Exploration de la Haute-Asie

Le Kinchaniunga, dans l’Himalaya (hauteur, 8592 mètres). — Dessin de Karl Girardet d’après l’atlas pittoresque de MM. de Schlagintweit.


EXPLORATION DE LA HAUTE-ASIE,


PAR LES FRÈRES DE SCHLAGINTWEIT[1].


1854-1857. — TRADUCTION INÉDITE. — DESSINS INÉDITS.




Système orographique.

…Notre voyage nous a donné la certitude, que l’Himalaya, avec toutes ses cimes, ses ramifications, ses glaciers, ses cols et ses vallées, ne forme qu’une partie du système orographique de la Haute-Asie, système qui comprend en outre deux autres grandes chaînes : le Karakoroum et le Kouen-Loun.

L’Himalaya, le plus méridional de ces trois bourrelets de l’écorce du globe, s’élève brusquement, à pentes roides, presque sans promontoires, sans croupes avancées, du sein des plaines de l’Indoustan, et cet extrême escarpement explique parfaitement pourquoi, contrairement à ce qui a lieu dans les Alpes, cette chaîne renferme plus de vallées resserrées, plus de gorges à sa périphérie que le centre même du massif.

Autre particularité curieuse de ce versant : les riches et fertiles plaines de l’Inde se transforment, à la base de l’Himalaya, en marais recouverts d’une exubérante végétation. Cette zone qui porte dans l’Inde le nom de Téraï, ne forme quelquefois qu’une étroite lisière, tandis que, sur d’autres points, dans le Népaui, par exemple, elle atteint une largeur de quinze à vingt lieues. Ce n’est pas seulement en Asie, c’est dans toutes les parties du monde que l’organisme humain souffre et dépérit sous l’influence paludéenne si favorable au déploiement de la vie des plantes. Aussi les maladies les plus cruelles et les fièvres qui pardonnent le moins naissent-elles dans le Téraï où, dans toutes les saisons de l’année, les forêts et les jungles se recouvrent dès le matin d’une couche de brouillards fins et transparents ; dans le courant du jour, quand le soleil darde à pic ses rayons incandescents dont la saison des pluies n’atténue que passagèrement la chaleur, le sol du Téraï semble fumer ; de son sein s’élèvent de hautes colonnes de vapeurs marécageuses encore empoisonnées par les miasmes empestés qui s’échappent des corps en putréfaction. Ni l’Européen, ni même l’Indou ne peuvent habiter cette région ; on n’y voit que quelques misérables tribus, tombées dans la dernière abjection, débris des autochtones de l’Asie centrale. Ces malheureuses populations se sont faites avec le temps à ce climat mortel et elles y vivent dans des huttes de bois et de feuillages construites ça et là au sein des clairières.

Le Karakoroum court parallèlement à l’Himalaya et a juste la même longueur que lui ; il lui est inférieur pour le nombre des pics de première grandeur, mais il le surpasse par sa plus grande hauteur moyenne au-dessus du niveau de la mer.

Le Kouen-Loun, la plus septentrionale des trois chaînes de la Haute-Asie, est aussi la plus petite, bien que son étendue soit encore de beaucoup supérieure à celle des Alpes ; il court droit de l’est à l’ouest et, semblable en cela à l’Himalaya, plonge, presque sans croupes avancées, par une perte d’une prodigieuse roideur sur les plaines du Turkestan et de l’Asie centrale, mais nulle zone marécageuse, aucun Téraï ne longe la base du Kouen-Loun.

La longueur de la Haute-Asie égale celle d’une ligne qui relierait la Grèce à l’Espagne. On se fera une idée approximative de sa largeur en songeant qu’un voyageur faisant huit lieues par jour mettra, dans le cas le plus favorable, soixante jours pour aller de la pente sud de Himalaya, à travers le Karakoroum, au versant nord du Kouen-Loun.

La Haute-Asie, qui se termine a l’est sur le Brahmapoutra, à l’ouest sur l’Indus, forme à ces deux extrémités un labyrinthe de montagnes où l’Himalaya, le Karakoroum et le Kouen-Loun se mêlent si intimement qu’on ne peut pas plus y distinguer l’une ou l’autre des trois chaînes, qu’on ne reconnaît le cours d’eau principal dans les branches fluviales d’un vaste delta.

À l’est, ces contre-forts pénètrent profondément dans la Chine propre, mais on ne sait rien de certain sur la direction qu’ils y prennent, sur l’altitude à laquelle parviennent leurs plus grands sommets.

À l’ouest, les ramifications de la Haute-Asie forment l’Hindou-Kouch, les monts de Caboul et même, en allant vers le sud, la chaîne des monts Soliman qui limitent à l’ouest le bassin de l’Indus.

Au pied méridional de l’Himalaya se déroulent les grandes plaines de l’Inde. Entre la pente septentrionale de l’Himalaya et la pente méridionale du Karakoroum est le Turkestan ; à la base septentrionale du Kouen-Loun, de vastes plaines et des steppes bornent l’Asie centrale.

La configuration géographique de l’Himalaya est très-distincte de celles du Thibet, du Karakoroum et du Kouen-Loun. À peu d’exceptions près, telles que le Cachemire et le Koulou, l’Himalaya est coupé dans tous les sens par d’étroites vallées à pentes abruptes au fond desquelles courent en mugissant des torrents rapides ; de toutes parts il est sillonné de hautes crêtes qui se distinguent tantôt par leurs puissants pics neigeux, tantôt par un chaos de sommets sauvages et déchirés d’une étonnante variété de formes. L’Himalaya n’a pas de plateau ; les lacs, qui contribuent tant à la beauté des montagnes y sont rares et ne s’y rencontrent qu’à des altitudes moyennes.

Le Thibet est une vallée longitudinale parallèle à l’Himalaya ; son étendue et sa hauteur au-dessus du niveau de la mer en font l’une des plus remarquables de la terre. La partie orientale a pour cours d’eau le Dihong, affluent du Brahmapoutra ; dans la partie occidentale coulent l’Indus et le Satledj. La grande ligne de faîte qui divise la vallée tibétaine en deux bassins, celui de l’est et celui de l’ouest, s’élève insensiblement jusqu’à la hauteur considérable de quinze mille quatre cents pieds. Près de cette ligne de faîte se trouvent quelques lacs. L’altitude de la vallée thibétaine est si exceptionnelle, comparée à celle des vallées d’Europe, qu’elle a été la cause principale de l’erreur qui a longtemps fait regarder le Thibet comme un plateau.

Sa portion orientale, baignée par le Dihong et où s’élève, à dix mille pieds environ d’altitude, la ville de Lhassa, capitale du pays et résidence du Dalaï-Lama, chef religieux des Bouddhistes, nous est presque totalement inconnue malgré les voyages des missionnaires Huc et Cabet. Le Thibet occidental, en revanche, a été plusieurs fois exploré par les Européens. Il comprend trois provinces :

1o Le Gnari-Khorsoum, le grand Thibet de quelques géographes, beaucoup mieux nommé le Haut-Thibet. La capitale est Gartok.

2o Le Ladak, ou Thibet moyen, capitale Leh.

3o Le Balti, ou petit Thibet, capitale Skardo.

