Extrait de l’Arcadie (trad. Hugo)

Sir Philipp Sydney
(traduction et notes par François-Victor Hugo)
Extrait de l’Arcadie
Textes établis par François-Victor Hugo
Œuvres complètes de Shakespeare
Tome IX : La famille
Paris, Pagnerre, 1872
p. 470-478
Extrait du Roman de Brut Wikisource

EXTRAIT DE L’ARCADIE

DE SYDNEY[1]
[Traduit de l’anglais par F.-V. Hugo].
LIVRE II, CHAP. X.
La pitoyable condition et histoire du méchant Roi de Paphlagonie et de son fils, relatées d’abord par le fils, puis par le père aveugle. Les trois Princes assaillis par Plexirtus et son escorte, assistés par le roi de Pont et ses troupes. Plexirtus secouru et sauvé par ses deux frères qui aimaient vertueusement un homme très-vicieux, assiégé par le nouveau Roi : il se soumet et est pardonné.

C’était dans le royaume de Galatie ; la saison était froide comme au cœur de l’hiver et avait dégénéré soudainement en une tempête si furieuse et si sombre que jamais aucun hiver n’avait, je pense, mis au monde un plus sombre enfant : aussi les princes furent forcés par la grêle, que l’insolence du vent leur jetait à la face, de chercher un abri dans le creux d’un rocher qui le leur offrait, et s’en firent un bouclier contre la furie de l’orage.

Tandis qu’ils attendaient là que la violence en fût passée, ils ouïrent parler un couple qui, sans les voir (cachés comme ils étaient sous ce dôme grossier), tenait la plus étrange et la plus lamentable conversation. Ils s’avancèrent donc, mais de façon à rester inaperçus, et alors ils virent un vieillard et un jouvenceau, à peine parvenu à l’âge d’homme, tous deux pauvrement accoutrés et extrêmement hâlés, le vieux homme aveugle, et le jeune homme le conduisant : et pourtant, en dépit de toutes ces misères, chez tous deux paraissait une sorte de noblesse peu conforme à une telle détresse. Les premières paroles qu’ils entendirent furent celles du vieillard.

— Eh bien, Léonatus[2], disait-il, puisque je ne puis te décider à me mener là où je pourrais mettre fin à mon malheur et à ta peine, je te supplie de m’abandonner : ne crains rien, ma misère ne peut être plus grande qu’elle ne l’est, et la misère seule me convient ; ne redoute pas le danger de ma marche aveugle, je ne saurais tomber plus bas que je ne suis. Et ne t’obstine pas, je te prie, à t’embarrasser de ma détresse. Mais fuis, fuis de cette région qui n’est bonne que pour moi.

— Cher père, répondit le jeune homme, ne m’enlevez pas le seul bonheur qui me reste : tant que je puis vous rendre service, je ne suis pas tout à fait misérable.

— Ah ! mon fils, dit le vieillard en soupirant comme si la douleur s’efforçait de briser son cœur, combien il me sied mal d’avoir un tel fils, et combien ta bonté accuse ma perversité !

Ces douloureuses paroles, et d’autres encore, prouvant bien que les deux interlocuteurs n’étaient pas nés pour la condition dans laquelle ils étaient, décidèrent les princes à aller à eux et à demander au plus jeune qui ils étaient.

— Messieurs, répondit-il avec une bonne grâce que rendait plus agréable un certain ton d’attendrissement, je vois bien que vous êtes étrangers, puisque vous ignorez notre misère, si connue ici que pas un homme n’ignore combien nous devons être misérables. En vérité, notre situation est telle que, bien que nous ayons surtout besoin de pitié, rien n’est plus dangereux pour nous que de nous faire connaître de façon à exciter la pitié. Mais votre physionomie n’annonce aucune cruauté qui puisse devancer la haine qui nous poursuit, et, en tout cas, notre condition n’est plus même à la hauteur de la crainte. Ce vieillard que je guide était naguère le prince légitime de ce royaume de Paphlagonie[3] ; mais un fils ingrat l’a privé non-seulement de ses États, dont aucune puissance n’avait pu le dépouiller, mais de sa vue, de cette richesse que la nature accorde aux plus pauvres créatures. Ces actes, et d’autres également dénaturés, l’ont réduit à un tel désespoir que tout à l’heure encore il voulait que je le menasse au sommet de ce rocher, pour se précipiter tête baissée dans l’abîme de la mort ; et ainsi il aurait fait de moi, qui ai reçu de lui la vie, l’instrument de sa destruction. Mais, nobles gentilshommes, si aucun de vous a un père et ressent la respectueuse affection qui est greffée dans un cœur de fils, je vous supplie de mener ce prince affligé en un lieu de repos et de sécurité. Entre toutes vos nobles actions ce ne sera pas la moindre d’avoir en quelque sorte secouru un roi si auguste, si renommé et si injustement opprimé.

