Exposé élémentaire de la théorie d’Einstein et de sa généralisation/chap. 10

CHAPITRE X

LA LOI DE LA GRAVITATION (EINSTEIN)


Nature de la gravitation. — Les grandeurs qui interviennent dans l’expression du carré de l’intervalle élémentaire et qui, dans le cas général, sont variables d’un point d’Univers à un autre, sont les grandeurs caractéristiques du champ de gravitation (au sens généralisé d’Einstein). Ce sont ces dix potentiels de gravitation qui doivent figurer dans l’expression des lois physiques pour conserver à celles-ci leur forme, quel que soit le système de référence.

Dans le cas particulier d’un Univers euclidien, et si de plus les coordonnées sont galiléennes, les ont en tout point-événement les valeurs constantes :

si est différent de

et le champ de gravitation disparaît ; c’est le cas étudié en relativité restreinte. Les formules de transformation des coordonnées galiléennes — de celles-là seulement — sont les formules de Lorentz.

Un champ de gravitation, au sens généralisé, comporte un certain arbitraire puisqu’on peut le modifier à volonté par le choix des coordonnées, dont les dépendent. Néanmoins il y a une chose indépendante de tout choix de coordonnées : c’est la structure géométrique de l’Univers ; à cette structure correspond un champ de gravitation permanent, connexe de la présence ou du voisinage de la matière, auquel se superpose un champ de gravitation géométrique introduit par le choix du système de référence.

Puisque, dans le voisinage de masses matérielles, tous les corps prennent la même accélération malgré leurs poids différents, il faut porter son attention, non pas sur la prétendue « force attractive » qui est variable avec le corps, mais sur l’état de mouvement, c’est-à-dire sur la ligne d’Univers qui, étant la même pour tous les corps placés dans les mêmes conditions initiales, doit être une caractéristique de l’Univers lui-même.

C’est bien une caractéristique de l’Univers car il est facile de démontrer que c’est une géodésique (voir tableau p. 99). Dans un Univers euclidien, et en coordonnées galiléennes, le mouvement d’un mobile abandonné à lui-même serait rectiligne et uniforme, la ligne d’Univers serait une droite d’Univers, ligne qui jouit de la propriété de longueur maximum (p. 57) ; toujours dans un Univers euclidien, remplaçons les coordonnées galiléennes par des coordonnées arbitraires, c’est-à-dire introduisons un champ de gravitation géométrique quelconque ; il est bien évident, puisque l’élément de ligne a une longueur indépendante du système de coordonnées, que la propriété de longueur maximum est conservée. Alors, le principe d’équivalence (p. 85) nous permet d’affirmer qu’il en est de même dans un champ de gravitation permanent, c’est-à-dire que dans l’Univers réel, non euclidien, la ligne d’Univers d’un mobile abandonné à lui-même est encore la ligne de longueur maximum, c’est-à-dire celle des géodésiques qui est déterminée par les conditions initiales du mouvement ; c’est là l’énoncé le plus général de la loi d’inertie.

On voit bien maintenant qu’il serait faux de dire : la force de gravitation est une force attractive ; un corps abandonné à lui-même n’a pas un mouvement conforme à la loi d’inertie parce qu’il subit une force appliquée. Cette ancienne conception est inexacte car un corps abandonné à lui-même est un mobile libre et se meut toujours suivant la loi d’inertie, mais cette loi n’est plus celle de Galilée puisque dans un champ de gravitation permanent, c’est-à-dire dans l’Univers non euclidien, il n’y a plus de système galiléen, plus de droites d’Univers.

La structure géométrique de l’Univers est liée à la présence de la matière et plus généralement de l’énergie. La courbure imposée par cette structure aux géodésiques, lignes d’Univers des mobiles libres, se traduit dans nos observations par un état de mouvement accéléré ; le champ de gravitation est un champ de force d’inertie, mais cette force nous a donné l’illusion d’une force attractive appliquée, parce que, en fait, elle possède à nos yeux une telle apparence et que la loi de Newton, qui exprime cette prétendue force attractive, s’est trouvée être une excellente approximation dans la pratique.