Le Gnari Khorsoum, la plus orientale et la plus élevée des trois provinces, commence à la ligne de partage des eaux. C’est une dépendance de l’empire chinois. La vallée de l’Indus y est extrêmement large (10, même 12 et 15 lieues). Dans le Ladak, cette vallée se resserre et s’agrandit tour à tour et n’a plus que rarement trois ou quatre lieues de largeur ; dans le Balti, c’est-à-dire dans la province la plus occidentale et la plus basse, elle est si étroite qu’elle prend parfois le caractère d’une gorge. Dans les trois provinces, une multitude de vallées latérales viennent empiéter, des deux côtés du fleuve, sur le territoire de la vallée principale ; des deux côtés aussi s’élèvent des chaînes de montagnes secondaires, bordant parfois l’Indus, s’en écartant souvent

beaucoup. Toutes ces vallées latérales, toutes ces chaînes
Gravé par Duguay-Trouin 12 - Paris
secondaires, irrégulières dans leurs directions, mêlées

les unes aux autres, si nombreuses et si embrouillées, surtout à l’extrémité occidentale, qu’on a peine à reconnaître d’où elles viennent et où elles vont, tout ce chaos a fait croire jusqu’à ce jour, mais à tort, que le Balti était traversé par une grande chaîne courant du sud au nord, coupant presque à angle droit l’Himalaya et portant le nom de Bolor-Dagh ou de Belour-Dagh.

Topographiquement, le Kouen-Loun ressemble beaucoup à l’Himalaya et au Karakoroum. Comme dans le Thibet, le sol s’y élève surtout par mouvements graduels à longue portée ; de larges vallées, à pentes exceptionnellement douces, y alternent avec des bassins de lacs plus ou moins salés et de hauts plateaux. Le plus élevé de ces plateaux, et en même temps le plus haut, sinon le plus vaste de la terre, est le plateau de Dapsang (17 500 pieds ou 5 300 mètres d’altitude). Viennent ensuite les plateaux de Boullou, d’Aksaë-Chin, dont l’élévation varie entre 5 200 et 4 950 mètres au-dessus du niveau de la mer.

Point de neige en été sur ces hauts plateaux ; dans ces larges vallées, point de végétation non plus. Au loin, sur l’un ou l’autre versant, se dresse isolé quelque pic colossal avec ses neiges éternelles ; autrement le regard n’embrasse que rochers chauves et nus, vastes plaines stériles sillonnées de ravins, où bouillonnent des torrents qu’alimentent les inépuisables réservoirs de neiges et de glaces des géants de la montagne ; çà et là s’étendent des lacs, des bas-fonds recouverts d’une mince couche de sel, lits desséchés d’anciens lacs. De loin en loin jaillissent des sources chaudes, qu’on reconnaît déjà à de grandes distances à la colonne de vapeurs qui les cache et les signale à la fois. Si l’eau manquait à ces hautes régions, elles ne seraient qu’un immense désert inhabitable à l’homme et aux animaux. Même dans les jours les plus chauds de l’année, au fort de l’été, un vent de glace souffle sur ces plateaux, ces vallées, ces lacs aux eaux chargées de sel.


Cols et sommets.

Nous sommes encore loin de connaître tous les noms et toutes les altitudes des montagnes de la Haute-Asie, dont les plus puissantes sont recouvertes de milliers de pieds de neiges persistantes, mais on a au moins réussi à déterminer avec une très-grande certitude l’élévation des plus importantes d’entre elles. Nous sommes surtout redevables de ce résultat aux travaux de la « Great trigonometrial survey of India. » Quelques chiffres vaudront peut-être mieux qu’une description détaillée pour donner une idée de la hauteur et de l’étendue des chaînes de montagnes de la Haute-Asie.

Dans la seule chaîne de l’Himalaya, on a mesuré jusqu’à ce jour 216 sommets, parmi lesquels 17 dépassent l’altitude de 25 000 pieds ; 40 ont plus de 23 000 pieds, 120 plus de 20 000 pieds (6 100 mètres). On a, de plus, déterminé depuis la hauteur d’un nombre considérable de cimes tant du Karakoroum que du Kouen-Loun.

Le plus élevé des monts de la Haute-Asie, et jusqu’à présent de la terre entière, porte chez les Indous, le nom de Gaurisankar ; les Thibétains l’appellent Chingopamari ; les Anglais, ignorant d’abord son véritable nom, lui ont donné celui de Mont-Everest. Il s’élève dans l’Himalaya du Népaul par 27° 59, 3’ de latitude nord et 86° 54’, 7’’ de longitude est, à l’altitude énorme de 29 002 pieds (8 840 mètres), ce qui lui donne 1 620 mètres de plus qu’à l’Aconcagua, le sommet le plus fier des Andes et 4 030 mètres de plus qu’au Mont-Blanc.

Au Gaurisankar succèdent, par ordre de hauteur, le Dapsang (chaîne du Karakoroum, 8 625 mètres) ; le Kinchanjunga, qu’on tint longtemps pour la montagne la plus élevée du monde (8 592 mètres) ; le Sihsour (8 473 mètres), le Dhavalagiri (8 200 mètres) ; ces trois derniers sommets appartiennent à l’Himalaya. Dans le Karakoroum se trouvent encore le Diamar et le Masheribroum dépassant ou atteignant 8 000 mètres. Le Kouen-Loun n’a pas de pics d’une altitude aussi colossale ; jusqu’à présent, du moins, on n’y a vu aucun sommet dépassant 22 000 pieds (6 750 mètres).

On ne trouverait pas, dans la Haute-Asie, un seul homme qui cherchât à gravir par point d’honneur un grand pic, comme l’ont fait tant de gens dans nos Alpes d’Europe. C’est malgré lui, sous l’appât d’une grande récompense que le superstitieux Hindou se décide à accompagner le voyageur dans ces montagnes qu’il redoute moins pour les dangers inconnus de l’ascension que pour le sacrilége qu’il croit commettre en s’approchant du saint asile, du sanctuaire inviolable des dieux qu’il révère. Son trouble devient extrême quand il voit dans le pic à gravir, non la montagne à gravir, mais le dieu dont elle a pris le nom ; alors ce n’est que par le sacrifice et la prière qu’il pourra apaiser la divinité profondément offensée.

Au commencement, à la fin d’une ascension de pic ou de col, l’Hindou sacrifie, en observant strictement les prescriptions du cérémonial religieux, des animaux, généralement des moutons, et jette aux quatre coins du ciel des morceaux de la chair, des gouttes du sang des victimes. Ce n’est point le guide, c’est le voyageur qui doit marcher devant pour découvrir la vraie route. On se trouve, comme le dit si bien Humboldt, dans son récit de l’ascension du Chimborazo, on se trouve dans les situations les plus critiques, sans la moindre connaissance des lieux ; on est partout dans l’inconnu.

La mémorable tentative d’ascension du Chimborazo par Humboldt excita, par sa hardiesse, l’admiration générale ; sur les flancs de cette montagne de 21 422 pieds, le savant arriva à 19 286 pieds. C’était de beaucoup la plus grande hauteur que l’homme eût encore atteinte. L’élan que donna l’exemple de Humboldt, l’importance des résultats scientifiques qu’il avait retirés de son ascension firent naître, dans la Haute-Asie, des tentatives semblables. Les officiers, chargés de la triangulation de l’Inde, ont, en 1849 et en 1860, atteint deux fois 19 979 pieds, et une fois 19 958. Un signal trigonométrique

a été installé à 21 400 pieds d’altitude sur un
Vue panoramique du lac de Srinagâr (Cachemir), aspect du sud. — Dessin de Hubert Clerget d’après l’atlas pittoresque de MM. de Schlagintweit.
point saillant qu’on aperçoit d’un grand nombre d’endroits.

Mes frères et moi nous avons réussi, le 2 août 1856, à monter jusqu’à 20 120 pieds sur un contre-fort du Sassar ; Le 19 du même mois nous avons atteint, sur l’Ibi-Gamin, la hauteur de 22 259 pieds (6 810 mètres), la plus considérable où l’homme soit encore arrivé sur une montagne, mais je m’empresse de l’observer, on est monté plus haut en ballon.

Dans les premiers temps, nous souffrions beaucoup, dès que les cols que nous franchissions atteignaient 17 000 à 18 000 pieds, mais, lorsque nous avions passé quelques jours à de grandes hauteurs, nous ne ressentions plus, même à 19 000 pieds, qu’un malaise passager ; il est, d’ailleurs, vraisemblable qu’un séjour prolongé à une pareille altitude ne pourrait avoir pour la santé que des suites désastreuses dont on se ressentirait toute la vie.

