Expédition de Garibaldi dans les Deux Siciles/03

Expédition de Garibaldi dans les Deux Siciles
Revue des Deux Mondes, 2e périodetome 32 (p. 915-945).
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EXPEDITION
DES DEUX-SICILES
SOUVENIRS ET IMPRESSIONS PERSONNELLES

III.
COSENZA ET LA BASILICATE.

I

Les soldats de Garibaldi, — ou de la brigade Eber, pour ne parler que de ce que j’ai vu, — étaient las, on l’eût été à moins, après les marches qui les avaient conduits à travers une partie des Calabres jusqu’à Marcellinara. La capitulation du général Cardarelli, qui ajournait une bataille espérée, n’était accueillie qu’avec mécontentement ; chacun s’arrangea néanmoins pour s’assurer un sérieux repos. Le jour de notre arrivée et le lendemain, nous restâmes à Marcellinara, où notre état-major était gracieusement hébergé dans la maison du baron de San-Severino. Pour ma part, ce repos me fit grand bien, car un cruel accident me l’avait rendu nécessaire. Peu d’heures après avoir quitté Maïda, j’avais été frappé au-dessus de la cheville par un coup de pied de cheval lancé à toute volée, et qui avait failli me jeter hors de selle. Mon pied tuméfié, piqué de taches violettes, n’avait plus forme humaine ; c’est à grand’peine que j’avais pu demeurer à cheval pour terminer l’étape. On me coucha sur un lit où je m’étendis avec délices, et, grâce au colonel Eber, qui possédait de l’arnica, j’employai trente-six heures à me soigner.

On comprendra facilement que je ne puisse faire aucune description de Marcellinara : par les fenêtres ouvertes de ma chambre, j’apercevais les larges tiges des figuiers, plus loin des montagnes, et sur l’un des plus hauts sommets la petite ville de Tiriolo, qui, ainsi vue à distance, me rappelait les acropoles escarpées dont les ruines couvrent les lieux élevés de la Grèce. La maison de notre hôte se présentait à nous vaste et spacieuse ; tous les escaliers étaient de marbre vert antique, luxe inconcevable en France, mais qui là est fort simple, car les carrières sont proches d’où l’on tire à profusion ces marbres précieux. Des peaux de loup et de renard répandues sur les dalles attestaient que dans le pays environnant la chasse est abondante.

Malgré mon immobilité forcée, je ne m’ennuyais pas. Notre hôte nous témoignait un empressement qui nous prouvait que les Calabres ont conservé intactes leurs antiques traditions d’hospitalité. Les officiers de notre état-major me laissaient rarement seul ; c’étaient pour la plupart des Hongrois. Par leur nature à la fois naïve et hardie, les Hongrois inspirent un sérieux intérêt. Beaux parleurs, de tournure élégante, d’une bravoure proverbiale, complaisans et fort doux, ils offrent un type particulier auquel je ne vois rien de comparable chez nous. Ce n’est pas le gentleman, qui a quelque chose d’étriqué, d’anguleux, et qui n’agit-jamais qu’en vertu de certaines conventions ; ce n’est pas non plus le gentilhomme, race absolument disparue aujourd’hui, et qui, par le souvenir que nous en avons gardé, semble avoir eu je ne sais quoi de protecteur et de servile, de courageux et d’immoral. Les Magyars sont mieux que cela : ils sont chevaleresques ; ce sont des enfans héroïques. Ils se content volontiers de belles histoires pleines d’apparitions et de fantômes ; ils se jettent à travers les escadrons pour y conquérir, sabre en main, un cheval qui leur a plu ; ils restent dix années et plus enfermés dans une forteresse, au carcere duro, sans daigner solliciter leur grâce, et dans les batailles on ne les voit jamais reculer. J’ai vécu au milieu d’eux, ce sont des hommes capables de grandes choses ; ils l’ont déjà prouvé et le prouveront encore. Ils me rappelaient sans cesse les Niebelungen : « Ces seigneurs issus de haute race étaient humains, très renommés, d’une valeur sans pareille ; ils firent des prodiges dans les terres d’Attila. » Et n’est-ce point aussi au général Türr, leur jeune chef, qu’on peut appliquer ce portrait du Sigefried de l’épopée allemande : « Ce guerrier louable se reposait rarement ; personne n’osait l’insulter depuis qu’il portait les armes ; il ne cherchait que les combats, et son bras le rendit fameux par-delà les terres étrangères ? » Les Hongrois aiment leur patrie avec fureur et tendresse ; leur voix se trouble quand ils disent : Magyar orszàg, la terre des Magyars ; c’est pour eux une sorte de paradis terrestre d’où ils ont été expulsés, et qu’il leur sera donné de reconquérir. Rarement ils en parlent, semblables à ces amans désespérés qui ne prononcent jamais le nom de leur maîtresse absente. À Catanzaro, Eber, qui est excellent musicien, improvisait sur un piano des mélodies attristées. Je lui demandai de me jouer l’air national des Hongrois, la marche de Rakoczy. Son visage, habituellement très pâle, s’éclaira d’une rougeur subite : « Non pas cela ! me répondit-il avec vivacité. En Hongrie, je vous le jouerai tant que vous voudrez ; mais c’est impossible, tant que la patrie ne sera pas à nous. » Ils ont pour l’Autriche une haine terrible ; j’en ai connu un qui terminait tous ses discours en disant : « Et Dieu maudisse la maison de Habsbourg ! » C’était son delenda Carthago ! Ils aiment la liberté avec passion, et tous sont prêts à dire, comme leur poète Petöfi Sandor : « Liberté, tu es la divinité de mon âme ! Liberté, ô ma déesse, c’est pour toi seule que je vis encore, pour toi seule ! Et qu’un jour pour toi je meure ! Et au bord de la tombe, si pour toi je puis verser mon sang, je bénirai ma vie maudite ! »

La plupart de ceux qui étaient avec nous avaient connu les dévorantes mélancolies des prisons d’état. Incarcérés après les événemens de 1849, ils étaient restés de longues années dans les forteresses de Comorn, d’Arad, du Spielberg ; ils en avaient conservé une taciturnité qui parfois leur fermait la bouche pendant des jours entiers, après lesquels succédait tout à coup un flux de paroles, comme s’ils eussent été subitement rappelés à la sensation de leur délivrance. À les voir, les mains derrière le dos, la tête inclinée sur la poitrine, l’œil rêveur, se promener de long en large dans une chambre, on pouvait dire à coup sûr combien de pieds mesurait le cachot qui les avait si longtemps gardés. Ils souriaient à cette observation, s’asseyaient ; mais l’habitude contractée pendant leur solitaire emprisonnement reprenait sa tyrannie : ils se levaient et recommençaient leur promenade régulière et toujours limitée au même nombre de pas. Presque tous ils avaient été officiers au service de l’Autriche, car il est à remarquer, que ce sont les armées de l’absolutisme qui donnent des chefs aux armées de la liberté, de même que c’est le pays de la liberté, la Suisse, qui fournit des soldats aux armées de l’absolutisme. On peut être certain que, dans un corps de troupes levées pour l’indépendance, sur vingt officiers il y a dix déserteurs autrichiens. Il n’y a du reste qu’à jeter les yeux sur une carte de l’empire d’Autriche pour comprendre qu’il ne peut en être autrement. Composé de nations différentes, cet empire, pour tenir ses peuples en repos, est obligé d’avoir des armées toujours prêtes et qu’il ne peut recruter que parmi ceux-là mêmes qu’il possède et opprime. On oppose les uns aux autres, on fait garder les Hongrois par des Italiens, les Italiens par des Hongrois, les Croates par des Polonais, les Polonais par des Croates ; mais la lassitude atteint vite les hommes intelligens de ces races conquises, l’amour de la patrie leur parle plus haut qu’une vaine et menteuse discipline, l’imprescriptible droit à la liberté leur apparaît dans sa logique impérieuse ; ils désertent alors la cause qu’on les forçait de servir et vont consacrer leurs talens, leur science, leur bravoure à leur propre pays. Le Turc, ainsi que l’on disait autrefois quand il était tout-puissant et toujours en menace contre l’Europe, donnait seul raison d’être à l’empire des Habsbourg, car il avait été nécessaire de grouper dans une seule main tous les élémens chrétiens désunis, afin de lutter victorieusement contre les invasions de l’islamisme ; mais depuis que le trône des sultans ne subsiste guère plus qu’en vertu de conventions diplomatiques, l’empire d’Autriche ne serait-il pas lui-même une anomalie en Europe, un danger et une faute[1] ? Voilà une question posée. Qu’on laisse faire les peuples, et la question sera résolue. L’Europe pourra dès lors désarmer sans crainte, car les causes de guerre seront très diminuées. Le duché d’Autriche rentrera dans l’empire d’Allemagne, l’Italie sera libre, et l’on verra se former la prospère confédération des états unis du Danube. Les Hongrois pourront être les instrumens de cette révolution désirable, à moins que la Russie, emportée loin de ses intérêts directs, ne commette la folie qu’elle a commise en 1849, pour éprouver sans doute jusqu’à quel degré de profondeur peut descendre l’ingratitude des Habsbourg.

La légion hongroise faisait partie de notre brigade, elle était pour le colonel Eber un motif de légitime orgueil ; plus tard, dans les combats, elle a fait des prodiges. Elle était divisée en fantassins et en cavaliers ; pour le moment, les cavaliers, faute de chevaux, marchaient modestement à pied, traînant leurs grands sabres sur les routes poudreuses. C’était pour eux un sujet d’humiliation perpétuelle. « A-t-on jamais vu des hussards aller à pied ? » disaient-ils en baissant la tête et en montrant leurs chaussures usées. Toujours maugréant, mais cheminant toujours, ils arrivèrent ainsi à tapies, où ils trouvèrent enfin les chevaux si impatiemment attendus et l’attila, la veste à brandebourgs qui leur est si chère. Le colonel Eber, qui savait les réconforter par de bonnes paroles lorsqu’ils se désespéraient de n’être que des piétons, est un homme de haute valeur, âgé de trente-six ans à peine, et doué d’une remarquable aptitude militaire, quoiqu’il n’ait, avant l’expédition de Sicile, jamais fait la guerre qu’en amateur : au Monténégro avec Omer-Pacha, en Crimée avec les Anglais, pendant la campagne d’Italie avec les Piémontais. Son attitude fut telle à la prise de Palerme que Garibaldi le pria de prendre le commandement de la brigade que le général Türr abandonnait momentanément. Garibaldi n’eut qu’à se louer de son choix. Eber (Nandor Ferdinand) n’était cependant à la rigueur qu’un écrivain ; mais tout Hongrois naît hussard. Il est l’un de ces remarquables correspondans que le Times envoie à travers le monde entier : c’est ainsi qu’il a fait les guerres dont je viens de parler et accompli de longs voyages qui l’ont rendu cosmopolite. Entraîné par sa froideur naturelle, il penche vers les mœurs anglaises, et parfois il est sujet à des accès de spleen qui n’ôtent à son caractère aucune de ses douceurs. Sa vaste instruction l’appellera sans doute à jouer un grand rôle dans sa patrie, lorsque les événemens lui permettront d’y rentrer en la délivrant.

