Expérience et Prédiction/I/§ 5. Extension de la théorie physique de la vérité aux propositions d’observation du langage ordinaire

§ 5. Extension de la théorie physique de la vérité aux propositions d’observation du langage ordinaire

La théorie de la vérité de la signification repose sur l’hypothèse que les propositions peuvent être vérifiées comme vraies ou fausses. Nous avons donc développé cette théorie pour un exemple dans lequel la question de la vérifiabilité peut être facilement réglée. Or, les propositions du langage ordinaire sont de types très différents et on peut se demander, au moins pour certains de ces types, si la vérification est possible. Si nous voulons étendre la théorie de la vérité de la signification et la théorie physique de la vérité au langage ordinaire, il sera raisonnable de commencer par un type de proposition pour lequel la vérification ne présente aucune difficulté.

Ce type de proposition assez simple est donné par des phrases du type « Il y a une table », « Ce bateau à vapeur a deux cheminées » ou « Le thermomètre indique 15° centigrades ». Nous les appellerons propositions d’observation parce qu’elles concernent des faits accessibles à l’observation directe — au sens courant de ce mot. Cette question sera examinée plus précisément par la suite ; on montrera que parler de vérification directe pour ces propositions présuppose une certaine idéalisation des conditions réelles. Cependant, il est de bonne méthode de commencer par une certaine approximation de la situation réelle et non par le problème de la connaissance dans toute sa complexité ; pour l’instant nous partirons donc du présupposé que pour les phrases d’observation une vérification absolue est possible, et nous maintiendrons ce présupposé tout au long du présent chapitre de notre enquête.

Nous commencerons par la question de la théorie physique de la vérité et nous reporterons le problème de la signification à la section suivante. Cet ordre de l’enquête est dicté par le résultat de la section précédente, qui a montré que la signification est une fonction de la vérité ; il vaut donc mieux commencer par la question de la vérité.

Nous pouvons en effet appliquer notre idée que la vérité est une correspondance entre des symboles et des faits établis par les règles du langage ; mais cette correspondance n’est pas toujours facile à voir. La correspondance n’est évidente que dans la mesure où l’on trouve des termes qui dénotent des objets physiques. C’est ce qui ressort de la méthode utilisée pour définir ces termes. À cet effet, on pourrait imaginer un « dictionnaire » qui donnerait d’un côté les mots, de l’autre des échantillons des choses réelles, de sorte que ce dictionnaire ressemblerait à une collection de spécimens, comme un zoo, plutôt qu’à un livre. Il est plus difficile d’établir la correspondance pour les termes logiques tels que les nombres. Nous avons cité l’exemple suivant : « Ce bateau à vapeur a deux cheminées ». Pour ce qui est des termes « vapeur » et « cheminées », les objets correspondants se trouveront dans notre collection de spécimens — mais qu’en est-il de « deux » ? Dans ce cas, il faut chercher la définition du terme et la substituer au terme. Il s’agit là d’une question assez compliquée ; mais la logique moderne montre en principe comment procéder. Nous ne pouvons entrer ici dans une description détaillée et ne pouvons que résumer la méthode développée dans les manuels de logistique. Il est démontré qu’une phrase contenant « deux » doit être transformée en une « proposition d’existence » contenant les variables x et y ; et, si nous introduisons cette définition dans notre phrase originale concernant le bateau à vapeur, nous trouverons finalement une correspondance entre les cheminées et ces symboles y et x. Ainsi, le terme « deux » est également réduit à une correspondance.

Reste le terme « a ». Il s’agit d’une fonction propositionnelle exprimant la possession. Les fonctions propositionnelles d’un type aussi simple peuvent être imaginées comme étant contenues dans notre collection de spécimens. Ce sont des relations, et les relations y sont données par des exemples qui les représentent. Ainsi, la relation « possession » pourrait être exprimée, par exemple, par un homme portant un chapeau, un enfant tenant une pomme, une église ayant une tour, etc. Cette méthode de définition n’est pas aussi stupide qu’il n’y paraît à première vue. Elle correspond à la manière dont un enfant apprend la signification des mots. Les enfants apprennent à parler en entendant des mots en relation immédiate avec les choses ou les faits auxquels ils appartiennent ; ils apprennent à comprendre le mot « a » parce que ce mot est utilisé dans des occasions telles que celles décrites. Notre collection de spécimens correspond au grand jardin zoologique de la vie à travers lequel les enfants sont guidés par leurs parents.