Je doute que la grande crête de l’Himalaya contienne beaucoup d’autres passes que celle qu’on lui connaît déjà, mais le Karakoroum et le Kouen-Loun une fois explorés nous offriront sans nul doute une liste beaucoup plus longue de dépressions importantes.

La hauteur moyenne des cols dans ces trois grandes crêtes est, pour l’Himalaya, de 5 430 mètres ; pour le Karakoroum, de 5 700 ; pour le Kouen-Loun, de 5 180 mètres. Mais le plus élevé de tous ces cols ne s’en trouve pas moins dans l’Himalaya ; c’est la passe d’Ibi-Gamin, menant du Garhval au Gnari-Khorsoum ; nous sommes les premiers, et jusqu’à présent les seuls Européens, qui l’aient franchie ; son altitude est de 20 459 pieds (6 240 mètres). Le voyageur qui veut s’élever sur la crête de l’Himalaya doit, au minimum, gravir jusqu’à 16 186 pieds, c’est-à-dire dépasser de quelques centaines de pieds la hauteur du Mont-Blanc lui-même. Le col le plus élevé des Alpes, le Weiss-Thor, n’a que 12 136 pieds d’altitude.


Hydrographie.

La Haute-Asie est riche en sources de tout genre, sources froides, sources chaudes, qui jaillissent de toutes les façons possibles, et qu’on rencontre jusqu’à des hauteurs de 17 000 pieds. La plus élevée de toutes celles que nous avons vues, — c’est même jusqu’à présent la source froide la plus haute du Globe, — sort de terre à une altitude de 17 650 pieds, dans le Thibet, sur le versant septentrional de l’Ibi-Gamin. Avant nous la plus haute passait pour être celle qui jaillit, par 15 920 pieds, sur les pentes du col de Kyoungar. Humboldt dit que la source la plus élevée des Andes gît par 15 526 pieds ; dans les Alpes on n’a pas vu de source froide au-dessus de 10 440 pieds

Aucune contrée de la Haute-Asie n’est plus riche en sources que le Cachemir. Plusieurs d’entre elles sont considérées comme saintes et visitées par des milliers de pèlerins, surtout les sources chaudes dans le voisinage desquelles on ne manque jamais d’élever quelque temple, mais qu’on ne songe presque en aucun cas à rendre captives, au grand avantage de l’observateur. Il lui est ainsi bien plus facile d’étudier leur mode de jaillissement qu’en Europe, où la plupart des sources chaudes emprisonnées dans des réservoirs, sont par cela même, rarement accessibles.

Dans la Haute-Asie, nous connaissons cinquante-deux endroits où jaillissent des sources chaudes, c’est-à-dire dont la température dépasse sensiblement, au point d’émergence, la température moyenne de l’air ambiant. Dans presque chacun de ces endroits les sources, loin d’être seules et uniques, se présentent par groupes, quelquefois de dix à quinze. Les plus célèbres sont celles de Badrinath, de Jamnotri et de Manikarn. Cette dernière, située dans l’étroite vallée de Koulou, par 5 587 pieds d’altitude, est la plus chaude de la Haute-Asie ; sa température atteint 94° 4 centigrades.

Les lacs sont rares dans l’Himalaya ; les plus grands se trouvent à de faibles altitudes : le lac de Naïnital, (Kamaon), n’est qu’à 6 520 pieds, le Voullar, dans le Cachemir, qu’à 5 126 pieds au-dessus du niveau de la mer.

Dans le Thibet et le Turkestan, au contraire, on rencontre un grand nombre de lacs, mais qui s’assèchent tous les jours, et dont ce qui en reste maintenant témoigne combien ils étaient jadis plus vastes qu’à notre époque. Tous se trouvent à de hautes altitudes, tous renferment une forte proportion de sel.

Les lacs les plus importants du Thibet occidental, du Karakoroum et du Kouen-Loun sont au nombre d’une quinzaine, et leur attitude varie entre 3 810 mètres (le lac Aksaë-Chin) et 4 755 mètres (le lac Tso-Gyagar), la nappe du Mansaraor, un des lacs sacrés, est à 1 620 mètres au-dessus du niveau de l’Océan. Sur les cartes du Thibet central et oriental figurent beaucoup de lacs plus étendus que ceux-là, mais entièrement inexplorés.

La grande ligne de partage des eaux de la Haute-Asie n’est pas formée, comme on le croyait à tort, par le Kouen-Loun, mais comme nous l’avons découvert par le Karakoroum. L’Himalaya, le Kouen-Loun sont, en plusieurs points, coupés par des cours d’eau ; l’Himalaya, par exemple, l’est par le Satlej, le Kouen-Loun par le Karakach. Les innombrables torrents de l’Himalaya, qu’ils prennent leurs sources sur le versant du nord ou sur le versant du sud, tous ceux du Thibet et de la pente méridionale du Karakoroum se dirigent, au sud, vers les plaines de l’Inde, et vont se perdre dans l’océan Indien. D’autre part, tous ceux qui naissent sur le versant septentrional du Karakoroum, et sur les deux versants du Kouen-Loun se dirigent, au nord, vers la grande dépression de l’Asie centrale ; ils y forment des cours d’eau dont les uns s’évaporent dans les steppes immenses ; quelques-uns, moins nombreux, se jettent dans les lacs intérieurs, d’autres courent jusqu’aux mers de Chine.

On remarquera avant tout que la plupart des rivières de la Haute-Asie ne sont pas alimentées par des sources, dans le sens propre du mot, mais par des glaciers. La masse d’eau qu’elles entraînent subit d’importantes variations, grâce à la grande fonte de neiges de l’été, qui ne cause guère d’inondations fâcheuses hors du Thibet. Ces inondations sont souvent dues à des chutes d’avalanches ou à des éboulements qui barrent le cours des rivières dans les régions les plus inaccessibles et les moins visitées de la montagne. D’immenses masses d’eau s’amassent derrière l’obstacle et, quand celui-ci cède, elles se précipitent avec violence dans le lit de la rivière, dont elles élèvent le niveau à une hauteur extraordinaire Les principaux phénomènes qui caractérisent leurs cours, sont, en première ligne, l’énorme écart du niveau de leur masse d’eau selon les saisons, la grande quantité des matières qu’elles tiennent en suspension et surtout l’extrême puissance d’érosion en vertu de laquelle elles creusent de plus en plus leur lit qui s’abaisse ainsi, lentement mais continuellement, au-dessous du niveau général de la contrée.

Dans l’Himalaya et dans le Thibet, la profondeur moyenne des érosions, même sur les plus petits cours d’eau, est de douze à quinze cents pieds. Cette profondeur dépasse souvent deux mille pieds ; quelquefois même, comme sur le Gange, le Satledj et l’Indus supérieur, elle atteint le chiffre de trois mille ; ce qui veut dire que le lit de ces trois fleuves serpentait jadis à mille mètres plus haut, et que tous trois ont détruit et entraîné une couche de roches et d’alluvions d’une puissance de mille mètres.

Les principaux résultats des érosions, qui continuent de nos jours, nous en avons d’irréfragables preuves, — seront dans la suite des temps : l’élévation de la température, la création de courants d’air porteurs de calorique le long des pentes escarpées des vallées et le changement des conditions hygrométriques, si intimement liées à la distribution de la végétation et dont l’influence est si grande sur le plus ou moins d’extension des glaciers.


Glaciers et limites des neiges éternelles.

Semblables pour leur mode de formation aux glaciers des Alpes, présentant les mêmes phénomènes physiques, les glaciers sont répandus en nombre extraordinaire dans la Haute-Asie et pourtant, chose merveilleuse, il y a quelques années à peine qu’on en connaît l’existence. Avant l’année 1842, on ne savait pas que la Haute-Asie possédât des glaciers ; bien plus, on avait échafaudé hypothèse sur hypothèse pour démontrer que les grandes chaînes en question n’en pouvaient pas avoir.

