Explication du Sermon sur la Montagne/Chapitre III. Gradation admirable des huit béatitudes.

Œuvres complètes de Saint Augustin
Texte établi par Raulx, L. Guérin & Cie (p. 259-260).
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CHAPITRE III. GRADATION ADMIRABLE DES HUIT BÉATITUDES.

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10. Voilà quelles sont les huit béatitudes ; car ensuite le Sauveur s’adresse en particulier à ceux qui étaient là, en disant : « Vous serez heureux lorsque les hommes vous maudiront et vous persécuteront » tandis que plus haut il s’adressait à tout le monde. En effet, il n’a pas dit : « Bienheureux les pauvres d’esprit » parce qu’à, vous appartient le royaume des cieux, mais : « parce qu’à eux appartient le royaume des cieux » il n’à pas dit : « Bienheureux ceux qui sont doux » parce que vous posséderez la terre, mais : « parce qu’ils posséderont la terre. » Et ainsi du reste, jusqu’a la huitième sentence : « Bienheureux ceux qui souffrent persécution pour la justice, « parce qu’à eux appartient le royaume des cieux. » Mais désormais il parle à ceux qui étaient présents, bien que ce qu’il a dit plus haut s’adressât aussi à eux, et que tout ce qu’il paraît leur dire spécialement convienne également à ceux qui étaient absents ou devaient naître dans la suite. C’est pourquoi il faut porter une sérieuse attention à ce nombre de huit. La première béatitude est celle qui provient de l’humilité : « Bienheureux les pauvres d’esprit,» c’est-à-dire ceux qui ne sont point enflés, dont l’âme se soumet à l’autorité divine, et craint d’être livrée au supplice après la mort, bien qu’elle puisse peut-être s’estimer heureuse en cette vie. De là elle arrive à la connaissance des saintes Écritures, où elle doit se montrer douce par esprit de piété, pour ne pas s’exposer à blâmer ce que des ignorants traitent d’absurde et devenir indocile par d’opiniâtres discussions. Dès lors elle commence à comprendre par quels nœuds elle est enchaînée à ce siècle au moyen de l’habitude et du péché ; par conséquent, dans ce troisième degré, qui est celui de la science, elle pleure la perte du souverain bien, en se voyant retenue à l’autre extrémité. Le quatrième degré est celui du travail, des violents efforts que l’âme fait pour s’arracher au plaisir empoisonné qui la captive. Là on a faim et soit de la justice, et le courage est grandement nécessaire, parce qu’on ne quitte pas sans douleur ce qu’on possède avec joie. Dans le cinquième degré, on donne à ceux qui ont persévéré dans le travail un conseil pour s’en délivrer ; car, sans le secours d’une puissance supérieure, personne n’est capable de se débarrasser de misères si grandes et si compliquées ; et ce conseil si juste, c’est de venir en aide à la faiblesse d’un inférieur, si l’on veut recevoir du secours d’un supérieur ; par conséquent : « Bienheureux les miséricordieux, parce qu’ils obtiendront miséricorde. » Le sixième degré consiste dans la pureté du cœur qui, forte de la conscience des bonnes œuvres, est capable de contempler le souverain bien, qui n’est viable que pour l’intellect serein et pur. Le septième est la sagesse même, c’est-à-dire la contemplation de la vérité, qui pacifie l’homme tout entier, et le rend semblable à Dieu ; d’où cette conclusion : « Bienheureux les pacifiques, parce qu’ils seront appelés enfants de Dieu. » La huitième béatitude rentre, pour ainsi dire, dans la première ; aussi dans l’une et l’autre nomme-t-on le royaume des cieux. Bienheureux les pauvres d’esprit parce qu’à eux appartient le royaume des cieux » puis Bienheureux ceux qui souffrent persécution pour la justice, parce qu’à eux appartient le royaume des cieux ». C’est déjà dire :

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« Qui nous séparera de l’amour du Christ ? » Est-ce la tribulation ? Est-ce l’angoisse ? Est-ce la persécution ? est-cela faim ? est-cela nudité ? Est-ce le péril ? Est-ce le glaive[1] ? » Il y a donc sept degrés dans le travail de la perfection ; car le huitième résume tout dans la gloire, fait voir ce qui est parfait et revient au premier, afin de parfaire les autres degrés par le premier et le dernier.

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CHAPITRE IV. LES SEPT DEGRÉS DE LA PERFECTION ÉGALEMENT MARQUÉS DANS ISAÏE, MAIS PAR GRADATION DESCENDANTE. – SENS MYSTÉRIEUX DU NOMBRE HUIT.