On comprendra que j’aie gardé un précieux souvenir de ce voyage dans les Calabres. Rien n’unit les hommes, rien n’adoucit leur caractère, rien ne leur rend la vie commune facile comme la certitude de travailler ensemble à une cause juste où n’intervient nul intérêt personnel. Pendant quatre mois passés dans l’état-major du général Türr, état-major où les élémens italiens, anglais, hongrois et français étaient mêlés dans d’inégales proportions, je n’ai pas assisté à une seule dispute ; je n’ai pas entendu un mot plus vif qu’il n’aurait convenu. S’il y eut quelques duels dans l’armée garibaldienne, ils furent déterminés par des causes personnelles ; l’un de ces duels fut terrible et entraîna la mort d’un homme. Celui qui tomba, frappé pour ne se relever jamais, fut justement puni d’une insulte qui était à la fois une lâcheté et une calomnie.

On m’avait proposé de rester à Marcellinara le temps nécessaire à ma guérison complète et de rejoindre ensuite la brigade en voiture de poste ; mais je ne voulais à aucun prix demeurer en arrière, loin des événemens imprévus qui pouvaient surgir. À une heure du matin, le 1er septembre, je me levai donc au moment où la diane sonnait. Un pied chaussé, l’autre enveloppé de langes, je montai à cheval comme je pus, et nous partîmes. Rien n’est plus doux que de faire étape pendant les nuits d’été ; la fraîcheur passe sur nos membres comme une caresse humide ; on dirait que la poussière des routes est endormie, car elle est plus lourde, plus lente à se soulever, et ne nous enveloppe pas, comme pendant le jour, de ses nuages desséchans. On va plus vite, et si par bonheur la musique se fait entendre, on écoute avec un charme extraordinaire les fanfares qui éclatent dans le silence et vont réveiller dans leur lointaine obscurité les échos qui sommeillent au flanc des montagnes. Malgré soi, l’on parle à voix basse, et l’on s’étonne des formes étranges que les objets les plus simples prennent au milieu des ténèbres.

Le bouleversement des habitudes ordinaires de la vie n’a rien de désagréable, car l’homme s’accoutume à tout avec une facilité merveilleuse : on déjeune à dix heures du soir, on dîne à sept heures du matin ; on dort le jour, on marche la nuit ; on n’a aucune de ces recherches qui, dans nos milieux civilisés, rendent l’existence supportable ; le plus souvent on couche en plein air, sur un matelas d’herbes fraîches, dans l’alcôve des haies, appuyé sur un oreiller fait d’une selle ou d’un portemanteau ; si le fleuve qu’on traverse n’a pas été absorbé tout entier par la canicule, on y fait sa toilette ; si les serviettes manquent, le soleil y supplée ; tout en cheminant, on mange un bon morceau de pain de munition qu’on assaisonne d’une figue arrachée à l’arbre qui ombrage la route ; on rit aux trous de ses vêtemens et aux défoncemens de son chapeau ; on se laisse philosophiquement dévorer par le monstre que Boileau appelait

Du repos des humains l’implacable ennemie,


et l’on ne s’ennuie pas, l’on ne se plaint pas ! Si l’on regrette quelque chose, ce n’est ni le bon lit, ni la bonne table, ni le bon fauteuil, ni la bonne existence de la maison.

Ah ! pendant cette nuit de marche, je ne regrettais rien, car la nature était splendide. La lune, « cette souveraine maîtresse des mélancolies profondes, » comme l’appelle Shakspeare, semblait au centre du ciel un trou ouvert sur un océan de clarté ; elle était si brillante qu’elle éteignait les étoiles. Les pléiades, groupées comme des marguerites dans une prairie, s’effaçaient humblement ; l’orgueilleuse ceinture d’Orion pâlissait de dépit ; seule, en apparaissant, Vénus gardait son éclat et semblait dire : « Me voici, moi, la plus belle ! » La route serpente à travers la montagne ; deux fois, sur des ponts aux arches très élevées, elle franchit le fleuve Corace, qui s’en va, parmi des galets sans nombre, se jeter, au golfe Squillace, dans la mer d’Ionie. Le jour se lève ; des haies de romarins nous envoient leur senteur pénétrante ; des aloès cierges poussent leurs longues tiges au-dessus de leurs grosses feuilles soulevées, semblables à un jet d’eau au-dessus d’un bouillonnement. Dans des jardins retenus par des murs en pierres sèches et superposés en amphithéâtre sur le revers de la montagne s’épanouissent d’immenses figuiers et des mûriers pleins d’ombre. La culture paraît bien plus soignée que dans les autres parties des Calabres que déjà nous avons parcourues. Dès le point du jour, les paysans sont à la besogne, sarclant la terre, émondant les arbres et dirigeant l’eau des nombreuses sources dans des rigoles creusées en arête qui portent à boire aux plantes altérées.

À un détour du chemin, Catanzaro nous apparut, rose sous le soleil, et tout en haut de la montagne dont elle couronne le plateau. Des restes de fortifications la précèdent, fortifications inutiles aujourd’hui, qui datent sans doute du IXe siècle, époque où la ville fut fondée, et qui nous montrent aux merlons de leurs créneaux de longues et étroites embrasures propres au déploiement de l’arc. Sur la route extrêmement escarpée qui avoisine Catanzaro, des gardes civiques réunis nous présentent les armes et se joignent à nous. Dans les rues, les hommes s’entassent, les femmes, folles de joie, agitent leurs mouchoirs, nous jettent des fleurs et des bénédictions ; les enfans courent, des vieillards levant leurs mains tremblantes s’écrient : « Enfin, vous voilà ! » Nous sommes obligés d’aller au pas pour éviter les accidens, car on se précipite avec une frénésie qui épouvante nos chevaux. La ville entière nous acclame ; ce n’est qu’un cri de bonheur, ce n’est qu’un battement de mains. Toute la population est là, quinze mille personnes dont le cœur frémit à l’unisson. Notre musique s’avance, jouant ses marches les plus retentissantes. Ces fanfares, ce bruit d’une foule en ivresse, la vue de ce peuple exalté par la première heure de liberté, me remuèrent jusqu’au plus profond des entrailles ; un flot monta de mon cœur à mes yeux, j’éclatai en pleurs. Je sentis dans ma conscience s’imprimer la consécration de notre cause. Tout un peuple nous criait : « Ce que vous faites est juste ! » et là, dans ce pays ignoré, sous un soleil tropical, au milieu de cette foule éperdue, en présence de nos soldats qui défilaient parmi les ovations, j’eus un instant de joie désintéressée que je n’oublierai jamais.

Pas plus que de Marcellinara je n’ai à parler de Catanzaro, car là aussi je restai couché. Cependant le lendemain de notre arrivée je montai en voiture, et je fis le tour de la ville. Deux fleuves, l’un ’Alli, l’autre qu’on nomme simplement la Fiumarella, se réunissent au pied de la montagne où cette ville de Catanzaro est bâtie. Le lit de ces rivières, large et aride, est parsemé de petites îles de verdure. Jusqu’à la mer, de belles collines, qu’on aperçoit du sommet à la base comme sur une carte en relief, continuent le paysage en ondulations successives qui finissent par mourir au rivage, là même où Annibal avait construit un camp retranché, quand ses revers le forcèrent à se retirer chez les Brutiens. Sur ces collines, les arbres sont rares : avec leurs chaumes et leurs champs en friche, elles paraissent vêtues d’une couverture fauve, tachetée de brun, qui ressemble à la peau des léopards ; mais la ville elle-même est entourée d’oliviers, de mûriers et de haies magnifiques où les grenadiers s’inclinent sous le poids de leurs fruits. Au-delà du ravin où devrait couler l’Alli s’élève un grand couvent de capucins que précède une belle plantation de pins-parasols. On doit y avoir une vue incomparable embrassant la mer, les soubresauts de la montagne et une partie des Calabres. Il est à remarquer que les couvens sont toujours admirablement situés, et dans des emplacemens très habilement choisis au double point de vue de l’aspect et de la salubrité. On dirait que les moines, sachant par avance que la méditation sur soi-même et l’amour de Dieu sont insuffisans pour retenir l’homme dans le lien des vœux éternels, ont voulu y joindre l’absorbante contemplation de la nature.

Sur la route, des mendians sortis de toutes les haies psalmodient leur plainte nasillarde à l’ombre des grands arbres. Quelques-uns de ces malingreux sont défigurés par les violences orientales d’un mal dont le docteur Pangloss seul oserait dire le nom ; j’aperçois aussi deux ou trois cas d’éléphantiasis. Cette épouvantable maladie ne me paraît pas aussi rare dans les Calabres qu’on pourrait le croire : à Maïda, j’en ai vu plusieurs exemples. Le moyen âge, qui vit encore ici par ses superstitions, y vit aussi par ses maladies asiatiques : je suis certain à Monteleone d’avoir reconnu la lèpre blanche au visage d’un homme qui me demandait l’aumône.


II

Le 3 septembre au matin, le colonel Spangaro, Téléki Sandor et moi, nous reçûmes une dépêche du général Türr, qui nous mandait d’aller le rejoindre en toute hâte. On mit à notre disposition une voiture et des chevaux de carrosse, et nous partîmes pour Cosenza, espérant y trouver le général Türr et arriver avec lui à Salerne, car un bruit persistant affirmait que notre armée était attendue par François II en personne ! La route est belle et large, mais ne fait que monter et descendre. À Tiriolo, nous nous arrêtâmes quelques instans pour faire souffler les chevaux, épuisés par une ascension pénible. Tiriolo est bas, noir, précédé et dominé par deux immenses pitons décharnés comme ces mornes dont on parle dans les récits de l’Ile-de-France et coiffés par les ruines d’une acropole. Dans la longue et unique rue ouverte à travers la ville, qui n’est qu’une grosse bourgade, des troupes sont campées et attendent la fin du jour pour se mettre en marche. Pendant que je dîne hâtivement d’une croûte de pain trempée dans une tasse de café noir, je suis abordé par un jeune soldat portant la blouse gris de fer des hommes du général Medici. C’est un Français, perdu seul dans une compagnie d’Italiens, dont il n’entend pas le langage, et qui, apprenant que je suis son compatriote, me demande de l’emmener avec moi, ce qui ne m’est pas possible, car notre voiture est déjà trop étroite. C’est un Bourguignon des environs de Montbar ; il s’ennuyait au pays, son amoureuse l’avait trompé, et le dégoût du métier de vigneron l’avait saisi. Une année auparavant, il était tombé au sort ; mais, comme il avait quelque bien et n’aimait point l’état militaire, il avait acheté un remplaçant. Il avait lu dans les journaux ce qui se passait en Italie. Ayant subitement découvert en lui-même les aptitudes qui font les bons soldats, il mit quelques écus dans ses poches, quitta le village sans dire adieu à ses amis, arriva à Gênes et s’engagea parmi les volontaires. Maintenant il s’aperçoit qu’il était réellement né pour être vigneron, que la guerre ne peut lui convenir, et il demande avec inquiétude : « Cela va-t-il durer encore bien longtemps ? » Je le réconforte de mon mieux, mais j’y perds mes raisonnemens. « Croyez-vous donc que ce soit amusant, me dit-il, de vivre avec un tas de sauvages qui ne savent même pas un mot de français, et de se promener du matin au soir dans la poussière, en portant un fusil qui vous embarrasse, dans un chien de pays où le vin est plus dur que notre eau-de-vie ? » Plus tard, à Sainte-Marie de Capoue, je retrouvai le même homme, et je lui proposai de le faire rapatrier. « Ah ! bien oui ! me répondit-il, qu’irais-je faire en France, dans un pays froid, où le vin est hors de prix, où il faut travailler comme un cheval pour ne pas mourir de faim ? Ici au moins le vin n’est pas cher, et l’on a une petite paie qui adoucit l’existence. Et puis tous les Italiens sont de bons enfans, je n’ai jamais été si heureux ! » O Français, ô mon frère, je salue en toi l’esprit, logique et conséquent de cette nation de quarante millions d’hommes à laquelle j’ai l’honneur d’appartenir !

