Extrême-Orient, 1931 — 1938/1934-1

L. Fournier et Cie (p. 79-83).

1934

Le Sin-Kiang ou Turkestan chinois est le théâtre d’intrigues russes dirigées contre l’Angleterre et qui vont s’accentuant au cours de l’année. La Mongolie intérieure, autre marche de Chine où se discerne déjà un travail japonais, se détache peu à peu de Nankin. La Chine trouve une compensation à la perte de ses possessions extérieures dans l’amélioration de sa situation économique grâce à la collaboration technique que lui offre la Société des Nations.

Le bill d’indépendance des Philippines est signé.


LA RÉPUBLIQUE DU TURKESTAN DE L’EST

19 Janvier 1934.

L’allusion que nous avons faite dans notre article du 30 décembre à ce qui se passe actuellement au Turkestan chinois nous a valu différentes questions auxquelles on nous permettra de répondre ici en bloc.

Nous avions écrit que d’aucuns pensaient qu’en 1931 un accord secret était intervenu entre Moscou et Tokio, aux termes duquel Moscou se serait engagé à ne pas gêner le Japon en Mandchourie et en Mongolie intérieure, à charge pour celui-ci de ne pas gêner Moscou en Mongolie extérieure, en Dzoungarie et au Sin-Kiang ou Turkestan chinois. Cet accord expliquerait la protestation platonique des Russes contre l’occupation de Kharbine et de Tsitsikar par les troupes japonaises pendant le conflit sino-japonais. On se souvient en effet qu’en entraînant de ce côté les Japonais à la poursuite du fameux général Ma, les Chinois escomptaient une intervention militaire russe contre le Japon.

Nous ajoutions à ce que l’on vient de lire que l’ancien ministre des Affaires étrangères du gouvernement de Nankin, M. Lo Wen Kan, avait été envoyé en mission au Sin-Kiang afin de se rendre un compte exact du désir d’indépendance qu’y manifestait la population.

En réalité, le voyage de l’ancien ministre chinois n’empêcha pas un congrès (kouroultaï) de se réunir à Kachgar, en août 1933, et de proclamer, en septembre, la République du Turkestan de l’Est, de former un gouvernement national et d’en nommer président Hodja Nyaz Hadji.

La présence d’un musulman à la tête du nouvel État s’explique par le fait que sa population compte 80 % de musulmans.

Ainsi, le Turkestan chinois, qui s’étend sur environ un million et demi de kilomètres carrés et dont la population globale, impossible d’ailleurs à évaluer exactement, ne doit guère dépasser deux millions et demi d’habitants, a rejeté, au moins dans sa partie la plus peuplée, la Kachgarie, la suzeraineté de la Chine. En même temps que la Kachgarie s’est libérée politiquement de la Chine, elle s’efforce d’établir des relations économiques avec les Indes. La tendance économique souligne la tendance politique.

Au reste, le nouvel État combat à la fois les Chinois et les Soviets dont l’activité, écrivions-nous dans notre précédent article, est grande au Turkestan chinois. Cette activité se déploie et va se déployer surtout dans les régions septentrionales et sud-orientales du pays qui dépassent la zone d’influence de la nouvelle république et en Dzoungarie, cette région de passage en bordure de la Sibérie, cette trouée ouverte entre l’Altaï mongol et le Tien-Chan par où se sont déversées les grandes migrations hunniques et mongoles, par où s’est précipitée jadis sur l’Europe la cavalerie des conquérants asiatiques.

Il est curieux de voir aujourd’hui le Russe passer par la même porte pour tâcher d’atteindre l’Inde à travers le Turkestan chinois et le Thibet, et y répandre ses idées. La Russie a toujours désiré avoir la liberté de ce passage. Au printemps de 1904, elle offrait à la Chine de lui rétrocéder la Mandchourie, après la victoire qu’elle espérait encore remporter sur le Japon, si elle consentait à lui accorder en échange le territoire arrosé par le fleuve Ili, en Dzoungarie.

La République du Turkestan de l’Est peut créer un obstacle imprévu à la progression russe vers les Indes, au moins sur une partie de sa course, et de cette manière s’attirer les sympathies de l’Angleterre, désireuse de tenir son empire à l’abri de la propagande bolcheviste.

À noter que même en Dzoungarie les Chinois ne sont que dans les villes, mais que le reste du pays est aux mains des musulmans, avec lesquels fraternisent les Kalmouks, au nombre de 230 000 environ. La pénétration russe est donc rendue difficile dès la frontière sibérienne.

Quant au nouvel État qui nous occupe spécialement ici, il est, nous le répétons, essentiellement musulman ; à telles enseignes que le journal de Stamboul : Djumhuriet (République) publiait, le 31 décembre, les félicitations qu’à l’occasion du nouvel an le gouvernement de Turkestan de l’Est adressait au gouvernement turc. « Le gouvernement du Turkestan de l’Est, y lisait-on, envoie le salut du drapeau vert au drapeau rouge. »

Ajoutons, puisqu’on nous a demandé des précisions, que le prince ottoman que les musulmans parlent de mettre à la tête de la république nouvelle n’est autre qu’un petit-fils d’Abd-ul-Hamid, Abd-ul-Kérim, qui s’arrêta quelque temps au Japon, l’an dernier, au cours d’un voyage autour du monde. Les Izvestia voulurent alors voir la main du Japon dans ce projet dirigé contre l’Union soviétique ; mais l’article écrit dans ce sens au milieu de juillet n’eut pas d’écho. Il n’est d’ailleurs nullement nécessaire d’invoquer la prétendue immixtion du Japon en cette affaire pour expliquer le choix de ce candidat. Les Russes eux-mêmes n’attachèrent pas plus d’importance qu’il ne fallait à cette supposition. N’en attachons pas davantage.

Pourquoi ne verrait-on partout que des raisons de croire à un conflit prochain entre l’Union soviétique et le Japon ? On pourrait au contraire découvrir plus d’un terrain d’entente entre les deux pays. En Asie centrale en particulier.

On pourrait sans doute, en cherchant bien, trouver dans ces régions, où l’Europe et l’Asie se soudent, des rapprochements entre Moscou et Tokio, qui ne seraient certainement pas pour plaire à l’Angleterre Celle-ci, en tout cas, a mieux que des ambitions sur le Thibet : elle y a déjà une situation à conserver et à défendre. Elle doit donc veiller avec soin à ce qui se passe dans le voisinage. Au mois d’août de l’an passé, des informations précises sont parvenues en Europe sur un ultimatum envoyé par les Thibétains aux troupes chinoises qui avaient pénétré sur leur territoire. Cinq mille hommes, sur les trente mille bien entraînés et munis d’un armement très moderne que possédait le Dalaï-Lama, à la dévotion, comme on sait, de l’Angleterre, étaient déjà à la frontière. Les troupes chinoises ayant repassé celle-ci, les hostilités n’eurent pas lieu.

Mais cela prouve que l’Angleterre veille et qu’elle favorisera évidemment les éléments qui, dans le voisinage du Thibet, lui offriront des garanties de sécurité. C’est pourquoi elle peut tenir pour une aubaine la création d’un État antibolcheviste et antichinois à la fois, comme est la République du Turkestan de l’Est, et lui donner son appui.