Les tenseurs. — Dans la théorie de la gravitation, l’intervalle élémentaire dont le carré (voir tableau, p. 99), qui est une grandeur indépendante du système de coordonnées s’exprime par

joue un rôle fondamental.

On est conduit, de plus, à envisager des êtres mathématiques appelés tenseurs (appendice, note 11). Un tenseur est un ensemble de grandeurs de même nature inséparables les unes des autres qui sont dites « composantes du tenseur ». Le « calcul différentiel absolu », créé par Riemann et Christoffel, développé par MM. Ricci et Levi-Civita (antérieurement à la théorie de la relativité) donne les règles (voir appendice) qui permettent de définir les tenseurs et de calculer les composantes d’un tenseur dans un nouveau système de coordonnées lorsqu’on connaît ces composantes pour un premier système et que, bien entendu, la transformation de coordonnées qui relie les deux systèmes est donnée.

La propriété fondamentale des tenseurs est la suivante : quand toutes les composantes d’un tenseur sont nulles (ou sont respectivement égales aux composantes d’un autre tenseur) dans un système de coordonnées, elles sont encore toutes nulles (ou égales aux composantes de l’autre tenseur) dans tout autre système de coordonnées, arbitrairement choisi. C’est là une propriété qui donne une individualité propre à un ensemble de grandeurs possédant le caractère tensoriel.

Par suite, une loi formulée par l’annulation d’un tenseur (annulation de toutes ses composantes) ou formulée par l’égalité de deux tenseurs est indépendante de tout système de coordonnées.

Le principe de relativité exige que toutes les lois puissent être mises sous la forme tensorielle. Il en résulte immédiatement que la vieille loi de la gravitation, la loi de Newton, ne peut pas être rigoureuse, car on ne peut pas la mettre sous la forme requise.


La loi de la gravitation. — La structure d’Univers, en présence d’une distribution donnée de matière, est absolue, car elle ne saurait être changée par le fait qu’il plaît au mathématicien d’adopter tel ou tel système de coordonnées.

Par suite, lorsque les potentiels de gravitation changent avec le choix (arbitraire) du système de coordonnées, les valeurs de ces potentiels doivent rester compatibles avec une même structure d’Univers. C’est dire que les sont nécessairement assujettis à certaines liaisons.

Les équations les plus générales exprimant les liaisons qui doivent exister entre les dix potentiels de gravitation pour que ceux-ci, dans un changement arbitraire de coordonnées, se modifient en restant compatibles avec une même structure d’Univers (quelle que soit d’ailleurs celle-ci) doivent être, comme toutes les lois physiques, des relations tensorielles.

Ces relations constituent la loi de la gravitation.

Pour résoudre ce problème, M. Einstein n’a eu que les données suivantes :

1o À distance infinie de toute matière (ou de tout rayonnement) l’Espace-Temps doit être euclidien.

2o La loi de conservation de l’impulsion et de l’énergie sous sa forme (tensorielle) la plus générale doit être satisfaite.

Il est remarquable que ces conditions aient suffi pour déterminer la loi.

LOI DE LA GRAVITATION DANS LE VIDE. — Le tenseur fondamental de l’espace-temps est formé par les il a pour composantes les seize

tenseur

mais ce tenseur est symétrique ( etc.) de sorte qu’il n’y a que dix composantes pouvant prendre des valeurs différentes.

À partir de ce tenseur fondamental, on forme un autre tenseur, appelé tenseur de Riemann-Christoffel, dont les composantes ont une expression très compliquée (voir note 11) ; nous désignerons ce tenseur par la notation abrégée les lettres mises en indices désignent l’un quelconque des indices ces mêmes indices figurent aussi parmi les indices des et parmi ceux des coordonnées qui interviennent dans l’expression développée de Nous ne pouvons guère expliquer en langage ordinaire pourquoi est écrit en haut alors que les trois autres indices sont écrits en bas ; disons seulement qu’il existe deux lois de transformation des composantes tensorielles lorsqu’on change de coordonnées : la loi de contrevariance et la loi de covariance ; quand un indice est de caractère contrevariant, on l’écrit en haut, quand il est de caractère covariant on l’écrit en bas.