Après Tiriolo viennent tantôt des champs nus et moissonnés, tantôt des bois qui nous envoient la double fraîcheur de la verdure et de la nuit. Nous écoutons Spangaro, qui nous raconte sa vie. Lui aussi, il fut officier au service de l’Autriche, et en 1848, quand la Lombardie se souleva, il se rappela sa patrie et vint combattre pour elle. Il fut à Rome en 1849, il y fît son devoir d’Italien, et ne quitta la partie que lorsqu’elle fut perdue sans ressource. Il se rendit ensuite en Grèce, où il fut réduit à travailler à la terre, puis en Égypte, où il établit une maison de commerce, qu’il abandonna en pleine prospérité pour accourir se mêler au réveil des siens. Il faut, en 1849 et 1850, avoir parcouru l’Orient pour se figurer le nombre de proscrits que cette époque de deuil et de défaite venait de pousser vers l’exil ; les routes en étaient couvertes, les villes en regorgeaient. À Alexandrie, j’eus besoin d’un armurier, je trouvai un Italien ; il venait de Milan, et avait quitté cette ville après la rentrée de Radetzky. Au Caire, il me fallut un ébéniste habile pour réparer un pied de daguerréotype ; on m’indiqua un Bergamasque qui avait fui après avoir été blessé au combat de Curtatone. À la première cataracte, une barque aborda la nôtre ; elle portait le baron Anca, un des députés du parlement de Palerme. À Beyrouth, un homme vint me voir et me demanda les moyens de se rendre à Jérusalem : c’était un officier qui arrivait de Venise. Le général Guyon entrait à Damas comme j’en partais. À Alep, Bem comprimait la révolte des Arabes. À Cutaya, les chefs des gouvernemens populaires pensaient à l’avenir qu’ils préparaient. À Constantinople, je trouvai les Polonais, les Hongrois, les Allemands, que les victoires de l’absolutisme avaient chassés vers l’hospitalité musulmane. À Athènes, je dînais souvent avec Morandi, un des généraux qui tinrent à Venise jusqu’au dernier jour. En Béotie, des pluies torrentielles me forcèrent de m’arrêter au khani de Livadia : trois hommes vinrent chanter près de ma chambre ; je les fis entrer. « D’où venez-vous ? — Nous sommes Italiens, nous venons de Rome, où nous étions avec Garibaldi. — Où allez-vous ? — En mendiant, hélas ! jusqu’à Athènes, pour y trouver du travail et du pain ! » O pèlerins blessés de la liberté, quand donc parviendrez-vous au but poursuivi à travers tant de fatigues et de déboires ? Combien j’en ai rencontrés de ces humbles héros qui expiaient leur dévouement par une vie d’effroyables misères ! Ils étaient tristes à voir, mais combien plus tristes encore ceux qui n’avaient pu quitter la patrie humiliée ! Les voyageurs qui ont traversé Venise après la seconde invasion des Autrichiens ne peuvent en parler sans frisson.

J’étais avec le colonel Spangaro en communion parfaite ; nous avions parcouru les mêmes pays, dormi sous les mêmes cieux, et nous pouvions causer indéfiniment sans nous lasser jamais. Avec un sourire doux, il racontait les difficultés de son existence, et quand je lui disais : « Comment, ayant tant souffert, êtes-vous resté si gai ? » il me répondait : « Je ne l’étais plus ; mais l’Italie se délivre, et toute la gaieté de ma jeunesse est revenue en moi ! » Dans sa vie de garnison, d’exil et de combats, il était resté dix-huit ans sans voir sa mère ; dès qu’il se sent libre, il court chez elle, à Milan. C’est tout au plus si elle le reconnaissait. Le jour, la nuit, à chaque instant, sur la pointe du pied, elle entrait et le regardait. « Que voulez-vous, ma mère ? — Je viens voir si vraiment tu es bien revenu, et si déjà tu n’es pas reparti. » Il devait la quitter inopinément encore pour aller débarquer à Marsala, et combattre de telle sorte à Calatafimi qu’on fit rechercher parmi les simples soldats ce volontaire vêtu en bourgeois qui s’était jeté au plus épais de la mêlée. On reconnut Spangaro, et on le mit tout de suite au poste qu’il méritait d’occuper. C’est un homme de quarante-cinq ans, de très haute et forte stature, avec un beau visage à barbe fauve, très rieur, soldat de grande distinction et infatigable. On ne l’a jamais vu qu’au premier rang. à la bataille du Vulturne, où il commandait une brigade, si notre droite, déjà débordée par les Napolitains, n’a pas perdu sa position, c’est sans aucun doute à lui qu’on le doit. Il était fort aimé de ses troupes, qui l’avaient surnommé le colonel Dunque, car c’est par ce mot qu’il commençait invariablement toutes ses phrases.

Au milieu de nos causeries, nous traversâmes le village de Soveria, encore embarrassé par l’artillerie et les caissons que le général Ghio avait abandonnés. Nos pauvres chevaux, peu habitués à de pareilles étapes, ralentissaient le pas pour nous attendrir. Vers minuit, ils s’arrêtèrent tout net, déclarant, à leur manière, qu’ils n’iraient pas plus loin. Force nous fut de faire halte. Nous trouvâmes un ruisseau près duquel nous nous établîmes ; nous tirâmes la voiture hors de la route ; bêtes et gens se mirent à manger. Nous étions couchés sous un grand chêne ; la fée du ruisseau murmurait à mi-voix une petite cantilène argentine, les étoiles nous regardaient de leurs doux yeux d’or, et les menthes versaient près de nous le parfum des fraîcheurs matinales.

À trois heures, on fut debout, et, les chevaux attelés, on partit. Quel pays ! à chaque pas éclatent des végétations splendides ! Jamais la vieille Cybèle ne m’est apparue si féconde ; incessamment elle demande à produire. Quoi qu’on puisse exiger d’elle, elle est toujours prête : depuis les fruits des arbres vigoureux qu’elle porte à sa surface jusqu’aux marbres et aux métaux qu’elle garde encore dans ses entrailles, elle ne demande qu’à donner à l’homme, qui daigne à peine se pencher vers elle. Nelson pourrait encore écrire cette phrase accablante pour l’administration napolitaine : « J’ai sous les yeux le plus beau pays du monde et le plus fécond en ressources ; cependant on n’y trouve pas de quoi suffire aux besoins publics[2]. » — « Riches terres, gens de paresse ; terres pauvres, gens de travail : » le proverbe a raison.

Nous avions bien des chevaux et une voiture, mais en réalité nous fîmes presque toute la route à pied, car nos pauvres bêtes, à moitié fourbues, avaient grand’peine à se traîner elles-mêmes. Nous franchîmes le fleuve Savuto, qui n’est guère m’oins à sec que toutes les rivières déjà traversées, et nous arrivâmes enfin à Rogliano, précédant notre voiture, qui nous suivait de loin comme elle pouvait. À Rogliano, nous découvrîmes la poste, et dans l’écurie des chevaux frais. Deux postillons, enrubannés à toutes les boutonnières, sautèrent en selle, et nous partîmes comme la foudre. Le paysage, devenu plus calme, donne moins de place aux arbres et s’étend en larges plateaux où les céréales sont déjà moissonnées. Les montagnes s’abaissent, la route n’est plus qu’une descente tracée en zigzags pour éviter les pentes trop rapides ; à un coude, elle nous met en présence de quelques groupes de maisons précédées d’un immense terre-plein carré, soutenu par des maçonneries couvertes de lézardes, et où les herbes folles ont poussé à l’envi : ce sont les ruines d’un château-fort détruit par le tremblement de terre de 1783 et renversé complètement par celui de 1854. Ces maisons sont le faubourg de Cosenza, où nous arrivons pour apprendre que le général Türr a déjà quitté la ville en nous invitant à le rejoindre au plus vite. Nous ne pûmes trouver à Cosenza ni un cheval ni un mulet disponible, et nous fûmes forcés d’attendre.

Ce que j’ai dit de Maïda, je pourrais le répéter de Cosenza, car la saleté de l’une vaut la saleté de l’autre. Cosenza a de plus un air de délabrement pitoyable : elle a été si rudement secouée en 1854 par le tremblement de terre, que ses maisons ébranlées semblent près de s’écrouler malgré les poutres qui soutiennent les murs oscillans. Bâtie au confluent du Baliento et du Crati, elle s’étend sur les rives de ces cours d’eau et gravit la montagne qui est derrière elle par des rues en escaliers, étroites, sombres, bordées de très hautes maisons, des fenêtres desquelles on fait pleuvoir mille immondices. L’eau coule en abondance dans le fleuve ; du pont de bois tremblant sur lequel des mendians alignés vous fatiguent de leurs plaintes, on voit l’endroit même où, selon la tradition, Alaric fut enterré dans le lit du fleuve détourné.