Mais avant qu’ils pussent lui répondre, son père commença à parler : — Ah ! mon fils, dit-il, quel mauvais historien tu es de laisser de côté le nœud principal de tout le récit : ma faute, ma faute ! Que si tu le fais pour ménager mes oreilles, (ce seul sens propre à la connaissance qui me reste désormais) sois convaincu que tu te méprends. J’en prends à témoin le soleil que vous voyez (et ce disant, il leva ses yeux aveugles, comme pour saisir la lumière), et je souhaite voir dépasser les vœux que je fais pour mon malheur, si je ne parle pas sincèrement : rien n’est plus agréable à ma pensée que la publicité de mon déshonneur. Ainsi sachez, seigneurs, — et je souhaite de tout mon cœur que la rencontre d’un misérable tel que moi ne soit pas pour vous un gage sinistre de malheur, — sachez que mon fils (ô Dieu ! que la vérité me force à l’injurier du nom de mon fils !) n’a rien dit qui ne soit vrai. Mais, outre ces vérités, ceci aussi est vrai : que j’eus en légitime mariage, d’une mère digne de donner le jour à des rois, ce fils (que vous connaissez déjà un peu, mais que vous connaîtrez mieux par ma courte déclaration), et qu’après avoir caressé les espérances que le monde fondait sur lui jusqu’au temps où il était devenu assez grand pour justifier ces espérances (si bien que je n’avais à envier à aucun père cette consolation suprême de l’humanité mortelle, laisser un autre soi-même après soi), je fus entraîné par un mien bâtard (si, du moins, je suis tenu de croire sur parole cette femme vile, ma concubine, sa mère) d’abord à prendre en aversion, puis à haïr, enfin à perdre, à faire tout mon possible pour perdre ce fils qui (je pense que vous le pensez) n’avait pas mérité sa perte. Si je vous disais les moyens qu’il employa pour me déterminer, j’aurais à vous faire le fastidieux récit de la plus venimeuse hypocrisie, de la fraude la plus damnable, de la malice la plus insinuante, de l’ambition la plus perfide, de l’envie la plus souriante que puisse receler le cœur d’un vivant. Mais je laisse cela de côté : le souvenir de mes propres fautes est le seul qui me charme ; récriminer contre ses artifices serait, il me semble, excuser en quelque sorte mon crime, et c’est ce que je répugne à faire. Bref, je donnai à quelques-uns de mes gens, que je croyais aussi disposés que moi-même à ce genre de charité, l’ordre de le mener dans une forêt et de le tuer. Mais ces brigands (plus humains envers mon fils que moi-même) épargnèrent ses jours et le laissèrent échapper, pour qu’il apprît à vivre misérablement : ce qu’il fit en s’engageant comme simple soldat dans la contrée voisine. Mais comme il était près de recevoir un bel avancement pour quelques services signalés qu’il avait rendus, il entendit parler de moi, de moi, qui, enivré de mon affection pour ce fils illégitime et dénaturé, me laissais gouverner par lui de telle sorte que toutes les récompenses et tous les châtiments étaient décidés par lui, que tous les offices, toutes les places importantes étaient distribués à ses favoris, et que, sans le savoir, je ne gardai plus que le nom de roi. Bientôt, ennuyé de m’avoir laissé ce titre même, il m’accabla d’outrages indignes (si toutefois il peut y avoir quelque outrage dont je sois indigne), me renversa de mon trône et me creva les yeux ; et alors, fier de sa tyrannie, il me laissa aller, dédaignant de m’emprisonner ou de me tuer, et prenant plutôt plaisir à me faire sentir ma misère, — misère réelle s’il en fut jamais, pleine de dénûment, plus pleine de déshonneur, pleine surtout de remords. De même qu’il avait obtenu la couronne par d’iniques moyens, de même il la garda à force d’iniquités, par la violence des soldats étrangers, assassins de la liberté, qu’il entretenait dans les citadelles, nids de la tyrannie ; désarmant tous ses compatriotes afin d’empêcher qu’aucun d’eux ne manifestât ses sympathies pour moi. Et à vrai dire, peu d’entre eux, je crois, m’étaient sympathiques, considérant ma folle cruauté envers mon bon fils et ma tendresse imbécile pour mon ingrat bâtard. Mais s’il s’en trouvait parmi eux qui compatissent à une si grande chute, et qui eussent encore quelque étincelle de dévouement inaltérable pour moi, ils osaient tout au plus le manifester, en me faisant l’aumône à leur porte : et cette aumône était alors la seule ressource de ma triste existence, personne n’osant se montrer assez charitable pour m’offrir la main et guider mes pas ténébreux. C’est alors que ce mien fils (Dieu sait combien il était digne d’un père plus vertueux et plus fortuné !) oubliant mes torts abominables, sans souci du danger, se détournant du chemin qu’il s’était frayé lui-même vers le bien-être, accourut ici pour remplir auprès de moi le généreux office dont il s’acquitte si bien pour mon inexprimable remords : car non-seulement sa générosité est le miroir de ma cruauté pour mes yeux aveugles, mais entre toutes mes peines, ce qui me peine le plus, c’est de le voir risquer désespérément sa précieuse existence pour la mienne qui n’est pas encore quitte envers l’adversité, — comme un homme qui porterait de la fange dans une urne de cristal. Car, je ne le sais que trop bien, celui qui règne à présent, quel que soit pour moi, méprisable créature, son juste dédain, saisira toutes les occasions de perdre celui dont les titres légitimes, ennoblis par le courage et par la bonté, peuvent ébranler un jour le trône d’une tyrannie toujours précaire. Et voilà pourquoi je l’ai supplié de me mener au sommet de ce rocher, avec l’intention, je dois l’avouer, de le délivrer de ma funeste compagnie. Mais lui, découvrant mon intention, se montra désobéissant à mon égard, pour la première fois de sa vie. Et maintenant. Messieurs, que vous connaissez ma véritable histoire, publiez-la, je vous prie, dans le monde entier, afin que mes coupables procédés rehaussent la gloire de sa piété filiale, — seule récompense qu’il me soit possible de décerner à un si grand mérite. Et, si cela se peut, puissé-je obtenir de vous ce que mon fils me refuse ! Car il y a plus de charité à me perdre qu’à sauver qui que ce soit ; en terminant mes jours vous mettrez fin à mon agonie, et du même coup vous sauverez cet excellent jeune homme qui autrement provoque sa propre ruine.

