Extrait de la Chronique de Froissart

Jehan Froissart
(traduction par Denis Sauvage ; notes par François-Victor Hugo)
Extrait de la Chronique de Froissart
Textes établis par François-Victor Hugo
Œuvres complètes de Shakespeare
Tome XI : La patrie – I
Paris, Pagnerre, 1872
p. 495-526
Henry IV, Deuxième Partie Wikisource


EXTRAIT
DU QUART VOLUME DE LA CHRONIQUE MÉMORABLE
DE MESSIRE JEHAN FROISSART.


(Édition revue et corrigée sur divers exemplaires par Denis Sauvage de Fontenailles en Brie, historiographe du Très Chrestien Roy Henry Deuxième de ce nom. À Paris. Chez Michel de Roigny, Rue S. Jacques. Aux quatre éléments, 1573.)

Comment le comte maréchal appella de gage, à outrance, le comte d’Erby, fils au duc de Lanclastre, en la présence du roy et tout son conseil.

Le roi Richard d’Angleterre[1] avait une condition telle que, quand il aimait un homme, il le faisait si grand et si prochain de lui que merveille : et nul n’osait parler du contraire : et croyait aussi légèrement ce qu’on lui disait et conseillait que roi qui eût été en Angleterre, dont mémoire fut de grand temps : et point ne s’exempliaient ceux qui étaient en sa grâce et amour, comment il en était mal advenu à plusieurs : ainsi comme au duc d’Irlande (qui en fut bouté hors d’Angleterre) et à messire Simon Burle (qui par les consaux qu’il donna au roi fut décapité), et à messire Robert Trivilien, à messire Nicolas Bambre, à messire Jehan Valourde, et à plusieurs autres : qui conseillé l’avaient, et pour ce morts en étaient, car le duc de Glocestre avait mis grande peine à ceux détruire. Or était-il mort, ainsi que vous savez : dont ceux qui demeurés étaient delez le roi, et qui nuit et jour le conseillaient à leur volonté, n’étaient point courroucés de sa mort, car ils supposaient que nuls n’y contrediraient… À vrai dire, la mort du duc de Glocestre était moult déplaisante à plusieurs hauts barons d’Angleterre : et en parlaient et murmuraient les aucuns souvent ensemble, et tant les avait le roi surmontés que nul semblant n’en osaient faire, car il avait donné à entendre et fait semer paroles, parmi le royaume d’Angleterre, que quiconque en relèverait jamais paroles, tant du duc de Glocestre comme du comte d’Arondel, il serait réputé à faux et mauvais traître, et en l’indignation de lui : tellement que ces menaces en avaient fait cesser moult de peuple.

Ce terme durant, ainsi que le comte d’Erby[2] et le comte maréchal[3] parlaient ensemble de plusieurs paroles, entrèrent de l’un à l’autre ; tellement qu’ils vinrent à parler de l’état du roi et de son conseil qu’il tenait delez lui ; et cuidait le comte d’Erby que les paroles jamais ne fussent révélées, et furent adonc telles :

— Sainte Marie, beau cousin, quelles choses a le roi notre cousin en pensée de faire ? Veut-il mettre hors d’Angleterre tous les nobles ? Il n’y aura tantôt nul ici : et montre tout clairement qu’il ne veut pas l’augmentation de son royaume.

Le comte maréchal ne répondit point à cette parole, mais dissimula, et la tint impétueuse trop grandement contre le roi, et ne s’en put taire en soi-même : et vint assez tôt après ces paroles dites entre lui et le comte d’Erby devant le roi, et, pour lui complaire, il lui dit ainsi :

— Très-cher Sire et redouté, je suis de votre sang, et votre homme lige, et maréchal d’Angleterre, et ai juré, de ma main en la vôtre, que je ne dois ni puis être en lieu ni place où on puisse rien dire qui touche nul vice à l’encontre de Votre Majesté royale : et là où je le cèlerais, ou dissimulerais, je devrais être tenu à faux, mauvais et traître. Laquelle chose je ne veux pas être, mais moi acquitter envers vous, en tous états.

Le roi d’Angleterre assit son regard sur lui, et demanda : — Pourquoi dites-vous ces paroles, comte maréchal ?

— Mon très-cher et redouté seigneur, répondit le comte, faites venir avant le comte d’Erby, et je parlerai outre.

Donc fut appelé de par le roi le comte d’Erby : et le roi fit lever le comte maréchal qui avait parlé à lui à deux genoux. Quand le comte d’Erby fut venu avant (qui nul mal n’y pensait), le comte maréchal dit ainsi :

— Comte d’Erby, je vous dis que vous avez pensé mal, et parlé autrement que vous ne dussiez contre votre naturel seigneur le roi d’Angleterre : quand vous avez dit qu’il n’est pas digne de tenir terre ni royaume, quand, sans loi et justice faire, ni demander à ses hommes, il estourbe son royaume, et sans nul titre de raison met hors les vaillants hommes qui le doivent aider à garder et soutenir. Pourquoi je vous présente mon gage, et vous veux prouver de mon corps contre le vôtre que vous êtes faux, mauvais et traître.

Le comte d’Erby fut tout ébahi de ces paroles, et se tira arrière, et se tint tout droit un espace sans rien dire. Quand il eut pensé un petit, il se tira avant, et prit son chaperon en sa main, et vint devant le roi et le comte maréchal, et dit :

— Comte maréchal, je dis que tu es faux, mauvais et traître, et pour ce je prouverai mon corps contre le tien, et voilà mon gage.

Le comte maréchal répondit : — Je mets votre parole en l’entente du roi et de tous les seigneurs qui sont ici, et vous tournerez votre parole et la mienne en vérité.

A donc se tira chacun des comtes entre ses gens : et furent là perdues ordonnances de donner vin et épices, car le roi montra qu’il fut grandement courroucé, et se retira dedans la chambre, et là s’enclôt… Le comte d’Erby s’en vint demeurer à Londres et tenir son état (car il y avait son hôtel) et furent pour lui pleiges le duc de Lanclastre[4] son père le duc d’Iorck[5], son oncle, le comte de Northombellande[6], et moult de hauts barons d’Angleterre, car il y était bien aimé. Le comte maréchal fut envoyé au château de Londres (qu’on dit la Tour) et là tint son état : et se pourvurent ces deux seigneurs grandement de ce que pour le champ appartenait : et envoya le comte d’Erby grands messagers en Lombardie devers le duc de Milan, messire Galéas, pour avoir armure à son point et à sa volonté. Le dit duc descendit moult joyeusement à la prière du comte d’Erby ; et mit un chevalier (qui se nommait messire François et que le comte d’Erby avait là envoyé) à choix de toutes ses armures, pour servir le dit comte. Quand le chevalier eut choisi par toutes les armures, tant de plates que des mailles, le dit seigneur de Milan ordonna quatre des meilleurs ouvriers armuriers qui fussent en Lombardie, pour aller en Angleterre avec le dit chevalier, pour entendre à armer à son point le comte d’Erby, Le comte maréchal, d’autre part, envoya aussi en Allemagne, et là où il pensait être aidé de ses amis, et se pourvoyait aussi moult grandement pour tenir sa journée…

Quand la journée approcha que les deux seigneurs dessus nommés devaient faire les armes en la forme et manière que convenance l’avaient, et n’attendaient autre chose, sinon qu’on les mît ensemble, il fut un jour qu’on demanda au roi d’Angleterre, en grand secret et spécialité de conseil : — Sire, quelle est votre intention de la défiance entreprise entre ces deux seigneurs vos cousins, le comte d’Erby et le comte maréchal ? Les laisserez-vous convenir ?