Le jour de notre arrivée, on célébrait à la cathédrale, avec force encens et musique, un service pour le repos de l’âme des frères Attilio et Emilio Bandiera, car on venait de réintégrer leurs dépouilles dans le lieu saint. Eh 1848, pendant les quelques heures de liberté dont put jouir l’Italie méridionale, on avait déterré leurs corps et on les avait triomphalement portés dans les caveaux de la cathédrale ; le général napolitain qui en 1849 vint rétablir le pouvoir du roi Ferdinand fit simplement prendre et jeter dans la rue les restes des deux jeunes patriotes. De pieuses mains recueillirent et cachèrent ces reliques sacrées, et on venait de leur rendre des honneurs qui ne seront plus suivis, j’espère, d’aucune profanation. Cette histoire des Bandiera est déjà vieille, mais le souvenir en est vivant comme au premier jour. En 1844, je me rappelle avoir souvent rencontré à Smyrne, dans la rue des Roses, un vieillard qui se promenait lentement et devant lequel chacun se découvrait, car il portait sur son visage ridé les traces d’une douleur profonde : c’était le baron Bandiera, amiral de la marine autrichienne et monté alors sur la Bellone, ancienne frégate française que l’Autriche avait trouvée à Venise en 1814. Ses fils venaient de se jeter dans une généreuse aventure dont le dénoûment devait être terrible. Tous deux, ils étaient officiers de marine et ne rêvaient que l’affranchissement de l’Italie. Dès 1842, Attilio Bandiera écrivait à Joseph Mazzini : « Plus je pense aux conditions de notre patrie, plus je me persuade que la voie la plus sûre pour émanciper l’Italie de l’état honteux où elle languit à cette heure est dans le manège ténébreux des conspirations. » Erreur profonde que l’histoire a démontrée déjà depuis longtemps ! le travail de taupe des sociétés secrètes n’a jamais réussi qu’à prolonger l’existence des mauvais gouvernemens. Un an après, les pensées vagues qui s’agitaient dans la tête d’Attilio prennent une forme précise ; il écrit : « Mon idée serait de me constituer sur les lieux condottiere d’une bande politique, de me cacher dans les montagnes et de combattre là jusqu’à la mort pour notre cause. » S’emparer de la frégate la Bellone et aller directement attaquer Messine, tel fut alors son rêve ; son frère Émilio et plusieurs jeunes officiers de marine s’associèrent à ce projet que la police autrichienne ne tarda point à découvrir. Les deux frères s’enfuirent à Corfou ; la femme d’Attilio mourut, bouleversée par l’effroi que lui avait causé une perquisition domiciliaire. La mère des Bandiera, munie pour ainsi dire des pleins pouvoirs de grâces du gouvernement autrichien, qui redoutait l’influence que le nom des deux conspirateurs pouvait exercer sur la révolution italienne, accourut près de ses fils, à Corfou. Ses larmes et ses supplications furent vaines, ses enfans demeurèrent inflexibles. La police anglaise de Corfou veillait sur eux et révélait leurs menées à la police autrichienne, qui en instruisait la police du gouvernement de Naples. Ils étaient vingt qui s’embarquèrent. Le 12 juin 1844, ils partirent et ne touchèrent terre que le 15, à l’embouchure du fleuve Neto, entre Strongoli et Cotrone. Le mot d’ordre était la devise de la Jeune-Italie : Ora e sempre. Ils gagnèrent la montagne, où les attendaient quelques Calabrais armés. Le 18 au soir, s’étant arrêtés dans un bois près de San-Severino pour dormir, ils s’aperçurent tout à coup qu’un des conjurés, Corse d’origine et nommé Pierre Boccheciampe, avait disparu. En effet, resté momentanément en arrière, il avait couru tout d’une haleine jusqu’à Cotrone vendre le nom, le nombre et le projet des conjurés. Ces derniers furent bientôt entourés. Contre cette poignée d’hommes, qui ne comptait pas trente combattans, des régimens marchèrent, et cependant la première attaque ne lui fut pas défavorable : une seconde l’écrasa. On s’empara d’eux ; quelques-uns étaient blessés. Le 23 juin, les prisonniers arrivèrent à Cosenza ; le procès était jugé d’avance. Dès le 11 juillet, six Calabrais compromis avaient été passés par les armes. Le 23 juillet, une sentence condamna tous les insurgés à la peine de mort ; ils écoutèrent leur arrêt sans protester et se donnèrent le baiser fraternel de ceux qui vont mourir. Ils furent chargés de fers et mis en chapelle ; à des prêtres qui vinrent pour les exhorter, Attilio Bandiera répondit avec douceur : « Nous avons pratiqué la loi de l’Évangile, nous avons cherché au prix de notre sang à la répandre parmi les enfans du Christ : Dieu tiendra plus compte de nos mérites que de vos paroles ; réservez-les, vos paroles, pour apprendre à nos frères opprimés la religion du Christ, qui est la religion de la liberté et de l’égalité. » Dominique Lupatelli, nature vive et joviale, disait aux soldats : « Chargez-bien vos fusils, car j’ai la peau dure ; après la première décharge, je suis capable de sauter encore en criant : Vive l’Italie ! » lugubre plaisanterie qui devait être une prédiction. Joseph Pacchioni faisait le portrait de ses compagnons. J’ai vu ces portraits que conserve un employé supérieur de la prison ; le dessin en est ferme, la main n’a pas tremblé. Le 25 juillet 1844, au matin, pendant que toutes les églises de Cosenza sonnaient pour les trépassés, les frères Bandiera et sept de leurs compagnons se mirent en marche. — La grâce royale avait commué la peine des autres condamnés en celle des galères à, perpétuité. — Ils sortirent de la prison, vêtus d’un drap noir et la tête voilée ; au milieu des soldats qui les conduisaient tenant leurs chaînes en main, ils chantaient en chœur :

Chi per la patria muore
Ha già vissuto assai.

Ils arrivèrent au lieu du supplice. On commanda le feu ; pris de pitié et le cœur ému, les soldats hésitèrent. Les condamnés eux-mêmes leur crièrent de tirer. Le feu éclata ; il fallut achever Attilio, qui longtemps se débattit. Ainsi qu’il l’avait, prédit la veille, Lupatelli se redressa après la décharge, courut en trois bonds vers les soldats en criant vive l’Italie ! On lui brûla la cervelle à bout portant. Puis on creusa une fosse, où ils furent tous jetés, auprès de la petite église Santa-Maria, hors des murs de la ville. Je visitai l’endroit où la terre a bu leur sang. C’est un petit champ abrité par des oliviers ; des croix noires fichées dans le sol indiquent la place où ces jeunes hommes sont tombés ; près de là s’élève une chapelle basse, et dont le toit en tuiles rouges surmonte à peine la verdure des arbres. Le vent agitait l’ombre sur l’herbe épaisse, et des mouches dorées jouaient dans un rayon de soleil.

Cosenza, avec ses rues nombreuses et ses maisons à plusieurs étages, offre l’animation d’une capitale de province, capitale mal fournie du reste des objets qui ne sont pas d’une nécessité absolue, car, ayant perdu ma carte d’Italie, il me fut impossible de m’en procurer une autre. Partout j’obtins la même réponse : « Il doit y en avoir à Naples. » En revanche, les images de sainteté abondent : portraits de saints et de saintes, tableaux de l’enfer et du paradis, amulettes, scapulaires, rosaires, reliquaires, chapelets, médailles bénites ou à bénir, etc. Cosenza est la métropole de l’iconolâtrie. Dans la maison où nous sommes logés, maison de grande apparence et dont le propriétaire, homme noble du pays et libéral, dit-on, s’est enfui à la campagne, redoutant les excès de la brigade Cardarelli, les murs disparaissent littéralement sous une incroyable quantité d’estampes infimes représentant toutes des saints et des saintes dont le nom même nous était inconnu. De petites images ornées d’une légende en vers de mirliton sont accrochées aux quatre pieds de chaque lit. Pourquoi ? « Pour éloigner les punaises ! » Ce fut, je l’affirme, la réponse qui fut faite à notre question. Je serais tenté de dire comme le président de Brosses : « Laissons ces pauvretés et n’achevons point, il est indigne de voir combien la misérable superstition souille la religion par ses momeries ; » mais il faut ajouter que cette superstition est la religion même du pays : c’est par elle que ces peuples intelligens et vigoureux ont été réduits à un état d’incroyable atonie. Ici l’image n’est pas seulement la figuration de la Divinité, elle est la Divinité elle-même. Toucher à une image est un sacrilège. C’est à l’image et non à ce qu’elle représente que l’on adresse des vœux, des prières et des offrandes. À Naples, la statue de saint Janvier a une cour (c’est le mot consacré) formée par un régiment de statues de saints qui, dit-on, lui sont inférieurs. À Rome, le bambino d’Ara Cœli a un maillot de perles fines qui vaut plusieurs millions ; il a un carrosse de gala pour le conduire près des malades désespérés que sa vue seule rappelle à la santé. La vieille histoire du brigand romagnol qui, après avoir tué et pillé, va dévotement offrir à la santissima madre une part de son butin, est absolument vraie. Pour la plupart des Italiens, et l’on peut dire pour tous ceux de l’Italie méridionale, l’image est Dieu, c’est l’image même qu’on invoque, qu’on prie, qu’on accuse, par qui l’on jure. Les plus intelligens, les plus violens esprits même n’échappent point à cette contagion que transmet la tradition, que cultive la famille et qu’augmente avec soin l’intérêt de ceux qui l’ont fait naître. J’en eus un exemple curieux il y a déjà longtemps. C’était au mois de mars 1851 ; revenant du Péloponèse, j’avais pris terre en Italie au petit port de Brindisi. Pour me rendre à Naples, j’allai en vetturino jusqu’à Bari. Là, mon compagnon de voyage et moi, nous prîmes la malle-poste dont nous voulions le coupé pour nous seuls. Une place qui y avait déjà été retenue nous fut gracieusement cédée par un jeune homme, qui voulut bien se caser dans l’intérieur, nous demandant seulement la permission de nous faire une visite le lendemain. Quand la nuit fut passée, il tint parole et monta avec nous. Il pouvait avoir vingt-deux ans ; il était intelligent et bavardait à outrance pour nous montrer son savoir dans la langue française, qu’il possédait parfaitement. Il avait beaucoup lu, était instruit, et ne songeait qu’à venir à Paris pour voir la statue de Voltaire. Il nous récita, avec l’emphatique et sonore débit italien, une longue et très belle pièce de vers où il exhortait les patriotes à ne se point décourager, à revenir de leur exil, et à tuer simplement, à coups de couteau, le roi de Naples, l’empereur d’Autriche et le pape. Comme on peut le voir, sa poésie n’y allait pas de main morte. Nous dîmes ce qu’il fallait dire, et nous écoutâmes ce jeune Brutus nous parler de sa patrie. « C’est moins la monarchie qu’il faut renverser que la puissance des prêtres. C’est cette puissance illimitée, sans contrôle, qui nous écrase et nous enténèbre. Ce qui a manqué à l’Italie, ce ne sont pas les hommes de courage ; il lui a manqué les hommes de génie que vous avez eus, Voltaire, Rousseau et les encyclopédistes. Si nous avions eu votre dix-huitième siècle, nous serions peut-être comme vous à la tête du mouvement européen. Le protestantisme, avec son libre examen, qui des hauteurs religieuses descend forcément dans le domaine politique, pourrait nous sauver encore ; mais comment voulez-vous le faire accepter par un peuple qui n’a d’autre culte que celui des images, et qui va benoîtement s’agenouiller devant des bons dieux de plâtre qui servent de retraite à toutes les souris de la paroisse ? Tenez ! regardez ce paysan qui passe ! — Eh ! tête de caniche, s’écria-t-il en se jetant presque tout entier hors de la portière, qu’est-ce que tu fais là, imbécile ? Pourquoi salues-tu cette madone ? C’est un morceau de carton peint ; il faut que tu sois plus bête que tes bœufs pour ne pas le savoir. » Il continua sur ce ton et longtemps. Le soleil s’était levé et il faisait chaud. Notre jeune philosophe voulut ôter son paletot ; mais, pris entre nous deux, ri ne put s’en débarrasser qu’avec peine. Dans ses mouvemens difficiles, son gilet s’ouvrit, et j’en vis sortir une amulette suspendue à un cordon. C’était, si je m’en souviens, l’image de la Notre-Dame-du-Mont-Carmel. Je m’en emparai. « Qu’est-ce que cela ? lui dis-je. » Il devint sérieux, reprit l’image entre ses mains : « Ah ! dit-il, ça, c’est ma vierge, à moi ; c’est ma seule dévotion. » Et, l’ayant humblement baisée, il la cacha sur sa poitrine.