Le voyage de Vigne fit connaître les glaciers du Thibet. M. Richard Strackey, qui est aujourd’hui colonel, constata l’existence de ceux de l’Himalaya en 1847, et pour rendre en même temps impossible toute espèce de doute sur sa découverte, il publia une série d’observations prises avec soin sur l’avancement de deux glaciers plus étendus du Kamaon. Il est évident que les grandes masses de glace et de neige qu’on rencontre au plus fort de l’été, dans l’Himalaya, à des altitudes comparativement peu considérables, n’avaient pas échappé aux voyageurs antérieurs, mais ces voyageurs les avaient considérées comme des débris d’avalanches ou comme des phénomènes tout à fait locaux.

L’immense Haute-Asie nous est encore trop peu connue dans toutes ses diverses régions pour que je puisse me hasarder à donner l’énumération de tous ses glaciers de première grandeur : il est impossible de les compter. Il me suffira, pour le moment, de dire que le Karakoroum renferme, sinon les plus nombreux, du moins les plus grands amas de glace de la Haute-Asie. Un des groupes les plus intéressants, — nous avons eu occasion de le visiter, — se trouve dans le voisinage immédiat du col de Sassar, sur la grande route de commerce de Leh à Yarkand. Les glaciers de Chorkonda et de Pourkoutsi, dans le Balti, sont remarquables par leur escarpement, leur surface tourmentée, leurs puissantes crevasses. Le second, bien que moins étendu que d’autres glaciers, offre un panorama splendide, parce que, d’un seul point et d’un seul coup d’œil, on y embrasse de vastes surfaces congelées.

Le capitaine Montgomérie, l’un des officiers chargés de la mensuration trigonométrique de l’Inde, savant que recommandent la conscience et la précision de ses travaux, dit, dans un autre passage, que le glacier de Baltoro, dans la vallée de Brahaldo (Balti), a 36 milles anglais de long sur une largeur qui varie entre 1 mille et 2 milles et demi ; chacune des pentes du Biafo donne naissance à un glacier, et les deux réunis forment un fleuve congelé et continu d’une longueur de 64 milles anglais, se développant presque en ligne droite, sans autre interruption que les crevasses communes à tous les phénomènes de cet ordre.

Comparés à ces glaciers, qu’on peut à bon droit appeler gigantesques, ceux des Alpes peuvent certainement être qualifiés de petits. Quant aux Andes, on n’y connaît pas jusqu’à présent de glaciers, on ne sait pas non plus avec certitude si quelques-unes des montagnes neigeuses de l’Afrique, le Kilimandjaro, le Kénia en ont ou n’en ont pas. Pour ce qui me concerne, je ne vois rien, cependant, qui s’oppose à leur formation dans les Andes et dans les hautes montagnes d’Afrique.

L’extrémité inférieure des glaciers de la Haute-Asie descend assez bas au-dessous de la limite des neiges éternelles, à 11 000, quelquefois à 10 000 pieds au-dessus du niveau de la mer, dans la chaîne de l’Himalaya. Quelques-uns des glaciers du Thibet descendent encore plus bas ; celui de Bépho s’abaisse, fait vraiment exceptionnel, jusqu’à 9 876 pieds. Ceux du Karakoroum et du Kouen-Loun offrent les mêmes caractères que ceux de l’Himalaya et du Thibet. Un trait commun à tous, c’est qu’ils étaient autrefois bien plus étendus qu’aujourd’hui. La même observation s’applique aux glaciers d’Europe, mais je ne m’arrêterai pas à discuter si l’on n’est pas allé trop loin dans les conclusions qu’on a tirées de ce fait.

L’analogie me fait placer ici ce que j’ai à dire de la limite inférieure des neiges éternelles, qui est, comme on le sait, la ligne au-dessus de laquelle la neige se maintient toute l’année.

Le grand intérêt qu’offre cette question nous a fait considérer, pendant notre voyage, comme un devoir essentiel de noter une série d’observations sur la limite des neiges éternelles. Aussi pouvons-nous offrir des moyennes d’une exactitude satisfaisante pour les trois grandes chaînes ; dans l’Himalaya, versant du sud, cette limite se trouve généralement à une hauteur moyenne de 16 200 pieds ; sur le versant nord, son altitude moyenne est de 17 400 pieds.

Dans le Karakoroum, les neiges les plus basses se tiennent sur le versant du midi, à 19 400 pieds, sur celui du nord, regardant les plateaux du Turkestan, à 18 600.

Dans le Kouen-Loun, les dernières neiges descendent, au sud, à 15 800 pieds, au nord, où elles font face aux plaines du Turkestan chinois, à 15 100 pieds.

Ces différents chiffres sont les moyennes des trois chaînes prises dans toute leur longueur ; mais, en somme, je ferai observer que, dans chacune des chaînes, la partie centrale est celle où la ligue des neiges atteint sa plus grande altitude, tandis qu’elle s’abaisse sensiblement aux deux extrémités, tant à l’est qu’à l’ouest. Il est inutile d’ajouter que cette même ligne remonte à de grandes hauteurs sur les pics à pentes roides, où la neige ne trouve que difficilement des points d’appui. Ainsi on trouve, dans le Thibet, des sommités dénudées et vierges de toute particule neigeuse, même à des altitudes de 20 000 pieds.

Glacier de Nubra. — Dessin de Karl Girardet d’après l’atlas pittoresque de MM. de Schlagintweit.

En comparant maintenant les montagnes de la Haute-Asie avec les grandes chaînes du reste de la terre, nous voyons que les mesures de Humboldt et de Pentland établissent les chiffres suivants pour la ligne des neiges éternelles dans la Cordillère des Andes ; 15 700 pieds pour les Andes de Quito, 15 900 pour les Andes de la Bolivie orientale, 18 000[illisible] pour celles de la Bolivie occidentale. Dans les Alpes, on peut voir cette même ligne descendre à 9 800 pieds aux massifs du Mont-Blanc et du Mont-Rose.

Comme contraste à l’extrême hauteur de la limite des neiges éternelles, on a vu neiger dans l’Himalaya à la minime altitude de 800 mètres, mais c’est là un fait rare qu’on n’a sûrement constaté que deux fois, en 1817 et en 1847. À 5 000 pieds, il n’y a guère, sur dix années, une année sans neiges, mais la neige ne reste que quelques jours, quelquefois même fond au bout de quelques heures. « Il neige, mais on ne le voit pas, » disent très-bien les habitants de Kathmandou, la capitale du Népaul (1 354 pieds d’altitude) ; la neige tombée pendant la nuit en flocons isolés y disparaît aux premiers rayons du soleil.

La hauteur moyenne du Thibet, du Karakoroum et du Kouen-Loun est telle qu’on n’y trouve aucun point situé plus bas que la ligne de chute annuelle des neiges, mais la quantité de celles qui tombent dans ces trois régions est si minime que les cols mêmes s’y peuvent franchir en hiver, et l’hiver est souvent la seule saison où l’humidité de l’air soit assez grande pour se transformer

en pluies ou en neiges.
Pont suspendu dans le Teraï. — Dessin de Hubert Clerget d’après l’atlas pittoresque de MM. de Schlagintweit.


Faune.