— Oui, dit le roi. Pourquoi non ?

— Sire, dirent ceux qui parlaient à lui, commune renommée court parmi Angleterre que vous êtes cause de ce fait et que vous avez fait tirer avant le comte maréchal pour combattre le comte d’Erby : et disent les Londriens généralement, et moult des nobles et prélats de ce pays, que vous allez le droit chemin pour détruire votre lignage et le royaume d’Angleterre : lesquelles choses ne vous seront point souffertes ; et si les Londriens s’élèvent contre vous avec les nobles, qui ira au-devant ? Vous n’avez nulle puissance, si elle ne vient de vos hommes, et sachez que, si vous faites ces deux comtes venir en armes l’un contre l’autre, vous ne serez pas sire de la place : mais le seront les Londriens, avec grandes alliances des nobles, lesquels ils ont en ce pays, et tous ont amour et faveur au comte d’Erby, et tant est conçu en grande haine le comte maréchal de toutes gens et par espécial des Londriens qu’on le voudrait avoir occis…

Quand le roi entendit ces paroles, si mua couleur, et se tourna d’autre part, et puis se vint appuyer sur une fenêtre, et là pensa et musa un espace, et quand il se retourna devers ceux qui parlé avaient avec lui (iceux conseillers étaient l’archevêque d’Iorck, les comtes de Salleberry[7] et de Hostidonne[8] son frère, et trois autres chevaliers de sa chambre), il parla et dit ainsi :

— Je vous ai bien ouïs et entendus, et si je voulais issir hors de votre conseil, je méferais. Considérez et regardez quelle chose est bonne que je fasse.

— Sire, répondirent-ils par l’un d’eux tous, nous avons avisé et regardé pour le meilleur que vous enverrez devers eux, et les ferez obliger qu’ils feront ce que vous en ordonnerez, et vous direz ainsi par sentence que dedans quinze jours le comte maréchal s’ordonne à ce qu’il vide hors d’Angleterre, sans jamais y retourner, ni avoir espoir d’y retourner, et le comte d’Erby pareillement vide hors d’Angleterre, comme banni, dix ans, et quand ce viendra sur le département de la terre dudit comte d’Erby, pour complaire au peuple, vous lui relâcherez la peine de quatre ans et ainsi en demeureront six ans, et de cela vous ne lui ferez nulle grâce. C’est le conseil que nous vous donnons : mais gardez-vous que nullement vous ne les mettiez en armes l’un devant l’autre, car tous maux en pourraient venir et ensuivre.

Le roi d’Angleterre pensa un petit et dit :

— Vous me conseillez loyaument : et aussi ferai-je votre conseil.


Comment le roi Richard d’Angleterre rendit sa sentence par laquelle il bannit d’Angleterre le comte d’Erby jusques à dix ans, et le comte maréchal à jamais.


Ne demeura guère de temps après ces paroles démontrées au roi, que le roi assembla grand nombre de prélats et hauts barons d’Angleterre, et le fit venir en Elten (Eltham). Quand ils furent tous venus, par le conseil qu’il eut, il mit ses deux oncles delez lui (les ducs de Lanclastre et d’Iorck), les comtes de Northombellande, de Salberry, de Hostidonne, et les plus grands de son royaume, lesquels étaient là pour la journée : et aussi y avaient été mandés le comte d’Erby et le comte maréchal : qui y étaient venus : et avaient chacun sa chambre et ordonnance, car point n’était ordonné qu’ils fussent l’un devant l’autre. Le roi montra qu’il voulait être moyen entre eux, et que moult fort lui déplaisaient les paroles qui dites avaient été. Si voulait que de tout point ils se soumissent à son ordonnance, et ordonna là au connétable d’Angleterre et à quatre hauts barons qu’ils allassent devers le comte d’Erby et le comte maréchal, et les fissent obliger pour tenir tout ce qu’il en ordonnerait. Les dessus nommés vinrent devers les deux comtes et leur remontrèrent la parole du roi. Tous deux s’obligèrent à tenir ce que le roi ordonnerait en la présence de ceux qui là étaient. Adonc dit le roi :

— Je dis et ordonne que le comte maréchal (pour la cause qu’il a mis ce pays en trouble, et ému et élevé paroles dont il n’est connaissance, fors par ce qu’il a donné à entendre) ordonne ses besognes et vide le royaume d’Angleterre, et en soit banni par telle manière que jamais n’ait espérance d’y retourner. Après, je dis et ordonne que le comte d’Erby, notre cousin (pour la cause de ce qu’il nous a courroucé, et qu’il est cause, en aucune manière, de ce péché et condamnation du comte maréchal) s’ordonne à ce que, dedans quinze jours, il vide le royaume d’Angleterre, et soit banni de notre dit royaume le terme de dix ans, sans point y retourner, si nous ne le rappelons[9].


Comment le comte d’Erby, après son banissement donné, se partit d’Angleterre et de la ville de Londres, pour venir en France, et aussi le comte maréchal s’en alla en Flandres ; et de là en Lombardie.


Quand les deux comtes surent la sentence que le roi leur avait rendue, si furent tout pensifs, et à bonne cause, et moult se repentait le comte maréchal de ce que dit et fait avait : mais il n’y pouvait pourvoir, et quand il commença la noise, il pensait autrement être aidé et soutenu du roi qu’il ne fut, car s’il en eût su issir par tel parti, il eût encore à commencer. Si ordonna ses besognes, puis se départit d’Angleterre, et vint à Calais (dont il avait été paravant capitaine et gouverneur), puis vint à Bruges, et fut là environ quinze jours, et de Bruges, à Gand, à Malines et finalement à Cologne. Nous nous souffrirons à parler de lui et parlerons du comte d’Erby, qui pareillement s’ordonna pour aller hors d’Angleterre. Quand le terme auquel il dut partir s’approcha, il vint à Elten, devers le roi, où étaient son père et son oncle le duc d’Iorck, et étaient en sa compagnie le comte de Norlhombellande, et son fils, messire Henri de Persi[10] ; et grand nombre de chevaliers qui moult l’aimaient… Quand ce vint au congé prendre, le roi s’humilia par semblant moult grandement devers son cousin et lui dit que les paroles qui avaient été entre lui et le comte maréchal lui déplaisaient grandement, et ce que fait et dit avait, c’était pour le meilleur et pour apaiser le peuple qui moult avait murmuré sur cette matière.

— Et, pour ce, considérez raison (dit-il au comte d’Erby) et afin que vous ayez allégeance de votre peine, je vous relâche la taxation faite de dix ans à six ans.