Cette aventure lamentable par elle-même, lamentablement racontée par le vieux prince (qui n’avait pas besoin de simuler les gestes de l’attendrissement, car son visage n’avait cessé d’en porter les marques), excita chez les deux princes une vive compassion qui ne put rester dans leurs cœurs sans vite apporter secours à une telle détresse. Bientôt l’occasion se présenta : car Plexirtus[4] (ainsi s’appelait le bâtard) survint avec quarante cavaliers, dans la seule intention d’assassiner son frère dont l’arrivée lui avait été bien vite signalée. Ne se fiant en pareille matière qu’à ses yeux seuls, il avait voulu venir lui-même pour être à la fois spectateur et acteur. Et aussitôt qu’il arriva, ne tenant pas compte de cette faible escorte de deux hommes, il ordonna à quelques-uns de ces gens de lui prêter main forte pour tuer Léonatus. Mais le jeune prince, quoique armé seulement d’une épée et si perfidement attaqué par ses adversaires, ne voulut pas se rendre ; mais dégainant bravement, il tua le premier qui l’assaillit, comme pour avertir ses camarades de l’approcher avec plus de précaution. Alors Pyrocles et Musidorus se mirent vite de la partie, (une si juste cause méritant leur concours autant qu’une vieille amitié), et se démenèrent de telle sorte au milieu de cette troupe (plus injurieuse que vaillante), que beaucoup perdirent la vie pour leur méchant maître.