La faune de la Haute-Asie offre un grand intérêt ; des animaux de toute espèce se montrent sur les croupes de l’Himalaya jusqu’à l’altitude de 10 000 pieds. Dans les jours les plus chauds de l’été comme dans les froides journées où l’hiver recouvre la terre d’un manteau de neige, les singes cabriolent sur les branches aux larges feuilles vertes ou sur les rameaux à aiguilles des arbres de la famille du sapin ; les épaisses forêts, les crevasses des rochers, les fondrières, les cavernes donnent asile au renard, à l’ours, au léopard, au tigre ; sur les rochers nus, dans les sables provenant de la décomposition du granit et du gneiss, des serpents, dont beaucoup sont venimeux, prennent leur bain de soleil. De gros lézards, pleins de vivacité, courent dans les herbes du sol humide ; des milliers de papillons multicolores volent autour des fleurs splendides, dans les claires matinées du printemps et dans les beaux jours de l’été. Malgré leurs froides ondes, malgré leur cours rapide, les torrents de l’Himalaya sont peuplés de poissons et d’amphibies ; ses forêts sont pleines de faisans dont la chair est excellente et le plumage tellement éclatant qu’il n’en est pas de plus beau, même dans l’Inde ; dans leur compagnie se montrent de petits perroquets bavards, plus nombreux sur les montagnes qu’on ne l’aurait pu supposer, et souvent, bien loin de toute demeure humaine, on entend le chant du coq sauvage et le cri de la poule, qui peuplent encore en grand nombre les solitudes de l’Himalaya, leur patrie primitive.

Mais, quand le voyageur a dépassé l’altitude de 14 000 pieds, quand il se rapproche de la crête himalayenne, ses regards étonnés voient les paysages de la montagne prendre un aspect différent et, en même temps, les animaux des zones inférieures faire place à d’autres espèces. Au lieu du tigre, du léopard, des bêtes carnassières, ce ne sont plus que timides antilopes et animaux à musc ; les oiseaux deviennent de plus en plus rares ; çà et là apparaissent, fourvoyés par mégarde sur les croupes de la montagne, quelques-uns des grands animaux particuliers au Thibet.

Les kyangs ou chevaux sauvages, les yaks ou bœufs tibétains, diverses espèces de grands moutons sauvages, des antilopes, des gazelles errent dans les larges vallées et dans les hauts plateaux rocheux et déserts de la Haute-Asie, non par animal isolé, mais en troupeaux considérables, surprenant au plus haut degré le voyageur dont les regards viennent d’être frappés par la pauvreté ou l’absence de végétation de la contrée. Ces troupeaux, à 18 000 ou 19 000 pieds d’élévation absolue, ne peuvent se procurer leur maigre pitance qu’en parcourant journellement les vastes distances qui séparent les pâturages isolés du pays. Si nous n’avions pas vu ces troupeaux de nos propres yeux, la masse de fumier qu’ils laissent après eux aurait suffi pour nous convaincre de leur présence dans ces parages élevés ; nous y avons, en effet, plusieurs fois trouvé des amas de fumier dont nous nous sommes servi comme de combustible, à la place du bois de chauffage si rare à de pareilles hauteurs.

Tout comme le chamois le plus léger ou la gazelle la plus élancée, ces gros animaux se hasardent, au-dessus de profonds précipices, dans des couloirs resserrés par d’abruptes parois ; on a peine à comprendre comment ils réussissent à y faire passer leurs corps épais et massifs.

De temps en temps, le guide appelle l’attention de ses compagnons sur un glacier éloigné, où son œil perçant, habitué aux grandes distances, vient de découvrir, se chauffant au soleil sur la glace, un yak au poil noir que les autres voyageurs aperçoivent à peine avec leur lunette d’approche.

L’absence presque complète d’oiseaux contraste singulièrement avec la multitude des quadrupèdes ; aucun explorateur encore n’a entendu dans les hautes solitudes, sur les plateaux dépouillés du Karakoroum et du Kouen-Loun, les charmantes mélodies dont les chanteurs ailés remplissent les forêts de l’Himalaya. C’est à peine si l’on y rencontre quelques oiseaux de proie, des vautours, des aigles, que leur vol puissant fait planer sans difficulté au-dessus des cols les plus élevés et qui trouvent à se repaître à satiété sur les charognes des grands mammifères.

Ce qui explique le manque d’oiseau, c’est l’absence presque totale des insectes. Les déjections des quadrupèdes n’y sont pas aussi souvent qu’en Europe le palais du coléoptère stercoraire aux belles et brillantes couleurs.

On sait que les oiseaux se nourrissent surtout d’insectes ; les dernières observations qu’on a faites à ce sujet établissent, en effet, que, sur cent cinquante espèces d’oiseaux, quatorze espèces seulement n’en font pas leur aliment habituel. Ajoutons que l’on ne voit pas de colonnes d’oiseaux de passage traverser les chaînes de la Haute-Asie comme les Alpes d’Europe.

Un autre grand contraste est celui qui résulte, d’une part, de la confiance avec laquelle les rares oiseaux de ces régions s’approchent de l’homme et, d’autre part, de la peur inquiète avec laquelle les grands mammifères le fuient. Cet abandon familier des oiseaux ne se remarque pas seulement dans le Thibet, mais dans d’autres contrées ; il a été signalé, par exemple, dans les îles Gallapagos.

Nous-mêmes, nous avons été témoins de faits curieux. Des corneilles du Thibet nous ont suivis pendant six jours, à des altitudes de 16 000 à 22 000 pieds, attirées par les débris de nos repas. Pendant vingt jours nous parcourûmes des régions qu’aucun pied d’homme n’avait certainement foulées depuis des années. Nous étions, en conséquence, persuadés que les animaux sauvages du pays, n’ayant jamais été poursuivis ni chassés, nous laisseraient approcher d’eux sans la moindre crainte : nous nous trompions du tout au tout ; dès qu’ils nous voyaient, des troupeaux entiers, comme saisis d’épouvante, s’enfuyaient à perdre haleine.

L’une des merveilles de la faune de la Haute-Asie, le plus beau des moutons sauvages, a disparu dans le cours des derniers siècles. Le célèbre Vénitien Marco Polo, qui vivait au quatorzième siècle, en vit un grand nombre dans ses voyages et il les décrivit d’une manière si complète qu’on leur donna le nom d’Oves Polii. On trouve bien encore au Thibet quelques-unes des grandes cornes en spirale qui les distinguaient, mais l’animal lui-même n’a jamais été rencontré depuis Marco Polo par aucun voyageur.

Nulle part au monde on ne trouve de mammifères à des altitudes si élevées que dans le Karakoroum et le Kouen-Loun. Nous avons vu qu’on les rencontre, sinon à demeure, au moins de passage, à des hauteurs de 19 000 pieds ; mais la vie animale ne disparaît pas encore au-dessus de cette altitude. L’existence des infusoires semble, comme dans les Alpes, indépendante de la hauteur au-dessus du niveau de la mer. Comme preuve, nous avons trouvé, par 20 459 pieds d’altitude, dans des rochers ruinés de l’Ibi-Gamin, douze nouvelles espèces d’infusoires, d’une ressemblance frappante avec ceux qu’on a rencontrés jusqu’à ce jour dans les plus hautes régions des Alpes.


Flore.

L’Himalaya, différent du Karakoroum et du Kouen-Loun dans sa constitution géographique et dans sa faune, s’en distingue aussi par sa flore.

Sur les premières croupes de l’Himalaya, entre le Taraï et 3 000 pieds d’altitude, on trouve de splendides palmiers, des fougères arborescentes, de puissants bambous, des gommiers et des figuiers gigantesques, le tout entremêlé des plantes grimpantes les plus variées montant le long des troncs et des branches. L’Inde tropicale elle-même renferme à peine quelques cantons où la végétation soit plus luxuriante que dans cette portion inférieure de la montagne, si remarquable par l’extrême diversité des formes végétales, la splendeur des fleurs et la multitude innombrable des plantes les plus belles du monde. Mais, à partir de 3 000 pieds d’élévation, cette végétation disparaît pour faire place à une flore spéciale, où l’on rencontre encore des plantes tropicales, mais isolées et en petit nombre. Les habitants du pays en cultivent quelques-unes pour leur beauté ou pour leur utilité, ce qui donne souvent à divers coins de cette région l’agréable aspect de vergers et de bosquets bien entretenus.