Le comte répondit : — Monseigneur, je vous remercie. Encore me ferez-vous bien plus grande grâce, quand il vous plaira.

Tous les seigneurs qui là étaient se contentèrent assez du roi, pour cette fois (car il les recueillit assez doucement) et se départirent du roi… Quand le couite d’Erby monta à cheval, et se départit de Londres, plus de quarante mille hommes étaient sur les rues, qui criaient et pleuraient après lui, si piteusement que c’était grande pitié de les voir, et disaient :

— Haa, gentil comte d’Erby, nous laisserez-vous donc ? Jamais ce pays n’aura bien ni joie, jusqu’à ce qu’y soyez retourné, mais les jours du retour sont trop longs. Par envie, cautelle et trahison, on vous met hors de ce royaume, où devriez mieux demeurer que nuls autres, car vous êtes de si noble extraction et gentil sang que dessus vous nuls autres ne s’accomparent. Et pourquoi nous laissez-vous, gentil comte d’Erby ? Vous ne fîtes ni pensâtes oncques mal, ni le faire ou le penser vous ne sauriez.

Ainsi parlaient hommes et femmes si piteusement que c’était douleur à voir. Le comte d’Erby ne fut pas convoyé ni accompagné à trompettes ni instruments de la ville, mais en pleurs et en lamentations. Le maire de Londres et grand nombre des plus notables bourgois de Londres tirent compagnie au département du comte d’Erby, et chevauchèrent les plusieurs avec lui jusques à Dadeforte (Dartford) et aucuns jusques à Douvres, et tant qu’il fut entré au vaisseau qui le mena jusques à Calais.


Comment la mort du duc de Lanclastre fut sue en France et comment le roi Richard la fit savoir au roi de France, et rien n’en manda à son cousin, le comte d’Erby, qui fils était au duc de Lanclastre.


Nouvelles vinrent en France de la mort du duc de Lanclastre : et en écrivit le roi Richard d’Angleterre sur forme et manière de joie à son grand seigneur le roi de France, et non pas à son cousin le comte d’Erby : mais le comte le sut aussitôt que le roi de France, par les hommes qu’il avait en Angleterre. Si se vêtit de noir, et ses gens aussi, et lui fît faire son obsèque moult grandement : et y furent le roi de France, et son frère le duc d’Orléans, et tous ses oncles avec grand nombre de prélats et hauts barons de France. Car le comte d’Erby était moult bien-aimé de tous : car il était plaisant chevalier, honnête de personne, courtois et doux à toutes gens, et disaient communément ceux qui le voyaient que le roi d’Angleterre n’était pas bien conseillé quand il ne le rappelait… Mais le dit roi n’en avait nul talent, et envers lui faisait tout le contraire et envoya tantôt les officiers par toutes les terres du duc de Lanclastre, et en fit lever et saisir les profits : et encore outre (dont il était moult blâmé de ceux qui aimaient le comte d’Erby) le roi donnait aucuns héritages de la duché de Lanclastre à aucuns de ses chevaliers et à ceux qui les demandaient. Pour laquelle chose moult de chevaliers d’Angleterre en parlaient, et disaient :

— Le roi d’Angleterre donne bien signe qu’il ne veut point de bien à son cousin le comte d’Erby, quand il ne le rappelle delez lui et souffre qu’il relève sa terre. Ce serait, avec ses enfants, un membre bel et grand en Angleterre, et pour lui un bourdon à s’appuyer, mais il fait tout le contraire. Il l’a chassé de lui et le veut tenir en ce danger, et en plus grand encore, s’il peut : car il a déjà attribué à lui son héritage. C’est trop avant fait contre l’ordonnance de droit et de raison, et ne peut ce demeurer longuement en celui état, qu’il ne soit amendé.

Ainsi devisaient et parlaient la greigneur partie des nobles et prélats, et des communautés d’Angleterre.


Comment les Anglais et principalement ceux de Londres s’émurent contre le roi Richard en faveur du comte d’Erby.


Le roi Richard d’Angleterre étant en la marche de Bristo (Bristol) et y tenant ses États, les hommes généralement parmi Angleterre se commencèrent fort à émouvoir et élever l’un contre l’autre : et était justice close parmi les cours d’Angleterre : dont les vaillants hommes, prélats, et gens paisibles, qui ne voulaient que paix, simplesse et amour, et payer ce qu’ils devaient, se commencèrent grandement à ébahir. Car il commença à se mettre sus une manière de gens, par plusieurs routes et compagnies, qui tenaient les champs, et n’osaient les marchands chevaucher, ni aller en leurs marchandises, pour doute d’être dérobés, et ne savaient à qui s’en plaindre pour leur en faire raison et justice, Lesquelles choses étaient moult préjudiciables et déplaisantes en Angleterre, et hors de leurs coutumes et usages, car au royaume d’Angleterre, tous gens, laboureurs et marchands, ont appris de vivre en paix, et à mener leurs marchandises passiblement, et les laboureurs de leurs terres labourer, et on leur faisait tout au contraire. Premièrement, quand les marchands des villes allaient de l’une à l’autre faire leurs marchandises, s’ils portaient or ou argent, on leur ôtait de leurs bourses, et n’en avaient autre chose. Aux laboureurs, on prenait en leurs maisons blés, avoines, bœufs, vaches, porcs, moutons et brebis : et n’en osaient les bonnes gens mot sonner et commencèrent ces méfaits grandement à multiplier, et tant que les regrets et lamentations en furent par toute l’Angleterre, où ces méfaits se faisaient.

Les citoyens de Londres (qui sont riches, et qui plus vivent des marchandises qui courent par terre et par mer, et ont appris à tenir grand état sur ce, et par lesquels tout le royaume d’Angleterre s’ordonne et gouverne) considérèrent cette affaire, et virent bien que trop grand méchef était apparent de venir soudainement en Angleterre, si on n’y pourvoyait, si disaient l’un à l’autre secrètement :

— Nos pères et ancesseurs de bonne mémoire pourvurent jadis aux grands méchefs, lesquels étaient apparents en Angleterre, et onc ne furent si grands, comme ils apparaissent pour le présent, car qui laissera faire les volontés à ce méchant roi Richard de Bordeaux, il gâtera tout, ni oncques, depuis qu’il fut roi, bien ni prospérité n’advinrent au royaume d’Angleterre, ainsi comme ils faisaient paravant… Et bientôt, si on n’y pourvoit, tout ira mal, et la pourvoyance est qu’on mande le comte d’Erby (qui perd son temps en France), et, lui venu par deçà, on lui baille par bonne ordonnance le régime du royaume d’Angleterre, par quoi il se réforme en bon État : et soient punis et corrigés ceux qui l’ont desservi, et Richard de Bordeaux pris et mis en la Tour de Londres, et tous ses faits écrits et mis par article, et, quand ils seront bien examinés, on verra bien clairement qu’il n’est pas digne de porter couronne, ni tenir royaume, car ses œuvres le condamneront, qui sont infâmes.