Cependant peut-être le nombre eût-il fini par l’emporter, si le roi de Pont n’était venu au secours à l’improviste. Ce roi, ayant eu un rêve, qui avait frappé son imagination, de quelque grand danger couru en ce moment par les deux princes qu’il aimait si tendrement, était accouru en toute hâte avec cent cavaliers, suivant de son mieux la trace de ses amis dans ce pays qu’il croyait (considérant qui y régnait) devoir être le théâtre de quelque tragédie. La partie devenait si mauvaise pour Plexirtus que sa coupable existence et sa puissance mal acquise semblaient vouées à la destruction ; mais alors arrivèrent pour le défendre Tydeus et Telenor, escortés de quarante ou cinquante hommes. Ces deux frères, de la plus noble maison de ce pays, avaient été dès leur enfance élevés avec Plexirtus… Ayant appris que celui-ci s’était aventuré, avec un si faible cortége, dans un pays si plein d’esprits mal disposés pour lui, et ne sachant pas la cause de ce brusque départ, ils l’avaient suivi et enfin retrouvé dans une situation telle qu’ils devaient risquer leur vie, ou lui perdre la sienne. Ils s’exposèrent, en effet, avec une telle énergie d’âme et de corps que jamais, je puis le dire, Pyrocles et Musidorus n’avaient rencontré d’adversaires qui leur fissent répéter si bien leur plus rude leçon d’armes. Bref, ils se conduisirent de telle sorte que, s’ils ne vainquirent pas, ils ne furent pas vaincus, et que, malgré tous les efforts des princes, ils purent emmener leur maître ingrat en un lieu de sûreté… Sur ces entrefaites, le roi aveugle rentra dans la capitale de son royaume et mit la couronne sur la tête de son fils Léonatus. Puis, avec des larmes de joie et de douleur, il exposa au peuple entier sa propre faute et la vertu de son fils ; sur quoi il embrassa celui-ci, le força à accepter son hommage comme celui d’un nouveau sujet, et expira aussitôt, son cœur, brisé par l’ingratitude et l’affliction, avait été tellement dilaté par l’excès de la joie qu’il n’avait pu contenir plus longtemps ses augustes esprits.

Le nouveau roi, ayant rendu tous les honneurs au mort avec la même piété filiale qu’au vivant, alla assiéger son frère, à la fois pour venger son père et pour assurer sa propre tranquillité. Plexirtus, reconnaissant que la famine, à défaut d’autres moyens, amènerait infailliblement sa destruction, trouva qu’il valait mieux ramper humblement là où il ne pouvait marcher la tête haute. Car la nature l’avait si bien formé et l’habitude de la dissimulation l’avait si bien conformé à tous les détours de la ruse que, bien que personne n’eût dans l’âme moins de bonté que lui, personne mieux que lui ne savait trouver l’endroit sensible où pouvaient germer chez autrui les inspirations de la bonté. Quoique nul ne ressentît moins la pitié, nul ne savait mieux exciter la pitié. Nul n’était plus impudent pour nier, quand les preuves n’étaient pas manifestes. Nul n’était plus prompt à avouer ses propres fautes en les aggravant même d’un air contrit, alors que les dénégations n’eussent servi qu’à les rendre plus noires. Ce fut à ce moyen qu’il eut recours : ayant obtenu un sauf-conduit pour s’aboucher avec le roi, son frère, il alla lui-même, la corde au cou et pieds nus, s’offrir à la merci de Léonatus. À quel point il simula la soumission, avec quelle astuce il amoindrit sa culpabilité en exagérant sa faute, avec quel artifice il peignit les tourments de sa propre conscience et les remords dont l’accablaient ses ambitieux désirs, avec quelle adresse, affectant de désirer la mort et d’être honteux de vivre, il mendia la vie en la repoussant, — je ne suis pas moi-même assez astucieux pour le dire. Aussi, quoiqu’à première vue Léonatus ne vît en lui que le meurtrier de son père, et quoique dans sa colère il esquissât déjà maints plans de vengeance, Plexirtus parvint bien vile à obtenir non-seulement pitié, mais pardon ; et, s’il ne fit pas excuser ses torts passés, il fit croire néanmoins à son amendement futur. Ce fut de cette façon que nos princes laissèrent les deux frères réconciliés.


  1. Ce roman pastoral, qui eut un si grand retentissement en Angleterre, à la fin du règne d’Élisabeth, fut publié, pour la première fois, en 1591, cinq ans après la mort de son auteur, sir Philipp Sidney, le fameux chevalier-poëte par qui fut refusé le trône de Pologne. — C’est sur le texte de cette édition qu’est faite notre traduction.
  2. Edgar, dans Le roi Lear.
  3. Glocester.
  4. Edmond, dans Le roi Lear.
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