III

Nous réussîmes cependant à découvrir deux mules et à quitter Cosenza. Toutes les brigades qui arrivaient dans cette ville recevaient l’ordre de se rendre sans délai à Paola, où on les embarquait pour Sapri ; de là, on les dirigeait sur Salerne. Avec un peu de hâte, nous espérions bien arriver à temps pour la bataille attendue qui devait nous ouvrir la ville de Naples… Nos braves mules, « ces chères amours », comme les appelait Spangaro, quoique n’ayant jamais fait que le métier de porteurs, trottinaient fort agréablement sur la belle route plate qui côtoie le fleuve qu’entourent des marécages malsains, mais où la flore des marais pousse avec une vigueur extraordinaire. À travers les roseaux, les glaïeuls, les iris, j’aperçois d’énormes touffes d’agnus castus semblables à celles que, sur le bord des rivières, j’ai admirées en Syrie, en Grèce, en Asie-Mineure et dans l’île de Rhodes. D’immenses prairies grasses et d’aspect biblique s’étendent à notre gauche, foulées aux pieds par les troupeaux de bœufs et des bandes innombrables de chevaux en liberté que gardent des pâtres armés de fusil. Réveillées par notre bruit, des judelles et des bécassines, qui faisaient paisiblement la sieste parmi les herbes humides, s’envolent à tire d’aile en poussant un cri. Derrière ces nappes de verdure, le Crati nous apparaît parfois, luisant comme une apparition d’acier ; nous nous gardâmes bien de nous y baigner, car Strabon a dit : « L’eau du Sybaris rend les chevaux ombrageux, aussi en éloigne-t-on les haras ; celle du Crathis fait blondir et blanchir les cheveux des personnes qui s’y baignent, mais du reste elle guérit beaucoup de maladies. » — Je croirais plutôt qu’elle en donne, car à l’air tiède, épais, et pour ainsi dire vaseux qu’on respire sur les bords de ce fleuve, il est facile de comprendre que la fièvre les habite. Le teint des paysans riverains est plombé, la sclérotique de l’œil est jaune, les pommettes sont saillantes et les lèvres pâles ; c’est une race dolente que l’haleine du marécage affaiblit. Nous n’avons voulu partir qu’au soleil levé, et nous avons eu soin de boire un verre de vin saturé de poudre de quinquina, bonne précaution que ne dément pas l’expérience des voyages. Nous nous sommes arrêtés pendant quelques instans près et une grande ferme composée d’un seul bâtiment carré, entouré d’un mur percé de meurtrières et fortifié à chaque angle d’une échauguette en nid d’aronde. C’est une véritable petite forteresse qui rappelle nos maisons de commandement en Algérie. Tout cela est un peu lézardé par le temps, mais de bonne tournure encore et très capable de résistance. Dans ce pays des Calabres, pays inquiet et insoumis qui s’est si souvent révolté, c’est un bon refuge et qui doit être connu de ceux qui font le rêve de « prendre la montagne, » c’est-à-dire de renvoyer le gouvernement établi, sous prétexte que l’impôt est trop lourd et la conscription vexatoire.

Nous arrivons à Tarsia après avoir fait vingt-deux milles, au moins dix lieues, depuis le matin. La poste nous y fournit des chevaux. Dans un champ, nous vîmes au pacage ceux des guides de Garibaldi ; nous en tirâmes un bon augure. Le dictateur cependant avait trois jours d’avance sur nous ; mais nous espérions le rejoindre. « Puisqu’il ne s’est point arrêté à Cosenza, il faudra bien qu’il s’arrête à Lagonegro, afin d’attendre ses troupes ; » c’est ce que nous disions sans cesse pour nous faire prendre patience et nous consoler de notre retard involontaire.

Notre espérance était vaine, car Garibaldi voyageait avec une rapidité égale à la nôtre, et nous ne devions le retrouver qu’à Naples. En effet, aussitôt après avoir reçu à Soveria la capitulation du général Cardarelli, il s’était rendu à Cosenza, où ses officiers les plus intimes croyaient qu’il ferait une halte prolongée ; mais Garibaldi se donna à peine le temps de se reposer, et repartit en hâte. Obéissait-il à un appel venu de Naples ou à la conviction que sa présence seule désarmerait la monarchie ? Je ne sais ; il traversa Tarsia, Castrovillari, Lagonegro, s’arrêtant une heure ici ou là pour jeter des paroles d’encouragement et appeler aux armes ceux qu’il espérait alors pouvoir mener à travers les états du pape jusqu’aux confins de la Vénétie. Partout on accourait : du haut des montagnes, les paysans armés venaient au-devant de lui et l’entouraient ; les villes se pavoisaient à son approche, et les habitans restaient debout, éveillés pendant des nuits entières, suspendus par l’attente de cet homme qui passait plus rapide et plus fort que le tonnerre. Il allait si vite que ses officiers d’ordonnance le perdaient quelquefois ; l’un d’eux, un Palermitain, le chercha pendant cinq jours. Il n’y avait que des cris de joie autour de lui et nul péril, car les troupes napolitaines, dispersées et débandées, laissaient la route libre ; à peine çà et là, comme nous, rencontrait-il quelques groupes de royaux découragés qui tendaient la main au passant. Quelquefois, toujours courant, il ramassait ces hommes au hasard du chemin. « Qui voulez-vous servir ? — L’Italie ! » Il les confiait alors à quelque officier qui les conduisait à la brigade la plus voisine ; ils quittaient la veste bleue, prenaient la chemise rouge et criaient vive Garibaldi ! avec plus de confiance qu’ils n’avaient crié vive le roi ! Ainsi dans cette course frénétique il trouvait moyen d’augmenter son armée et d’amoindrir celle de François II. Quant aux habitans des villes qu’il traversait, ils restaient comme en extase pour l’avoir aperçu. Ceux à qui il avait parlé devenaient un objet de curiosité pour les autres ; de ce qu’il avait touché, on faisait des reliques. Traversant un village, j’entrai dans une maison pour boire : je vis un verre sur une planche et je le pris ; le propriétaire me le retira des mains. « Garibaldi a bu dans ce verre, me dit-il ; nul ne doit plus s’en servir ! » Il courait donc à son but, pendant que nous marchions à sa poursuite, ignorant ce qu’il devenait et espérant toujours finir par le rejoindre.

Jusqu’à Spezzano, le paysage est insignifiant, gris, sans couleur déterminée : mais dès qu’on a traversé la ville et qu’on est arrivé au sommet d’une côte que la route gravit péniblement, on s’arrête émerveillé. C’est la nature dans toute sa grâce et toute sa force. La mer se montre tout à coup dans l’est avec le golfe de Tarente, dont les côtes aplaties disparaissent sous des verdures profondes que coupent les brillantes ondulations du Coscile. Une immense plaine s’étend sous nos pieds, fermée vers le nord par l’aridité bleue d’une chaîne de montagnes. Les eaux vives coulent en bondissant dans des bois de chênes mêlés d’aulnes et de roseaux ; les champs de maïs s’encastrent dans des plantations de coton dont les fleurs jaunâtres ressemblent à des fleurs de mauve pâlies. À travers les arbres et les hautes herbes, on aperçoit de petits étangs près desquels ruminent les bœufs tranquilles. Des tourterelles font entendre sous la feuillée leur roucoulement monotone, et des cigognes arpentent de leur pas régulier les champs où chacun les respecte. Pas une haie qui n’ait ses fleurs, myrtes ou roses ; pas un grain de terre qui n’ait son brin d’herbe, scabieuse ou folle avoine. Poussés par la force de cette fécondité redoutable, les arbres s’enchevêtrent, les lianes les enserrent de leurs rameaux, où d’autres lianes grimpent encore, depuis leurs pieds couverts de mousse jusqu’à leurs branches empanachées de gui à perles vertes. L’Inde seule, dans les parties où son soleil torride chauffe jusqu’à l’ébullition les épais marécages, doit pouvoir donner une idée de ces profusions plantureuses. « Quel pays ! » m’écriai-je involontairement à haute voix. — « Pays maudit ! me répond un postillon ; l’herbe y croît et l’homme y meurt. Les Marais-Pontins sont la pure santé en comparaison de cette plaine exécrable que vous trouvez si belle et où chaque son, la fièvre danse des sarabandes à faire frémir les chrétiens. — Comment appelles-tu cette plaine ? lui demandai-je. — Je ne sais pas comment les savans l’appellent, répliqua-t-il, nous autres nous la nommons la febbricosa (la fiévreuse), » et il continua à grommeler tout bas des malédictions contre « cette terre pourrie qui mange plus d’hommes qu’elle n’en peut nourrir. » Cette plaine est celle où fut Sybaris ; il y aurait de belles fouilles à y faire, mais il faudrait creuser profondément, car les continuelles inondations du Crati et du Coscile ont recouvert sous l’épais linceul des alluvions le cadavre de la vieille indolente. Moi qui passais et ne redoutais guère le souffle empesté de ces lieux où la Gomorrhe païenne est enfouie pour toujours, j’admirais, et je pensais aux rives du Mélèze et du Méandre, qui, dans les chaudes contrées de 1,Asie-Mineure, m’avaient offert un spectacle presque aussi beau que celui qui ravissait mes yeux.

Je ne cessai de m’extasier jusqu’à Castrovillari, qui est une grosse ville où s’élève une large tour, seul reste de ses fortifications du moyen âge. Après y avoir rapidement relayé, nous restâmes longtemps à tourner et à franchir une haute montagne pelée qui ressemble à ce mont Santa-Cruz qui domine Oran, et la nuit était venue quand nous arrivâmes à Murano, ville étrange, bâtie tellement en amphithéâtre que les maisons semblent sortir les unes des autres, les fondations s’appuyant sur les toits ; sauf la grande rue qui est la route, il n’y a que des escaliers. Une ruine immense couronne Murano : forteresse, église, palais ou couvent ? Je ne sais. À travers les baies des portes et des fenêtres de cette ruine, j’apercevais le ciel encore teint des pâleurs du crépuscule et déjà parsemé d’étoiles ; cela faisait l’effet d’un vaste décor d’opéra. Les habitans armés et rangés sur la route, prêts à partir pour aller rejoindre Garibaldi, entourèrent notre voiture ; le syndic vint nous questionner : Spangaro leur parla, et nous les quittâmes après avoir échangé des poignées de main et poussé des hurrahs en l’honneur de l’unité italienne.

Sombre et sans lune, la nuit nous enveloppa. Quel paysage nous environnait ? Je ne pus le voir. Parfois il m’apparaissait tout à coup dans une éclaircie des ténèbres avec un aspect rugueux et féroce qui me remettait en mémoire le hail des sorcières de Macbeth. Une fatigue nerveuse m’avait saisi et me tenait éveillé malgré une insupportable envie de dormir. À Rotonda, où nous arrivâmes vers dix heures du soir, il fallut nous arrêter : une roue de notre voiture s’était brisée ; on alla réveiller le charron. Cela demanda du temps : j’ouvris une grande porte qui se trouvait devant moi, et j’entrai dans une écurie ; j’avisai des bottes de paille dont j’eus bientôt fait un lit, et pendant deux heures je dormis de ce sommeil frère de la mort que nul bruit ne parvient à troubler. Je me réveillai en sentant quelque chose d’insolite s’agiter sur mon visage : c’était un coq qui avait pris mon menton pour un perchoir et qui me battait les paupières de sa queue en panache.