Les citoyens de Londres eurent secrets consaux ensemble, et avec eux aucuns prélats et chevaliers d’Angleterre : èsquels consaux il fut dit et arrêté qu’on enverrait quérir le comte d’Erby (qui se tenait à Paris, ou là près) et le ferait-on retourner en Angleterre : et lui revenu, on lui remontrerait le mauvais gouvernement de ce mauvais roi Richard, et lui mettrait avant qu’il voulût entreprendre le gouvernement de l’héritage et couronne d’Angleterre. Si fut prié l’archevêque de Cantorbie (Cantorbéry), homme d’honneur et d’excellence et prudence, de faire ce message, lequel, pour le profit commun du royaume d’Angleterre, s’accorda légèrement de le faire, et ordonna ses besognes si sagement que nul ne sut son parlement, fors ceux qui devaient le savoir, et entra en une nef, lui septième tant seulement, à Londres sur la rivière de la Tamise, et passa outre sans péril ni empêchement… et fit tant par ses journées qu’il vint là ou le comte d’Erby se tenait : et crois que c’était à l’hôtel qu’on dit Wicestre (Bicêtre) près Paris…

Quand l’archevêque de Cantorbie vit qu’il fut l’heure de parler de la matière et besogne pour laquelle il était spécialement venu, il tira à part le comte d’Erby : et s’enfermèrent en une chambre, et lui remontra ledit archevêque la débilité du royaume d’Angleterre, et la violence et désolation qui en plusieurs lieux et contrées y étaient, et comment les Londriens y voulaient pourvoir. Quand le comte d’Erby eut ouï tout au long l’archevêque de Cantorbie, il ne répondit point si tôt, mais s’appuya sur une fenêtre qui regardait dedans les jardins, et pensa un espace : et eut mainte imagination, et, quand il se retourna devers l’archevêque, il dit :

— Sire, vos paroles me donnent à penser. Envis j’entreprends cette chose et envis la laisse aller.

— Sire, répondit l’archevêque, appelez votre conseil et leur remontrez les paroles que je vous ai dites, et je leur remontrerai la cause pourquoi je suis ici venu. Ainsi je crois qu’ils ne vous conseilleront pas du contraire.

Adonc fit le comte d’Erby appeler son conseil, chevaliers et écuyers qui là étaient, èsquels il se fiait le plus. Quand ils furent entrés dans la chambre, le comte d’Erby fit audit archevêque recorder ses paroles. Après ledit comte en demanda conseil à ses hommes, pour savoir quelle chose en était bon de faire. Tous répondirent d’une suite, et dirent :

— Monseigneur, Dieu vous a regardé en pitié. Gardez-vous bien que jamais vous ne refusez ce marché, car jamais vous ne l’aurez meilleur ni plus beau.

Quand le comte d’Erby eut ouï parler son conseil, si ouvrit tous ses esprits et dit :

— Je ferai tout ce que vous voudrez.

Or fut là avisé par entre eux, et regardé comment ils pourraient passer la mer… Pour faire bref compte, le comte d’Erby ordonna toutes ses besognes par grande prudence et prit congé de tous les seigneurs de France. Toutes ces choses faites, il monta à cheval, lui et ses gens, et se départirent de Paris et issirent par la porte Saint-Jacques : et prirent le chemin d’Étampes, et tant chevauchèrent qu’ils vinrent à la ville de Blois, où ils furent environ huit jours, car le comte d’Erby envoya un de ses chevaliers et son héraut en Bretagne pour parler au duc, et signifier sa venue. Quand le duc Jehan de Bretagne entendit que le comte d’Erby, son neveu, le venait voir, il en fut grandement réjoui… Tant exploita le comte d’Erby qu’il vint à Nantes et là trouva le duc de Bretagne qui le recueillit moult liéement. Quand le comte d’Erby eut bien considéré la bonne volonté du duc, il se découvrit à lui d’aucune de ses besognes. Quand le duc de Bretagne entendit cette parole, si lui dit :

— Beau neveu, je vous conseille que vous croyiez les Londriens, car ils sont grands et puissants, et fera le roi Richard (qui mal se porte envers vous) ce qu’ils voudront : et je vous aiderai de navire, gendarmes, et arbalestiers pour les aventures des rencontres qui pourraient advenir sur mer.

De cette parole et offre remercia grandement le comte d’Erby le duc de Bretagne.


Comment le comte d’Erby arriva de Bretagne en Angleterre, comment il fut reçu des citoyens de Londres.


Cependant on fit toutes les pourvéances sur un havre de mer, et m’est avis que ce fut à Vannes : et là vinrent le duc et le comte : et quand il fut heure et que le vent fut bon pour aller en Angleterre, le comte d’Erby et toute sa route montérent en mer, et entrèrent ès vaisseaux ; et là y avaient en la compagnie trois vaisseaux, armés de gendarmes et d’arbalestiers, pour conduire ledit comte jusques en Angleterre. Le navire désancra du havre et entra en la mer : et tant cinglèrent qu’en deux jours et en deux nuits, ils vinrent prendre terre à Pleumonde[11] (Plymouth) et issirent hors des vaisseaux et entrèrent dedans la ville petit à petit. Incontinent qu’ils furent retraits en la ville, l’archevêque de Cantorbie prit un de ses hommes, et incontinent l’envoya à Londres pour porter les nouvelles du comte d’Erby. Tous furent réjouis de ces nouvelles : plus de cinq cents Londriens montèrent à cheval et attendaient à grande peine l’un l’autre, de la grande volonté qu’ils avaient de voir le comte d’Erby : lequel comte ne s’arrêta pas à Pleumonde longuement : mais au matin, ils prirent le chemin de Londres, et toujours les Bretons en la compagnie du comte d’Erby… Adonc vinrent toutes gens, hommes, femmes, enfants et clergé (chacun à qui mieux mieux) à l’encontre de lui (tant avaient grand désir de le voir) et cheminaient toutes gens à cheval et à pied si avant qu’ils en avaient la vue, et quand ils le virent, ils crièrent à haute voix : « À joie, à bien et à prospérité, vienne le désiré, monseigneur d’Erby et de Lanclastre ! » De telles paroles était acconvoyé le comte d’Erby, en venant à Londres. Le maire de Londres chevauchait côte à côte de lui, qui grand plaisir prenait au peuple qui ainsi humblement et doucement le recueillait.


Comment le comte d’Erby, nouveau duc de Lanclastre, entreprit le gouvernement du royaume d’Angleterre, et de s’en faire roi à l’aide des Londriens.


Pour venir à la conclusion de la besogne, conseillé fut et avisé qu’on se délivrerait de chevaucher et aller devers le roi, lequel ils nommaient dedans la ville de Londres, et ailleurs, sans nul titre d’honneur, Richard de Bordeaux, et l’avaient les vilains Londriens accueilli en si grand haine qu’à peine pouvaient ouïr parler de lui, fors à sa condamnation et destruction. Le comte d’Erby se fit chef de toute cette armée des Londriens : et était raison (car elle lui touchait plus qu’à nul homme) et partit de Londres en grand arroi. Ainsi que lui et les Londriens cheminaient vers Bristol, tout le pays s’émouvait et venait devers eux.

