Explication d’une énigme chinoise


EXPLICATION

d’une Énigme chinoise proposée par le docteur Morrisson[1].

M. Morrison, dans son Dictionnaire Anglais-Chinois donne, au mot enigma (part. III p. 142)[2], la transcription d’une énigme chinoise dont le sens doit se tirer de la forme accidentellement donnée à certains caractères. Il n’y a joint aucune explication, parce que, dit-il, les personnes versées dans le Chinois la comprendront aisément. Effectivement, cette énigme n’est pas très-difficile à deviner ; mais il faut quelques détails pour la rendre généralement intelligible. On la trouvera sur la planche lithographiée ci-jointe[3]. Elle consiste en douze caractères diversement altérés ; pour indiquer un sens différent de celui qu’ils auraient s’ils étaient écrits correctement. À côté de chaque Caractère, j’ai mis, à gauche, le signe exact, et à droite, la valeur nouvelle qu’il acquiert en Chinois, par l’effet des changemens qu’on lui a fait subir.

No. 1. Ye, nuit. Ce caractère est fort allongé ; il faut entendre ye tchhang, une longue nuit.

No. 2. Tchin, oreiller, traversin. Ce caractère est couché horizontalement, houng tchin, l’oreiller étant mis en travers.

No. 3. i, pensée. Ce signe composé renferme l’image du cœur, qui est ici déplacée, et répétée à gauche ; i sin waï, le cœur de I dérangé, pour le cœur et les pensées troublées.

No. 4. Youeï, lune, écrit obliquement sie youeï, la lune inclinée (à l’horizon).

No. 5. Keng, veille, répété trois fois, san keng, trois veilles, pour à la troisième veille.

No. 6. Khaï, ouvrir ; on n’a écrit que la moitié de ce caractère qui est formé de l’image de porte : men pan khaï, pour la porte à moitié ouverte.

No. 7. Ming, vie, écrit en raccourci, touan ming, la vie courte.

No. 8. Kin, maintenant, renversé, tao kin ; mais le mot qui exprime le sens de renversé, tao, signifie aussi jusque, jusque maintenant, jusqu’à présent.

No. 9. Sin, croire, dans ce caractère doit entrer l’image de bouche, on l’a supprimée, c’est donc sin sans bouche, wou kheou sin ; mais kheou sin signifie aussi nouvelle, wou kheou si, nulle nouvelle.

No. 10. Kan, foie, l’organe de l’âme, tracé d’une manière très-allongée, kan tchhang, sentimens prolongés, éternels.

No. 11. Wang, espoir, écrit en deux parties séparées, wang touan, espoir interrompu, détruit.

No. 12. Laï, venir, ce caractère doit contenir deux fois l’image d’homme ; mais on l’a omise, ce qui fait un laï sans homme ; wou jin laï, c’est-à-dire, personne ne vient.

On voit qu’il y a à proprement parler, douze énigmes ou logogryphes, et que chaque signe altéré est le sujet d’une petite phrase qui s’applique et au signe altéré, et à un autre objet qu’il faut deviner. Il en résulte les quatre vers suivans qui sont réguliers. »

Ye tchhang, houng tchin, i sin waï
Sie youeï, san keng, men pan khaï :
Touan ming, tao kin wou kheou sin,
Kan tchhang, wang touan ; wou jin laï »

Dans une longue nuit, couché sur l’oreiller, mon cœur
est troublé de pensées.
La lune s’abaisse, on est à la troisième veille ; ma porte
est à moitié entrouverte.
La vie est courte ; jusqu’ici je n’ai pas de nouvelles.
Mes sentimens sont durables, mais j’ai perdu l’espoir ;
personne ne vient.

Rien n’est plus commun que cette espèce de gryphe, où l’on fait allusion à la forme des caractères, considérés avec ou sans altération. Puisque j’en suis venu à parler de ces bagatelles difficiles, difficiles nugœ, j’en donnerai quelques autres exemples. Dans le caractère se (pl. no. 13.) volupté, la partie supérieure où la tête ressemble au caractère qui signifie couteau (no. 14) ; de là l’expression tao-theou, (no. 14 et 15), tête en couteau, qui signifie voluptueux.

On demande quelle est la chose que Thang (no. 16) (l’empereur Yao), et Iu (no. 17) (l’empereur Chun), avaient, et que cependant Yao (no. 20) et Chun (no. 21) n’avaient pas ; que les dynasties de Chang (no. 18) et de Tcheou (no. 19) avaient ; et que leurs fondateurs Tang (no. 22) et Wou-wang (no. 23) n’avaient pas ; qui se trouve dans l’ancienne littérature (Kou-wen, no. 24) et qui n’existe pas dans la nouvelle (Kin-wen, no. 25). On répond la bouche (no. 26) qui se trouve dans les noms de Thang, de Iu, de Chang, de Tcheou, et dans le mot kou, et qui ne se trouve pas dans les mots yao, chun, tching, wou, kin.