Comme dans le cas du tenseur mais avec deux indices de plus, pour chaque valeur des indices on a une composante du tenseur, de sorte qu’en donnant successivement à toutes les lettres chacune des valeurs et faisant toutes les combinaisons possibles, on obtient 256 composantes.

On démontre que l’annulation de ce tenseur, c’est-à-dire l’annulation de toutes ses composantes est la condition nécessaire et suffisante pour que l’espace-temps soit euclidien.

(20)

Les 256 équations représentées symboliquement par cette formule se réduisent d’ailleurs à 20 équations distinctes.

Ce n’est pas la loi cherchée puisque l’Espace-Temps n’est pas euclidien dans son ensemble, mais la loi convient dans une région de l’espace située à l’infini de toute masse ; il faut donc chercher une relation tensorielle plus générale, comportant la précédente comme cas particulier, c’est-à-dire qui se trouve satisfaite lorsque

Partant du tenseur à quatre indices (du quatrième ordre), on peut construire un tenseur du second ordre, c’est-à-dire à deux indices (seize composantes) en imposant la condition que les indices et soient toujours les mêmes (opération qu’on nomme contraction) : ce nouveau tenseur, que nous désignerons par , est le tenseur de Riemann-Christoffel contracté ; à l’aide de ce tenseur contracté, on peut enfin former un tenseur d’ordre nul (une seule composante) : or tout tenseur d’ordre nul est un invariant. L’invariant en question, se trouve être une généralisation de la courbure de Gauss (p. 96), on peut donc l’appeler courbure totale d’Univers.

La loi c’est-à-dire l’annulation de la courbure totale en tout point-événement ne saurait convenir non plus, car c’est une loi trop générale, insuffisante pour déterminer un champ de gravitation.

On n’a donc pas le choix, car pour que soit une solution particulière, il n’y a qu’une loi générale possible, l’annulation du tenseur contracté

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C’est la loi générale de la gravitation dans le vide (appendice, note 12).

Le tenseur étant symétrique n’a que dix composantes distinctes : l’annulation des composantes donne donc dix équations. Mais on constate que six seulement de ces équations sont indépendantes ; c’était à prévoir parce que dix équations indépendantes détermineraient les dix dans l’expression du carré de l’intervalle et par conséquent spécifieraient non seulement la structure de l’Espace-Temps mais encore le système de coordonnées. Or ce système doit rester arbitraire ; il est quatre fois indéterminé puisqu’il y a quatre coordonnées ; il faut donc qu’il y ait entre les quatre relations qui soient des identités (appendice, note 12).

En définitive la loi de la gravitation dans le vide comporte six conditions. C’est une restriction considérable imposée aux géométries de l’Univers.

LOI DE LA GRAVITATION DANS LA MATIÈRE. — Les équations résumées par décrivent les propriétés les plus générales de la structure géométrique de l’Univers aux points où il n’y a ni matière ni énergie électromagnétique, c’est-à-dire dans ce que nous appelons le vide. Il reste à résoudre un problème fondamental : la matière subit l’action d’un champ de gravitation mais nous savons qu’elle est aussi la source d’un champ de gravitation ; c’est ce qu’il s’agit d’exprimer. En d’autres termes, il s’agit de déterminer la loi qui doit remplacer la loi d’attraction proportionnelle à la masse et inversement proportionnelle au carré de la distance, la vieille loi de Newton que Poisson a traduite analytiquement par une équation locale, c’est-à-dire par une équation valable en chaque point d’espace : dans cette équation intervient la densité de la matière au point considéré.