À cette zone intermédiaire succède celle des forêts qui sont magnifiques surtout dans le Kamaon et le Garhval, région des sources du Gange. La vallée de Baghirati, vallée-mère de ce grand fleuve, est resserrée et serpente en nombreux détours entre deux versants abrupts, il est vrai, mais qui sont loin d’être stériles et nus, car partout, jusque dans les fentes des rochers, croissent des herbes luxuriantes, des plantes, de puissants arbres à feuilles aciculaires d’une hauteur, d’une beauté, d’une splendeur rares dans les autres régions himalayennes. Le pinus longifolia s’y mêle à un pin dont les aiguilles ont deux pouces de longueur et à un cèdre gigantesque qui lui est proche parent, mais ces arbres, quelque magnifiques qu’ils soient, cèdent la palme au vieux deodara, le roi des pins de l’Himalaya pour la grandeur et pour la beauté. On dirait qu’ils craignent tous, et à bon droit, que la main brutale de l’homme, moins habile à édifier qu’à détruire, ne vienne ravager à coups de hache les splendides forêts qu’ils composent, car ils croissent presque toujours sur des parois si escarpées et dans les lieux si inaccessibles que le pied de l’homme ne les foulera certainement jamais.

Ces forêts de résineux sont des forêts vierges aussi bien que les jungles les plus impénétrables et les bois les plus vastes de l’Inde tropicale, mais combien la forêt vierge de l’Himalaya diffère de celle de l’Inde du tropique ! Dans l’Himalaya, chaque arbre grandit à part jusqu’à son entier développement : pas de puissantes plantes grimpantes, pas de fougères arborescentes, pas d’étouffant parasite qui l’enserre jalousement, lui dévore son meilleur suc et lui ravisse l’espace nécessaire à toute sa croissance. Chaque tronc se présente tel qu’il est, avec ses formes propres, dans toute son individualité ; l’œil se repose paisiblement dans ces forêts sur le vert sombre des arbres, sur leurs harmonieuses couleurs et sur les grandes fleurs blanches et rouges des rhododendrons et des magnolias. Dans les jungles, au contraire, ces forêts vierges de l’Inde, toute forme végétale fait le siége d’un autre ; c’est un labyrinthe, un chaos, une débauche d’arbres, d’arbustes et de buissons, de plantes grimpantes fatiguant le regard par leurs couleurs inharmoniques et tranchantes et par la prodigieuse diversité de leurs formes et de leurs feuilles.

Un long séjour dans les jungles est dangereux pour l’homme ; le sol toujours humide, y est souvent recouvert, à plusieurs pouces de profondeur, par le détritus des plantes et des arbres morts ; l’air y est opaque, étouffant, chargé de vapeurs, empesté par les miasmes que produit la corruption des matières organisées. Des ruisseaux troubles et vaseux y traînent languissamment leurs eaux qui, pareilles à celles des étangs et des bas-fonds, sont trop chaudes pour rafraîchir les voyageurs dont elles accroissent, au contraire, la soif. Bues sans mesure, ces eaux excitent un malaise passager, et souvent même donnent des fièvres terribles ou quelque autre maladie dangereuse. Quel contraste absolu avec les forêts vierges de l’Himalaya, avec leur air frais, pur et limpide, avec leurs sources glacées d’une eau délicieuse, avec les murmures de leurs torrents !

D’autres causes contribuent encore beaucoup à donner plus de beauté aux forêts des croupes himalayennes comprises entre 6 000 et 9 000 pieds d’altitude. Ce sont d’abord un climat splendide, un ciel bleu sans le moindre nuage ; puis, au moment où l’on marche, au fond d’une étroite vallée, entre des arbres et des fleurs, à quelque détour du sentier, on voit tout à coup se dresser quelque pic gigantesque portant sur ses flancs et à son sommet des champs de neiges et de glace de plusieurs milliers de pieds de longueur et formant ainsi un splendide contraste avec les tons verts des forêts qui assombrissent toutes les croupes voisines. C’est là un spectacle si inattendu, si imposant, qu’il m’a toujours fait l’impression la plus vive et la plus profonde. Aujourd’hui encore je me rappelle comme si je les voyais les paysages de cette nature si communs dans la région des sources du Gange, paysages qui font de cette contrée la plus belle de l’Himalaya et lui donnent un charme qu’on ne comprend qu’après l’avoir ressenti.

Mais aussi combien change le monde végétal quand le voyageur, franchissant la crête de l’Himalaya, débouche dans les hautes vallées du Thibet ! Les denses et ombreuses forêts de la montagne, font place à des broussailles rabougries, qui n’ont pas toujours la hauteur d’un homme. C’est seulement dans les cantons les plus fertiles qu’à l’aide d’irrigations artificielles croissent quelques arbres fruitiers, des saules de petite taille et des peupliers. Ni mes frères ni moi n’avons trouvé au Thibet quelque chose qui fût vraiment digne du nom de forêt dans le sens complet du mot. Les lamas du cloître bouddhique de Man-Gnang ont bien réussi à faire venir quelques peupliers assez élevés et particulièrement vénérés dans le pays, à l’altitude considérable de 13 457 pieds, mais c’est là un fait très-exceptionnel.

Monastère bouddhiste dans le Thibet. — Dessin de Thérond d’après l’atlas pittoresque de MM. de Schlagintweit.

Sur les hauts plateaux du Karakoroum et du Kouen-Loun, entre 14 000 et 16 000 pieds, croît une espèce particulière de plantes arborescentes, le yabagéré qui ne grandit pas en hauteur, mais se développe horizontalement et se colle pour ainsi dire au sol salé qui le nourrit. Les arbres croissent, dans l’Himalaya jusqu’à 11 800 pieds, limite au-dessous de laquelle s’étendent les immenses forêts que j’ai essayé de peindre.

Sur le versant septentrional du Kouen-Loun, les arbres ne montent plus qu’à 9 100 pieds ; sur le versant méridional il n’y en a pas un seul, parce que l’altitude du pays, même dans les vallées les plus profondes, est trop considérable.

La ligne frontière des céréales se confond en général avec celle qui passe par les lieux habités toute l’année. Toutefois dans l’Himalaya, elles ne dépassent pas 11 800 pieds ; dans le Thibet, elles atteignent environ 14 700 pieds.

Les herbes croissent encore dans l’Himalaya à la hauteur moyenne de 15 400 pieds ; dans le Thibet, la limite extrême est 16 500 pieds, tandis que, dans le Kouen-Loun on ne rencontre plus d’herbes au-dessus de 14 800 pieds.

Les buissons et arbustes s’élèvent jusqu’à 15 200 pieds dans l’Himalaya et jusqu’à 17 000 pieds dans le Thibet, où ils dépassent ainsi sensiblement la ligne de croissance

des herbes. Dans le Kouen-Loun, le versant
Halte sur un plateau du Thibet occidental. — Dessin de Hubert Clerget d’après l’atlas pittoresque de MM. de Schlagintweit.
septentrional offre encore des arbustes à 11 500 pieds ; le

versant méridional a 14 000 pieds d’altitude.

Aussi bien que dans les montagnes d’Europe, on rencontre souvent dans celles de la Haute-Asie de grands rochers s’élevant, comme des îles, du sein d’un glacier et s’y réchauffant aux rayons du soleil beaucoup plus que ne sembleraient devoir le permettre les masses de glaçons et de neiges qui les environnent. L’observateur ordinaire les croit nus, mais l’œil perçant du naturaliste découvre dans leurs fissures quelques plantes phanérogames singulièrement étiolées et rabougries, et néanmoins bien intéressantes puisqu’elles nous fournissent de nouvelles données sur les extrêmes limites de la vie végétale dans les montagnes. Au Thibet, sur les pentes nord-est du col de l’Ibi-Gamin, nous avons vu de ces plantes phanérogames à 19 809 pieds d’altitude. Dans l’Himalaya, près du col de Janti, nous avons rencontré des espèces du même genre à 17 500 pieds. Nulle autre montagne au monde n’offre encore de vie végétale à pareille hauteur puisque les plantes phanérogames les plus élevées découvertes par le colonel Hall dans les Andes du Chimborazo ne se trouvaient qu’à 15 769 pieds d’altitude.