Du haut en bas, de droite à gauche, deux debout, deux couchés, en tout quatre croix et huit têtes : c’est le caractère Tsing (puits, no. 27), qui satisfait à ces conditions. Remarquez qu’il y a une double équivoque, parce que le caractère qui a la forme d’une croix signifiant dix, on peut lire quarante-huit têtes.

Quel est le caractère qui a quatre bouches et un dix ? Quel est celui qui a quatre, dix et une bouche ? Le premier est thou (carte, no. 28), le second pi (fin, no. 29).

Il y a un caractère qui est l’objet d’un jeu semblable : un trait de plus, il est froid (ping, glace, no. 31) ; deux traits de moins, il est petit (siao, no. 32) ; changez un trait, c’est du bois (mou) ; redressez-le, c’est un ruisseau (tchhouan, no. 28), le second pi (fin, no. 29).. 34). Ce caractère est chouï (eau, no. 30). Il y a un autre petit conte au sujet du même caractère : deux bossus se tournaient le dos, un plaisant vint dresser une perche entre eux et dit : Voilà de l’eau, la raison de cette impertinence se voit dans la forme du caractère chouï.

En voila assez sur ces puérilités dont je n’aurais jamais dit un seul mot, s’il ne s’était présenté une occasion d’en parler une fois pour n’y revenir jamais. Ces allusions à la forme des caractères n’ont aucun sel pour nous, et il est même difficile de les faire bien comprendre ; sans cela, j’aurais pu en offrir de moins insignifiantes. Les Chinois ont aussi des énigmes proprement dites, dans lesquelles il entre un peu plus d’invention. Ce sont des définitions qu’on laisse incomplètes à dessein pour que le lecteur puisse suppléer ce qui y manque. Par exemple : qu’est-ce qui distingue clairement la succession des affaires, et qui se souvient fidèlement des paroles des hommes ? — L’histoire. — Qu’est-ce qui suit un homme à cent lieues, habite avec lui —, n’a besoin ni de thé, ni de riz, ni de fleurs, ne craint ni l’eau, ni le feu, ni les armes, et disparaît quand le soleil est couché ? — L’ombre. — Qu’est-ce qui est tourné vers le nord quand vous regardez vers le Midi, qui s’afflige et se réjouit avec vous ? — Un miroir, etc. Les plus difficiles parmi ces bagatelles, sont celles où l’on fait entrer des allusions à des traditions ou à des anecdotes peu connues, ou bien des substitutions de mots homophones. Ce sont les turlupinades du XVII siècle et les calembours du XIX siècle. Les Chinois ont de ces recueils, comme ils en ont d’Ana, de Rébus, de Quolibets, et de mille autres sortes de futilités. Sur ce point même, ils peuvent soutenir la comparaison avec les Européens. Il y a à la bibliothèque du roi un petit volume qui appartenaît autrefois au séminaire des missions étrangères.

C’est un recueil d’énigmes, en chinois Ya-mi ; Fourmont en a traduit le titre : Histoire de Ya-Mi, et a vu dans l’ouvrage un roman dialogué : est enim ex eorum genere quœ nos romans dicimus, sed per dialogos et personas, quo modo sunt comœdiœ. C’est de la même manière qu’il a rendu Phi-pa-ki, histoire de la Guitarre, par histoire de Pi-pa ; Si-siang-ki, le pavillon occidental, par histoire de Si-siang ; Iu-kiao-li, les belles Iu et Li, par histoire de Iu-kiao ; Hao-kieou-tchouan, l’union bien assortie, par histoire de Hao-kieou. Il faisait ainsi des noms propres imaginaires de tous les mots qu’il n’entendait pas. Les titres des livres chinois étaient pour lui autant d’énigmes, et il ne lui est pas arrivé souvent d’être heureux à les deviner.

A. R.[4]

  1. Note Wikisource : Le sommaire de la présente revue donne pour titre de cet article : « Explication d’une Énigme chinoise proposée par le docteur Marshman »… mais c’est clairement une coquille. Cet article a en réalité été écrit par Abel-Rémusat qui l’a signé de ses initiales et l’a repris dans une compilation de ses articles, dont le facsimilé est présent sur Gallica. Par contre, cet article fait bien référence à une énigme initialement proposée par le docteur Morrisson dans son dictionnaire Anglais-Chinois.
  2. Note Wikisource : voici un scan tiré de cette page 142 de l’ouvrage « A dictionary of the Chinese language, in three parts, part III. » de Robert Morrison (1782-1834), dont le facsimilé se trouve sur IA :
  3. Note Wikisource : cette planche lithographiée est manquante dans le facsimilé de référence, mais cette même planche a été récupérée dans l’ouvrage « Mélanges asiatiques, ou Choix de morceaux critiques et de mémoires relatifs aux religions, aux sciences, aux coutumes, à l’histoire et à la géographie des nations orientales. Tome 2 » par M. Abel-Rémusat dont le facsimilé se trouve sur Gallica :
  4. Note Wikisource : Abel-Rémusat