Nouvelles vinrent, en l’ost du roi Richard, de la venue du comte d’Erby et des Londriens. Quand le roi ouït ces paroles, il fut tout ébahi et ne sut que dire (car tous les esprits lui frémirent) et connut tantôt que les choses iraient mauvaisement si de puissance il n’y pouvait pourvoir : et, quand il répondit, il dit aux chevaliers qui lui contèrent ces nouvelles :

— Or faites tôt appareiller nos gens, et archers, et gendarmes : et faites faire un mandement par tout le royaume que tout soit prêt : car je ne veux pas fuir devant mes sujets.

— Pardieu (répondirent les chevaliers) la besogne va mal : car vos gens vous laissent et défuient, vous en avez jà bien perdu la moitié : et encore voyons-nous le demeurant tout ébahi et perdre contenance.

— Et que voulez donc (dit le roi) que je fasse ?

— Nous le vous dirons, sire, votre puissance est nulle contre celle qui vient contre vous : et à la bataille vous ne ferez rien. Il faut que vous issiez d’ici par sens et par bon conseil, et que vous apaisiez vos malveillants, ainsi qu’autrefois vous avez fait, et puis les corrigez tout à loisir. Il y a un château à douze milles d’ici (qui se nomme Fluich[12], lequel est fort assez. Nous vous conseillons que vous vous tirez celle part, et vous enfermez dedans, et vous y tenez, tant que voudrez, et aurez autres nouvelles du comte de Hostidonne, votre frère, et de vos amis : et on envoyera en Irlande et partout au secours : et, si le roi de France, votre beau-père et grand seigneur, sait que vous ayez affaire, il vous confortera.

Le roi Richard d’Angleterre entendit à ce conseil : et lui sembla bon, et ordonna ceux qu’il voulait qui chevauchassent ce chemin avec lui : et ordonna son cousin le comte de Rostellant[13] pour demeurer à Bristo, et aussi tous les autres. Tous tinrent cette ordonnance : et quand ce vint au matin, le roi Richard d’Angleterre et ceux de sa maison tirèrent vers le château de Fluich et se boutèrent dedans.


Comment le roi Richard se rendit au comte d’Erby pour être mené à Londres.


Nouvelles vinrent au comte d’Erby et à son conseil que le roi était retrait et enfermé au château de Fluich, et n’avait pas grands gens avec lui, fors ceux de son hôtel, et ne montrait pas qu’il voulût guerre ni bataille, fors issir de ce danger (s’il pouvait) par traité. Adonc chevauchèrent le comte d’Erby et sa route devant la place dessus nommée, et quand ils approchèrent et furent ainsi qu’à deux petites lieues près, ils trouvèrent un grand village, si s’arrêta le comte d’Erby, et mangea et but un coup, et eut conseil de soi-même, et non d’autrui, qu’il chevaucherait devant à deux cents chevaux ou environ, et laisserait tout le demeurant derrière : et lui venu au château où le roi était, il entrerait dedans par amour, non pas par force : et mettrait hors le roi par douces paroles, et l’assurerait de tout péril, fors de venir à Londres.

Adoncques se départit le comte d’Erby de la grosse route et chevaucha avec deux cents hommes tant seulement : et tantôt furent devant le châtel, où était le roi dedans une chambre entre ses gens, tout ébahi. Le comte d’Erby et sa route chevauchèrent devant la porte du château, laquelle était close et fermée, car le cas le requérait. Le comte vint jusques à la porte, et y fit heurter trois grands coups. Ceux qui étaient dedans, demandèrent : — Qui est cela ?

Le comte d’Erby répondit à leur demande : — Je suis Henry de Lanclastre qui vient au roi pour recouvrer mon héritage de la duché de Lanclastre. Qu’on lui dise ainsi de par moi.

— Monseigneur (répondirent ceux qui l’ouïrent), nous lui dirons volontiers.

Tantôt ils montèrent amont en la salle, et au donjon, là où le roi était, et tous les chevaliers qui conseillé et gouverné l’avaient un long temps delez lui. Si lui dirent ces nouvelles. Le roi regarda ses chevaliers et leur demanda quelle chose était bonne de faire.

— Sire, répondirent-ils, en cette requête n’a que tout bien. Vous le pouvez bien faire venir à vous, lui douzième tant seulement, pour ouïr et entendre quelles choses il voudra dire. C’est votre cousin et un grand seigneur en ce pays. Si vous faut dissimuler, tant que ces choses soient apaisées.

Le roi s’inclina à ces paroles et dit : — Allez le quérir et lui faites ouvrir la porte, et entrer dedans, lui douzième seulement.

— Deux chevaliers se départirent d’avec le roi, et vinrent bas en la place du château et jusques à la porte. Puis firent ouvrir le guichet, et issirent dehors, et inclinèrent le comte d’Erby et les chevaliers qui là étaient, et dirent au comte :

— Monseigneur, vous soyez le bienvenu. Le roi vous verra volontiers et orra aussi : et nous a dit que vous veniez, vous douzième tant seulement.

Le comte répondit : Il me plaît bien.

Il entra au château, lui douzième : et puis tantôt on referma le château : et demeurèrent tous les autres dehors. Or considérez le grand péril où le comte se mit adonc : car on l’eût aussi aisément occis (comme faire on devait, par droit et par raison) là-dedans, et toute sa compagnie, qu’on prendrait un oiselet en une cage : mais il ne glosa pas le péril où il était : ainçois (au contraire) alla toujours avant, et fut mené devant le roi. Quand le roi le vit, il mua couleur ; ansi que celui qui sut avoir grandement méfait. Le comte d’Erby parla tout haut, sans faire nul honneur ni révérence, et demanda au roi :

— Êtes-vous encore jeun ?

Le roi répondit : — Oui. Il est encore assez matin. Pourquoi le dites-vous ?

— Il serait heure (dit le comte d’Erby) que vous déjeunissiez : car vous avez à faire un grand chemin.

— Et quel chemin ? dit le roi.

— Il vous faut venir à Londres, répondit le comte d’Erby. Si vous conseille que vous buvez et mangez : afin que cheminez plus liément.

Adonc, répondit le roi, qui fut tout mélancolieux et effrayé de ces paroles : — Je n’ai point faim encore ni volonté de manger.

Adonc dirent les chevaliers, qui voulurent flatter le comte d’Erby : — Sire, croyez monseigneur de Lanclastre votre cousin, car il ne vous veut que tout bien.

Adonc dit le roi : — Je le veux. Faites couvrir les tables.

On se hâta de les couvrir. Le roi lava les mains, et puis s’assit à table, et fut servi. On demanda au comte s’il se voulait asseoir et manger. Il répondit que nenni et qu’il n’était pas jeun. Cependant que le roi était à son dîner (qui fut bien petit, car il avait le cœur si destraint qu’il ne pouvait manger) tout le pays d’environ le château de Fluich (où le roi se tenait) fut couvert de gens d’armes et d’archers, et les pouvaient voir ceux dudit château par les fenêtres qui regardaient sur les champs : et les vit le roi, quand il se leva de table (car il n’y assit pas trop longuement, mais fit un très-bref dîner, et de cœur tout mélancholieux) et demanda à son cousin quels gens c’étaient qui se tenaient sur les champs. Il répondit qu’ils étaient Londriens le plus.