Nous voyons que la correspondance entre la phrase et le fait peut être établie si la phrase est vraie. Elle présuppose évidemment les règles du langage ; mais elle présuppose plus : elle nécessite la pensée. Le jugement « La phrase est vraie » ne peut se faire sans comprendre les règles du langage. Cela est nécessaire car toute correspondance n’est une correspondance qu’au regard de certaines règles. Parler de correspondance entre le corps de l’homme et le costume de l’homme suppose une règle de comparaison, car il y a beaucoup de points sur lesquels le costume et l’homme diffèrent totalement. Ce que l’on peut dire ici, c’est qu’en appliquant certaines règles — dans le cas de cet exemple, des règles géométriques — on trouve une correspondance entre ces deux types d’objets. Il en va de même pour la comparaison entre les symboles et les objets, et c’est pourquoi cette comparaison nécessite la pensée. La théorie physique de la vérité ne peut donc pas nous libérer de la pensée. Cependant, ce qu’il faut penser, ce n’est pas la phrase originale a, mais la phrase « La phrase a est vraie ». On peut admettre qu’il s’agit là d’une question psychologique et qu’il est peut-être psychologiquement impossible de séparer la pensée de a et celle de « a est vrai » ; ce n’est que pour une phrase a très compliquée que cette séparation pourrait être possible. Une phrase du type « Cette proposition est vraie » concerne un fait physique, à savoir une certaine relation entre les symboles, en tant que choses physiques, et les objets, en tant que choses physiques. Pour donner un exemple : la proposition « Ce bateau à vapeur a deux cheminées » concerne un fait physique ; la proposition A qui se lit « La proposition “Ce bateau à vapeur a deux cheminées” est vraie » concerne un autre fait physique qui inclut le groupe de signes « Ce bateau à vapeur a deux cheminées. » C’est pourquoi nous appelons notre théorie la théorie physique de la vérité. Mais cette théorie ne vise pas à rendre la pensée superflue ; elle soutient seulement que l’objet d’une proposition énonçant la vérité est lui-même un objet physique.

La théorie physique de la vérité comporte des difficultés qui ne peuvent être résolues que dans le cadre d’une théorie des types. L’une des énigmes qui se posent ici est la suivante : si la phrase a est vraie, cela implique que la phrase A, qui se lit « La phrase a est vraie », est vraie aussi, et vice versa ; a et A ont donc la même signification, selon le deuxième principe de la théorie de la vérité de la signification. Mais la théorie physique de la vérité distingue les deux phrases comme concernant des faits différents. Pour justifier cette distinction, il faut supposer que les deux phrases sont de types différents et que la théorie de la vérité de la signification ne s’applique qu’aux phrases de même type. La phrase a ne peut pas concerner un fait comprenant la phrase a ; que nous puissions déduire de a à A n’est possible que parce que la phrase a, en nous étant présentée, se montre à nous et fournit de nouveaux matériaux qui peuvent être pris en compte dans la phrase A d’un niveau plus élevé. Des réflexions de ce genre ont conduit Tarski[1] à la preuve rigoureuse qu’une théorie de la vérité ne peut être donnée dans la langue concernée, mais exige une langue d’un niveau supérieur ; par cette analyse, certains doutes[2] émis à l’encontre de la théorie physique de la vérité ont pu être dissous.

  1. A. Tarski, « Der Wahrheitsbegriff in den formalisierten Sprachen », Studia Philosophica (Varsovie, 1935) ; cf. aussi Actes du Congrès International de Philosophie Scientifique (Paris : Hermann & Cie., 1936), Vol. III : Langage, contenant les contributions d’A. Tarski et de Marja Kokoszynska sur le même sujet. Une autre contribution de Marja Kokoszynska se trouve dans Erkenntnis, VI (1936), 143 ff.
  2. C. G. Hempel, « On the Logical Positivist’s Theory of Truth », Analysis, II, No. 4 (1935), 50.