La route s’aplanit au sortir de Rotonda et nous mène jusque sur les bords d’une rivière qui doit être une bifurcation du fleuve Lao. Pendant que notre voiture roulait péniblement sur le gravier criard, des ombres sortirent de derrière une cépée d’arbres, vinrent silencieusement prendre nos chevaux par la bride et les firent entrer dans le lit du fleuve, que nous franchîmes ainsi. Ces fantômes étaient les gardiens du gué ; ils sont responsables des accidens qui peuvent se produire sur les rives qu’ils surveillent. Vers deux heures du matin, a Castellucio, nous attendîmes une grande heure avant de pouvoir relayer, et nous la passâmes dans un café ouvert sur la place. Les gardes civiques qui étaient de service pendant cette nuit vinrent nous trouver pour nous parler des événemens extraordinaires qui s’accomplissaient. Parmi ces bonnes gens, il y avait un homme dont l’intelligence me frappa. C’était un ancien négociant de Naples : son commerce l’avait souvent appelé en France ; il avait visité Marseille, Bordeaux, et s’en montrait extrêmement fier. À chaque phrase, il répétait : « Moi qui ai voyagé ! » et parfois il disait aussi avec orgueil : « Moi qui ai une bibliothèque ! » Nous parlions de l’état moral du pays, et voici presque textuellement ses propres paroles : — Ici, à Castelluccio, me disait-il, nous sommes environ cinq mille cinq cents habitans ; il n’y a qu’une école ; on y envoie à peu près huit ou dix enfans ; sur ce nombre, deux peut-être y restent assez longtemps pour apprendre à lire et à écrire ; les autres épellent à peine l’alphabet et parviennent tout au plus à signer leur nom. À ces pauvres gens l’instruction cause une sorte de terreur superstitieuse que les prêtres entretiennent avec soin, car l’ignorance de tous leur rend très facile la tâche de les diriger. Un homme qui sait lire et qui lit est mal vu, soupçonné d’appartenir à des sociétés secrètes, traité d’esprit fort, accusé d’impiété, et si bien surveillé que, pour détourner les soupçons, il exagère ses croyances religieuses : il se fait hypocrite pour qu’on le laisse en repos. C’est en suivant assidûment le service divin, en se confessant, en communiant publiquement, qu’il obtient de n’être pas trop molesté par la police, qui dans tout homme instruit voit un libéral, un carbonaro, car ce dernier mot est resté dans notre langue. Un intendant de province me disait qu’il cherchait le moyen de détruire tous les avocats, et quand je lui demandai la cause de cette fureur contre une très honorable classe de la société, il me répondit : « Tous les avocats sont mazziniens, forcément et sans exception. » Dans certains districts, les curés refusent l’absolution aux mères qui envoient leurs enfans aux collèges de Naples. À Salerne, l’archevêque a prêché en chaire que l’instruction était la révolte ; or, la révolte étant le fait de Satan, tous ceux qui répandent ou acceptent l’instruction sont nécessairement les suppôts de l’enfer, et comme tels destinés aux feux éternels. Le roi Ferdinand, lisant, après le 15 mai 1848, un journal français où sa conduite était sévèrement appréciée, s’écria d’un mouvement involontaire : « L’écriture est l’invention du diable ! » Ici le clergé et le gouvernement marchent d’accord dans cette voie de ténèbres où ils ont poussé la nation. Le clergé n’est pas seulement l’allié du gouvernement, il est même plus que son complice ; il est son agent, agent terrible, car il guide les âmes et possède entre les mains le formidable instrument de la confession. Sous prétexte que les livres saints ont dit : a Bienheureux les pauvres d’esprit ! » le prêtre dit aux ouailles : « Qu’avez-vous besoin de savoir ? Croyez à mes paroles, cela suffit à votre salut, et le salut éternel est seul ce qui doit importer à l’âme humaine. » Tous ceux qui, dans le souterrain noir où l’on nous a parqués, ont voulu s’ouvrir une fissure vers la lumière ont été frappés, emprisonnés, internés. Tout livre qui paraît, quel qu’il soit, est dangereux : c’est la mèche qui peut mettre le feu aux poudres révolutionnaires. Aussi de quelles précautions ne les entoure-t-on pas, ces pauvres livres ! Censure ecclésiastique, censure politique, censure policière pour les livres qui entrent à la douane, pour les livres qui sortent des imprimeries, toutes cependant surveillées par le gouvernement[3]. Les censeurs tremblent de n’être pas assez sévères. À l’un d’eux on apporta un jour un manuscrit sur le galvanisme. Il ignorait ce que pouvait être le galvanisme ; mais le mot lui parut avoir quelque rapport avec le mot calvinisme. « C’est sans doute, dit-il, une attaque contre la papauté, » et il refusa l’autorisation. Pour les malheureux enfans que l’on condamne ainsi à l’ignorance forcée, ce système a les suites les plus graves. On leur raconte, en l’interprétant, la vieille histoire du paradis terrestre d’où Adam et live furent chassés pour avoir voulu s’instruire ; la pomme de l’arbre de science, c’est l’écriture et la lecture, arts maudits qui ouvrent l’âme à tous les crimes et surtout aux deux plus grands, la discussion du dogme, la discussion des actes du gouvernement. L’un peut conduire à l’hérésie, l’autre peut mener au désir d’un gouvernement meilleur : dans les deux cas, c’est la révolte, c’est-à-dire Satan, l’ennemi de Dieu[4]. Ces maximes des puissances papales et royales ne sont pas neuves ; voyez les contes pieux du moyen âge : le savant finit toujours par être emporté sur les ailes du diable, à qui d’avance il a vendu son âme. Le grand damné de la légende, c’est Faust, l’inventeur de l’imprimerie.

— Quel remède voyez-vous à ce crime permanent de lèse-humanité ? dis-je au négociant qui me parlait ainsi. Il regarda autour de lui avec défiance comme s’il craignait d’être entendu, et, baissant la voix, il me répondit : « Un seul, l’instruction exclusivement confiée aux laïques et obligatoire pour tous sous les peines les plus sévères ; pour l’amélioration des hommes, la liberté a le droit et même le devoir d’être dictatoriale. »


IV

En sortant de Castellucio, nous sommes dans la Basilicate ; le pays est beau, mais plus aride que les Calabres. Les montagnes sont chenues et dépouillées ; on sent que le roc est à la surface, et que l’herbe y trouve à peine assez de terre végétale pour verdir à l’aise. On dirait que la mer n’est pas loin, et que son souffle desséchant passe sur le paysage qu’il flétrit. En effet, du haut d’une côte, pendant deux minutes, nous apercevons, dans une échappée lointaine, la nappe pâle du golfe de Policastro. La poussière des routes est bleuâtre, comme dans un pays d’ardoisières ; la terre a je ne sais quoi de sombre, de triste, de trop sérieux ; l’arbre a presque disparu : je ne vois plus que des pâtis brûlés par le soleil, des buissons amaigris par la soif et des rochers grisâtres que des convulsions antérieures ont jetés les uns par-dessus les autres. La malle-poste nous croise, nous l’arrêtons. « Quelles nouvelles de Naples ? — Aucune. — Où est Garibaldi ? — Eh ! qui peut le savoir ? — L’armée napolitaine est-elle à Salerne ? — On le dit ! »

À Lauria, la roue de notre voiture se brisa complètement. Il fallut attendre quatre heures. J’étais assis à l’ombre d’un quartier de rocher qui surplombe la route, et je considérais un vieux bourrelier qui raccommodait un bât de mulet. Le bonhomme, ridé, jauni, chantonnait à demi-voix tout en poussant avec régularité sa grosse aiguille à l’aide d’un gant de cuir armé de fer ; il y avait dans son attitude une si insouciante tranquillité, que j’en fus surpris, et, m’approchant, je lui dis : « Eh bien ! mon vieux père, la guerre ne vous fait donc point peur ? » Il interrompit sa besogne, et, me regardant d’un air étonné : « Quelle guerre ? me demanda-t-il. — Mais celle que nous faisons. — Ah ! reprit-il, vous appelez cela la guerre ? Vous êtes jeune, vous ! Ce que vous faites ne ressemble pas plus à la guerre que je ne ressemble au clocher de la paroisse. J’ai vu la guerre, moi, et je sais ce que c’est. Je l’ai vue deux fois, je n’étais pas grand, pas plus haut que votre sabre ; mais je ne l’oublierai jamais. La première fois, c’était dans le mois d’août 1806. Les gens du pays tenaient pour le roi Nasone, qui était en Sicile, et recevaient de l’argent, des munitions, tout ce qu’il fallait enfin du cardinal Ruffo, qui fut un saint homme, et qui n’était pas plus embarrassé pour faire pendre un chrétien que moi pour dire un pater. La ville qui est là en bas, et aussi la ville haute, étaient pleines d’hommes qui avaient des fusils et qui déjà dans la montagne avaient fait une rude chasse aux Français, dont l’idée, à cette époque, était de changer la religion et de nous forcer à devenir juifs. Les Français vinrent donc pour nous attaquer, parce qu’il paraît que cette pauvre ville de Lauria les gênait entre nos mains et leur était nécessaire. Celui qui les commandait avait des dorures plein son habit ; il parlait bien italien, mais avec l’accent du nord : on l’appelait Masséna. Il commença donc à attaquer par en haut, par en bas, de tous côtés. Il y avait une espèce de muraille en maçonnerie qui entourait la ville ; on comptait qu’elle arrêterait les Français, mais ils sont lestes comme des singes ; ils sautèrent par-dessus, et les voilà dans la ville, courant, criant, tuant : des démons ! Nos hommes s’étaient jetés dans les maisons et les défendaient à outrance, comme c’était naturel. Cela n’accommoda pas les Français, qui y mirent le feu ; la ville brûla ; ils tuèrent à coups de baïonnette ce qui vivait encore, violèrent les femmes et pillèrent tout. La ville flamba pendant trois jours. Moi, j’avais gagné la montagne du côté de Monte-Rotondo, et bien m’en prit, car on tua les enfans aussi bien que les hommes et que les vieillards. Une autre fois, quatre ans après, à l’époque du roi Joachim, qui montait si bien à cheval, nous étions encore en émotion contre le gouvernement. On avait écorché quelques Français. Alors arriva dans le pays un autre général qu’on nommait Manhès. Ah ! celui-là, c’était un rude homme, et qui n’avait guère le mot pour rire. Il fit promulguer un règlement en beaucoup d’articles et une seule peine : la mort. Le long des routes, on ne voyait que des gibets, et à ces gibets on ne voyait que des pendus ; les Calabres et la Basilicate devinrent folles de terreur. On entassait les condamnés dans les cachots, dans les couvens transformés en prisons, et là on les laissait périr. La tour de Castrovillari est restée dans nos souvenirs un lieu de mort et d’épouvante. Bien des gens encore se signent en passant près des murs de cette tour. On y avait enfermé un si grand nombre de prisonniers, qu’à peine-ils pouvaient remuer. On ne les nourrissait guère. Ils moururent de faim, d’asphyxie. Les geôliers, reculant devant l’effroyable infection, n’osaient plus entrer. Les vivans dévorèrent les morts ; la peste s’y mit. Tous périrent rongés, décomposés par l’horrible pourriture qui montait autour d’eux. La tour entière n’était plus qu’un charnier d’où les corbeaux sortaient ivres et repus. À plus de trois lieues à la ronde on le sentait, et pendant longtemps l’air en fut empoisonné. Quand on voyait de loin apparaître un uniforme français, on se sauvait, on fermait ses portes, on éteignait les lumières, nul n’osait plus parler, et l’on recommandait son âme à Dieu[5]. C’était là de la guerre, je le sais, puisque je l’ai vu ; mais ce que vous faites, ce n’est rien du tout qu’une promenade bonne pour la santé. La guerre ! vous en parlez à votre aise. Où sont les gens que vous avez pendus ? Où sont les femmes que vous avez violées ? Où sont les villes que vous avez incendiées et pillées ? Où sont vos lois martiales ? Où sont vos gibets ? C’est tout au plus si vous avez des fusils. Tenez, laissez-moi en repos avec votre guerre, car, sans le respect que je vous dois, je vous dirais que vous n’y entendez rien. » Et, hochant la tête avec un mouvement de mauvaise humeur, le vieux bourrelier reprit son travail. Une femme passait, portant un panier de belles figues vertes où brillaient des perles transparentes ; je l’appelai et lui achetai ses fruits. Le bourrelier se mit à jurer avec fureur : « Ça paie, et ça dit que ça fait la guerre ! s’écria-t-il. Par le péché du vendredi ! ils sont fous, tous ces gens-là ! » Je le quittai en riant, et je m’en allai stimuler le zèle de nos charrons.