— Et que veulent-ils ? dit le roi.

— Ils vous veulent avoir (dit le comte d’Erby), et mener à Londres, et mettre dedans la Tour, et par autre voie ne vous pouvez excuser sans passer dedans.

— Non ! dit le roi : lequel s’effraya grandement de cette parole : car il savait bien que les Londriens le haïssaient. Si dit ainsi : Et vous, cousin, n’y pouvez-vous pourvoir ? Je ne me mets point volontiers entre leurs mains : car je sais bien qu’ils me haïssent et ont haï bien longtemps, moi qui suis leur sire.

Adonc répondit le comte d’Erby : — Je ne vois autre remède, fors que vous vous rendez à moi ; et, quand ils sauront que vous serez mon prisonnier, ils ne vous feront nul mal : mais il vous faut ordonner, avec tous vos gens, pour venir à Londres tenir prison à la Tour de Londres.

Le roi (qui se voyait en dur parti, et tous ses esprits s’ébahissaient fort, comme celui qui se doutait de fait que les Londriens le voulussent occire) se rendit au comte d’Erby son cousin, comme son prisonnier : et s’obligea et promit faire tout ce qu’il voudrait : et aussi tous les chevaliers du roi, écuyers et officiers, se rendirent au comte pour esquiver plus grand péril et dommage… Si amena le comte d’Erby son cousin le roi Richard du châtel d’amont jusques à la cour, parlant ensemble : et lui fit avoir son état tout entier, sans muer ni changer, ainsi qu’il avait eu devant : et ce pendant qu’on sellait et appareillait les chevaux, le roi Richard et le comte devisaient ensemble de paroles, et étaient moult regardés d’aucuns Londriens qui là étaient : et advint une chose (dont je fus informé) que je vous dirai.

Le roi Richard avait un lévrier (lequel on nommait Math), très-beau lévrier outre mesure : et ne voulait ce chien connaître nul homme, fors le roi ; et quand le roi voulait chevaucher, celui qui l’avait en garde le laissait aller : et ce lévrier venait tantôt devers le roi le festoyer, et lui mettait, incontinent qu’il était échappé, les deux pieds sur les épaules. Et adoncques advint que le roi et le comte d’Erby, parlant ensemble en la place de la cour dudit château, et étant leurs chevaux tous sellés, ce lévrier (qui était coutumier de faire au roi ce que dit est) laissa le roi, et s’envint au duc de Lanclastre, et lui fit toutes telles contenances que par avant il avait accoutumé de faire au roi, et lui assit les deux pieds sur le col, et le commença moult grandement à chérir. Le duc de Lanclastre (qui point ne connaissait ce lévrier) demanda au roi : — Et que veut ce lévrier faire ?

— Cousin (dit le roi), ce vous est une grande signifiance et à moi petite.

— Comment (dit le duc) l’entendez-vous ?

— Je l’entends, dit le roi. Le lévrier vous festoie aujourd’hui comme roi d’Angleterre que vous serez, et j’en serai déposé : et le lévrier en a connaissance naturelle. Si le tenez delez vous : car il vous suivra et m’éloignera.

Le duc de Lanclastre entendit bien cette parole et fit chère au lévrier : lequel onc depuis ne voulut suivre Richard de Bordeaux : mais suivit le duc de Lanclastre.


Comment le roi, étant quatre des chevaliers de sa chambre justiciés à mort par les Londriens, fut conseillé par les autres, prisonniers avec lui, de résigner sa couronne au duc de Lanclastre, comte d’Erby.


Quand le duc de Lauclastre eut mis dedans la Tour de Londres son cousin le roi Richard et ceux de son conseil, qu’avoir il voulait, la première chose que le duc fît, ce fut que tantôt il envoya quérir le comte de Warwich[14] (qui condamné était à user ses jours en île de Visque[15]), et le délivra de tous points ; et secondement il envoya ses messagers devers le comte de Northombellande et messire Henry de Persy son fils : et leur manda de venir devant lui, ainsi qu’ils firent. Après il entendit comme il pourrait être saisi de quatre gentils compagnons qui étranglé avaient son oncle le duc de Glocestre au château de Calais : et tant fit qu’il les eut tous quatre : et ne les eut point rendus pour vingt mille nobles. Si les fit mettre en prison, tous à part, à Londres. Le duc de Lanclastre, les consaux et les Londriens eurent conseil ensemble comment ils ordonneraient de Richard de Bordeaux, qui était mis dedans la grosse tour où le roi Jehan de France se tint une fois, cependant que le roi Édourd chevauchait au royaume de France. Premièrement ils regardèrent à son règne : et tous ses faits écrivirent et mirent par articles, et en trouvèrent vingt-huit, et puis s’en vinrent au château, qu’on dit la Tour, le duc de Lanclastre en leur compagnie. Quand ils furent venus jusque-là, ils entrèrent tous en la chambre où le roi était : auquel ne firent nulle révérence ; et lui furent au long tous ces articles : auxquels il ne répondit rien (car il vit bien qu’ils étaient véritables), fors ce qu’il dit que tout ce qu’il avait fait était passé par son conseil. Adonc lui fut dit qu’il voulût nommer ceux par lesquels il s’était le plus conseillé. Il les nomma, comme celui qui avait espérance d’avoir délivrance de là, et passer, en accusant ceux qui plus l’avaient conseillé. Pour cette fois ils ne parlèrent plus avant : mais s’en alla le duc de Lanclastre en son hôtel et on laissa faire au maire de Londres et aux hommes de la loi : lesquels vinrent en la maison de ville qu’on dit à Londres la Ginalle[16]. Tout premièrement les faits contraires contre le roi, et les articles qui avaient été lus devant lui en la Tour, furent là lus généralement et publiquement, et remontré par celui qui les lut que le roi n’en avait nul débattu, mais avait bien dit que tout ce que consenti avait à faire, le principal conseil lui en avait été donné par quatre chevaliers de sa chambre… Adonc se tirèrent ensemble le maire de Londres et les seigneurs de la loi, et se mirent en la chambre du jugement et furent les quatre chevaliers jugés à mourir et être amenés au pied de la Tour (afin que Richard de Bordeaux les pût voir des fenêtres), et traînés le long de la ville de Londres, et là leur être tranché les têtes, et mises sur glaive au pont de Londres, et les corps traînés au gibet, et là laissés. Ce jugement rendu, on se délivra de l’exécuter. Le maire de Londres et les seigneurs qui à ce étaient députés s’en vinrent au château de Londres, et firent tantôt mettre hors les quatre chevaliers du roi : et furent amenés en la cour, et là chacun attelé à deux chevaux, à la vue de ceux qui en la Tour étaient : qui bien le virent, et le roi aussi : dont ils furent fort courroucés et éperdus. Tous quatre allaient l’un après l’autre : et furent traînés du Châtel allant au long de Londres : et là, sur un étal de poissonnier, on leur trancha les têtes, lesquelles furent mises sur quatre glaives, à la porte du pont de Londres, et les corps traînés par les épaules au gibet, et là pendus.