Ethnographie.

Les trois grandes chaînes de la Haute-Asie ressemblent à l’Océan ; elles séparent des races d’hommes et de grandes religions. L’Himalaya entier, moins le Bhoutan, le Sikhim et le Cachemir, est habité par des Hindous qui, nous devons le dire, ne se sont pas conservés aussi purs de tout mélange que leurs frères des diverses castes dans l’Inde propre.

Quelques-unes des peuplades indoues de l’Himalaya, comme les Gorkhas du Népaul, les Dogras et les Sikhs du Chamba et du Jamou, se sont toujours fait remarquer par leur esprit guerrier ; elles se sont généralement montrées peu maniables et difficilement gouvernables ; d’autres tribus, au contraire, sont remarquablement douces, paisibles, hospitalières ; telles sont celles qui habitent le Kamaon et le Garhval.

Presque tous les Indous himalayens sont fervents dans leur religion, bien que beaucoup de leurs pratiques s’écartent des pratiques officielles du vrai brahmanisme. Il n’y a, d’ailleurs, rien d’étonnant à ce que le fanatisme règne en maître chez les riverains du Gange supérieur. Qu’on veuille bien se rappeler que les montagnes sont particulièrement révérées par les Indous et que la région des sources du fleuve sacré est précisément couverte de montagnes à neiges éternelles ; qu’on ajoute à cela que des fakirs fanatiques, venus de tous les coins de l’Inde, parcourent le pays en tous sens ; que la contrée fourmille de lieux saints, de temples, de monuments religieux et que le nombre des Brahmanes y est comme infini. Ces saints prêtres n’ont ni traitements ni revenus fixes, mais ils s’en créent à leur aise, sans peine et sans remords, en se faisant combler annuellement de cadeaux pécuniaires par les fakirs et les pèlerins, pauvres diables qui, dans leur écœurante superstition, cherchent à gagner par des largesses envers les ministres de la religion les jouissances et les bénédictions promises à tous ceux qui prient et font leurs ablutions dans les lieux sacrés, auxquels la seule piété ne leur donnerait certainement pas accès.

Dans le Thibet vit une nation de souche mongole, parlant une langue à part et professant, à l’exception des habitants du Balti, le Bouddhisme, religion qui a des dogmes philosophiques originaux dont notre frère Émile a passé la revue complète dans son livre sur le Bouddhisme au Thibet.

Les Thibétains se divisent en plusieurs tribus : la plus sauvage, la moins civilisée est celle des Hunias, qui sont presque tous cantonnés dans le Haut-Thibet (Gnari Korsoum). Les habitants du Thibet forment, en somme, une nation douce et paisible, plus pastorale qu’agricole. Leur patrie, qui regorge de sel, est aussi très-riche en produits minéraux, en chevaux petits, mais excellents, en grands troupeaux de yaks apprivoisés, en moutons célèbres par leur toison splendide. Malheureusement l’altitude du Thibet et sa situation continentale lui imposent un climat à la fois si rude et si sec que le pays est pauvre en céréales et que ses habitants mourraient positivement de faim si on ne leur apportait régulièrement des vallées de l’Himalaya ce qu’il leur faut de provisions pour vivre.

Le Turkestan, les plaines et les steppes de l’Asie centrale sont parcourus par des tribus nomades de Turkomans, de Mongols et de Kirghiz, qui se sont montrés, à diverses reprises, fougueux musulmans, malgré l’influence et la pression des Chinois dont ils dépendent.

Politiquement parlant, une portion de l’Himalaya — c’est surtout la partie orientale — relève directement des Anglais ; le Thibet occidental et presque tout l’Himalaya nord-ouest appartiennent au royaume de Cachemir dont le maharajah ou roi est indépendant, bien que quelque peu allié et vassal de l’Angleterre. Le Thibet oriental, le Bhoutan, situé dans la portion orientale de l’Himalaya, le Turkestan de Kachgard, et les provinces qui s’étendent à l’est de cette dernière contrée appartiennent à la Chine, qui a su jusqu’à présent soustraire tous ces pays à l’influence de l’Europe, au grand dommage de la géographie et de bien d’autres choses. Heureusement nous avons l’espoir fondé que l’Angleterre, et surtout la Russie, ne tarderont pas à nous ouvrir toutes ces régions.

On lira peut-être avec quelque intérêt les détails suivants sur les lieux d’habitation de la Haute-Asie.

Les nomades, on le sait, n’ont pas de demeures fixes ; les peuplades agricoles sont attachées au sol ; les tribus commerçantes tiennent à la fois du nomade et de l’agriculteur.

L’Himalaya s’élève par une pente tellement abrupte au-dessus des plaines de l’Inde, et ces plaines elles-mêmes sont, surtout à l’ouest, déjà si élevées au-dessus de la mer qu’on ne trouve que bien rarement, même dans les vallées les moins élevées de l’Himalaya, des centres de population d’une altitude inférieure a 1 000 pieds. Les colossales érosions dont j’ai parlé ont donné aux versants des vallées des pentes tellement roides, et le Téraï, cette plaine humide et boisée qui accompagne la base de la chaîne, est tellement insalubre et fiévreuse que les parties les plus basses de l’Himalaya sont loin d’être les plus peuplées. Dans l’ensemble de la montagne, les centres de population sont rares entre 2 000 et 3 000 pieds de hauteur au-dessus du niveau de la mer, la population se presse surtout entre 5 000 et 8 000 pieds. Au-dessus de 10 000, le nombre des villages décroît rapidement, et l’on ne trouve pas, dans tout l’Himalaya, au-dessus de 12 000 pieds, un endroit qui reste habité toute l’année. Il serait, au reste, fort difficile de tracer dans cette chaîne la ligne supérieure extrême au-dessus de laquelle l’homme ne pourrait plus habiter, car le climat n’entre quelquefois pour rien dans l’abandon temporaire de certains centres ; de nombreux villages qu’on déserte en hiver pourraient parfaitement, malgré leur altitude, être habités toute l’année, pour peu que les maisons fussent bien construites ; mais les indigènes préfèrent passer la saison froide dans des lieux moins élevés et, par conséquent, plus chauds. On sait que les Alpes d’Europe offrent aussi des exemples de ce genre d’émigration.

Les circonstances changent du tout au tout dans le Thibet, la contrée de la Haute-Asie dont le niveau général est le plus élevé. Le Thibet, pays faiblement peuplé, a la masse la plus compacte de sa population entre les deux altitudes de 9 000 et de 11 000 pieds. Il n’y a pas, dans toute la contrée, un point habité qui ne soit à 6 000 pieds au moins au-dessus de la mer. Pâturages, hameaux, villages, villes y sont plus élevés au-dessus du niveau général que dans aucun autre pays du monde.

L’endroit le plus haut, habité toute l’année, non pas seulement au Thibet, mais bien sur la terre entière, est le cloître bouddhiste de Hanlé, où vingt prêtres vivent à l’énorme altitude de 15 117 pieds. D’autres cloîtres sont bâtis à une hauteur presque égale, dans la province de Gnari-Khorsoum, sur les rives des lacs Mansaraour et Rakous. Chose curieuse ! le plus haut point habité de l’Europe est aussi un couvent, celui du Saint-Bernard (8 114 pieds).

