Extrême-Orient, 1931 — 1938/1932-4

L. Fournier et Cie (p. 42-44).

L’INFLUENCE ACTUELLE DE L’ARMÉE AU JAPON

21 Mai 1932.

Le crime perpétré par les militaires contre la personne du premier ministre japonais, M. Inukai, incite plus que jamais à mesurer la part de l’armée dans les résolutions prises à Tokio au cours du conflit sino-japonais. Il a souvent été question de l’influence prépondérante qu’elle y eut. On peut cependant se demander si vraiment cette influence l’emporta sur celle du pouvoir civil. Un télégramme de Tokio, publié dans le numéro du Temps du 13 mai, fixe jusqu’à un certain point les idées à ce sujet, au moins en ce qui regarde l’affaire de Shanghaï. « Les milieux officiels japonais, dit ce télégramme, espèrent que l’évacuation de Shanghaï par les troupes japonaises fera disparaître une fois pour toutes les soupçons concernant les motifs de l’intervention armée du Japon dans le grand port chinois. C’est le conseil supérieur de l’armée qui a inspiré la politique du cabinet, mais il ne s’est résolu à conseiller l’envoi des troupes à Shanghaï que lorsque les forces navales et les civils japonais se sont trouvés en danger grave. Le conseil privé à accepté l’explication du général Araki, ministre de la guerre, selon laquelle l’armistice relevait de la compétence du haut commandement et que les représentants diplomatiques n’étaient intervenus dans les négociations que pour en faciliter la conclusion ».

De tout cela retenons que le conseil supérieur de l’armée inspira la politique du cabinet ; mais telle qu’elle est ici présentée, l’initiative des militaires n’a rien que de naturel.

En ce qui concerne la Mandchourie, où la marche des troupes japonaises vers le Nord a été maintes fois expliquée par l’esprit conquérant des chefs d’armée, un télégramme de Tokio au Journal de Shanghaï donne indirectement de cette opinion, ou plutôt du fait sur lequel elle se fonde, la raison suivante : « Bien que l’armée ait eu l’appui unanime de toute la nation japonaise au début des opérations de Mandchourie, ce n’est un secret pour personne qu’il existe certaines divergences d’opinion entre le gros commerce et les autorités militaires… Les capitalistes cherchent surtout à ouvrir en Mandchourie des marchés pour l’industrie japonaise et à obtenir des concessions. D’autre part, l’armée voudrait que la Mandchourie servit de débouché au trop-plein de la population nippone. Autrement dit, l’armée voudrait que la collectivité japonaise tout entière, et non pas seulement un petit groupe de capitalistes, pût profiter de ses sacrifices en hommes et en argent. Bien qu’il soit extrêmement douteux que l’émigration massive puisse être pratiquée par le Japon en Mandchourie, le fait que l’armée songe à être utile à la nation, plutôt qu’aux éléments capitalistes, est un facteur significatif. L’armée peut mériter des critiques à certains égards ; il n’en est pas moins vrai qu’elle montre actuellement un exemple digne d’éloges, tant aux capitalistes qu’aux politiciens, lorsqu’elle a en vue l’intérêt du peuple tout entier ».

Ainsi ce serait le désir qu’a l’armée de trouver un débouché au trop-plein de la population qui expliquerait l’ampleur donnée aux opérations japonaises en Mandchourie. Les autorités militaires auraient imposé leur volonté tant à Tokio que sur le théâtre des opérations. D’aucuns assurent même que des personnages politiques et diplomatiques de premier plan auraient exprimé le regret que l’affaire eût été menée si loin et fût allée jusqu’à l’autonomie de la Mandchourie sous le contrôle de fait du Japon, situation que la Chine, naturellement, se refuse à reconnaître ; ces personnages craignent que la position soudaine du Japon en Mandchourie ne nuise à la lente emprise économique de celui-ci sur le territoire chinois tout entier et ne l’arrête en chemin.

Ce n’est d’ailleurs pas notre avis, et nous répétons sans tendre au paradoxe ce que nous avons dit ici précédemment, à savoir que selon nous une reprise générale des affaires commerciales entre la Chine et le Japon, dont aucun des deux pays n’aura à se plaindre, suivra la période actuelle de boycottage. Mais ce n’est pas ce qui nous occupe. Ce que nous essayons de déchiffrer, c’est la part de l’armée dans les résolutions prises ces temps derniers en Mandchourie.

D’après le télégramme de Tokio que l’on vient de lire, cette part serait considérable. Pourtant, la fin du télégramme, qui contient un éloge à l’armée, implique aussi autre chose.

On ne doit pas oublier qu’au cours de ces derniers mois un mouvement d’ultra-nationalisme s’est rapidement développé au Japon, bénéficiant de la sympathie non seulement de l’armée, ce qui est naturel dans un pays militaire comme le Japon, mais encore de hautes personnalités civiles, et de l’appui d’une association à tendance plus ou moins fasciste : le « Kokouhonsha », dont le président, M. Hiranouma, est vice-président du conseil privé.

Si donc l’esprit militaire s’est manifesté hautement, comme on l’assure, au cours des récents événements, il pouvait s’appuyer sur un sentiment largement répandu dans la population, et nous ajouterons représenté au sein du parti Seyukai qui hier encore détenait le pouvoir. C’est pourquoi, sans nier l’influence actuelle des militaires, nous ne pensons pas qu’elle se soit exercée seule dans le sens de l’extension des opération de Mandchourie.