La densité en un point est le rapport de la masse contenue dans un volume d’espace infiniment petit, à ce volume lui-même : c’est la masse par unité de volume. Or la masse, c’est l’énergie divisée par la constante et nous avons vu (p. 72) que l’énergie est inséparable de la quantité de mouvement. Mais l’énergie et la quantité de mouvement ne suffisent pas, dans le cas général, pour constituer un tenseur : il faut y joindre des grandeurs qui expriment les courants de matière, en d’autres termes, les courants de quantité de mouvement. On forme ainsi un tenseur, le tenseur matériel ou tenseur impulsion-énergie que nous désignerons par (seize composantes) dont dix seulement sont distinctes car il est symétrique. C’est ce tenseur qui doit remplacer la densité qui figurait seule dans l’ancienne théorie : signalons d’ailleurs que la composante de ce tenseur est, dans tous les cas où la matière est animée de vitesses faibles par rapport à la vitesse de la lumière, considérablement plus grande que les autres composantes, et serait précisément égale à la densité de la matière, si l’on pouvait employer des coordonnées rigoureusement galiléennes.

On démontre (voir une démonstration intuitive dans l’appendice, note 12) que, pour que la loi générale de conservation de l’impulsion-énergie et que la loi de la gravitation dans le vide soient satisfaites, il doit y avoir, à un facteur constant près, égalité entre le tenseur et le tenseur ( est l’invariant dont il a été question plus haut, la courbure totale de l’espace-temps). On doit donc avoir en tout point

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étant une constante universelle.

Cette loi peut encore se mettre sous la forme suivante

(23)

étant un invariant qu’on construit à partir de et qu’on trouve égal à étant la densité au repos de la matière au point considéré, c’est-à-dire la densité qui serait mesurée par un observateur immobile par rapport à la matière[1].

Dans le vide et sont nuls, puisqu’il n’y a pas de matière et l’on retrouve bien la loi dans le vide

LOI DE NEWTON. — Si, dans les dix équations représentées par (22) ou (23), obtenues en donnant aux indices et les valeurs 1, 2, 3, 4 (les seize équations se réduisent à dix parce que les tenseurs sont symétriques : et ) on néglige les quantités qui pratiquement sont très petites, on trouve, en première approximation mais non comme loi exacte, la loi de Newton, et la constante se trouve déterminée en fonction de la constante connue qui intervient dans l’expression de l’ancienne loi.

LA DYNAMIQUE. — Nous avons dit que, dans le vide, les dix équations se réduisent à six conditions, à cause de quatre identités qui correspondent à la quadruple indétermination des coordonnées.

En tout point où il y a de la matière présente, les quatre mêmes identités sont encore vérifiées, car elles résultent de la définition mathématique du tenseur Comme, d’autre part, la loi de la gravitation exprimée par (22) ou (23) traduit une relation entre et les quatre identités se transforment en quatre équations[2] entre les grandeurs qui forment le tenseur impulsion-énergie. Le degré d’indétermination des coordonnées, c’est-à-dire le nombre de dimensions de l’Univers impose donc à la matière un nombre égal de conditions qui doivent être nécessairement remplies. Il se trouve que ces quatre conditions constituent la loi fondamentale de conservation de la quantité de mouvement et de l’énergie (voir appendice, note 12).

Si l’on demandait « la loi d’Einstein est-elle bien d’accord avec les lois de la mécanique » il faudrait répondre : c’est elle qui résume la dynamique tout entière. Cette loi contient, sous sa forme la plus générale, la loi de conservation de la quantité de mouvement, de l’énergie et de la masse ; on démontre (voir note 12) qu’elle contient la loi du mouvement du mobile libre (la ligne d’Univers du mobile libre est une géodésique) : c’est la loi de l’inertie car gravitation et inertie sont une seule et même chose. Elle contient toute la dynamique du point matériel.


  1. La densité varie avec la vitesse, puisque la masse et le volume dépendent de la vitesse.
  2. Les équations sont des relations entre des grandeurs inconnues et des grandeurs connues ; ce sont des conditions imposées aux grandeurs inconnues, ces conditions, si elles sont suffisantes, déterminent les inconnues. Dans une identité, les deux membres expriment une seule et même chose et peuvent se ramener à une même expression ; autrement dit les termes d’une identité se détruisent deux à deux.