. Or il y avait dans la société un parfait imbécile, un garçon qui ne faisait qu’arpenter la salle en faisant carillonner l’argent de ses poches. George, qui avait observé ce gaillard, lui escamota adroitement sa rapière dorée, et la cacha soigneusement dans une autre chambre.

Cela fait, il appela le garçon, et, lui donnant son manteau en gage, lui emprunta cinq shillings pour une heure ou deux, en attendant, prétendait-il, la venue de son valet. Cet argent empoché, George se montra le plus joyeux de tous. Le repas fut apporté ; et les convives se mirent à table, tous fort gais, spécialement mon petit imbécile, qui ne se doutait guère de la conclusion du repas. Le dîner terminé, après maints propos échangés, chacun se mit en mesure de rajuster son équipement. C’est alors que le niais s’aperçut de la disparition de sa rapière. Grande stupéfaction de toute la compagnie. Notre gaillard était bouleversé ; il avait emprunté cette épée à un de ses amis, et il jurait que, plutôt que de la perdre, il aurait dépensé vingt nobles.

— Il est étrange, dit George, qu’elle ait disparu de cette manière. Il n’y a ici que nous et les gens de la maison.

On interrogea ceux-ci ; aucune nouvelle de la rapière. Toute la bande se lamentait. George, de l’air le plus désolé, jura qu’il saurait ce que l’épée était devenue, dût-il lui en coûter quarante shillings. Sur ce, il commande à l’hôtelier de seller son cheval. George voulait à toute force aller trouver un de ses amis, un savant, qui était un devin consommé.

— Ah ! mon cher monsieur Peele, s’écria notre imbécile ! Que l’argent ne vous arrête pas ; voici quarante shillings ; voyez ce que vous pouvez faire ; et, si cela vous plaît, je vous accompagnerai à cheval.

— Non pas, repartit George, en empochant les quarante shillings ; j’irai seul ; amusez-vous ici de votre mieux, jusqu’à mon retour.

Sur ce, George les quitte et arrive à Oxford au grand galop. Là il révèle toute l’affaire à un de ses amis, qui monte immédiatement à cheval pour aller prendre sa part de la plaisanterie. De retour à Stoken, George présente son ami aux convives en disant qu’il leur amène un des hommes les plus rares de toute l’Angleterre. L’ami reçoit de tous le meilleur accueil. Bientôt, prenant un air inspiré et prononçant des paroles étranges, il saisit le niais par le poignet, l’emmène au cabinet, et là le prie de mettre sa tête dans la fosse et de l’y laisser, jusqu’à ce qu’il ait eu le temps d’écrire son nom et de compter quarante. Le niais s’exécute. Sur quoi, le savant lui demande ce qu’il voit.

— Ma foi, monsieur, je sens une fort mauvaise odeur, mais je ne vois rien.

— Eh bien, j’ai votre affaire, répliqua le devin ; je vais vous dire où est votre rapière ; elle est au nord-est, entourée de bois, près de terre.

Sur ce, tous se mirent à faire des recherches dans la direction indiquée ; et c’est alors que George, qui avait caché l’épée sous un siége, la découvrit, au grand soulagement de l’imbécile, à la grande joie de la compagnie, et à l’éternel crédit de son ami, qui fut régalé de vin sucré. Sur quoi George dégagea son manteau et retourna joyeusement à Oxford, ayant ses poches pleines d’argent.


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Extrait des Joyeuses fredaines de George Peele