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11. Il me semble que les sept opérations du Saint-Esprit, dont parle Isaïe[2], correspondent à ces degrés et à ces sentences du Sauveur. Mais l’ordre n’est pas le même : car là, on commence parce qu’il y a de supérieur, et ici parce qu’il y a d’inférieur. En effet la prophétie nomme en premier lieu la sagesse et en dernier lieu la crainte de Dieu : mais « la crainte du Seigneur est le commencement de la sagesse. » Si donc nous suivons l’ordre en montant, le premier degré est la crainte de Dieu, le second la piété, le troisième la science, le quatrième la force, le cinquième le conseil, le sixième l’entendement, le septième la sagesse. La crainte de Dieu convient aux humbles, dont on dit : « Bienheureux les pauvres d’esprit » c’est-à-dire ceux qui ne sont point enflés, point orgueilleux, et à qui l’Apôtre dit : « Ne cherchez point à vous élever, mais craignez[3] »c’est-à-dire n’aspirez point à monter. La piété convient à ceux qui sont doux ; car celui qui cherche pieusement, honore la sainte Écriture, ne critique point ce qu’il ne comprend pas encore, et par là même ne résiste pas : ce qui constitue proprement la douceur ; aussi dit-on : « Bienheureux ceux qui sont doux. » La science est le propre de ceux qui pleurent, qui ont appris par les saintes Écritures à connaître dans quels maux ils sont impliqués, maux qu’ils convoitaient dans leur ignorance comme choses bonnes et utiles, et c’est d’eux que l’on dit : « Bienheureux ceux qui pleurent. » La force est le partage de ceux qui ont faim et soif ; ils travaillent en effet dans le but d’obtenir la jouissance du vrai bien et de détacher leur cœur des choses terrestres et matérielles ; et l’on dit d’eux : « Bienheureux ceux qui ont faim et soif de la justice. » Le conseil convient aux miséricordieux, car le seul remède, le seul moyen d’échapper à tant de maux, c’est de pardonner comme nous voulons que l’on nous pardonne, c’est d’aider les autres de tout notre pouvoir, comme nous voudrions nous-mêmes être aidés ; de ceux-là on dit : « Bienheureux les miséricordieux. » L’entendement appartient à ceux qui ont le cœur pur, parce que leur regard purifié peut voir ce que l’œil du corps n’a point vu, ce que l’oreille n’a point entendu, ce qui n’est point monté dans le cœur de l’homme[4] ; et il est dit d’eux : « Bienheureux ceux qui ont le cœur, pur. » La sagesse est le partage des pacifiques chez qui tout est réglé, en qui rien ne se révolte contre la raison, mais où tout est soumis à l’esprit de l’homme qui lui-même obéit à Dieu[5] ; c’est d’eux que l’on dit : « Bienheureux les pacifiques. »
12. Mais le ciel, l’unique récompense de tous, prend des noms divers selon la différence des degrés. Tout d’abord on l’a nommé, parce qu’il est la sagesse souveraine et parfaite de l’âme raisonnable. On a donc dit : « Bienheureux les pauvres d’esprit, parce qu’à eux appartient le royaume des cieux. » C’est comme si l’on disait : « la crainte du Seigneur est le commencement de la sagesse. » L’héritage est promis à ceux qui sont doux ; c’est le testament paternel cri faveur de ceux qui cherchent avec piété : « Bienheureux ceux qui sont doux, parce qu’ils posséderont la terre en héritage. » La consolation est pour ceux qui pleurent, parce qu’ils savent ce qu’ils ont perdu et dans quels maux ils sont plongés. Bienheureux ceux qui pleurent, parce qu’ils seront consolés. » Le rassasiement est réservé à ceux qui ont faim et soif, comme une réfection nécessaire à ceux qui travaillent et combattent courageusement pour leur salut : « Bienheureux ceux qui ont faim et soif de la justice, parce qu’ils seront rassasiés. » La miséricorde est pour les miséricordieux, qui mettent en pratique le vrai, le meilleur conseil, afin de recevoir d’un plus puissant ce qu’ils accordent eux-mêmes à de plus faibles : « Bienheureux les miséricordieux parce qu’ils obtiendront miséricorde. » A ceux qui ont le cœur pur, la faculté de voir Dieu, parce que leur regard purifié peut contempler les choses éternelles : « Bienheureux ceux qui ont le cœur pur, « parce qu’ils verront Dieu. » Aux pacifiques la ressemblance avec Dieu, parce qu’ils possèdent la sagesse parfaite et qu’ils sont formés à l’image de

  1. Rom. 8, 35
  2. Isa. 11, 2,3
  3. Rom. 11, 20
  4. Isa. 64, 4 ; 1Co. 2, 9
  5. Rét. l.1, ch. 19, n. 1.