On peut bien vivre pendant dix et même douze jours, à 16 400 pieds et beaucoup plus haut ; on s’y trouve mal à l’aise, mais sans que la santé y reçoive de coup mortel. Nous le savons par expérience. Quand nous explorions le groupe de glaciers de l’Ibi-Gamin, au Thibet, nous campâmes et nous dormîmes avec les huit hommes de notre suite, du 13 au 23 août 1855, à des hauteurs exceptionnelles, rarement foulées par un être humain. Pendant ces dix jours, notre campement le plus bas fut à 16 642 pieds ; le plus haut à 19 326 pieds, c’est-à-dire et l’altitude la plus considérable, — nous l’affirmons avec certitude, — à laquelle aucun Européen ait jamais passé une nuit. Un autre de nos campements se trouvait à 18 300 pieds ; les autres entre 17 000 et 18 000 pieds.


Relations politiques et commerciales.

L’Himalaya est riche en moissons ; il produit plus de grains que les habitants n’en peuvent consommer ; il regorge de matériaux de construction, il a de splendides forêts et des mines inépuisables. Le Thibet, au contraire, avec son sol élevé et son climat sans pluie, ne produit pas tout le grain nécessaire et la subsistance de ses habitants. En revanche, les gorges étroites et abruptes des fougueux torrents de l’Himalaya ne se prêtent pas à l’élève des bestiaux, faute d’assez de pâturages, et le sel, cette denrée indispensable à la vie, y manque à peu près complétement, tandis que le Thibet est prodigieusement riche en sel et nourrit d’excellents chevaux et des moutons innombrables.

Une telle réciprocité de produits et de besoins a fait naître entre ces deux pays des relations commerciales dont ils ne pouvaient se passer, et l’échange de marchandises dans la Haute-Asie est considérable. En certains endroits se tiennent des marchés où l’on accourt de toutes les parties du Thibet, de l’Himalaya, de l’Asie centrale. L’un des marchés les plus importants est celui de Gartok, chef-lieu de la province tibétaine de Gnari-Khorsoum.

Gartok, ville bâtie près de la rive droite de l’Indus, est située à une telle altitude (15 090 pieds), qu’elle n’est habitée qu’en été. C’est une petite cité perdue dans un labyrinthe de puissantes montagnes ; il n’y a vie qu’aux époques des foires ; mais alors elle offre le spectacle varié et animé d’une ville maritime. Le musulman fanatique et sauvage de l’Asie centrale y fait paisiblement ses affaires avec l’Indou pacifique, le Thibétain débonnaire, et le Chinois à l’exorbitante queue de cheveux. Les mœurs, les religions, les idées des nations qui peuplent le champ de foire de leurs représentants ont beau être totalement différentes les unes des autres, on ne s’en occupe pas, car on n’a qu’une seule idée, celle de l’échange et du commerce. La ville étant beaucoup trop petite pour loger tout le monde, il s’élève dans la large vallée une seconde cité bien plus grande, une ville de tentes qui offre l’aspect le plus curieux. Les tentes tibétaines, faites avec les poils noirs et rudes du yak, y forment un contraste frappant avec les tentes hindoues d’une éblouissante blancheur. Celles des Turkomans sont en feutre ; elles offrent un meilleur abri et se distinguent avantageusement des autres par la variété de leurs couleurs et de leurs ornements artistiques. Gartok est la place commerciale de la terre la plus élevée au-dessus de l’Océan.’Leh, capitale du Ladak (11 527 pieds d’altitude), est aussi importante que Gartok au point de vue commercial. Située à environ une lieue de la rive droite de l’Indus, cette ville, la plus grande du Thibet occidental, est le centre des relations entre Cachemir et l’Asie centrale. De sages mesures ont beaucoup contribue, dans ces dix dernières années, à son agrandissement et à son embellissement. En été, on y trouve souvent rassemblés deux et même trois mille étrangers.

Le grand commerce de ces pays se fait par caravanes. Il faut que ce commerce soit aussi profitable qu’utile ; car, malgré les immenses difficultés à vaincre, on voit toujours se former de nouvelles caravanes qui vont s’aventurant dans des contrées si élevées et si mal partagées sous tous les rapports, qu’on les croirait inaccessibles à l’homme. De routes, dans le sens que nous attachons à ce mot, il ne peut en être question dans un tel pays.

Sans parler des cols élevés que le relief général du pays ne permet pas d’éviter et de tourner, les torrents opposent les plus graves difficultés aux caravanes. C’est que peu d’entre eux sont traversés par des ponts où puissent passer des animaux chargés. S’ils ne sont pas trop profonds, les bêtes les franchissent à gué, mais alors les marchandises se gâtent au contact de l’eau qui rejaillit, ou bien il faut les empaqueter avec un soin, avec des frais que ne comporte pas leur valeur. Le lit des cours d’eau est semé de pierres mobiles obéissant au courant ; l’animal, le cheval, par exemple, tombe et, si l’on a le bonheur de le sauver, on ne rattrape pas toujours sa charge, souvent précieuse, qu’entraînent les flots tumultueux du torrent. Ce n’est pas tout : quand la fonte des neiges a gonflé tout à coup les rivières, les caravanes doivent patiemment attendre sur une rive que les eaux bruyantes de l’inondation aient assez baissé pour qu’on puisse entreprendre de gagner la rive opposée sans un danger trop évident.

Revers septentrional du Kouen-Loun. — Dessin de Hubert Clerget d’après l’atlas pittoresque de MM. de Schlagintweit.

Je crois qu’il est d’un intérêt pratique considérable, non-seulement pour l’Angleterre, mais aussi pour toute l’Europe, de faciliter, par des mesures appropriées, quelque pénible que soit aujourd’hui cette tâche, le commerce avec la Haute-Asie, qui, déjà si considérable, prendrait immédiatement de plus vastes proportions. N’oublions pas qu’on ne met pas toujours par les mêmes moyens les richesses d’un pays à la portée du reste du monde. Les chemins de fer, qui sont indispensables dans l’Inde, ne le sont point dans la Haute-Asie, où l’on ne sentira pas de sitôt la nécessité d’établir de splendides voies carrossables au sein de contrées élevées et presque toujours désertes. Ce dont la Haute-Asie a besoin, ce sont des ponts sur ses plus grands torrents, des routes assez larges pour donner passage à des bêtes de trait plus grandes et plus fortes que les petits et débiles chevaux et mulets du pays. Le chameau à deux bosses de la Bactriane, dont jusqu’à présent on s’est servi sans avoir à s’en plaindre, serait peut-être l’animal le mieux qualifié pour faire le service des marchandises entre l’Asie centrale et le Thibet par les grands cols du Karakoroum.

Quand on aura réussi à acclimater le chameau à deux bosses dans l’Himalaya, quand de meilleures routes sillonneront la Haute-Asie, quand le long de ces voies de communication on aura établi, aux endroits convenables, de petites maisons de refuge sans luxe, mais fournies de quelques approvisionnements, quand on aura écarté les obstacles politiques ou autres qui s’opposent à l’immigration et à la colonisation par l’élément européen, alors luira pour la Haute-Asie un plus brillant avenir ; alors s’y développeront ses ressources immenses, et l’on s’étonnera de la grandeur inattendue de son commerce, de sa richesse inouïe en métaux précieux, du nombre et de la diversité de ses plantes et de ses animaux utiles.

Traduit de l’allemand par Onésime Reclus.



  1. En donnant ici la traduction un peu abrégée d’un Mémoire publié naguère par les Mittheilungen, et dans lequel M. Robert de Schlagintweit a résumé le résultat des travaux de ses frères et des siens sur la région la plus curieuse de l’Asie, nous acquittons une dette cou tractée depuis longtemps envers ces illustres voyageurs par le Tour du monde, auquel ils ont, à plusieurs reprises, adressé de magnifiques spécimens de leur grand atlas pittoresque. Voy. t. I, p. 1, et t. VI, p. 411.