Extrême-Orient, 1931 — 1938/1933-7

L. Fournier et Cie (p. 75-78).

LES INFLUENCES ÉTRANGÈRES AU THIBET

30 Décembre 1933.

Le Grand Lama est mort ! Il y a dans cette nouvelle comme une réminiscence antique, et l’on se plaît à imaginer des milliers de religieux lamaïques poussant leur plainte sinistre dans les chemins sonores du montagneux Thibet.

La réalité est certainement moins grandiose, bien que pareil événement ait d’abord des conséquences locales d’une certaine importance, et qu’ensuite il se prête à des conjectures de politique internationale d’un grand intérêt pour certaines puissances.

Il ne fait de doute pour personne que le Dalaï-Lama qui vient de mourir avait conclu avec les Anglais, désireux, comme on le sait également, d’étendre leur influence au Thibet, un accord qui facilitait les affaires de ces derniers. Aussi lorsque le Dalaï-Lama, à la fin de l’été de 1932, se proclama indépendant, les Anglais, à tort ou à raison, furent-ils accusés par les Chinois d’être les instigateurs de ce geste qui faisait perdre à la Chine sa possession extérieure du Thibet, comme elle était en train de perdre sa possession extérieure de Mandchourie et comme elle avait perdu un peu plus tôt, du fait des Russes, sa possession de Mongolie extérieure — sans que d’ailleurs la Société des Nations s’en fût indignée le moindrement.

À vrai dire, ce n’était pas la première fois que le Thibet proclamait son indépendance. En 1912, profitant de la révolution chinoise, il s’était déjà déclaré indépendant. Lorsque au cours de la même année Pékin songea à le ramener sous son autorité, le gouvernement britannique l’avertit qu’il tiendrait toute avance des troupes chinoises pour une violation du dernier accord intervenu entre eux au sujet du Thibet.

En 1919, l’autonomie du Thibet fut reconnue par le gouvernement chinois et les représentants du gouvernement britannique ; mais le Thibet, de son côté, reconnaissait la suzeraineté de la Chine.

Rien de marquant ne se passa au Thibet depuis cette époque jusqu’à la proclamation d’indépendance de 1932. Des incursions de troupes thibétaines dans la province limitrophe du Seu-Tchouen, c’est-à-dire en territoire chinois proprement dit, ne furent même pas repoussées, malgré les ordres du gouvernement de Nankin, à cause des dissensions existant entre le gouvernement et les généraux du Seu-Tchouen. La proclamation d’indépendance même fit peu de bruit, et l’on peut s’étonner de n’avoir pas entendu les Russes accuser hautement les Anglais d’en avoir été les promoteurs.

Toutes les explications de l’attitude des Russes en cette affaire sont permises ; nous l’avons écrit au moment même où l’événement avait lieu. Dès cette époque, le silence des journaux russes tels que la Pravda, les Izvestia, si chatouilleux d’ordinaire, nous avait surpris. Nous sommes enclin à présent à l’expliquer par un accord préalable et secret entre Moscou et Londres comme d’aucuns pensent qu’il y en eut un, en 1931, entre Moscou et Tokio, qui expliquerait la protestation platonique des Russes lors de l’occupation de Kharbine et de Tsitsikar par les troupes japonaises au cours du conflit sino-japonais. Moscou se serait engagé à ne pas gêner le Japon en Mandchourie et en Mongolie intérieure, à charge par celui-ci de ne pas gêner Moscou en Mongolie extérieure, en Dzoungarie et au Sin-Kiang ou Turkestan chinois.

Des télégrammes ont signalé depuis assez longtemps l’activité des Soviets au Sin-Kiang, où l’ancien ministre des affaires étrangères du gouvernement de Nankin, M. Lo Wen Kan, avait été envoyé en mission afin de se rendre un compte exact du désir d’indépendance que manifestait, paraît-il, la population. Il est à remarquer qu’à peu près à la même époque les populations de Mandchourie, du Thibet et du Turkestan chinois ont été saisies à la fois d’une subite et irrépressible frénésie d’indépendance. Phénomène extraordinaire !… Il est à présumer qu’à la faveur des embarras dans lesquels s’est débattue la Chine en 1932 tant à Genève qu’en Mandchourie, ses possessions extérieures ont été travaillées par des influences étrangères.

L’on comprendra, après ce qu’on vient de lire, que la mort du Grand Lama puisse intéresser d’autres peuples que les Chinois, mais aussi les Anglais et les Russes. Le nouveau sera-t-il aussi souple entre les mains des Anglais que son prédécesseur ? Sera-t-il disposé à confier aux Anglais le développement du Thibet comme le fit celui-ci ? Le bruit court que le Grand Lama fut empoisonné par les prêtres lamaïques, gardiens jaloux des traditions ancestrales, et indignés de ses innovations européennes ; mais aucune preuve n’a été donnée de cet empoisonnement.

Quoi qu’il en soit l’Angleterre perd en lui une sorte de souverain à sa dévotion et il est clair qu’elle fera tout ce qui dépendra d’elle pour conserver la même influence sur son successeur. S’il existe vraiment entre elle et la Russie un accord du genre de celui que nous avons indiqué plus haut entre la Russie et le Japon, la chose ne sera pas impossible ; si cet accord n’existe pas, la mort du Dalaï-Lama peut être l’occasion pour les Russes d’étendre leur propagande au delà des limites méridionales du Sin-Kiang, dans les régions thibétaines limitrophes qui touchent en même temps à l’Inde. Là est pour Londres le point sensible. Si elle cherche à avoir une situation au Thibet, c’est pour mettre une barrière entre les bolchevistes et l’Inde. Elle redoute avec raison l’infiltration du bolchevisme aux Indes où elle a déjà à faire front à pas mal de difficultés.

Quant à la Chine, qui en cette affaire est en droit la principale intéressée, il semble qu’en fait tout doive se régler sur elle, tant l’état politique dans lequel elle se trouve lui rend impossible toute intervention efficace. Tout ce qu’elle a pu faire dernièrement a été de décider qu’une politique nouvelle allait être appliquée au Thibet.

Sans vouloir être pessimiste, notre avis est que les possessions extérieures de la Chine lui échappent les unes après les autres. À dire vrai, depuis la fin de l’empire lesdites possessions ne le sont plus que de nom. Où est le temps où le plus haut dignitaire de Mongolie ou du Thibet, apportant à Pékin son tribut annuel à l’empereur, lui disait à genoux, une touffe d’herbe entre les dents : « Je suis ton bœuf » ?