Experience et Prédiction/I/§ 2. Le Langage

Traduction par Wikisource .
The University of Chicago Press (p. 16-19).
§ 2. Le langage

On peut se demander si tout processus de pensée a besoin du langage. Il est vrai que la plupart des pensées conscientes sont liées à la forme du langage, même si c’est peut-être de manière plus ou moins lâche : les lois du style sont suspendues, et des groupes de mots incomplets sont fréquemment utilisés à la place de propositions entières. Mais il existe d’autres types de pensée, de caractère plus intuitif, qui ne contiennent peut-être pas d’éléments psychologiques pouvant être considérés comme constituant un langage. C’est une question que les psychologues n’ont pas encore définitivement résolue.

Mais ce qui est incontestable, c’est qu’il s’agit là d’une question qui relève uniquement de la psychologie et non de l’épistémologie. Nous avons rappelé que ce n’est pas la pensée dans sa réalité qui constitue l’objet de l’épistémologie, mais que c’est la reconstruction rationnelle de la connaissance qui est considérée par l’épistémologie. Et la connaissance reconstruite rationnellement ne peut être donnée que sous forme de langage — cela n’a pas besoin d’être expliqué davantage, puisque cela peut être considéré comme faisant partie de la définition de ce que nous appelons la reconstruction rationnelle. Nous sommes donc en droit de nous limiter à la pensée symbolisée, c’est-à-dire à la pensée formulée dans le langage, lorsque nous commençons l’analyse de la connaissance. Si quelqu’un venait à objecter que nous laissons de côté par ce procédé certaines parties de la pensée qui n’apparaissent pas dans la forme langagière, l’objection trahirait une mauvaise compréhension de la tâche de l’épistémologie, car les processus de pensée n’entrent dans la connaissance, au sens où nous l’entendons, que dans la mesure où ils peuvent être remplacés par des chaînes d’expressions linguistiques.

Le langage est donc la forme naturelle de la connaissance. Une théorie de la connaissance doit par conséquent commencer par une théorie du langage. La connaissance étant donnée par des symboles, les symboles doivent être le premier objet de l’enquête épistémologique.

Qu’est-ce qu’un symbole ? On ne saurait trop insister sur le fait que les symboles sont avant tout des corps physiques, comme toutes les autres choses physiques. Les symboles utilisés dans un livre sont des surfaces d’encre, alors que les symboles du langage parlé sont des ondes sonores qui sont aussi physiquement réelles que les surfaces d’encre. Il en va de même pour les symboles utilisés de manière dite « symbolique », tels que les drapeaux ou les crucifix ou certains types de salutation par un mouvement de la main ; tous sont des corps ou des processus physiques. Ainsi, un symbole, dans son caractère général, ne diffère pas des autres choses physiques.

Mais, en plus de leurs caractéristiques physiques, les symboles ont une propriété que l’on appelle généralement leur signification. Quelle est cette signification ?

Cette question a préoccupé les philosophes de toutes les époques et se trouve au premier plan des discussions philosophiques contemporaines ; on ne peut donc pas s’attendre à ce que nous donnions une réponse définitive dès le début de notre étude. Nous devons commencer par une réponse provisoire qui peut orienter notre recherche dans la bonne direction. Formulons notre première réponse comme suit : La signification est une fonction que les symboles acquièrent en étant mis en correspondance avec des faits.

Si « Paul » est le nom d’un certain homme, ce symbole apparaîtra toujours dans les phrases concernant les actions ou le statut de Paul ; ou si « nord » signifie une certaine relation d’une ligne avec le pôle Nord de la Terre, le symbole « nord » apparaîtra en relation avec les symboles « Londres » et « Édimbourg », comme par exemple dans la phrase « Édimbourg est au nord de Londres », parce que les objets Londres et Édimbourg sont en relation avec le pôle Nord correspondant au mot « nord ». Ainsi, la tache de carbone « nord » devant vos yeux a un sens parce qu’elle se trouve en relation avec d’autres taches de carbone de telle sorte qu’il y a une correspondance avec des objets physiques tels que les villes et le pôle Nord. La signification n’est que cette fonction de la tache de carbone acquise par cette connexion.

Pour comprendre cette situation, il faut tenir compte d’une chose. La fonction de signification d’un symbole ne dépend pas seulement du symbole et des faits en question ; elle dépend aussi de l’utilisation de certaines règles appelées règles de langage. Le fait que l’ordre des noms de villes dans la phrase citée précédemment doit être celui donné, et non l’inverse, est stipulé par une règle de langage, sans laquelle le sens du mot « nord » serait incomplet. On peut donc dire que seules les règles du langage confèrent un sens à un symbole. Il fut un temps où l’on trouva des pierres couvertes de sillons cunéiformes ; il fallut attendre longtemps pour que les hommes découvrent que ces sillons avaient une signification et constituaient dans l’Antiquité l’écriture d’un peuple cultivé, l’« écriture cunéiforme » des Assyriens. Cette découverte comprend deux faits : premièrement, qu’il est possible d’ajouter un système de règles aux sillons des pierres de manière à ce qu’ils entrent en relation avec des faits de l’histoire humaine ; deuxièmement, que ces règles ont été utilisées par les Assyriens et que les sillons ont été produits par eux. Cette seconde découverte est d’une grande importance pour l’histoire, mais pour la logique, c’est la première découverte qui est importante. Pour conférer le nom de symboles à certaines entités physiques, il suffit que des règles puissent leur être ajoutées de telle sorte qu’il en résulte une correspondance avec les faits ; il n’est pas nécessaire que les symboles soient créés et utilisés par l’homme. Il arrive que de grosses pierres se désagrègent, sous l’action de l’atmosphère, de telle sorte qu’elles prennent la forme de certains mots ; ces mots ont un sens, bien qu’ils n’aient pas été créés par l’homme. Mais le cas est encore particulier dans la mesure où ces symboles correspondent aux règles du langage ordinaire. Il se pourrait aussi que des formes, obtenues par des processus naturels, nous transmettent l’histoire de l’Europe si l’on y ajoutait un certain système de règles nouvelles, mais cela ne semble pas très probable. Il resterait à savoir si nous pourrions trouver ces règles. Mais très souvent, nous inventons de nouveaux systèmes de règles à des fins particulières pour lesquelles des symboles spéciaux sont nécessaires. Les panneaux de signalisation et les feux utilisés pour réguler le trafic automobile forment un système de symboles différent du langage ordinaire en termes de symboles et de règles. Le système de règles n’est pas une classe fermée ; il s’élargit continuellement en fonction des exigences de la vie. Il faut donc distinguer entre les caractères symboliques connus ou inconnus, entre les symboles réels et les symboles virtuels. Les premiers sont les seuls importants, car seuls les symboles réels sont employés, et c’est pourquoi le mot « symbole » est utilisé dans le sens de « symbole réel » ou « symbole en usage ». Il est évident qu’un symbole acquiert ce caractère non par des qualités intérieures mais par les règles du langage et que toute chose physique peut acquérir la fonction de symbole si elle remplit certaines règles données du langage, ou si des règles appropriées sont établies.