Cette justice faite, il fut dit au roi, de ceux qui avec lui étaient : — Sire, nous n’avons rien en nos vies : ainsi comme il appert. Quand votre cousin de Lanclastre vint au château de Fluich, il vous eut en convenant que vous et douze des vôtres demeureraient ses prisonniers et n’auraient autre mal : et, de ces douze, quatre en sont exécutés honteusement. Nous n’en devons aussi attendre autre chose.

À ces mots commença le roi Richard moult tendrement à pleurer et tordre ses mains.

— Et que voulez-vous (dit le roi) que je fasse ? Il n’est chose que je ne doive faire pour nous sauver.

— Sire (dit le chevalier), nous disons vérité, et les apparences nous en voyons que les Londriens veulent couronner à roi votre cousin de Lanclastre. Or, n’est possible, tant que vous soyez en vie, si vous ne le consentez, que le couronnement se puisse faire. Si vous mettons en termes, pour votre saluation et la nôtre, quand votre cousin viendra ici parler à vous (et le mandez pour la besogne avancer) que par douces et traitables paroles dites que vous voulez la couronne d’Angleterre résigner publiquement en ses mains : et lors vous lui prierez affectueusement qu’il vous laisse ici vivre ou ailleurs, et nous aussi avec vous, et chacun à part lui on envoyé hors d’Angleterre comme banni : car qui perd la vie perd tout.

Le roi Richard entendit bien ces paroles, et dit qu’il ferait tout ainsi qu’on le conseillait.


Comment le roi Richard d’Angleterre résigna sa couronne et son royaume en la main du comte d’Erby, duc de Lanclastre.


Les nouvelles vinrent au duc de Lanclastre que Richard de Bordeaux le demandait et avait grand désir de parler à lui. Tantôt ledit duc se départit de son hôtel sur le tard : et vint par une barge sur la Tamise, accompagné de ses chevaliers, au château de Londres : et entra dedans par derrière : et vint en la Tour où le roi était : lequel recueillit le duc de Lanclastre moult doucement, et s’humilia très-grandement envers lui : ainsi que celui qui se voyait et sentait en grand danger. Si lui dit :

— Cousin, j’ai regardé et considéré mon état, lequel est en petit point, Dieu merci : et, tant qu’à tenir jamais règne, gouverner peuple, ni porter couronne, je n’ai que faire d’y penser : et (si Dieu m’aide à l’âme), si je ne voudrais être de ce siècle mort de mort naturelle, et que le roi de France eût retenu sa fille[17]. Car nous n’avons pas pris ni eu guère de joie ensemble, noncques puis que je l’amenai en ce pays. Cousin, tout considéré, je sais bien que je me suis grandement mépris envers vous et plusieurs nobles de mon sang en ce pays, pour lesquelles choses je connais que jamais je ne viendrai à paix ni à pardon. Pourtant de bonne et libérale volonté, je vous veux résigner l’héritage de la couronne d’Angleterre, et vous prie que le don vous prenez avec la résignation.

Quand le duc de Lanclastre ouït cette parole, il répondit :

— Il convient qu’à cette parole soient appelés plusieurs des trois États d’Angleterre : et j’ai mandé les prélats et nobles de ce pays, et les consaux des bonnes villes, et dedans trois jours il y en aura assez pour faire la résignation dûment, laquelle vous voulez faire, et par ce point vous apaiserez grandement et adoucirez l’ire de plusieurs hommes d’Angleterre… Tant qu’à moi, je vous défendrai et allongerai votre vie, au nom de pitié, tant que je pourrai : et prierai pour vous envers les Londriens et les hoirs de ceux que vous avez fait mourir.

— Grand merci, dit le roi. Je me confie plus en vous qu’en tout le demeurant d’Angleterre.

— Vous avez droit, répondit le duc de Lanclastre : car si je ne fusse allé au-devant de la volonté du peuple, vous eussiez été pris de lui et dégradé à grande confusion, et mort par vos mauvaises œuvres, qui vous font avoir cette peine et danger.

Quand le duc de Lanclastre eut été en la Tour de Londres avec le roi Richard plus de deux heures, et toujours le plus parlant à lui, il prit congé et se départit : et rentra en la barge : retourna par la rivière de la Tamise en son hôtel : et renforça encore le lendemain ses mandements par toutes les limitations d’Angleterre. Et vinrent à Londres son oncle le duc d’Iorch, le comte de Rostellant son fils, le comte de Northombellande, et messire Thomas de Persy, son frère[18], et vinrent grand nombre de prélats, archevêques et abbés. Adonc vint le duc de Lanclastre, accompagné de ses seigneurs et des plus notables hommes de Londres, au château, tous à cheval : lesquels descendirent en la place : et entrèrent dedans le château : et fut mis le roi hors de la Tour, et vint en la salle ordonné et appareillé comme roi, en manteau ouvert, tenant le sceptre en sa main, et la couronne en son chef, et dit ainsi oyant tous :

— J’ai été roi d’Angleterre, duc d’Aquitaine, et sire d’Irlande, environ xxii ans : laquelle royauté, seigneurie, sceptre, couronne et héritage, je résigne purement et quitement à mon cousin Henry de Lanclastre : et lui prie, en la présence de tous, qu’il prenne le sceptre.

Adonc tendit-il le sceptre au duc de Lanclastre : qui le prit et tantôt le bailla à l’archevêque de Cantorbie : lequel le prit. Secondement le roi Richard prit la couronne d’or sur son chef à deux mains, et la mit devant lui et dit :

— Henry, beau cousin, et duc de Lanclastre, je vous donne et rapporte cette couronne (de laquelle j’ai été nommé roi d’Angleterre) et, avec ce, toutes les droitures qui en dépendent.

Le duc de Lanclastre la prit : et fut là l’archevêque de Cantorbie tout appareillé : qui la prit ès mains du duc de Lanclastre. Ces deux choses faites, et la résignation ainsi consentie, le duc de Lanclastre appela un notaire public : et en demanda avoir lettres et témoins des prélats et des seigneurs qui là étaient. Et assez tôt après Richard de Bordeaux retourna au lieu dont il était issu. Et le duc de Lanclastre, et tous les seigneurs qui là étaient venus, montèrent à cheval : et firent emporter, en coffres et custodes, les deux joyaux solennels, dessus nommés, et furent mis en la Trésorerie de l’abbaye de Westmonstier (Westminster) : et retournèrent tous les seigneurs chacun en sa maison.


Du Parlement et assemblée de Westmonstier où Henry de Lanclastre fut publiquement accepté pour roi d’Angleterre.