Le paysage reprend une grande vigueur après Lauria, mais une vigueur toute septentrionale ; la flore de la France domine, les chênes sont nombreux et les trembles aussi ; quelques châtaigniers apparaissent çà et là, abritant des bruyères fleuries ; les torrens abondent, jaillissant du haut de la montagne, poussant vers la vallée leurs belles eaux limpides, qui bondissent par-dessus les rochers arrondis et nous envoient au visage la rosée de leur écume ; des ponts les traversent, et quels ponts ! en bois, disjoints, tremblans ; je ne sais quelle providence amie des voyageurs les tient en équilibre, car, à les voir, on croirait qu’un coup de pied peut les jeter par terre. Taillée aux flancs des monts, la route ne circule pas, elle se coupe incessamment à angle aigu, comme ces foudres en zigzag que les peintres mettent dans leurs tableaux d’orages. Nous y rencontrons, à quelques lieues de Lauria, une magnifique cascade qui moutonne en ressauts blanchissans, et qui n’est autre que la source du fleuve Trecchena, qu’on nomme aussi le Noce. À un détour du chemin, Lagonegro débusque tout à coup, debout sur une colline, avec sa grande rue si large qu’elle ressemble à une place immense. Là comme à Cosenza, nous nous trouvons dans l’impossibilité d’avoir des bêtes de trait, et nous sommes forcés de garder le postillon qui nous mène depuis Rotonda, pauvre garçon plein de bonne volonté, mais qui nous démontre que, sous peine de tomber fourbus, ses chevaux ne peuvent plus aller. Partout nous nous enquérons des nouvelles ; on dit que Garibaldi est à Sala ou à Eboli et que les royaux sont à Salerne. La ville est pleine de soldats venus directement de Cosenza ou amenés par mer jusqu’à Sapri. Le bruit s’est répandu que l’armée doit se concentrer à Lagonegro, mais nul ne peut l’affirmer, et les chefs eux-mêmes nous avouent n’avoir reçu aucun ordre à cet égard.

Deux jours avant notre arrivée, un fait significatif s’est passé à Lagonegro. Trois officiers de notre armée, vêtus de la casaque rouge et venant de Sapri, étaient entrés dans la ville. Ils trouvèrent trois mille Napolitains, un escadron de cavalerie et deux batteries de campagne rangés sur la place. Un peu surpris de ce spectacle tout à fait inattendu, les garibaldiens firent bonne contenance, s’assirent devant le café et regardèrent les troupes royales alignées en belle ordonnance. Nul ne leur disait rien ; on les considérait avec quelque curiosité, mais sans malveillance. Ils allèrent vers les officiers napolitains et causèrent avec eux : « Pourquoi, leur demandèrent les nôtres, battez-vous toujours en retraite et ne nous avez-vous pas disputé le passage ? — Parce qu’avant d’être Napolitains nous sommes Italiens, que, comme vous, nous voulons une Italie indépendante, et que nous savons que le gouvernement du roi François II n’est, pour ainsi dire, qu’une succursale de la cour de Vienne. Croyez-vous que nous manquions de courage ? Vous auriez tort ; nous n’ignorons pas que notre devoir serait de vous faire pendre immédiatement, mais nous aimons mieux vous serrer la main en vous disant : au revoir ! Quand nous serons ensemble devant les murs de Venise, vous verrez que nous aussi nous savons nous battre. » Ces paroles étaient l’expression sincère d’un sentiment qui, depuis longtemps déjà, a pénétré les cœurs en Italie : la haine de l’Autriche et de tout ce qui s’y rattache. La flotte était restée fidèle au jeune roi de Naples : lorsqu’elle apprit qu’il avait l’intention de l’envoyer à Trieste attendre des jours plus propices à la monarchie absolue, sans délai et d’un commun accord elle passa à l’insurrection, c’est-à-dire à la cause nationale.

En jugeant la conduite de l’armée napolitaine et en la jugeant avec une sévérité souvent excessive, on n’a point assez tenu compte de ces aspirations vers l’indépendance qui s’agitaient dans toutes les âmes. Sous les yeux de son roi, sous sa direction immédiate, cette armée, soumise à la discipline et au serment que la présence royale lui rappelait d’une façon vivante, pouvait faire et a fait preuve de grand courage ; mais loin de lui, sous la conduite d’hommes en qui luttaient énergiquement les devoirs de l’obéissance passive et les droits du patriotisme, la patrie reprenait le dessus, le serment imposé était mis en oubli, et si l’on ne se mêlait pas directement à l’insurrection, du moins on la laissait faire : conduite ambiguë, fâcheuse à plus d’un égard, car elle a permis de calomnier des intentions honnêtes et a prolongé l’effusion inutile du sang, qu’une action tout à fait dessinée en faveur du mouvement national aurait rapidement et définitivement arrêtée.

Ce fut à Lagonegro que nous apprîmes ce que le général Türr était devenu depuis que nous l’avions quitté. Pendant que nous le poursuivions par la route de terre, il avait pris la voie plus rapide de la mer pour se rapprocher de Naples. De Cosenza, il s’était rendu à Paola, sur la côte, et là, ayant réuni toutes les troupes qui arrivaient journellement de Sicile, il les avait embarquées sur six bateaux à vapeur. Au moment où il allait quitter le port, une frégate napolitaine s’était montrée. À bord des steamers, il n’y avait pas un canon, pas un obusier ; le général Türr fit bonne contenance et paya de mine : il rangea sa petite flottille en bataille et sembla attendre l’ennemi, qui courut quelques bordées à longue distance et se décida à reprendre la haute mer. De Paola, Türr débarqua à Sapri, y rassembla l’ancienne division Piangiani, marcha de façon à pouvoir au besoin, passant entre Eboli et Salerne, se jeter sur les montagnes de la Cava ; attaquer les royaux par derrière et leur couper la route de Naples dans le cas où ils nous eussent attendus à Salerne. Leur retraite, dont la nouvelle allait nous parvenir, devait rendre inutile cette combinaison hardie.

Le soir en effet, vers huit heures, comme nous allions voir nous-mêmes si nos chevaux étaient en état de faire route, une dépêche nous arriva : « 7 septembre 1860. — Aujourd’hui, à une heure, Garibaldi est entré à Naples. » Notre premier sentiment, je l’avoue, fut un mauvais sentiment de regret et presque de colère ; notre second fut meilleur, car nous fûmes joyeux en pensant qu’un aussi important résultat avait été acquis au prix de violentes fatigues, il est vrai, mais sans que le sang eût coulé. Nous comprîmes alors la conduite de Garibaldi, conduite qui parfois nous avait semblé étrange, car nous ne pouvions deviner dans quelle intention il courait toujours en avant, loin de son armée, accompagné de quelques rares officiers qui avaient grand’peine à le suivre. Il avait voulu s’emparer du pays par le pays lui-même, éloigner tout reproche d’avoir fait une conquête et bien prouver au monde que la domination des Bourbons n’était plus qu’une sorte de fiction consentie qui s’évanouirait au premier souffle. À sa seule approche, l’insurrection éclatait, les hommes couraient aux armes, les montagnes descendaient dans les plaines ; devant, derrière les soldats royaux, sur leurs flancs, j’oserai dire sur leurs têtes, la révolte armée se levait ; troublés par cette unanimité terrible, remués eux-mêmes par la grande idée qui travaille l’Italie, les royaux hésitaient. Sur le continent, dans ce pays des Calabres, ils ne se croyaient plus, comme en Sicile, les maîtres légitimes d’un peuple plusieurs fois conquis et toujours hostile ; ils se sentaient chez eux, sur leur terre, ils comprenaient vaguement qu’ils allaient toucher à la patrie, et, semblables aux barbares devant le temple de Delphes, ils furent pris d’une crainte superstitieuse. Ils reculèrent alors de San-Giovanni à Monteleone, de Monteleone à Tiriolo, de Tiriolo à Cosenza, de Cosenza à Salerne, de Salerne à Naples et de Naples à Capoue. Là, le roi ferma les portes sur eux, se mit à leur tête ; l’obéissance passive reprit son formidable pouvoir, et, comme on menaçait de les fusiller quand ils ne se battaient pas contre leur propre cause, ils se battirent, contraints par la force, et non point pour défendre un régime dont mieux que personne ils connaissaient la cruelle inanité. Ils n’aspiraient qu’à venir à nous ; le nombre extraordinaire de prisonniers que nous fîmes dans la journée du 1er octobre doit le prouver aux esprits les plus prévenus. Aussi cette armée, qui aurait pu nous retarder au coin de tous les défilés que nous avons traversés, a pour ainsi dire ouvert ses rangs devant nous et nous a laissés passer. Garibaldi a atteint le but qu’il poursuivait ; il a révolutionné les Calabres par les Calabrais et Naples -par les Napolitains. S’il eût aimé la gloire, il eût pu manœuvrer de façon à avoir une bataille bien retentissante ; mais il ne combat qu’à la dernière extrémité, car il aime les hommes, et verser le sang italien est pour lui une douleur sans pareille.

