Extrême-Orient, 1931 — 1938/1932-5

LES RAPPORTS NIPPO-AMÉRICAINS EN FACE DE L’ÉTAT MANDCHOU

25 Juillet 1932.

Le « Mandchoukouo » tel est son nom (Kouo peut être traduit par nation), a trois puissants voisins : le Japon qui le protège, la Chine qui le menace, l’U. R. S. S. dont l’attitude, d’abord énigmatique, est de plus en plus conciliante. Nous avons expliqué dans un précédent article pour quelles raisons, selon nous, la création de l’État mandchou ne saurait entraîner Russes et Japonais dans un conflit. La menace chinoise, outre le caractère très mobile des opinions politiques des Extrême-Orientaux et en particulier des Chinois, est en connexion trop étroite avec la politique internationale pour présenter tout le danger qu’on pourrait croire.

Il reste à envisager un aspect de la question. C’est celui des rapports nippo-américains en face de l’État mandchou. Pareille considération peut sembler imprévue à quiconque commet la faute d’examiner isolément les questions d’Extrême-Orient au lieu de les examiner en fonction du problème qui relie la plupart d’entre elles, à savoir le problème du Pacifique. Quand au contraire on songe aux intérêts des États-Unis dans les affaires chinoises on ne tarde pas à distinguer dans les événements asiatiques de ces dix derniers mois une sorte de signe avant-coureur d’événements de plus grande envergure, qui constituent ce qu’il est convenu d’appeler le problème du Pacifique.

Un des hommes les plus en vue de la politique japonaise, le vicomte Ishii, qui fut ministre des Affaires étrangères, ambassadeur à Washington et à Paris, a prononcé, à Tokio, le mois dernier, à un banquet en l’honneur de M. Grew, le nouvel ambassadeur des États-Unis au Japon, des paroles qui eurent un grand retentissement dans les deux pays. Elles méritent d’être mieux connues à l’étranger. Peu de personnes étaient mieux qualifiées pour parler des rapports nippo-américains. On se souvient que c’est le vicomte Ishii qui étant ambassadeur à Washington signa, le 2 novembre 1917, avec le secrétaire d’État Robert Lansing, le fameux accord qui porte leur nom, et aux termes duquel les États-Unis reconnaissent que « le Japon a des intérêts particuliers en Chine », et les deux puissances « déclarent adhérer au principe dit de la porte ouverte » dans ce pays.

Dans son discours au banquet offert en l’honneur de M. Grew, le vicomte Ishii n’hésita pas à envisager, avec l’autorité qui s’attache à son nom en pareille matière, le côté le plus délicat du problème du Pacifique : les possibilités de conflit entre le Japon et les États-Unis, et il conclut qu’elles se réduisaient à deux cas :

1° Celui où le Japon se mêlerait de l’Occident pour y imposer ses vues ou son influence ;

2° Celui où les États-Unis tenteraient de dominer l’Asie et s’opposeraient au développement pacifique du Japon sur ce continent.

Si l’orateur qualifia ensuite d’« impossibles » ces deux éventualités, il n’en reste pas moins qu’en les envisageant il traduisait la pensée de la très grande majorité de ses concitoyens. De plus, si on les examine de près, la première paraît évidemment bien peu probable, mais la seconde par contre ne se laisse pas écarter si aisément.

Lorsque le vicomte Ishii parle d’une tentative de domination américaine sur l’Asie, il n’entend nullement parler de conquête territoriale ; mais depuis longtemps les Américains considèrent l’Extrême-Orient et tout d’abord la Chine comme un débouché indispensable pour leur production industrielle. Conquérir les marchés chinois est donc devenu pour eux une nécessité, et pour y parvenir ils n’ont pas hésité à façonner dans la mesure du possible les esprits chinois par la propagande de leurs missionnaires, l’enseignement de leurs professeurs et l’action de leurs médecins, pensant que la conquête morale faciliterait la conquête économique.

Or, en même temps, les Japonais qui ont développé leur industrie dans le but de remédier en partie tout au moins aux inconvénients de plus en plus grands de leur surpopulation, ont naturellement besoin du débouché des marchés chinois. Aussi quand en langage diplomatique le vicomte Ishii met en garde les Américains contre toute tentative de leur part de s’opposer au développement pacifique du Japon sur le continent asiatique, ceux-ci, aussitôt ombrageux, traduisent ses paroles en les comparant à une sorte de doctrine de Monroe asiatique.

On peut alors se demander si l’intervention actuelle des Japonais en Mandchourie n’est pas aux yeux des Américains l’application de cette doctrine et une mesure prise par le Japon contre ses concurrents dans cette partie du territoire asiatique. Il est même permis de se répondre affirmativement si l’on s’en rapporte aux articles qui ont paru ces temps-ci dans la presse de New-York.

Sans pousser au noir cette opinion, nous ne pouvons nous empêcher de penser que la formation de l’État mandchou est, du point de vue des rapports nippo-américains et par conséquent du problème du Pacifique, plus intéressante à examiner que de tout autre point de vue. Nous ne voyons pas dans ce fait nouveau un péril immédiat, plus exactement un casus belli entre deux puissances à la poursuite de leur expansion commerciale dans la même région, mais simplement l’occasion de rattacher une question extrême-orientale de plus à la question du Pacifique. En dépit de l’intérêt qu’offrent déjà les problèmes de voisinage qui se posent à l’État mandchou, celui-ci offre par lui-même un intérêt plus grand encore comme donnée nouvelle du problème, beaucoup plus vaste, dont la réalité s’affirme de plus en plus et s’impose lentement aux yeux les moins exercés.