En l’an de l’Incarnation de Notre Seigneur mil trois cent nonante et neuf, advint en Angleterre, en septembre, le dernier jour dudit mois, par un mardi, que Henry, duc de Lanclastre, tint parlement au palais de Westmonstier (qui est hors de Londres), et audit Parlement, furent assemblés tous les prélats ou clergé du royaume d’Angleterre, ou la plus grande partie ; et après y furent tous les ducs et comtes dudit royaume, et aussi du commun de chaque ville une quantité de gens : et adonc challengea ledit Henry, duc, ledit Royaume d’Angleterre : et requit être roi, par trois manières et raisons : premièrement, par conquêt ; secondement, parcequ’il se disait être hoir ; et tiercement parceque le roi Richard de Bordeaux lui avait résigné le royaume en sa main, de pure et libérale volonté, présents prélats, ducs et comtes, en la salle de la grand Tour de Londres. Ces trois cas remontrés, requit le duc de Lanclastre à tout le peuple d’Angleterre, qui était là, que de ce ils dissent leur bonne volonté : et incontinent répondit le peuple, tout d’une voix, que c’était bien leur volonté qu’il fût leur roi, et ne voulaient autre que lui : et encore, en ensuivant ce propos, requit et demanda ledit duc au peuple si c’était bien leur volonté : et ils répondirent tous à une voix, oui : et de là en présent s’assit le duc Henry en siége royal. Lequel siége était haut élevé en la salle et était couvert tout d’un drap d’or, et à ciel dessus, si que tous ceux qui là étaient le pouvaient bien voir. Incontinent que le duc fut assis audit siége, tout le peuple tendit les mains contre mont, en lui promettant foi : et fut lors ce Parlement conclu : et puis fut journée assignée pour son couronnement au jour de saint Édouard qui fut lundit 13e jour d’octobre.


De la mort du roi Richard d’Angleterre.


Depuis ne demeura pas longtemps que renommée véritable courut parmi Londres que Richard de Bordeaux était mort. La cause comment ce fut ni par quelle incidence, point je ne la savais au jour que j’écrivis ces chroniques. Le roi Richard de Bordeaux mort, il fut couché sur une litière dedans un char, couvert de brodequin, tout noir, et étaient quatre chevaux tout noirs attelés audit char, et deux varlets, vêtus de noir (qui menaient ledit char), et quatre chevaliers, vêtus de noir, venant derrière, et suivant ledit char, et ainsi se départirent de la Tour de Londres (où mort était) et fut amené ainsi, au long de Londres, le petit pas, jusques à la grande rue du Cep (où tout le retour de Londres est) et là en pleine rue s’arrêtèrent le char, les chartiers et chevaliers, et y furent bien deux heures : et vinrent plus de vingt mille personnes, hommes et femmes, voir le roi qui là gisait le chef sur un oreiller noir, le visage découvert. Les aucuns en avaient pitié (qui le voyaient en celui état) et les autres non, et disaient que de longtems il avait la mort acquise.

Or considérez, seigneurs, rois, ducs, comtes, prélats et toutes gens de lignage et de puissance, comment les fortunes de ce monde sont merveilleuses et tournent diversement. Ce roi Richard régna roi d’Angleterre vingt et deux ans en grande prospérité, pour entretenir état et seigneurie : car il n’y eut oncques roi en Angleterre qui tant dépensât, à cent mille florins près par an, pour son état seulement et hôtel entretenir, que fit en son temps icelui roi Richard de Bordeaux. Car moi Jehan Froissart, chanoine et trésorier de Chimay, le vis et considérai, et y fus un quart d’an, et me fit très-bonne chère, pour la cause de ce qu’en ma jeunesse j’avais été clerc et familier au noble roi Édouard, son grand-père, et à Madame Philippe de Hainaut, reine d’Angleterre, son aïeule. Et quand je me départis d’avec lui (ce fut à Windesore[19]) au prendre congé il me fit, par un sien chevalier, donner un gobelet d’argent doré, pesant deux marcs largement, et dedans cent nobles, dont je valus mieux depuis tout mon vivant, et suis moult tenu à prier Dieu pour lui, et envis (malgré moi) écrivis de sa mort.

Mais pour tant que j’ai dicté, ordonné et augmenté, à mon loyal pouvoir, cette histoire, je l’écris pour donner connaissance qu’il devint. En mon temps je vis deux choses qui furent véritables : nonobstant qu’elles chussent en grand différent. À savoir est que j’étais dans la cité de Bordeaux, et séant à table, quand le roi Richard fut né lequel vint au monde à un mercredi, sur le point de dix heures, et à cette heure que je dis vint messire Richard de Pont-Cardon, maréchal pour celui temps d’Aquitaine, et me dit :

— Froissart, écrivez et mettez en mémoire que Mme la princesse est accouchée d’un beau fils qui est venu au monde au jour des Rois, et si est fils de roi.

Le gentil chevalier de Pont-Cardon ne mentit pas, car il fut roi d’Angleterre vingt et deux ans, mais au jour qu’il me dit ces paroles il ne savait pas la conclusion de sa vie, quelle elle serait, et pour le temps que le roi Richard fut né, son père était en Galice (que le roi Dom Piètre lui avait donnée) et était là pour conquérir le royaume. Ce sont choses bien à imaginer, et sur lesquelles j’ai moult pensé depuis. Car, le premier an que je vins en Angleterre au service de la noble Reine Philippe (ainsi que le roi Édouard, ladite Reine et tous leurs enfants étaient venus à Barquamestede, un manoir du prince de Galles, séant outre-Londres, pour prendre congé, du prince et de la princesse qui devaient aller en Aquitaine), j’ouïs parler un chevalier ancien, devisant aux dames, lequel dit : « Nous avons un livre, appelé le Brust (le roman de Brut), qui devise que le prince de Galles aîné fils du roi, le duc de Clarence, ni le duc d’Iorch, ni de Glocestre, ne seront point rois d’Angleterre : mais retournera le royaume à l’hôtel de Lanclastre. » Or dis-je, moi, auteur de cette histoire, considérant toutes ces choses que les deux chevaliers (c’est à savoir messire Richard de Pont-Cardon et messire Barthelmieu de Brules) eurent chacun raison : car je vis, et aussi vit tout le monde Richard de Bordeaux vingt et deux ans roi d’Angleterre, et puis le royaume retourner en l’hôtel de Lanclastre.


  1. Richard II, dans le drame de Shakespeare.
  2. Henry, comte de Derby, surnommé Bolingbroke.
  3. Le duc de Norfolk.
  4. Jean de Gand dans le drame.
  5. Le duc d’York.
  6. Le comte de Northumberland.
  7. Salisbury.
  8. Huntingdon.
  9. Ce récit diffère essentiellement de la narration d’Holinshed qui met les deux adversaires aux prises, et fait suspendre le combat par la sentence royale. Shakespeare a suivi la version, beaucoup plus dramatique, du chroniqueur anglais.
  10. Henry Percy, si célèbre sous le nom de Hotspur.
  11. Ici encore le chroniqueur français est en désaccord avec les chroniques anglaises qui font débarquer Henry de Lancastre sur la côte orientale de l’Angleterre, à Ravenspurg.
  12. Flint, dans la chronique et dans le drame anglais.
  13. Le comte de Rutland. C’est le même personnage que Shakespeare fait paraître sous le nom d’Aumerle.
  14. Warwick.
  15. L’île de Wight.
  16. Guildhall.
  17. Isabelle de France, fille de Charles VI.
  18. Worcester dans le drame.
  19. Windsor.
Henry IV, Deuxième Partie
Extrait de la Chronique de Froissart