Quant à François II, dévotement soumis aux volontés de son père, il avait continué d’abord cette politique intérieure que les documens diplomatiques ont mise au jour, et dans laquelle il était encouragé et maintenu par la reine douairière, âme violente, hautaine, implacablement enfermée dans le cercle du droit divin, et pour qui les peuples sont des troupeaux propres à marcher dans la vie, le front baissé, paissant, et dignes de mort s’ils osent lever les yeux vers la lumière. L’obscurantisme à outrance, qui avait été la seule politique du père, devint, en s’exagérant encore, la politique du fils. Dans le silence imposé par l’épouvante, le jeune roi crut voir la tranquillité et la soumission. Les avis ne lui avaient pas manqué cependant ; de grandes nations avaient daigné lui montrer l’abîme que chaque jour, comme à plaisir et en dépit de toutes les lois humaines, il creusait sous ses pas. Qui devait combler cet abîme, lui ou le peuple des Deux-Siciles ? Telle était la question ; il eût été facile d’y répondre avec un peu de prévoyance. De gouvernement, il n’y en avait plus, à proprement parler, dans le pays ; il n’y avait que la police. La diplomatie se troubla, car, par l’entêtement inexplicable d’un homme, elle vit les nations alarmées et la paix compromise ; elle comprit que la révolution, légitime s’il en fut jamais, reprenant les termes mêmes de la fameuse déclaration de Schœnbrunn, allait pouvoir dire : « La dynastie de Naples a cessé de régner ; son existence est incompatible avec le repos de l’Europe. » Dès que Garibaldi débarque à Marsala, la cour est prise de terreur : ce n’était qu’un homme cependant ; mais son nom est un mot de ralliement, sa présence un appui pour les mécontens, c’est-à-dire pour tous, sa renommée un sûr garant de la victoire. On en appelle aux puissances étrangères, qui restent muettes. Pensa-t-on sincèrement conjurer le mouvement national en octroyant une constitution ? Je n’ose croire à tant d’illusions. Quoi qu’il en soit, le 26 juin un acte souverain est promulgué, qui promet des concessions. Les concessions in extremis n’ont jamais sauvé personne. L’absolutisme a une pente fatale qu’il doit suivre ; il faut qu’il grandisse toujours, s’il ne veut périr. Il doit être indiscutable, il est parce qu’il est. Faire une concession, une seule, c’est avouer implicitement qu’il n’a pas le droit d’être. Or qui manque à son principe meurt : la logique est inexorable ; un roi absolu qui donne une constitution appelle forcément sa chute. D’ailleurs personne n’osait accepter cette constitution, et chacun en était venu à se dire : C’est un piège. Une constitution doit être le pacte fondamental, librement discuté et accepté, qui intervient entre le souverain et ses peuples pour déterminer leurs droits et leurs devoirs respectifs. Dans ce cas, elle est sérieuse, elle entraîne une responsabilité réciproque ; mais lorsqu’elle est octroyée par le seul fait de la volonté souveraine, ce n’est plus qu’un acte de bon plaisir : la toute-puissance qui l’accorde peut également la retirer. La nouvelle constitution napolitaine se trouvait naturellement dans le second cas, et elle ne fit que précipiter une chute prévue depuis longtemps.

La nouvelle de l’entrée de Garibaldi à Naples se répandit rapidement à Lagonegro, qui ne tarda point à s’illuminer. Le lendemain matin, l’un de nous reçut une dépêche qui lui annonçait que les forts de Naples étaient encore au pouvoir des royaux ; la dépêche ne laissait pressentir aucune crainte, mais il était facile d’en concevoir, car une bataille terrible pouvait surgir tout à coup dans les rues mêmes de la capitale. Nous ne fûmes pas longs à partir. Après Lagonegro, on dirait que le paysage lui-même se civilise et qu’il sent les approches de Naples. Une large vallée glissant droite et plate entre deux chaînes de collines bleuissantes me rappelle la vallée de l’Eure, aux environs de la rivière Thibouville : même verdure, mêmes pâturages gras et humides, mêmes saules, mêmes peupliers. Dans les ruisseaux qui bordent la route, les iris inclinent sous le vent les glaives verts et flexibles qui leur servent de feuilles ; les bergeronnettes sautillent dans les prés autour des troupeaux ; rangés le long de la montagne, des villages nous apparaissent précédés d’immenses constructions, qui sont des couvens. Sur la route passent des déserteurs de l’armée napolitaine ; ils s’arrêtent devant nous et nous demandent l’aumône. Depuis hier matin, ils n’ont point mangé. Les maisons se ferment quand ils s’y présentent. Les paysans les fuient ou les chassent ; on leur refuse le pain, s’ils ne le paient, et ils n’ont pas d’argent. Leurs chaussures sont usées ; ils vont presque pieds nus et las à ne plus marcher, couchant dans les fossés, mangeant les mûres des buissons, résignés pourtant et n’accusant pas leurs chefs, dont l’incurie peut-être les a réduits à ce pitoyable état.

Nous nous arrêtâmes à Sala. Un tonnerre lointain se faisait entendre, et le ciel se couvrait de gros nuages apportés par le vent du sud, qui arrachait aux champs desséchés des tourbillons de poussière. Une chaleur lourde planait autour de nous, et un violent sommeil nous sollicitait. — Nous dormirons à Naples, nous dit Spangaro, en route ! Nous remontâmes dans notre voiture, qui, l’ai-je dit ? n’était qu’un char-à-bancs découvert. Le ciel bas descendait à ras de terre ; des rafales de vent silencieuses et chaudes courbaient les arbres ; on ne voyait plus d’hirondelles ; des corbeaux croassans fuyaient à plein vol vers leurs nids ; les moutons se pressaient en bêlant et, devant leurs bergers, se hâtaient vers la ferme. Des détonations sonores bondissaient à travers les montagnes, d’éblouissans éclairs frappaient nos yeux. Les nuages crevèrent, et l’eau tomba, par ondées d’abord, puis régulièrement, comme une cascade. La route était déserte, pas une maison pour nous mettre à l’abri ; du reste, nous n’avions pas le temps. Nos manteaux ne tardèrent pas à être trempés, et nos vêtemens et nous-mêmes. Nous avions, à coups de sabre, troué la caisse de la voiture, afin que l’eau pût s’écouler, car elle s’accumulait sous nos pieds comme dans un baquet. Cela dura une heure et demie sans relâche, comme une inondation. Une accalmie se faisait quand nous parvînmes à Auletta, où il nous fut possible de relayer. Ici c’est tout à fait la nature du nord : des noyers, quelques mélèzes, et au-dessus d’une chute d’eau une scierie mécanique. « A qui appartient cette scierie ? demandai-je ; est-ce à un Napolitain ? — Oh ! non, monsieur, me répondit-on surpris de ma question, c’est à un Anglais ! » J’entre dans les bâtimens où siffle la vapeur, où les scies grincent dans les troncs d’arbres, et j’y remarque en effet une activité intelligente qui sent le Saxon et le protestant.

Nous traversons des rivières, Fiume-Negro, Fiume-Bianco, sur des ponts resserrés, mais extrêmement élevés. La construction en est solide, assise sur de belles pierres de taille. L’administration napolitaine n’est point coutumière d’un pareil luxe de bâtisse ; je m’étonne. « Qui a construit ces ponts ? — Ah ! je ne sais pas, me dit le postillon ; il y a longtemps qu’ils sont là, depuis l’époque des Français. » La nuit vient, avec elle la fraîcheur ; nous grelottons. La pluie recommence, et le tonnerre, qui retentit tout à coup, nous annonce un nouvel orage. Nous passons au-dessus d’un mugissement humide et rocailleux, qui est le fleuve Sele coulant violemment au fond d’une gorge. Les ténèbres sont absolues, nous ne distinguons rien. À minuit, nous arrivons à Eboli, tout en haut d’une côte à découvert. L’ouragan se déchaîne ; la pluie tombe en cataractes, le tonnerre éclate avec fureur ; le vent secoue notre voiture, et les chevaux se cabrent, épouvantés de tant de fracas. Pendant qu’on allait chercher le relais, nous entrâmes dans un café plein de garibaldiens, qui nous accueillirent par un hurrah ! tant nous avions piteuse mine avec nos vêtemens qui ruisselaient et nos cheveux collés sur les tempes ! Un jeune officier, tenant un verre et une bouteille à la main, s’approcha de moi et me dit assez spirituellement : « Vous devriez mettre un peu de vin dans votre eau ! »

Nous marchions avec précaution et lenteur en sortant d’Eboli, car la tempête avait déraciné des arbres qui jonchaient la route ; le ciel s’apaisa peu à peu cependant, et les étoiles brillaient quand nous arrivâmes à Salerne, vers trois heures du matin. Les flots, remués par l’orage, haletaient sur la grève et déroulaient leurs volutes troublées. Nous pûmes nous sécher un peu dans un café où la garde civique nous accueillit cordialement ; cela nous fit grand bien, car nous n’avions pas sur nous un fil qui ne fût trempé. Au petit point du jour, qui se leva clair et radieux, nous étions à Vietri, où nous montions dans un wagon de chemin de fer, qui partit à six heures sans même nous réveiller par son bruit, car nous dormions profondément, jetés sur les banquettes comme des paquets de vieux habits mouillés. À huit heures du matin, le dimanche 9 septembre, nous entrions à Naples quatorze jours après notre débarquement dans les Calabres.


MAXIME DU CAMP.


  1. La Revue a plus d’une fois exprimé sur le rôle de l’Autriche en Europe une opinion toute contraire, et elle ne renonce pas à son opinion, tout en admettant que quelques-uns de ses collaborateurs aient un autre avis.
  2. Histoire de Nelson, d’après les dépêches officielles, etc., par E.-D. Forgues.
  3. On trouvera de curieux détails sur la censure italienne dans un livre de M. Marc Monnier, l’Italie est-elle la terre des Morts ?
  4. Au moment de la votation du royaume de Naples, un prêtre, à Ischia, déclara en chaire que tous ceux qui voteraient oui seraient damnés, et que les enfans qui pourraient naître d’eux seraient damnés aussi. Le soir, les maris trouvèrent les portes de leurs maisons fermées par leurs femmes, qui ne voulaient plus avoir aucun rapport avec des hérétiques condamnés par Dieu ; ils en furent quittes pour passer par la fenêtre.
  5. Le récit du vieux bourrelier n’a rien d’exagéré. Je trouve la confirmation du sac de Lauria dans la Correspondance du roi Joseph. — Le 15 août 1806, Joseph écrit à Napoléon : « La ville de Lauria, de sept mille habitans, n’est plus qu’un monceau de ruines ; hommes, femmes, enfans, tout a péri dans les flammes. » (T. III, p. 124.) — Cette nouvelle dut faire plaisir à l’empereur, qui sans cesse recommandait à son frère l’emploi des moyens extrêmes ; ainsi il lui écrivait le 30 juillet 1806 : « Faites piller deux ou trois gros bourgs, de ceux qui se sont le plus mal conduits ; cela fera des exemples et rendra aux soldats de la gaieté et le désir d’agir. » Et le même jour, dans une seconde lettre : « Ne pardonnez pas ; faites passer par les armes au moins six cents révoltés… Faites brûler les maisons de trente des principaux chefs de villages et distribuez leurs propriétés à l’armée. Désarmez tous les habitans et faites piller cinq ou six gros villages. » Et le 17 août 1806 : « Je désirerais bien que la canaille napolitaine se révoltât… Tant que vous n’aurez pas fait un exemple, vous ne serez pas maître… A tout peuple conquis il faut une révolte… » (T. II, p. 412 et 417 ; t. III, p. 127.) Pour la pacification des Calabres par le général Manhès, on peut consulter Botta, Histoire d’Italie de 1789 à 1814, t. V, p. 231 et seq.